Arthème Fayard et Cie (p. 137-217).


TROISIÈME PARTIE



Grandgoujon ne devait plus faire long feu à la caserne. Creveau était un homme actif : il s’employa pour lui ; et les tribulations guerrières commencèrent aussitôt.

Trois appels ; une revue de cheveux, où il fut traité par un capitaine de « foyer contaminatoire » ; puis il s’entendit héler par une voix d’adjudant, qui râlait d’une fenêtre :

— Grimpez ! Au trot ! Le lieutenant vous attend !

Au premier étage, un petit lieutenant l’accueillit, qui était charmant garçon, le teint vermeil et l’allure libre. Il fumait une cigarette à bout doré, dont la senteur évoquait l’Orient ; il portait une Légion d’honneur qui marquait son glorieux courage, et des bottes, haut lacées, d’une grâce juvénile. Enfin, il avait la voix et la bouche impertinentes :

— C’est vous « Monsieur » Grandgoujon ? dit-il. L’homme du Gouvernement ? Vous qui allez porter une girouette au front par ordre ministériel ?

De cette phrase élégamment servie, au front fut le seul mot que Grandgoujon perçut d’abord. Puis ordre ministériel, qui indiquait la condamnation. Enfin : girouette. Porter une girouette ? Il balbutia :

— Quelle girouette, mon lieut…?

Le jeune officier avait un dédaigneux sourire. Il fit signe : « Taisez-vous ». Sur sa table, il désigna une boîte noire, tendit un papier, puis, d’un ton persifleur :

— Voici une feuille avec tampons de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Écoutez et retenez ; sinon vous serez bouclé.

D’un geste dégagé il secoua la cendre de sa cigarette :

— Vous allez porter cette girouette à la Compagnie Z du Génie : c’est écrit à l’encre noire. La Compagnie Z est-elle sur l’Yser ou en Alsace ? Je n’en sais rien et m’en contre-fiche. On vous renseignera à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec : c’est écrit en bleu. Là, on vous donnera un itinéraire permettant de convoyer votre colis jusqu’à destination : mots soulignés en rouge. Attention ! Il ne s’agit pas de rester en chemin ; car vous vous feriez saler : c’est imprimé au bas de la page. Enfin…

Il tira deux bouffées légères :

— Comme convoyeur, puisque vous devenez convoyeur… par ordre du ministre : ceci est en italique au dos… — À propos, Monsieur Grandgoujon, vous connaissez le ministre ?

— Mon lieutenant, c’est-à-dire…

— Vous ne le connaissez pas ; mais vous êtes pistonné !

Sa voix devint aiguë :

— Et, à nous on expédie une note, comme quoi « Monsieur » Grandgoujon désire aller au front ! Engagement volontaire, dont on nous souligne la valeur, comme si tous, nous n’avions pas fait notre devoir.

— Oh ! mon lieutenant !…

— Pas d’explications : apprenez seulement que ces avertissements, même ministériels, nous laissent froids.

Sans se départir de sa naturelle élégance, il devint sec :

— Prenez papier et girouette. Signez. Et retirez-vous !… J’oubliais : comme convoyeur vous avez quatre francs par jour pour votre nourriture. Coucher ? Vous coucherez dans les wagons ou sous les wagons, à votre choix. Enfin, quand vous aurez fini d’inspecter le front pour le ministère, vous me rapporterez cette feuille avec le timbre de l’unité qui aura eu le privilège de recevoir votre marchandise, et vous rentrerez par les moyens les plus rapides, si vous ne tenez pas à être fourré en prison sur mon ordre.

Pour ces derniers mots, son ton s’était à dessein radouci ; et il sourit agréablement.

Grandgoujon était au garde à vous.

— Filez, fit le jeune officier : vous devriez être à Noisy !

Grandgoujon sortit à reculons, si troublé qu’il ne pensa même pas à revoir Quinze-Grammes ; il ne songeait qu’à courir chez sa mère. Il arriva, suffoquant :

— Je pars pour le front !

— Où ?

— Porter une girouette.

Sa mère saisit la feuille, et ils se mirent ensemble à se questionner, sans se répondre.

— Mais… je ne vois pas marqué le « front »…

— As-tu du sucre ?

— Au moins, quand reviendras-tu ?

— Je veux deux gilets de flanelle.

— Poulot, je t’en prie, explique-moi ce que tu vas faire…

— Je veux ma potion, ma poudre et mes cachets !

Grandgoujon courut dans sa chambre, ouvrit des armoires. On eût dit que le jeune lieutenant l’aiguillonnait toujours. Il disait, tragique : « Je peux être absent six mois, et même y rester ! » Puis, dès qu’il avait demandé un objet précis et que sa mère avait ouvert sac ou boîte, il déclarait, furieux :

— Je ne peux pas prendre tout ça ! Je ne suis pas une bête de somme !

Et il partit, n’emportant que la girouette.

Il n’avait même pas eu le temps de maudire Creveau, mais dans le tramway de la gare de l’Est, il grommela :

— Quel être infâme ! Si un jour on le fesse en place publique, je veux être au premier rang !

À la gare, pour son billet, il fit queue derrière trois amputés, qu’une femme considérait, disant :

— C’est malheureux d’en voir des comme ça, pis d’autres à côté qu’ont tout ce qui leur faut !

Il n’était plus patient, Grandgoujon ; il prit la mouche :

— Qu’est-ce qui est malheureux, Madame ?

La buraliste demanda :

— Militaire, où allez-vous ?

— Noisy.

Mais tourné vers l’autre femme :

— J’en ai soupé, moi, d’être traité comme je ne mérite pas de l’être !

— Eh ! là ! N’ai pas de monnaie, cria la buraliste.

— Voici !

Et l’autre avait beau s’esquiver, il la poursuivit de ces mots vengeurs :

— Si vous aviez été un homme, Madame, je ne sais pas ce que vous auriez fait !

Puis il courut à son train, et grimpa dans un compartiment de troisième, à la suite d’un poilu qui criait d’une voix mauvaise :

— Ils la veulent la révolution ! Ils l’auront la révolution !

Et jusqu’à Pantin, cet homme expliqua à Grandgoujon :

— J’sors de l’hospice aux fous, comprends-tu ! Je m’baguenaudais en aréo, mais j’ai chuté de cent mètres, comprends-tu ! Alors, dans ma boussole, ça va, ça vient, pis ça r’vient… et ça n’va pus, comprends-tu !

À Pantin, le train eut à peine stoppé qu’il sortit par la portière les trois quarts de son corps, appelant les soldats sur le quai :

— Par ici, les poteaux ! Vous en faites pas, y a de la place !

Ils accoururent à quinze. Le fou eut un rire heureux.

— On va se serrer et rigoler !

Puis, tourné vers Grandgoujon :

— Pourquoi tu rigoles pas ?

Grandgoujon était pâle, et en eau.

À Noisy-le-Sec, il se précipita chez le commissaire militaire, fut jeté dehors, attendit, rentra, et, enfin, au garde à vous, entendit un officier en bleu de ciel de hussard, lui dire, monocle à l’œil, en aspirant entre ses mots :

— Vous partirez par le 960 marchandises, pour Nancy : je l’ai marqué sur votre feuille à l’encre verte.

— Bien, mon lieutenant.

— Capitaine, s’il vous plaît.

— Oui, mon lieut…

— Capitaine ! Êtes-vous un aveugle de la guerre ?

— Non, Monsi…

— Sortez ! Il est incurable.

Grandgoujon se retrouva sur un des quais de la station de Noisy, gare dans laquelle on est toujours perdu. La guerre fait de certaines grandes gares des lieux de détresse, où les soldats déambulent, le pied traînard, guettant toujours une porte pour s’échapper, ou un train pour sauter dedans.

Grandgoujon, hagard, paraissait avoir échappé à un déraillement. Son âme qui, déjà, n’était ni légère, ni ailée, s’affaissa encore. Il n’eut la force de ruminer que cette pensée morne :

— Quelle misère de métier !… Et les Boches en ont fait leur gloire nationale ! Peuple de brutes !

Une lourde main lui pesa sur l’épaule :

— T’es convoyeur ?

L’homme qui l’abordait était soldat aussi, gros comme lui, mais doté d’une face commune et de deux mains épaisses, émergeant d’une capote gondolée par les pluies. Il fit des grâces :

— Salut, mon prince ! Vous présente Chabrelot, trente-huit ans, cafetier rue de Belleville. J’porte de la camelote à Nancy.

— Moi aussi, dit Grandgoujon, encore inquiet.

— C’est l’convoi pépère. On part dans une heure : on arrive dans six.

Un employé passait.

— Eh ! boîte à serins, quand c’est-il pour Nancy ?

— Dans la soirée, quand on pourra…

— Alors, fit Chabrelot, on va s’chauffer les ribouis dans la cambuse à l’aiguillage. Avec Chabrelot, y a pas à s’en faire !

— Ça, je sais, dit machinalement Grandgoujon, qui avait entendu la veille ces mots dans la bouche de Quinze-Grammes.

— Bonjour, père Chirousset ! dit Chabrelot, à un petit vieux sur le seuil d’une cabane.

Grandgoujon, heureux comme chaque fois qu’on le repêchait, dit :

— Bonjour, Monsieur… Pardon…

Et ils entrèrent.

— D’abord, annonça Chabrelot, on va croûter. T’as à croûter ?

— Non, dit Grandgoujon navré, c’est la première fois que je fais ce truc-là…

— Sans blague ?

De ses jambes écartées, Chabrelot emplissait la cahute.

— Alors, dit-il, t’es pas fâché d’rencontrer Chabrelot ? Mais avec Chabrelot, j’te répète : t’en fais pas !

— Ça, je sais, redit Grandgoujon.

— Fouille au-dedans d’ma musette. Sens-tu un paquet mou ? Tire et sers-toi : c’est du rosbif à ma femme, qui r’ssembe pas à la barbaque au Gouvernement, parce que j’peux pas l’encaisser leur sale viande qu’ils nous donnent… Ça, tu vas voir, c’est cuisiné : on sent la bourgeoise. Sers-toi… pas de façons… Seulement, on aurait pas des sous, qu’est-ce qu’on d’viendrait ?

Il s’était mis à mastiquer d’une furieuse façon, pestant mais content, et le vieil aiguilleur approuvait :

— Sûr, çui qu’aurait pas des sous…

Puis Chabrelot s’étira, et passa sa langue sur ses dents :

— On est lesté : maintenant ça peut !

Après quoi, à son tour, il vint à la musette :

— Bon sang d’bonsoir !… Qu’est-ce t’as donc pris ?

Grandgoujon avait sorti la viande du Gouvernement ! Et c’est sur elle que l’autre s’était extasié. Alors, en parisien, il glissa, mais plein de mépris :

— Qué panouille ! Viens-t’en voir chez l’bistro, qu’on délaye ta bêtise !

— Il y a des sentinelles, objecta Grandgoujon.

— Allez, allez, fit Chabrelot, amène !

Et ils enjambèrent des fils de fer et des rails. Chabrelot disait :

— C’est indispensable, quand on fournit un travail comme nous fournissons, de s’caler du chaud dans l’gésier ! J’leur donne ma graisse, mais pas les os !

D’avance, Grandgoujon le voyait foncer contre quelque représentant de la consigne. Par bonheur, au hangar des colis postaux, ils ne trouvèrent qu’une barrière ouverte. En face, un bistro, qui n’avait pas de café.

— Alors, chopine de blanc, ordonna Chabrelot.

On la monta de la cave : glacée. Ils sortirent l’estomac transi ; mais Chabrelot remarqua :

— Maintenant, va faire bon à se mettre en route.

Le voyage fut sans incidents. Après que Chabrelot eût dit : « Cochon d’métier ! J’ferme jamais l’œil dans leurs cochons d’fourgons ! », il se roula dans sa couverture, s’allongea sur le plancher, et ronfla telle une toupie, — une toupie qui ne s’arrête plus de ronfler. Grandgoujon, debout, tapait du pied pour s’échauffer, et l’enviait. Puis, la nuit venue, il se tapit, à son tour, dans un coin du wagon, mais le froid l’empêcha de dormir, et il analysa sa détresse. La République et la Démocratie, auxquelles il avait cru, comme tous les hommes qui aiment le bonheur et la liberté, n’étaient que des blagues décevantes. Incurie ou égarement. Faire porter une girouette par un avocat à la Cour ! N’était-ce pas formidable ?

Pendant dix heures le wagon roula.

Au petit jour, Grandgoujon, grelottant, calcula d’après les pronostics de son étrange compagnon, qu’on aurait dû être arrivé depuis huit heures au moins. Le train pénétrait dans une gare. Châlons !… Seulement !

L’autre s’éveilla et jura :

— Bonsoir d’bon Dieu ! J’sens pus mes pieds ! J’ai des g’noux d’bois !

Ils descendirent.

— Ici, déclara Chabrelot, quatre heures d’arrêt : l’train va s’garer. Et nous, dare dare on va se f… dans les cabinets !

Prestement, Grandgoujon l’y suivit, croyant échapper à un danger que seul l’autre avait vu. Mais quand ils y furent :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il ahuri.

Bourrant sa pipe, Chabrelot répliqua :

— T’as pas vu l’commissaire ? Pas b’soin qu’il nous remarque.

— Pourquoi ?

— Tu crois qu’c’est du monde à fréquenter ?

Dix minutes ils demeurèrent dans ces lieux puants, puis ils se glissèrent dehors, et Chabrelot dit :

— Maintenant, en ville ! Et à la soupe !

— Ah ! Ah ! la soupe ! Enfin ! dit Grandgoujon dont un désir subit ranima tout le visage. Tu sais où il y a des restaurants ?… C’est que je ne suis pas auxiliaire pour rien. Il me faut une nourriture soignée.

— T’en fais donc pas, dit Chabrelot. Avec Chabrelot y a jamais à s’en faire ! On va prendre la grande rue, et bouffer au Lapin blanc. Pour cinquante sous on aura un potage avec des oignons, quèque chose de bath ; deux plats d’viande, pas des portions, des plats, et t’en r’prendras c’que t’as besoin ; un légume ; du fromgi ; un dessert ; des gâteaux… et l’vin compris, à discrétion, pour cinquante sous : c’est une affaire. Moi, j’suis bistro : et quoique j’fasse pas l’restaurant, jamais, mais jamais j’voudrais donner ça pour cinquante sous… même soixante !… parce que ça vaut au moins trois francs ! Tu vas voir si on s’en fout plein la lampe !… Enfin, c’t’un restaurant : on n’est pas estropié !

Cette tirade prometteuse accusa le penchant vague encore de Grandgoujon pour Chabrelot, forte nature populaire. Il le suivit donc en disant :

— Mon vieux, je suis à toi comme la perdrix est au choux !

Mais quand il le vit se diriger vers les Messageries, il se permit de remarquer :

— Dans les gares, on ne sort donc jamais… par la porte ?…

— Dame, t’es-t-il soldat ?

— Je ne suis pas dans une caserne.

— Ah !… t’as des raisonnements !… T’sais pas qu’dans c’métier-là, à tout c’que tu d’mandes on t’dit : non ! — à tout c’que tu fais on t’crie : gare ! — et qu’alors, l’filon c’est de piquer la muette, pis d’foutre son camp en douce !

— Mais… balbutia Grandgoujon, ce train qui part… n’est-ce pas le nôtre ?…

— Hein ?… Quoi ?… Ah !… Ah ! Cré bon Dieu !

C’était lui. Il fallut courir, sauter, faire de l’acrobatie sur les voies.

— Dis donc ! Ça, dis donc ! Non, mais dis donc ! répéta Chabrelot, pendant un quart d’heure, dans le fourgon qui les emportait.

Adieu le Lapin blanc ! Alors, important, il se préoccupa de la descente à Nancy :

— À l’arrivée, ils vont marquer la date su nos feuilles ! Vie d’galère !

Durant quatre heures de route, il maugréa ; puis, comme le train s’enfonçait sous le hall de Nancy, il fut éclairé d’une idée lumineuse. Il saisit sac et couverture, et cria à Grandgoujon, en sautant à contre-voie :

— Poteau, on va s’f… dans les cabinets !

Ah !… non ! Cette fois, Grandgoujon protesta. Lui qui suivait toujours, il était trop las du voyage, qui avait duré un jour et une nuit. Doucement, mais avec fermeté, il dit : « Pas dans toutes les gares ! » Alors, Chabrelot, autoritaire, devenant pourpre, l’accabla de noms hideux, puis de « crâneur » et de « chameau », et, seul enfin, se dirigea vers l’édicule sauveur.

Grandgoujon était aux aguets. Tout l’après-midi, le train avait traversé une contrée où flottaient des souvenirs cruels. Partout la terre cachait des morts. Il avait aperçu les marques terribles de l’invasion. Puis, les gares étaient encombrées de tous ces bagages qui font la lourdeur d’une armée. Partout des hommes d’armes, dans un paysage d’hiver, morne et gris. Il s’était senti l’âme tremblante de parcourir un pays tragique. Et Nancy !… rien que ce grand nom de Lorraine présentait à l’esprit une image douloureuse. Ville forte et noble, que l’ennemi, sans rien risquer, bombardait de loin. Grandgoujon était bien près de la guerre…

Seulement il débarqua par une soirée si transparente et calme, sous un ciel bleu de lune, que, confiant soudain, il respira avec satisfaction : Nancy lui sembla pacifique.

Il sortit par la porte. Il demanda à un commissionnaire :

— Y a-t-il un bon hôtel ?

L’homme dit :

— Monsieur, celui des Deux Amériques ! Si Monsieur aime d’être confortable, ça c’est quèque chose, car le patron s’occupe à la cuisine, et les voyageurs qu’aiment un service servi disent que quant à ça… c’est quèque chose.

— Je vous suis, fit Grandgoujon. Mais Nancy, dites-moi, a l’air tranquille ?

— Ah ! dame, non ! soupira l’autre. Nous avons eu tantôt quelques 380.

— Tantôt ?

Alors, prenant cet air dramatique des gens du peuple qui débitent leur feuilleton, l’homme narra à Grandgoujon l’événement en des termes qui l’eussent fait sourire si, à l’idée de ces obus écrasant des maisons, sa sensibilité ne s’était pas hérissée. Quand il eut quitté le porteur, au garçon des Deux Amériques il demanda en haletant :

— Il paraît que tantôt ?…

Car il voulait une seconde édition de l’histoire : il n’était plus capable de penser à rien d’autre, même à Nini ou à Madame des Sablons. Il ne songea qu’une seconde à elles deux, et il se dit : « Les femmes ne se doutent pas !… »

Puis, tout haut, pour se rassurer :

— Dans l’hôtel, y a-t-il du monde ?

— Bondé, Monsieur, reprit le garçon. À droite de vous, un colonel.

Était-ce dans son esprit une sécurité ?…

Grandgoujon fut conduit dans une chambre qui lui parut froide et vide. Mais il descendit dîner : la tiédeur de la salle, qui était pleine, et le repas délicat, apaisèrent ses appréhensions.

— Personne n’a l’air inquiet, se dit-il. C’est fini… Je l’ai échappé belle !

Il commanda une bonne bouteille. Et, lorgnant sa voisine de table, il évoqua, cette fois, d’agréables scènes dans l’appartement au-dessus du sien. Il se murmura en mangeant :

Les femmes sont sur la terre
Pour tout idéaliser…

Seulement… ce sacré Colomb traînait sans doute encore là-bas !… Dieu ! Porter une girouette, au lieu de faire œuvre utile, à sa place, à son heure… Quelle brute, ce Creveau ! Et Grandgoujon devenait haineux.

Il se leva, flâna dans le hall, puis il entendit la domesticité prévenir : « Messieurs et dames, neuf heures : extinction des lumières. »

Comme tout le monde, il remonta. Indisposé par la solitude de sa chambre dans ce pays dangereux, il se coucha vite ; dans ses draps, il regarda murs et plafond ; et il lui vint l’idée nette d’un obus crevant l’hôtel et le pulvérisant au passage, avec violence et simplicité. Mais cette hallucination le fatigua et l’endormit.

Nom d’un chien ! Tout à coup, dans son lit, il fut dressé sur son séant par une détonation tragique. Il haleta : « Ça y est ! », mais il était vivant dans une chambre intacte. Aussi, déjà se refourrait-il sous sa couverture, lorsqu’une sonnerie le fit sauter. Le téléphone ! L’alarme aux voyageurs ! En même temps il fonctionnait dans toutes les chambres. Grandgoujon empoigna l’appareil, et, d’une voix qui tremblait :

— Allô, allô… Qui est là ?

Pas de réponse : c’étaient les Boches. Ensemble, tous les timbres de la maison grelottaient. Affolement électrique. Le patron appuyait sur tous les boutons que rencontraient ses mains ; et tout l’hôtel se rua vers l’escalier.

À l’entrée de la cave, derrière l’ascenseur, le patron, pâle, faisait signe : « Entrez vite ! »

Quelques officiers, de peur qu’on ne les jugeât inconsidérément, disaient à leurs femmes :

— Si… descendons… Pour toi, j’aime mieux…

Mais ils laissaient passer les civils qui s’écrasaient sans vergogne ; et, sur les marches de pierre de l’escalier souterrain, on entendait les pieds dégringoler en cascade.

Grandgoujon, soldat, ne pouvait faire moins que les officiers. Il fit plus, puisqu’après les civils il les laissa passer ; et transpirant d’effroi il fut bon dernier à se réfugier dans le sous-sol.

Enfin, lui aussi se trouva au milieu des barriques et du charbon ! Le patron expliquait : « Ici, rien à craindre… quarante centimètres de voûte. » Il comprit que même si Nancy n’était plus qu’une bouillie de ville, lui serait sauvé : il respira.

Et tous ces voyageurs qui s’étaient marché sur les pieds pour descendre, retrouvèrent, parmi les bouteilles, en cette atmosphère protectrice, leurs attitudes bien éduquées : « Pardon, Madame… Excusez, Monsieur… » Les femmes, surprises dans leur négligé de nuit, baissaient les yeux comme si cette modestie empêchait les hommes de remarquer que la plupart étaient médiocres sans fards ni chichis. Un monsieur à côtelettes grelottait dans un pyjama ; et un vieillard, pieds nus dans ses pantoufles, marmonnait :

— On n’entend plus rien ?…

C’est alors qu’un gros homme s’avança, qui dit, d’un ton rauque :

— On n’entend plus !… On entendra !… Ça va recommencer… Les cochons !… Moi, je représente les vins, des vins français, mais je ne me ferai pas zigouiller pour des Boches : je ne remonte plus !

Grandgoujon écoutait, médusé. Un officier sourit. Le représentant cria :

— Et je me fiche de ce qu’on pense !

Sur cette déclaration héroïque, un gaillard coiffé d’un bonnet de loutre s’approcha :

— Je suis de votre avis. Je vous serre la main. Je représente les biscuits.

— Et… combien coûte un coup de canon ? balbutia le vieillard.

Tous ces hommes se pressaient ainsi sous terre, dans la terreur qu’ils avaient d’y être ensevelis pour jamais, et le premier danger passé, ils retrouvaient avec leur voix leurs pauvres idées, douloureuses à force d’être comiques mal à propos. Deux heures durant, ils restèrent à prêter l’oreille, à se regarder, à dire des balourdises. Enfin, comme plusieurs officiers, silencieusement, avec leurs femmes, avaient quitté la cave, le patron, doctoral, déclara :

— Les Boches sont couchés : remontons.

Il suffit d’un homme qui décide : les autres obéissent. Mais Grandgoujon, soucieux, demanda dans l’escalier :

— Est-ce sûrement fini ?…

Puis il alla aussi se recoucher, et dans la tiédeur des draps, sa crainte s’assoupit.

Deux heures. Nouveau bond dans son lit ! La sirène — dont on avait parlé dans la cave — lugubre, la sirène faisait vibrer les vitres et l’air en frémissait.

— Ça y est… ça y est encore ! bredouilla-t-il.

En cette minute il lui sembla percevoir la plainte de tout le pays d’alentour, qui jetait l’alarme en la grande ville, car sur le pays, déjà, l’obus venait, passait, courait. Grandgoujon le devina, le sentit ; il ploya les épaules ; et ce fut un éclatement effroyable, déchirant, métallique, avec un éclair qui l’aveugla, puis mille choses tombant en trombe sur le toit de l’hôtel. Il sauta sur sa culotte. Dans le couloir, tous ressortaient, se mêlaient, couraient, fuyaient au fond de la cave. Une fois qu’ils y furent, ils se regardèrent. Les mêmes. Une femme, pourtant, accourut du dehors, échevelée, bredouillant : « Toutes les glaces au pâtissier sont tombées ! »

— C’est terrible ! reprit le vieillard. Pourtant… ça doit leur coûter cher chaque coup de canon ?…

— Oh !… Monsieur, risqua Grandgoujon, qui avait besoin de se confier et de se lier, ça va, je crois, dans les vingt-cinq mille francs…

— Mais le prix, on s’en fiche ! dit brutalement l’homme aux vins ; ce que je dis, moi, c’est que maintenant je ne remonte sous aucun prétexte !

Son œil mauvais visa le patron, à qui le vieillard demandait déjà :

— Vont-ils recommencer ?…

Grande aventure ; époque tragique ; jours dont l’Histoire parlera ; comme ils furent faits cependant de choses souvent minuscules ! Dans cette cave, de nouveau, la sottise humaine régnait. Les femmes n’étaient pas belles. Deux amoureux, dérangés, s’embrassaient derrière un fût vide. Grandgoujon était assis sur le charbon.

Et que c’est long une nuit de cave ! Que se passait-il au-dessus, tout autour ? Peut-être que des maisons s’écroulaient… Les voyageurs n’osèrent remonter qu’à sept heures, fripés, moulus, quand le jour, se faufilant par les soupiraux, fit évanouir les craintes. Le jour est ce que les hommes ont de mieux : la raison de leur vrai courage ; il les éclaire et les grandit.

Mais à peine étaient-ils dans l’escalier, qu’une femme de chambre cria : « Écoutez !… Le tocsin ! »

Allons ! Bombes d’aéro ! Cette fille s’était appuyée au mur, glacée de peur, et à ce moment le colonel, voisin de Grandgoujon, qu’on n’avait pas vu dans la cave, descendait lentement et prononçait d’une voix pacifique :

— Mademoiselle, montez donc, s’il vous plaît, me chercher ma valise.

La femme de chambre balbutia :

— Euh… Plaît-il ?… Bien, Monsieur.

Puis elle commença de grimper en étouffant.

Joyeux, le colonel se frottait les mains. Il dit au patron :

— Bon petit temps, ce matin ?

— Mon colonel… a entendu… le bombardement ?

— C’est ça, dit le colonel, ma note.

Alors le patron souffla à Grandgoujon :

— Sourd comme un tapis !

Grandgoujon, troublé, ne comprit pas ; et ce bonhomme lui parut admirable.

Son seul exemple, d’ailleurs, en imposait à tous : personne, devant lui, n’osait plus redescendre. Bien mieux : Grandgoujon, tout à coup, se sentit humilié de vivre depuis douze heures dans un tremblement. Il se raidit ; suivit la bonne ; remonta. Il rentra dans sa chambre, toussa pour se donner de l’assurance, rougit rien qu’à se voir dans une glace, s’habilla, si ce terme est possible, d’habits militaires qui vous empaquettent, et il redescendit dans la rue. Il avait sa girouette ; il regarda le ciel : aucun avion. Alors il partit d’un bon pas vers la gare, et croisant des passants calmes :

— C’était une blague, hein ? leur dit-il.

Il se détendit ; de plaisir il eut encore une moiteur qu’il épongea ; puis, faible et sincère, il se fit cet aveu :

— Je voudrais savoir s’ils avaient le trac, ces gens ?… Moi… c’est plus fort que moi… Ai-je donc du sang de navet…, ou suis-je simplement… un bonhomme civilisé, qui n’est pas né pour vivre au milieu de ces saletés d’explosions ?…

Pourtant en pleine bataille, dans le tintamarre des marmites ou l’ardeur de l’attaque, il se disait qu’on devait être hors de soi et moins épouvanté. Mais il ne souhaitait pas avec précision de contrôler son pronostic, et il soupira encore : « Porter une girouette, alors qu’il y a à faire tant de choses sublimes… ou utiles ! »

À la gare, il se fit indiquer le commissaire militaire qui, sur un banc du quai, s’occupait à lire les Liaisons dangereuses ; et c’était un gros officier vulgaire, éclatant dans sa culotte et son col, sanglé d’un ceinturon, avec un revolver comique qui lui battait les reins. Il souffla, comme s’il sortait de l’eau :

— Compagnie Z ? Pas ici : repartie.

— Comment ? fit Grandgoujon.

— Repartie d’hier… Venez-vous de Noisy-le-Sec ?

— Oui, je viens…

— Refilez-y. Et j’ai un wagon que je vais vous confier en même temps.

Le gros officier se leva ; il tenait le livre de Laclos et il avançait drôlement, en écartant les jambes. Dans son bureau, il bougonna :

— À Noisy vous serez plus tranquille. Ce Nancy, quel sale trou !

— En effet, murmura Grandgoujon.

Devant un supérieur, il n’osait plus guère ouvrir la bouche, mais, fort de l’assurance d’un départ prochain, il se sentit du courage. L’autre n’avait pas l’air mauvais. Et Grandgoujon risqua :

— Pourriture ces Roches ! S’attaquer à une ville sans défense !

— Oui… ça c’est une autre question, grogna l’autre qui avait refourré son nez dans les Liaisons dangereuses. Ne vous lancez pas dans la philosophie, allez ; vous êtes convoyeur : restez-le.

Cette réponse remettait Grandgoujon à sa place, comme toutes celles subies depuis deux jours. Vexé, il entrevit cruellement l’inanité de son voyage. On l’envoyait : on le renvoyait. Il couvrit cet officier d’un regard hostile, et il souffla méchamment. Mais sa joie de filer de ces lieux funestes étant la plus forte, il se tint coi.

Deux heures plus tard, un nouveau train de marchandises remmenait Grandgoujon, sa girouette, et un wagon pour la Compagnie Z. Il avait acheté des sardines, du pâté de foie, du saucisson : cette nourriture l’aida, jointe à sa tendresse native, à s’émouvoir lui-même de sa chance ; et le bonheur d’être sauf s’augmenta de l’émotion de revoir bientôt sa mère et de lui faire un récit dramatique. Au bout de vingt-six heures il atteignit Noisy. Sur les dires d’un homme d’équipe qui affirma : « Ton wagon va mariner là deux jours », il se glissa dehors, sauta dans un tramway, et arriva rue Denfert-Rochereau. Comme Paris et son quartier lui parurent avenants et clairs !

Mais Madame Grandgoujon ne mangeait plus, ne dormait plus, rôdait d’une pièce à l’autre, ouvrait la porte de l’escalier, guettait par les fenêtres, geignait : « Mon Dieu ! Où peut-il être ? », s’enfermait pour pleurer, courait chez Madame Creveau, revenait aux abois, puis gémissait près de Mariette et se couchait en suppliant Dieu, pour se réveiller, haletante, en proie à des cauchemars !

Lorsqu’elle entendit le pas de son fils, ah ! qu’elle courut ! Elle lui sauta au cou, si troublée qu’elle posa dix questions sans entendre une réponse. Lui, répéta trois fois : « J’ai été bombardé, je te dis ! »

Alors, elle poussa un cri sauvage :

— Oh ! Où ?

— À Nancy.

Mais il était si aplati qu’il ne fut pas brillant dans la description. Il dit :

— C’est tombé près de l’hôtel… j’ai cru que c’était sur l’hôtel… seulement, on est descendu… Ma pauvre mère, quelle nuit d’hôtel !…

Madame Grandgoujon répliqua, avec une figure éclairée :

— Le bon Dieu nous protège : il ne cesse de t’arriver des malheurs dont tu te tires toujours. À trois ans, tu as failli mourir de la rougeole ; à huit ans, tu as mis le feu aux rideaux de ton lit, mais ton pauvre père est accouru ; à vingt-cinq ans tu as été dans une voiture emballée ; il y a six mois, notre poêle a failli t’asphyxier…

— Il ne faut pas se réjouir encore, dit Grandgoujon. Je rentre abruti, toutes les côtelettes rompues, mais je repars.

— Vrai ?… Poulot !… J’ai parlé de toi avec Madame Creveau ; elle pleurait ; elle m’a dit : « Mon mari est un égaré ! Si vous voulez que moi-même j’aille trouver le ministre… »

— Je la vois chez le ministre !… soupira Grandgoujon… En attendant, je n’en peux plus… Je n’ai que quarante ans, et suis un homme fini.

Sa mère reprit :

— Monsieur Colomb va s’occuper de ton cas. Et lui m’inspire confiance ! Tu as remarqué : il n’achève jamais sa pensée ; toujours une idée de derrière la tête. Je l’ai vu hier soir chez Madame des Sablons…

— Hier ?… grogna Grandgoujon. Encore ? Il y couche !

Il se leva. Les sourcils froncés, il fit quelques pas dans la chambre. Sa mère essaya des caresses : il y fut insensible. Et voici que, dans cette maison, son esprit de nouveau se donnait tout à cette jeune femme, oubliant Nancy, les obus et le reste.

Mais il n’avait pas grand loisir pour ruminer des idées d’adultère et de jalousie vengeresse, parmi lesquelles, au surplus, il errait maladroitement. L’heure pressait. Il mangea, but, se changea, fit cette fois un paquet de provisions et un rouleau de deux couvertures, but encore, et enfin il allait repartir en campagne, lorsqu’on sonna et Mariette introduisit Quinze-Grammes.

— Ah ! fit ce dernier, je v’nais voir si t’étais claqué. J’portais d’la copie à ma sœur pour la signorita du d’ssus.

— À propos, dit Grandgoujon, Moquerard l’a-t-il revue ?

— Tu parles ! Ils sont copains comme cochons : et elle y a joué la Marche Turque.

— La Marche

— Pis il est emballé !… Mais d’où t’arrives, frère mironton ?

— De Nancy.

— Qu’est-ce t’as foutu dans c’ patelin-là ?

— J’ai été bombardé.

— C’est ça qu’ t’as maigri…

— Oui, je boutonne ma capote… Dis-moi… Moquerard, chez elle, a-t-il rencontré Colomb ?

— Probabe !… Pis ils se sont bouffé l’ mou !

Une minute, en silence, Grandgoujon rongea son frein : il pensait avec colère à Colomb, ce nerveux, au teint jauni par des repas à la course, et des digestions d’agité. Mais Quinze-Grammes le héla :

— Eh ! l’ client ! Quand tu seras descendu de la lune, tu m’raconteras Nancy. C’est malsain par là ? T’as vu les Boches ?

— J’ai vu leurs obus ; ils sont tombés à deux pas de moi… Et je repars !… parce que nous vivons sous un régime qui se fiche pas mal de répartir les énergies…

— Quelles énergies, ma totote ?

— La mienne, comme celle des autres ! Mais les intellectuels ne comptent plus dans un pays d’égalité !… Attends : j’embrasse ma mère et nous sortons : j’ai encore deux mots à te dire.

Deux mots de plus sur la dame de ses pensées. Car dès qu’il eut quitté Madame Grandgoujon, qui lui glissa dans une poche sa médaille de première communion ( « Prends-la : elle te portera bonheur » ) — lui, qui n’était qu’un mystique modéré, dit tout de suite à Quinze-Grammes :

— Aujourd’hui, quand tu l’as revue, t’a-t-elle parlé de Moquerard ?

— J’crois qu’oui.

— Et de moi ?

— J’crois qu’non.

— C’est ça ! On se fait crever la peau ; mais rien pour les poilus !

— Dis donc… dis donc, poilu !… fit Quinze-Grammes, t’exagères, vieux Charles ! T’es encore qu’un type qu’on a mis du poil dessus !

Puis, tout de même, il le regarda avec bonhomie :

— Enfin, ça sort, ça pousse…

Et il s’en alla, l’encourageant de loin.

— Chameau ! murmura Grandgoujon.

Mais ce n’était pas à Quinze-Grammes qu’il pensait ; c’était à Moquerard.

Il recourut à Noisy. Deux jours il erra sur les voies. Le premier, il fit la connaissance d’un convoyeur qui était dans les assurances et qui savait « des choses ». Cet homme au courant lui apprit quelques nouvelles secrètes : que depuis huit jours Munich était coupé de toutes communications ; que le gouvernement français avait livré aux Russes un dirigeable hors d’usage ; et qu’enfin c’étaient des espions boches qui avaient fait sauter Lord Kitchener et son bateau.

Toutes ces révélations accablèrent Grandgoujon, nature encore généreuse, et, dans sa lassitude, l’incitèrent à trouver avant tout un gîte confortable pour dormir et oublier. Il le dénicha dans un antique wagon de première, relégué sur une voie de garage. Mais un agent le moucharda, et au petit jour l’officier de gare vint l’expulser et prit son nom, criant, dans sa colère, qu’il ne pourrait même pas écrire ce qu’il avait vu : « puisque ce répugnant personnage avait fait ses besoins à même le compartiment ! »

À ces mots, Grandgoujon regarda stupide autour de lui, distingua une mare sous la lampe dont l’huile dégouttait, et tenta de se disculper ; mais l’officier, déjà loin, menaçait en faisant des gestes.

Plein d’amertume, il pensa alors à Colomb avec bienveillance. Que de ridicules chez ce nerveux ; mais il était bon : sa mine brouillée marquait la bile qu’il se faisait pour les autres. « Pourvu, se dit Grandgoujon, qu’il me tire de mon fourbi ! »

Puis, rageur :

— Moi qui serais prêt à tout… si on m’utilisait !

En attendant, il était convoyeur. Il s’en alla donc vers les hommes d’équipe qui avaient mission de faire sortir les wagons des voies où ils semblaient garés pour l’éternité, et, timide, il leur dit :

— Messieurs, faites sortir le mien… je vous paie un litre.

À quoi ils ricanèrent :

— Un litre ?… Y en a qu’en payent deux pour qu’on les laisse !

Grandgoujon fut écœuré jusqu’à l’âme. C’était ça l’esprit français, l’activité française, les chemins de fer français, les convois de la France ! Ah ! il n’avait plus qu’une idée : redormir, lorsqu’il sut que son wagon venait d’être accroché à quelque train en partance.

— Pour où ?

— Le Bourget.

Il se moquait de tout. Il se laissa ballotter jusqu’au Bourget. Voyage de cinq heures : tous les cent mètres le train stoppa. Il eut le temps de causer avec un territorial qui fumait le long de la voie, et, plus loin, avec des soldats boulangers, vautrés sur un remblai.

Le territorial lui dit :

— T’as-t-il un filon, toi ? Moi, vieux, j’ai un filon : y a pas longtemps, mais c’t un filon ! J’étais dans la mélasse, et ils m’en ont tiré rapport à quatre enfants.

— Aussi, dit Grandgoujon, quatre enfants…

— Mais j’les ai pas, dit le territorial.

— Combien en as-tu ?

— Pas le quart d’un, dit le territorial, et j’leur z’y ait dit, mais ils m’ont répondu d’la fermer. Alors j’ai pus bronché et j’ai l’filon.

— C’est prodigieux ! dit Grandgoujon.

— Et toi, t’en as ? dit le territorial.

— Des enfants ? Pas plus que toi.

— Alors, ils vont p’t’êt’e aussi t’coller une sinécure, conclut le territorial.

Un quart d’heure plus tard, conversation avec les boulangers.

— Vous êtes bien, ici, les gars ?

— On va pas y rester. Les vieilles classes sont relevées du front. Or il paraît qu’ici c’est l’front. Ici on est du patelin, on a sa famille. Dans trois jours, pour nous faire plaisir, ils nous foutent en Normandie, où s’qu’on n’a ni bourgeoises, ni loupiots, ni chez soi.

— Pas possible ? dit Grandgoujon.

Toutes ses croyances sur l’ordre social, le gouvernement, la conduite de la guerre, crevaient comme des ballons d’enfant. Le train l’emmena.

Au Bourget, il trouva un officier du génie, qui fumait une pipe puante, dans une cage goudronnée. C’était un long homme maigre. Il se jeta dehors, appela, donna l’ordre d’accrocher le wagon à une machine qui manœuvrait, puis, essoufflé :

— Vous partez pour Amiens. Là, on vous indiquera la Compagnie Z.

Amiens, allons bon ! Encore une ville où il tombait des bombes ! « Immonde Creveau ! » Et, plein de fiel, Grandgoujon regrimpa dans un autre train. Mais celui-là marcha. Diable ! Il filait même vite. Grandgoujon en conçut de l’inquiétude… Est-ce qu’un ordre était arrivé ? Peut-être une attaque ; alors, on l’envoyait… Par la porte de son wagon à bestiaux, il regardait défiler le paysage, guettant le détail tragique. Il retournait vers la guerre. Avec émotion il se souvint qu’il avait sur lui une médaille de piété et il pensa :

— Ils sont forts les imbéciles qui disent : « Il n’y a rien après… » Qu’est-ce que nous sommes ?…

Dans la soirée il arriva à Clermont, dans l’Oise. Ce nom ne lui fut pas agréable à découvrir sur la gare ; car Clermont, aussitôt, évoqua pour lui l’image d’une vieille tante de sa mère qui habitait là, veuve d’un général à réputation imbécile, et dont il ne parlait jamais sans dire : « En voilà une bique ! » Un homme d’équipe annonça que le train se garait jusqu’à minuit « rapport à des mouvements de troupes conséquents ».

— Bien, se dit Grandgoujon nerveux, je vais me balader, passer devant la case de la vieille et lui faire la nique !

Il confia la girouette au lampiste de la gare, puis s’avança vers la sortie. Mais la porte était barrée par un gendarme dont les yeux louchaient, absorbés par un nez rouge variqueux.

— Votre permission ? dit ce préposé.

— J’ai de la famille en ville, fit Grandgoujon.

— Pas le droit de sortir !

Cette défense brutale détermina chez Grandgoujon une irrésistible envie de liberté ; pour la première fois de sa vie il sentit en lui comme la force d’une hérédité révolutionnaire ; et ce qui n’était qu’un projet devint une résolution. Prudent, il tourna d’abord sur les quais. Puis, à son tour, il chercha les cabinets ! Mais de ce côté, aucune issue. « C’est inouï, cette vie militaire… ruminait-il. Mobilisé, toujours immobilisé… Défense ! Défense !…

Et voici qu’inconsciemment, pour soi-même, il prenait la voix sauvage de Moquerard ; puis il grogna : « Un gendarme, c’est comme la loi, ça se tourne », et il eut une intonation traînarde, à la Creveau. Ensuite, il essaya de sortir par les bagages, le buffet, les marchandises ; chaque fois le gendarme cria de loin :

— Inutile d’essayer des tentatives, ou je vous fous dedans !

Sans répondre, Grandgoujon faisait demi-tour ; mais il serrait les poings : une fureur en lui commençait à gronder. Il était la proie de sa sensibilité, et ne comprenait pas que l’état de guerre, en augmentant l’autorité aveugle, ne peut que développer la sottise.

Tout à coup, comme il revenait vers son train, il vit le mécanicien ouvrir une barrière, près de la prise d’eau. « Psitt, fit-il, on peut aller avec vous ? »

— Viens, mon gars, j’vas chercher du pinard, dit l’autre.

Et ils sortirent.

La voix du gendarme retentit :

— Qu’est-ce que… ? Je vous ordonne de rentrer !

Mais le gendarme, maintenant, se trouvait de l’autre côté d’une barrière qu’il essayait en vain de franchir : « Sacré Dié d’bon Dié ! » ; et sa colère était telle que celle de Grandgoujon se refroidit ; il eut un recul, puis de loin il répéta doucement :

— Je vous dis que j’ai de la famille en ville…

Le gendarme écumait :

— Rentrez !

— Mon Dieu ! bredouilla Grandgoujon… au lieu de s’arranger…

— Si vous ne rentrez pas…

— Pourquoi nous traiter comme des sauvages ? fit Grandgoujon.

Une montée de bile l’étouffa de nouveau ; il s’étranglait ; puis, obstiné, il s’éloigna, tandis que le gendarme râlait :

— J’vous aurai, vous ! J’vous aurai !

Le mécanicien lui glissa :

— Mon gars, c’est toi qui l’as, puis comment !

— Oui, mais… balbutia Grandgoujon détendu, pour rentrer ?

— La même porte.

— Il y sera !…

Grandgoujon était inquiet. Alors, il repensa à la vieille tante. Veuve de général, elle connaissait sans doute quelque officier en ville ; seulement quelle scie de la voir ! « Bah, se dit Grandgoujon, en guerre !… » Et il demanda où elle habitait.

Clermont est une des plus charmantes petites villes de France, grimpante et étagée, avec un hôtel de ville au-dessus de ses maisons, et une église au-dessus de l’hôtel de ville. Des demeures solides, bien posées, d’un dessin calme, avec de bons toits sérieux, des bornes aux portes cochères, des volets lourds aux fenêtres. Dans l’église repose un Maître des eaux et forêts, et un jurisconsulte, aux côtés de qui sont couchées leurs épouses, de quinze ans plus jeunes qu’eux. Rues et places sont désertes, mais il arrive que, des cours, on voit sortir, pour aller à la fontaine, des servantes qui ont des coiffes de religieuses.

— Ah ! soupira Grandgoujon qui aimait la vie plus que les souvenirs, ça ne doit pas être la rigolade ici…

Sur cette pensée maussade, il sonna chez sa tante. Stupeur. Cette vieille, qu’il n’avait pas revue depuis trois ans, était rajeunie, épanouie par la guerre. Elle apparut dans un sombre salon qui sentait la cave, et s’écria :

— Mon cher neveu ! Vous aussi soldat ! Mais pas de grade encore ? De quel front venez-vous ? Prenez un siège. Racontez-moi.

Elle avait un sourire mécanique, et papillotait des yeux.

— Votre pauvre mère, cette chère Anaïs, comment supporte-t-elle ?

Et elle fit une moue féroce. Grandgoujon, assis sur un pouf, se décida à répondre :

— On ne peut pas dire qu’elle supporte bien… Avec moi !… J’arrive de Nancy, d’un bombardement effroyable !

— Combien de morts ? dit impérativement la vieille.

— Des… oh ! des tas ! fit Grandgoujon.

Elle se dressa sur son fauteuil :

— Comme le général avait bien prédit tout, mon neveu !

Et raide d’orgueil, heureuse que « tout » se réalisât, elle parla d’Agadir, des provocations allemandes, des articles de M. de Mun, de la politique de Guillaume II en Orient, et toujours comme refrain :

— Le Général l’avait dit.

— Ça ne m’étonne pas, fit Grandgoujon ; mais avez-vous conservé, ma tante… des relations parmi les officiers ?…

— Dame ! fit-elle.

— Connaîtriez-vous le commissaire militaire ?

— De la gare ? Oh ! non, reprit-elle, pleine de dédain. Je connais les officiers supérieurs de l’État-major.

— Il y a un État-major ?

— Mon neveu, le jour qu’il s’est installé dans Clermont, j’ai fait remettre des cartes ayant appartenu au général, documents précieux pour la Défense Nationale. Ces Messieurs m’ont remerciée : le colonel de Florimond est venu lui-même me présenter ses devoirs.

— Le colonel ?

— Désirez-vous l’approcher ?

— C’est-à-dire… fit Grandgoujon, je voulais, ma tante, vous voir d’abord. Avec cette guerre, on ne sait jamais si on se reverra. Je suis donc sorti de la gare, mais… pour y rentrer il me faudrait un mot… au commissaire…

Elle tira un cordon près de la cheminée, demanda une lampe, mit des lunettes. Sur une table étroite, elle griffonna une lettre, et elle la tendit à Grandgoujon, pour le colonel.

— À cette heure, dit-elle, il est encore à ses bureaux.

— Admirable ! Non seulement Grandgoujon tenait son salut, mais un prétexte pour s’en aller.

— Ma tante, comment vous remercier ?… Et ma mère sera si heureuse d’avoir de vos nouvelles…

— Pauvre chère Anaïs, elle a connu le général : elle sait que notre triste époque ne l’aurait pas surpris ; et elle doit comprendre avec quelle émotion je la vis !

— Pensez ! dit Grandgoujon. Si elle comprend !

Il sortait. À la porte, il marcha sur un chat.

— Encore un qui aimait le général et le comprenait, soupira la vieille. Bonne chance, mon neveu, tâchez de passer entre les balles.

Le ton était affreux de sécheresse, mais Grandgoujon ne le sentit pas : il emportait son papier pour le Colonel de… ? Il lut à la lueur d’un bec de gaz : de Florimond ; ce n’était pas un nom de mauvais bougre. Il courut à l’État-major, installé dans une villa cossue. Les murs de l’antichambre étaient encore tapissés de scènes de chasse, mais on avait retiré les tapis. Le colonel devisait avec un vieux sous-lieutenant.

Il continua quelque temps, puis dit :

— Qu’est-ce que tu demandes ?

Grandgoujon tendit sa lettre. « Mon Dieu ! », soupira-t-il. Puis, fatigué :

— Qu’est-ce que vous lui voulez au commissaire de gare ?

— Mon colonel, c’est pour un wagon… Je suis convoyeur.

— Attendez dans l’antichambre.

— Merci, mon colonel.

Grandgoujon sortit. Le planton lui dit :

— T’attends ?… L’est bath, hein, l’colonel ?

Il avait l’air illuminé, ce planton.

Un quart d’heure après, sonnerie ; le planton se rua chez l’officier supérieur, et ressortit, rouge d’émotion, tenant une feuille, sur laquelle il y avait : Note de service, et cette phrase gribouillée : Prière au commissaire de gare de recevoir le soldat porteur de ce mot. Dessous, une griffe, tracée d’un coup de patte de chat : « Colonel de Florimond ».

— Un quart d’heure pour pondre ça ! Pignouf ! dit Grandgoujon, se dirigeant vers la gare.

Grandgoujon, dont l’esprit pourtant ne semblait pas destiné aux révolutions, évoluait douloureusement : il n’avait plus de tendresse pour les militaires bureaucrates. N’importe : ce papier clouerait le bec au gendarme.

Il appréhendait cependant de revoir cette tête mauvaise et ce nez ridicule ; mais il ne les trouva pas sur la porte. Il entra donc dans la gare et… le gendarme n’attendait pas non plus dans la salle d’attente. Alors, il interpella un employé qui arrosait le plancher.

— N’avez qu’à entrer, dit cet homme.

— Je n’ai… mais…

Il baissa la voix :

— Le Pandore ?

— Couché, dit l’autre, il ronfle.

— Vrai ?… dit Grandgoujon.

Il demeura ahuri !… Ainsi cette complexe histoire ne devait servir qu’à l’hébéter davantage. Au lieu d’être joyeux, il fut mélancolique ; au lieu d’être reconnaissant, il fut piqué ; il pensa : « Quand même, je crois que tous, ils commencent à se f… de moi ! » Il remonta dans son train ; il avala d’un air dégoûté huit sardines de suite, puis il s’endormit.

Il commençait d’avoir un tel arriéré de sommeil, qu’il ne s’éveilla ni au départ, ni le temps qu’il roula, et c’est un graisseur, en gare d’Amiens, qui le secoua le lendemain, au grand jour.

De là, on devait l’aiguiller vers le front, avec son wagon et sa girouette. Mais avant, il essaya d’écrire une carte à sa mère. Dans le brouhaha du quai, parmi des voyageurs, des infirmières, des poilus, des soldats anglais, il sentait un va-et-vient dans sa cervelle, et, mouillant son crayon, il cherchait une idée, lorsqu’il vit deux soldats s’aborder et l’un dire :

— Alors ?… Rien de neuf ?

— Ah !… Ah ! pauv’vieux ! gémit l’autre.

— Quoi donc ?

C’étaient deux bougres sans âge, couleur de boue, avec cet aspect pesant et misérable que leur donne tout un bagage qui les gonfle ou les ficèle. Ils se regardèrent dans les yeux, et le second reprit, étranglé :

— Pauv’vieux, on a fait l’attaque.

— L’attaque ?

Une machine lâcha sa vapeur avec impétuosité. Une buée les enveloppait. Assourdi, étourdi, l’homme haleta :

— Et l’en reste pus, t’entends, l’en reste pus !

— Qu’est-ce tu dis ? fit l’autre.

La machine s’arrêta net. Alors, d’une voix étouffée, le premier reprit :

— Laurent, Pineau, Thorel, Michon, tous ils y sont restés !

— Mais qu’est-ce tu dis ?

— Et le petit Lapompe, et le gros Bénard, et tous enfin…

Avec sa dernière phrase, un sanglot montait à sa bouche, et l’autre était si figé par un affreux étonnement, qu’il répétait :

— Qu’est-ce tu dis ?… Mais qu’est-ce…

L’homme qui revenait de la bataille tremblait de livrer ainsi des nouvelles qui leur brisaient le cœur à tous deux ; et il reprit avec des larmes sur la rude peau de ses joues :

— Ça a été affreux ! On marchait dans les amis ! T’as bien fait d’pas êt’e là : tu s’rais macchabée… J’sais point comment qu’j’en suis sorti : j’en ai encore peur dans les os, et j’aimerais mieux d’y être resté !

Cette scène hérissa Grandgoujon. Il se leva, s’approcha ; mais un train pénétrait sous le hall brutalement ; les deux hommes, égarés, se précipitèrent et s’y hissèrent, et Grandgoujon, seul, une carte à la main, écrivit à sa mère : « C’est terrible… mais je suis sain et sauf. Grandgoujon. »

Une heure après, il partait pour les armées de la Somme, et il avait le cœur brûlant, tantôt de terreur, tantôt d’ardeur.

Cette fois, on avait accroché son wagon à un train omnibus ; il monta en compagnie de sa girouette, en troisième, parmi des marchands ambulants, paisibles, qui allaient vendre leur camelote dans des villages du front : papier à lettres, gâteaux de Savoie, bougies, gruyère, et des livres, depuis Les Vampires par on ne sait qui, jusqu’à des extraits de Mémoires du Duc de Saint-Simon. Un gendarme grimpa pour viser les passeports. Il leur dit dans le nez :

— Ah ! les pépères ! Vous allez en remplir un bas de laine, par là ?

— Bas de laine, grommelaient les marchands, au prix qu’est la laine !

C’étaient de si calmes conversations que, de nouveau, Grandgoujon s’apaisa. On allait vers le front, mais peut-être pas exactement où on se battait. Il demanda, très poli :

— Sauriez-vous, Messieurs, où est la Compagnie Z ?

Les marchands lui firent répéter, devinrent songeurs, puis parlèrent d’autre chose.

La Compagnie Z n’était pas non plus connue des soldats, à la gare où il descendit. Pour changer, on l’envoya à un commissaire militaire, qui, pour changer, l’expédia aux baraques du Génie, d’où il courut à la cabane d’un téléphoniste, et celui-ci dit enfin :

— La Compagnie Z ?… T’en fais pas. T’as pas à y aller toi-même.

— Pardon : j’ai l’ordre…

— Dans c’cas, t’as qu’à attendre ; et à midi, t’embarques dans un camion ton matériel.

— Mais j’ai un wagon…

— Alors, c’est différent. T’en fais pas ; assieds-toi ; ils viendront prendre ton truc.

— Mais j’ai aussi une girouette !

— Ah ! c’est pus pareil. Donc, tu laisses ton wagon, mais t’emportes ta girouette.

— Où ?

— T’en fais pas ! Douze kilomètres.

— Et là-bas ça barde-t-il ?

— Penses-tu ! C’est calme comme sur la place des Invalides !

De joie, Grandgoujon éclata de rire. Puis il ressortit, erra dans le village boueux et lamentable, aperçut un territorial qui, dans une marmite graisseuse, préparait de la nourriture, et s’en fit un ami, en remarquant avec sa brave figure ronde :

— Il sent bon, ton frichti !

— Ah ! reprit l’autre, heureux, j’ fricote ça pour les p’tits d’la jeune classe. L’ commandant les soigne en père ; il m’a dit : « Paillot, faut t’ démener pour mes gosses. » J’ai dit : « Ça va ! » Un jour, j’leur fait d’la viande sur d’la salade, un aut’e jour aux pommes, un aut’e jour sauce piquante ; aussi tu parles s’ils m’aiment !

— Je les approuve, dit vigoureusement Grandgoujon.

Cette phrase lui valut une gamelle de choses mêlées, qu’il trouva succulentes.

— Épatant ! mâchonnait-il ; ça ce n’est pas de l’eau de vaisselle !

Il avait le ventre plein, quand son camion se montra.

— Tu montes ? dit le chauffeur. Allez, grouillons !

Il se hissa.

— Au revoir ! cria-t-il au territorial.

La bâche lui retomba sur le nez, coupant sa phrase, et il commença d’être secoué furieusement dans ce véhicule ivre, qui s’en allait de droite et de gauche, sur une route pareille à un terrain volcanique, quoiqu’en apparence elle fût tout unie, car les trous y étaient comblés d’une boue liquide.

On traversait une plaine lugubre de terres détrempées. Le Nord. La Somme. Pays nu qui s’étale monotone, sans qu’aucune fantaisie naturelle vienne l’orner. Grandgoujon n’eut pas le loisir d’être mélancolique : durant le trajet il n’eut d’autre souci que de rester en équilibre et de se préserver des coups. Enfin, on arriva au croisement de deux routes. Le chauffeur cria : « Tu descends ? Allez, grouillons !… Là-bas, su la droite, vois-tu une roulotte ? C’est la Compagnie Z. »

— Pas possible ?… Et… plus loin… la fumée ?

— Marmite boche.

— Non ?… Diable !… Mais…

— Quoique tu sois large, c’est pas pour toi !

Il s’efforça de sourire, dit merci, se sentit une chaleur à la nuque, et prit enfin la direction indiquée, mais ses yeux ne quittaient plus l’horizon.

On y voyait des éclatements sans que, d’ailleurs, on n’entendît ni roulement ni bruit. — Grandgoujon ressentait une impression bizarre… Alors il y était, tout à coup ?… sans que rien de spécial l’eût prévenu ?… Et là, au bout de cette morne plaine, il y avait une bataille ? Mais où étaient les troupes ?

L’esprit tendu, le pas un peu chancelant, il arriva à ce qu’on appelait la Compagnie Z : en pleine campagne, sur de hautes roues, une mince voiture d’où partaient des fils télégraphiques. Un lieutenant, sur le seuil, fumait. Grandgoujon se mit au garde à vous, exhiba sa feuille, présenta sa girouette. L’officier dit sans hâte :

— C’est pour le colonel Mahu… Laboulbène, accompagnez cet homme-là aux lignes.

Aux lignes ! Le mot atteignit Grandgoujon comme une balle : il regarda le lieutenant et le nommé Laboulbène qui sortait de la voiture. Puis… dans une première panique, pour se défendre, instinctivement, à cet ordre il opposa la première objection que sa cervelle lui offrit :

— Aux lignes… c’est que… je ne suis guère chaussé pour les lignes…

— Guère chaussé ?… Qu’est-ce à dire ? fit le lieutenant. Vous êtes chaussé, ça suffit.

Grandgoujon insista :

— Mes semelles prennent l’eau…

Alors, le lieutenant de ricaner :

— Ah ! Ah ! Celui-là !…

— Pardon, mon lieutenant, reprit Grandgoujon, qui, à cette minute, connaissait la vraie peur, c’est que… je suis auxiliaire.

— Et après ?

— Je… me permets cette remarque… balbutia Grandgoujon, parce que… c’est interdit aux auxiliaires…

— Quoi donc ? dit le lieutenant. Mais… je n’ai jamais vu une pareille frousse !

— Ce… ce n’est pas la frousse, protesta Grandgoujon. J’étais avant-hier sous les bombes à Nancy…

— Alors ?

— Mon lieutenant, c’est interdit.

— Mais quoi, bon Dieu !

— Une circulaire défend d’assimiler les auxiliaires…

— Laboulbène ! appela le lieutenant d’un ton sec, emmenez-moi ce numéro que je ne le voie plus, et si, en route, il crève de peur, enterrez sur place, et qu’on ne m’en reparle jamais !

Sans répondre, Laboulbène montra qu’il avait compris. Il fit signe à Grandgoujon de le suivre. C’était un gaillard. Malgré son effarement, Grandgoujon le trouva grand comme la guerre. Il était sanglé de musettes pansues, avait d’épais mollets, un buste puissant, bourrelé de muscles qui saillaient dans une capote étriquée, et sa tête rappelait celle de l’homme biblique « fait à l’image de Dieu ». Visage tanné, brun comme la terre, des yeux couleur du ciel, une barbe en dure broussaille, élargissant son mâle visage. Et lorsqu’ils furent à cinquante mètres, d’une voix méridionale, où il y avait du chant, de la danse et des castagnettes, il dit à Grandgoujon :

— Petit ! Ce n’est pas bien élevé ce que tu as fait là !

— Plaît-il ? bredouilla l’autre, qui suait à grosses gouttes.

— Le courage s’imite, quand n’en a pas.

Il le regarda avec condescendance : — « Gros comme te voilà… tu es bien fort pourtant ! »

Puis, il reprit :

— Tu n’as jamais été au feu ? Mais tu n’es jamais mort non plus ? Et ça viendra, pas vrai ?

Là-dessus, il appela :

— Croqueboche !

Un chien accourut, barbet crotté, aux yeux luisants.

— Arrière ! ordonna Laboulbène. Je n’aime pas les puces !

Il regardait Grandgoujon.

— Suffit d’avoir des poux. Pas mèche de s’en débarrasser : j’en tue un, à dix ils viennent à l’enterrement.

Il respirait la belle humeur. Grandgoujon pensa : « Il est prodigieux ! » Et il tint alors à s’expliquer :

— Je vous jure… qu’il y a un règlement.

— Connais pas cette bête-là !… fit gaiement Laboulbène.

De ses deux mains il peignait sa barbe.

— Le mariage, est-ce un règlement ? Es-tu marié ?

— Je suis veuf, soupira Grandgoujon.

— Ah ! Ah ! Et moi, cocu, donc insensible aux règlements.

À ces mots on entendit une explosion prolongée, dont il sembla que le vent apportait exprès la résonance.

— Bigre ! fit Grandgoujon, ça se rapproche !

Laboulbène haussa les épaules.

— C’est toi, sacré bougre, qui te rapproches. À quoi te sert ta boîte crânienne ?

— Comment ?…

— Tu raisonnes comme une langouste, qui serait la proie de ses yeux. Mais, invente, sacré Jocrisse ! Imagine, pense à autre chose !

— À autre chose ? bredouilla Grandgoujon, dont la sueur voilait les yeux.

— Ma vieille, dit l’homme du Midi, d’un air souverain et détaché, c’est le bienfait de la guerre : on peut rêver !

Il fit une tête poétique de ténor.

— En temps de paix, tout est à heure fixe. Mais ici, laisse-toi vivre… jusqu’à ce que tu meures !…

Il rit avantageusement :

— C’est ça être soldat ; c’est ça servir ! Qu’est-ce qu’on nous demande ? Rien, jamais. Toujours on nous ordonne tout. Moi, j’avais assez de vivre pour mon compte. Après certaines histoires, on tire sa révérence au monde… et même au demi. À qui se confier ? Grâce à la guerre, je trouve l’armée ; grâce à l’armée j’ai l’air de trimer pour le pays. Ça s’appelle d’un nom ronflant : le Devoir. On me recueille et on m’admire. On me mène, et on s’étonne que je sois content !

Croqueboche suivait à dix pas, laissant traîner une langue d’une aune. Le canon tonnait. Grandgoujon avait un gargouillement d’entrailles, et ses organes tremblaient dans sa carcasse. Il trébucha, puis balbutia :

— Enfin, qui visent-ils ?

Laboulbène lança :

— Décidément tu n’es pas rêveur !

Ils tournèrent un bouquet d’arbres déchiquetés par le bombardement, et ils se trouvèrent devant deux voitures du train de combat démolies, avec chevaux tués, les pattes pliées sous le ventre, leur tête sur le poitrail. Un coup de vent secouait les brides : on eût dit que les attelages allaient se relever. Grandgoujon murmura :

— C’est terrible !

— Pouh ! dit l’autre, avec un rond de bras. Regarde ce nuage au-dessus de nous : on dirait un gros homme en rose : la corpulence, ton air… En rose, que tu serais farce !

Ils s’éloignèrent des voitures. Grandgoujon se retournait. Laboulbène poursuivit :

— Je n’ai pas des atomes combinés comme les tiens. Je me suis cru une vocation : photographe ambulant. J’ai déambulé de Cahors jusqu’aux Indes, des Indes à Chicago, de Chicago vers Moscou, Agitation pour rien. Je ne savais pas photographier : je pensais à autre chose. Même en te parlant, d’ailleurs, je pense à autre chose.

— À quoi donc ? dit Grandgoujon essoufflé.

— Je pense que je voudrais penser à une troisième chose.

— Eh bien, vous savez… dit Grandgoujon.

— Tutoie-moi ! dit Laboulbène.

— J’allais vous le demander, dit Grandgoujon. Car vous êtes formidable !

— Comment formidable ?

— C’est un ami comme toi qu’il me faudrait !

— Eh bien, mon cher, tope là ! Tu dois être une bonne poire.

Grandgoujon sourit et reprit :

— Penser à autre chose… moi, je ne pense pas souvent.

— Qui te force, en tout cas, de penser à ce qui t’embête ? La nuit, c’est long, mais tu dors. En dormant, si le Diable t’inspire, tu rêves. Et en rêvant, si tu es poète, tu crois jouir du soleil.

— Oh !

— Quoi ?

— Nous sommes repérés, cria Grandgoujon, à qui un éclatement, à cinq cents mètres, fit faire un saut.

— Pauvre et jeune garçon ! C’est la France qui est repérée ! lança d’une voix sonore Laboulbène.

— Saleté ! bredouilla Grandgoujon.

— Oui, c’est malsain, expliqua l’autre. Ils envoient sans prévenir, toujours où il y a du monde !

— Cochons ! fit Grandgoujon.

Ils marchaient dans un champ, le long d’une route où se croisaient dans une hâte fiévreuse des convois, des troupes, des batteries, des autos. Grandgoujon roulait des yeux fous.

— De quoi as-tu peur ? demanda Laboulbène.

— Sais pas, fit Grandgoujon.

— Crois-tu que les Boches vont avancer ?… En pays ennemi ? Ce serait d’une imprudence !

— En tout cas, dit Grandgoujon, ce sont des assassins !

— As-tu une pipe ? fit le vieux.

— Je l’ai perdue, dit Grandgoujon.

— Du pinard ? fit le vieux.

— M’en reste plus, dit Grandgoujon.

— Tu n’as que ton bon sens ? Alors petit, alors ! Pourquoi cet air encombré de femme enceinte ou de violoncelliste ?

Bzzz… Houah !… Boum !

— Cré nom ! fit Grandgoujon.

— Coule-toi dans ce boyau, ordonna Laboulbène.

La terre du champ s’enfonçait en un couloir ; les deux hommes s’y glissèrent. Grandgoujon trébucha.

— Sale terrain !

— Ou fichus pieds ! reprit l’autre. Tu trembles ?

— Sais pas, redit sincèrement Grandgoujon. Quelle race de saligauds !

Croqueboche abruti, mais insensible aux explosions, suivait toujours.

Le boyau tournait. À un tournant, ils le trouvèrent comblé.

— Ça, dit Laboulbène, c’est l’œuvre d’un pépère. Hisse ! Escaladons !

— Dieu de Dieu ! soupira Grandgoujon.

Et à la minute où ils émergeaient du boyau, quelque machine infernale éclata dans le champ, tout près.

Grandgoujon s’aplatit, ventre et nez sur terre, puis il ne bougea plus. L’homme de Cahors en avait fait autant, il était blême aussi, mais il fut vite debout, puis crânant :

— Eh ! l’oiseau ! Serais-tu tué ?

Grandgoujon leva la tête :

— Il… s’en est fallu de peu !

— Mais il s’en faut toujours de peu ! Tes père et mère se sont rencontrés : un peu plus ils se manquaient !

— Quelle existence ! larmoya Grandgoujon, se relevant. Si ma mère me voyait…

— Ta mère ! dit Laboulbène, elle verrait qu’à toi seul tu fais des trous de marmites ! Regarde.

Poids lourd, Grandgoujon venait de se mouler dans le sol humide, et sa trace restait en entonnoir.

Ils rentrèrent dans le boyau, lequel continuait de tourner, et Grandgoujon ne vit pas un soldat qui, le derrière par terre, lisait une lettre. Il buta dans le bonhomme.

— Bouffi ! cria l’autre, y a pas longtemps qu’t’es levé ; t’as encore les yeux pleins de mites !

— Pardon… dit Grandgoujon.

Ce mot irrita le poilu.

— Pardon ?… Ivrogne, va ! Avec des casoars comme toi on peut même pas lire une lettre à sa poule !

— Quand Monsieur aura dévidé ses injures, Monsieur sera bien honnête de nous indiquer le poste de commandement du colonel Mahu, demanda Laboulbène, la main au casque.

— Est-ce que je sais ? fit l’autre. On est relevé, et j’me fous d’tout !

— Merci ! Marchons droit.

— Mais… si nous allons à une attaque ? dit Grandgoujon effaré.

— Mets ton mouchoir sur la tête et tu seras bousillé sans le voir !

Dix minutes encore ils piétinèrent dans la boue molle et parvinrent en vue d’un abri recouvert de sacs, dans un creux de terre.

— Là doit résider cet illustre colo…

Sifflement. Éclatement…

— Je suis touché ! hurla Grandgoujon s’effondrant.

Mais ce n’étaient que des pierres et une motte.

— Pas de bobards ! fit Laboulbène, qui avait un tremblement nerveux.

Grandgoujon était à plat ventre ; il grouillait, il rampait, et avec des façons de ver coupé, il atteignit le poste.

— Ici, abri ! annonça l’homme à la voix chaude dans un ricanement.

— Oh !… Ah !… Bon Dieu ! Ce n’est pas trop tôt, bégaya Grandgoujon, qui était à bout. Moi je suis auxi…

— Comment occis ?

— Auxiliaire… pas combattant.

— Blagueur !… Où est le colo ? demanda Laboulbène. On apporte une girouette. Au fait, où est la girouette ?

— Cré nom ! fit Grandgoujon.

On l’apercevait à dix mètres de l’abri, où il s’était jeté contre terre.

— Je vais te la chercher, dit Laboulbène.

— Oh ! dit Grandgoujon, j’irais bien.

Mais l’autre était déjà de retour avec la boîte.

— Mon pied tourne, s’excusa Grandgoujon, dans mon soulier…

Alors, le planton les introduisit près du colonel. Celui-ci téléphonait et tonitruait. Quand il tint le feuille de Grandgoujon :

— Hein ?… Quoi ?… Une girouette ? Vous foutez-vous de ma fiole ? Voulez-vous que je vous foute dedans ? Allons, foutez-moi le camp !

— Mon colonel…

Une explosion ébranla l’abri.

— Assez ! cria le colonel.

Grandgoujon se tut, mais l’explosion fut suivie d’une seconde.

— Sortez ! rugit le colonel. Il m’apporte une girouette !!…

Il était hors de lui. Puis, comme du regard il foudroyait Grandgoujon, il fronça le nez, papillota des yeux et soudain il se mit à pleurer, tandis qu’à Grandgoujon aussi il venait des larmes. Scène d’attendrissement ? Non, gaz lacrymogènes, échappés du dernier obus.

— Les saligauds ! cria le colonel hors de lui.

Et cette épithète décida la retraite de Grandgoujon, qui ne comprenait ni cet accueil farouche, ni cette commune émotion.

Un secrétaire, larmoyant, s’empara de sa feuille, et d’une voix mouillée :

— Le colo, voyons, qu’est-ce que tu veux qu’il foute d’une girouette ?

— Eh bien, et moi ? dit Grandgoujon, désespéré.

Il lâcha comme en un sanglot tout l’air qu’il avait dans la poitrine.

— Toi, dit l’autre, retourne d’où que tu viens.

— Encore ! Je n’entends que ça partout ! fit Grandgoujon rageur.

— C’est l’métier, reprit le secrétaire.

— Et puis… ajouta l’homme du Lot avec emphase, que tu laisses la girouette ou que tu la remportes, puisque tu es là, il faut bien repartir !

— Mais il ne fallait pas que je vienne ! cria Grandgoujon, rouge de colère. Voilà comme on utilise les hommes !

— Ça, ce n’est qu’une phrase, conclut le glorieux Laboulbène. Suis-moi, et n’aie pas le trac. Tout ce qui éclate, camelote, puisque c’est en miettes tout de suite. En route !

Grandgoujon suivit, agité de mouvements convulsifs. Et il guettait le ciel, comme si les marmites avaient une trajectoire visible aux yeux.

Ils rentrèrent dans le boyau.

— Songe, dit le méridional photographe, que tu t’effares, mais que tu ne vois presque rien. Que serait-ce, si tu avais des yeux de rat ou de coléoptère ? On dit …

Djjj… Bang ! Ah ! cette fois ce fut un écroulement de tout un pan du couloir. Un bloc de terre renversa Grandgoujon et l’enterra jusqu’au cou, mais la tête passait, criblée de petit grains. Il serra la bouche, il ferma les yeux, il avait la face crispée. Alors Laboulbène, la pipe au bec, dit d’une voix lente et essoufflée (entre ses mots on entendait la terre s’effriter) :

— Dire… que si tu avais claqué… ça n’aurait même pas fait d’avancement dans l’armée française !

Puis il le dégagea, le secoua, le gratta. Grandgoujon haletait :

— C’est fou !… fou et criminel… contre des engins pareils… de poursuivre la lutte !…

Et, dans sa panique, il jeta le mot des héros qui donnent leur vie :

— En avant !… En avant !…

Mais l’héroïsme dépend du sens dans lequel on se fuit soi-même. L’autre avait peine à le rattraper, et ricanait : — Dès que tu sens que ça vient, protège la girouette !

Vingt fois il crut que ça venait ! Il eut l’impression d’être poursuivi et de mettre deux heures à sortir de ce boyau hideux… « En avant !… » Les éclatements devenaient pourtant plus éloignés. Enfin, ils retrouvèrent la route. Grandgoujon balbutia : « Allons ! Allons ! » Sur la route ils croisèrent un camion. Laboulbène fit signe. Il hissa Grandgoujon, qui s’époumonait : « Montons ! Montons ! » et grâce à Dieu, qui parfois est clément aux faibles, ils s’éloignèrent ainsi de la zone critique. Mais ils ne revinrent pas à la Compagnie Z : Le camion les déposa près de la gare ; et entrant dans le poste de la Croix-Rouge :

— Monsieur le major, dit Laboulbène sarcastique, à un médecin qui était occupé à attendre les événements, je vous amène un petit soldat de France, qui a eu la joie d’être enterré par une marmite, et déterré par votre serviteur !

À ces mots, comme si certains évoquaient des images pathétiques qu’il ne s’était pas représentées assez fortement, Grandgoujon prit un air accablé.

— A-t-il une blessure ? dit le major.

— Je ne crois pas… fit Grandgoujon ahuri.

— Sa capote a un trou.

— Je ne savais pas, dit Grandgoujon effrayé.

Le médecin, petit homme rondouillard, le déshabilla, puis, avec bonne humeur :

— Ce n’est pas encore cette fois-ci que vous irez manger des pissenlits par la racine. Mais si vous avez été enterré, ça a dû péter en plein sur vous, et vous êtes un peu tendu, hein ? Il faut vous laisser aller. Maintenant, mon brave, parlez, dites de grosses blagues et lâchez tout… même vos intestins ! Si, si, ça c’est une marotte à moi. Les civils répètent que les poilus se portent comme des charmes. Voilà la raison : ils font comme Louis XIV, ils lâchent leurs vents. Et ils s’assainissent, mon ami, ils se désempoisonnent ! Votre camarade va vous emmener à côté, il y a du rhum, du feu. Vous allez vous oublier, et du même coup vous oublierez votre commotion.

Grandgoujon, qui commençait à s’attendrir, bégaya de chauds remerciements, sortit, but, se chauffa, et, rassuré, devint éloquent.

Alors, Laboulbène se campa devant lui, et roublard, théâtral, impertinent, avantageux, il dit :

— Camarade, je suis heureux et fier de vous avoir guidé dans votre mission. Croqueboche et moi, vous présentons nos hommages respectueux !…

Et il riait. Grangoujon, allumé, reprit :

— Tu es un type fantastique !

Mais le chien et l’homme avaient pirouetté et disparu.

— Ah ! ah !… fit Grandgoujon.

Ce fut son tour de rire. Il avait subitement un impérieux besoin d’être gai, bruyant, puis de s’attendrir, presque de pleurer, et aussi de se dire à soi-même des vers doux ou joyeux. Ah ! les poètes ! Ah ! vivre ! Ah ! être heureux !

À l’infirmier qui l’imbibait d’alcool, il donna verbeusement la première version de l’aventure. Oui, enterré vivant : l’homme du Midi avait raison. À quoi tient la vie !

Puis à cet infirmier il demanda une carte ; il écrivit à sa mère : « Suis encore sain et sauf. Arriverai bientôt. Grandgoujon. » Il eut envie aussi de mettre un mot à Madame des Sablons : mais il n’osa pas ; il songea seulement à la grâce de toute sa personne, d’un cœur ému, qui donnait à ses espoirs la précision de souvenirs, et il là déshabillait en pensée comme un homme qui l’aurait déjà maintes fois rhabillée.

Après quoi, dans cet état de bien-être où les forces paraissent doubles, il repartit avec sa girouette et son wagon, sur l’ordre du commissaire militaire qui déclara : « Je n’y comprends rien. Voyez Paris, à votre section. »

Dans le train, au milieu de poilus, il continua de parler. Il donna de son enterrement par explosion de marmite une seconde version plus imagée, où, sincère d’ailleurs, il s’inventait des sensations. Puis il passa par Amiens, monta dans un train nouveau où, parmi des civils, il raconta alors l’attaque « à laquelle il avait pris part », avec tant de chaleur qu’une femme dit :

— Vous êtes un de ces z’héros qu’on lit d’ssus les journaux.

Modeste, il répondit :

— Madame, on est emporté, et on fait ce qu’il faut.

Mais, à force de voyager et d’entraîner son patriotisme en des récits héroïques, il ressentit de la fatigue et l’amertume de son cas. En réalité, il rentrait abasourdi, incapable de situer même le coin de terre d’où il arrivait ; et il avait eu peur… bien plus que dans la cave de Nancy ; mais dans sa joie de survivre, les bouffées de son imagination voilaient la vérité ; et comme il mit au compte des temps où il vivait, ce qu’il eût dû se reprocher à lui-même, le souvenir de son effroi lui donna une indignation, qu’il crut généreuse, pour une guerre si horrible. Être enterré vivant ! Sauvagerie ! Lui, un malade, l’envoyer là-bas !… L’image de Creveau lui revint : il vit rouge :

— S’ils ne m’ont pas tué, ce n’est pas leur faute ! Tous m’ont tous traité comme un chien galeux. Je suis une poire… une poire juteuse !

Et à la minute précise où il tirait cette conclusion rageuse de son séjour aux armées, il sortit de la gare du Nord, qui est laide, marchande et commune, ainsi que la place, devant, avec son demi-cercle de cafés et de mastroquets.

Grandgoujon s’en allait de sa marche dandinante, mais son gros visage avait une expression farouche : on eût dit qu’il apercevait son ancien patron. Et… c’est Moquerard qu’il rencontra !

Ce dernier le vit en même temps, il eut un recul, puis, de loin :

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu admires la sombre gueule de cette gare ? Accompagne-moi : je prends une auto.

Il fit signe à un chauffeur :

— Avenue des Gobelins, concert des Zigomars !

Grandgoujon, frémissant, dit :

— Je ne vais pas par là.

— Si, si, j’ai à te parler.

Et Moquerard s’enfonça dans la voiture ; puis, avec des yeux de singe furieux :

— Te décides-tu ?

Un bourgeois digne, à la vue de cet officier qui répétait un ordre à ce soldat, eut, pour Grandgoujon, un regard de colère qui décida son cœur indécis : il monta.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Oh ! le vous est sublime ! dit Moquerard. Qu’est-ce que Monsieur devient ? On ne voit plus Monsieur ! Fait-il du contre-espionnage ?… Vieux, tu as une foutue mine. Qu’est-ce qui se passe ? son foie sécrète ? Ta vessie s’engorge ? Va donc voir le docteur Flageolet, cousin de ma mère, dont la tête est taillée dans un fromage de Hollande et qui guérit ses malades par la seule répulsion qu’il inspire. Quand on l’a connu, on ne supporte plus la vue d’aucun médecin… et on ne meurt jamais !

Sa figure à cette idée exprima des délices infinies. Puis, se secouant :

— Il faut que je m’agrémente… Monsieur m’excuse ? Je vais à un rendez-vous galant…

Il tira de sa poche un carnet de papier-poudre, et détachant une feuille, il se frotta joues et nez.

— J’ai la peau grasse, dit-il d’une voix qui l’était aussi.

Avantageux, il se balança :

— Tu étais au front ?

— J’en arrive, prononça Grandgoujon d’une voix solennelle.

— Eh bien ? As-tu vu les cent quarante-quatre Boches que j’ai rendus à Dieu ? Tu ne les as pas vus ? Mais ils sont ensemble, alignés avec des petits jardins sur le ventre.

— Inutile de blaguer : j’ai vu assez d’horreurs ! dit Grandgoujon qui s’échauffait.

— Il y avait donc des civils ?

Grandgoujon regardait par la portière. Cramoisi, il dit encore :

— Je ne supporterai plus qu’on me bourre le crâne.

— Qu’on lui… le crâne ? Seigneur !

Moquerard fit mine de se pâmer.

— Serait-ce moi qu’il vise ?

Le ton était si inattendu, qu’un instant Grandgoujon s’apaisa. Alors, la bouche en cœur, l’autre reprit :

— Pourquoi, cher philosophe, ne m’avoir pas rendu visite avant que d’aller risquer la mort ? Je vous en avais respectueusement prié.

Grandgoujon devint violent :

— J’ai sonné à ta porte, trois fois !

— Trois fois ? C’est toi ! Mais, dit Moquerard, l’œil diabolique, mon oncle sonne aussi trois fois, mon oncle le dentiste… et je n’ouvre jamais ! Deux coups, c’est la concierge avec ses quittances : je n’ouvre pas plus. Quatre coups : un peintre cubiste ; je n’ouvre à aucun prix. Cinq coups : un musicien grec ; je suis dans les pièces du fond, il m’entend, mais je n’ouvre point. Six coups : ma folle maîtresse ! Il m’arrive d’ouvrir. Toi, il fallait sonner sept coups : j’aurais entr’ouvert…

Il rit, puis ajouta :

— Alors le front, c’est toujours crevant ?… Tu as vu ces bougres qui ont le trac, appellent « Maman », et disent que « c’est pas juste et qu’on d’vrait pas se battre au xxe siècle ? » Ils me dilataient la rate, ceux-là… Et ce sont des patriotes : qu’une marmite leur tombe sur le poil, ils éclatent tout comme un autre !

Il parlait en avançant la tête ; il avait l’air d’une gargouille. Avec son bagout, il expliqua pourquoi il allait aux Gobelins : il avait découvert dans un beuglant, au Concert des Zigomars, « une petite poule, bête comme un cochon, et jolie comme un amour ».

— Il faut l’entendre chanter des saletés, dit-il avec passion : on a les boyaux malades ! Car elle ne comprend rien, même pas les saletés. Et pour les dire, elle prend la tête de Jeanne d’Arc, entrant à Orléans. Alors, c’est imbécile et sanctifiant, tromboïdal et supérieur !…

À cette minute l’auto stoppa.

— M’y voilà ! M’y voici ! Il était temps ! J’expire !

Il sauta sur le trottoir et effraya un monsieur qui se promenait entre trois jeunes personnes.

Aussitôt, désignant le groupe, il cria :

— As-tu vu la tête du vieillard ?… J’ai fait de l’œil à ses filles et lui ai porté un coup mortel : il crèvera dans la semaine !

Puis, payant le chauffeur :

— Tenez ! Tenez !… Il rassemble ses demoiselles, et il marche tout contre… Il s’est retourné… Il chancelle. Il va mourir tout de suite.

Un homme qui a quatre fils tués reste tolérant ; un homme qui a trois filles vivantes devient anthropophage… Or, moi je veux les trois filles de ce crétin ! Elles sont au pays, je suis du pays… Dépêchons !

Et pour les rattraper, il s’élança, oubliant qu’en principe il boitait. Puis il songea qu’il lui fallait une allure attendrissante, et il reboita.

— Tu m’as l’air bien flambant, murmura Grandgoujon dont la mauvaise humeur était déroutée et désarmée.

Il suivait, et il en profita pour dire :

— Aurais-tu revu… Madame des Sablons ?

— Je ne la quitte plus ! lança Moquerard.

Il s’arrêta net, et saisit sa cuisse à deux mains :

— Carne de jambe ! Elle ne veut pas marcher !… Pendant ce temps le vieillard fuit avec sa progéniture ! Mais je n’en veux plus : ça m’est égal. Lui crèvera de peur, avant la nuit ?

Il fit demi-tour.

— Alors ?… grommela Grandgoujon.

Il se forçait :

— Alors ?… Madame des Sablons va bien ?

Moquerard répliqua :

— Elle a des seins admirables !

Grandgoujon resta pétrifié.

— Hein ?

— Et un ventre de femme grecque !

Ils étaient devant le Concert des Zigomars.

— Mais… alors ? balbutia Grandgoujon qui s’empourprait.

— Alors, reprit Moquerard, tirant sa montre, il est l’heure que je sois au Ministère. Heureusement, nous avons une succursale ici. Je suis délégué par le Conseil des historiographes pour recueillir des chansons gaies, fines et patriotiques. Le devoir m’appelle. Je te plaque.

Il fit deux pas vers le concert :

— Ne te fais aucune bile au sujet de la chère jeune femme, dont à laquelle…

Et il simula la tête puis la voix d’un vieillard :

— Elle a tout ce qu’il faut pour plaire.

Rire gouailleur ; bridements d’yeux ; il disparut.

Grandgoujon demeura d’abord béant sur le trottoir. Puis il se ressaisit ; pensa : « Quel veau ! » se bouchonna la figure, car il avait passé par des alternatives de froid et de vapeur ; et il partit chez lui.

Une fois de plus, sa bonne femme de mère était sens dessus dessous. N’ayant pas reçu les cartes, elle pensait son fils mort. La molle Madame Creveau la consolait en vain. Mais dès que Mariette ouvrit :

— Ah ! cria-t-elle, c’est lui !

Et Mariette, haineuse :

— Le disais-je à Madame qu’il avait seulement rien !

Grandgoujon serré, embrassé, bousculé, se sentit brusquement bien ému. Aussi, d’une voix bredouillante :

— Vous ne pouvez pas vous figurer…

— Mon Dieu ! dit sa mère. Assieds-toi. Raconte… Tu sors des tranchées ?

— J’en sors.

— Tu as vu une bataille ?

— Une vraie. Mais je ne pourrai jamais vous raconter : l’artillerie tonne on ne sait pas où ; les hommes tombent, on ne les voit pas : ça se passe dans le ciel et sous terre. C’est de la folie !

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… se mit à murmurer Madame Greveau, qui était pâle.

Elle demanda pourtant :

— Avez-vous vu des tanks ?…

— Ah ! fit Grandgoujon, le geste large, j’ai vu tout ce qu’on peut voir.

— Mon neveu aussi ! dit aigrement Mariette.

— Oui, murmura Grandgoujon, seulement… votre neveu n’est peut-être pas auxiliaire. Moi… on m’a envoyé porter une girouette, parce qu’on avait besoin de quelqu’un de sûr, mais… on n’avait pas le droit, moi, de me forcer d’aller jusqu’aux lignes… J’ai senti que je rendais service… J’ai dit : « C’est bon. »

— Voyez-vous !… dit sa mère. Et ce que tu rapportes, est-ce la girouette ?

Il reprit avec naturel :

— Ce sont des appareils délicats… On s’en sert un instant et puis voilà : c’est à réparer.

— Alors, dit timidement Madame Creveau, à quoi servent-ils au juste ?

Il se gonfla pour répondre :

— L’autorité militaire interdit formellement d’en parler.

— Tout cela est passionnant, dit Madame Grandgoujon à qui l’émotion mettait des feux aux joues. Bref… tu as vu une attaque ?

— Presque.

— Tu étais sous les obus ?

— Ah !… Je suis capable d’en retrouver plein mes poches. Et comment suis-je vivant ? J’ai été enterré.

— Enterré !

— Mon neveu aussi, grogna Mariette.

— Il faudra écrire tout cela ! dit Madame Greveau. C’est incroyable ! Le public l’ignore.

Mais à ce mot de « public », Grandgoujon fronça les sourcils, et passant brusquement de la satisfaction de l’héroïsme à la mauvaise humeur et à la marotte :

— Le public… on lui bourre le crâne !

Et il commença de dérouler ses molletières.

— Quelle boue ! dit Madame Grandgoujon.

— Boches criminels ! dit faiblement Madame Creveau.

— Tu n’as pas mangé ? reprit sa mère. Pauvre chéri !… Mariette, faites-lui donc…

Elle n’acheva pas, et courut elle-même à la cuisine.

La sonnette de l’entrée tinta. Mariette, avec effort, consentit à ouvrir : c’était la concierge. Elle la ramena, en même temps que le paillasson du palier, qu’elle glissa sous les pieds de Grandgoujon. La concierge apportait une lettre ; et entendant de Mariette que Monsieur revenait du front, elle se permettait de demander « si Monsieur, par hasard, aurait rencontré son mari, qu’était dans un secteur par là. » Et on la sentait à la fois servile, puis menaçante, repentie et agressive. Mais Grandgoujon, candidement, se trouva remué par cette curiosité domestique, comme par l’accueil ébroué de sa mère. Il avait l’âme sans rancune. Avec rondeur il demanda :

— Dans quel coin est-il, Madame, votre mari ?

Et tandis qu’il se déchaussait, il se mit à causer avec cette femme qui, pourtant, représentait à ses yeux ce que la société a produit de plus malsain. Puis, à elle aussi il conta son aventure. Et elle, elle conclut :

— Le plus malheureux c’est çui qu’aura tout fait, pis qui sera tué l’dernier.

Grandgoujon dit avec mélancolie :

— C’est vrai.

Il avait ôté ses chaussures ; remuait ses doigts de pieds pour les délasser. Il ouvrit ses musettes, en tira du papier gras, du chocolat blanc, des croûtons noircis, et il conta ses nuits, ses repas, disant toujours :

— Il faut avoir vu, vous savez !

Madame Grandgoujon ouvrit la porte.

— Chéri, attends-moi pour raconter.

— Pouh ! J’en raconterais jusqu’à demain.

Elle lui fit un tendre sourire :

— Comment veux-tu tes œufs ?

— Battus en neige, dit-il, autour d’un gâteau de riz au caramel.

— Ne te moque pas !

— Je suis très sérieux. Tu me vois à jeun ! Et je n’en peux plus. J’en ai la chair molle : tâte toi-même. Ma barbe ne pousse plus… regarde plutôt.

— Quelle misère ! fit Madame Creveau qui mendiait un regard, implorant le pardon pour son mari.

Mais lui regardait toujours la concierge et s’animant pour elle :

— Les campagnes d’Alexandre, d’Annibal, de Napoléon, tout le tremblement, c’est de la crotte auprès des horreurs modernes, qui ne s’expriment pas !

C’est, en effet, ce qui ressortait de son récit. Car il rentrait bien las, le cœur gonflé, mais la mémoire pauvre ; et sa bouche disait : « C’est terrible ! » sans que sa pensée évoquât rien que de vagues choses.

Madame Grandgoujon apporta, comme toujours, des œufs sur le plat.

— Je t’en ai mis trois, dit-elle, mais j’ai oublié de les saler. Je perds la tête. Je n’en ai jamais eu beaucoup ; cette guerre m’achève…

— Pauvre chère amie, il n’y a pas que vous ! soupira Madame Creveau, qui coula encore à Grandgoujon un œil désespéré.

Mariette, cependant, afin de récompenser Monsieur de ses égards pour la concierge, consentit à donner la salière. Et recommençant pour son compte :

— C’est vrai que ça sera malheureux, l’dernier qui sera tué…

On sonna.

C’était la bonne des Punais des Sablons, qui demandait si Madame Grandgoujon pouvait monter, après le dîner, voir un lot de chemises que Madame venait d’acheter pour de petits réfugiés.

— Oh ! Madame des Sablons est trop aimable, répondit d’une voix machinale Madame Grandgoujon.

Mais son fils grogna :

— Tu ne vas pas y aller, ce soir que je suis là.

— C’est vrai, balbutia Madame Grandgoujon. Mademoiselle, dites à Madame des Sablons que mon pauvre fils arrive du front, bien éprouvé.

— Ce n’est pas que je sois blessé, reprit Grandgoujon, mais j’ai besoin de repos.

Et à ses explications, Madame Grandgoujon mêla compliments, regrets, excuses, puis reconduisit à la porte, du même coup, avec mille gentillesses, la bonne du dessus, la concierge d’en bas, et Madame Creveau qui n’attendait qu’une occasion de se défiler.

Mariette, devenue dévouée, alla chercher les pantoufles de Monsieur. Grandgoujon, seul avec sa mère, en profita pour lui déclarer, à la hâte, en roulant des yeux d’ogre, et en montrant le plafond :

— Tu sais… c’est une grue !

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Moquerard m’a mis au courant…

— De quoi ?

— Tu le connais, lui : il n’y a pas été par quatre chemins… Eh bien, elle a marché !

— Oh !… Oh ! dit Madame Grandgoujon, je ne peux pas croire ça !

Elle rougit.

— Je la connais aussi, et remarque qu’elle-même m’a parlé de lui. Alors… alors, si ce que tu penses était, elle ne m’aurait pas parlé de lui.

— Est-ce qu’on sait ? fit Grandgoujon.

Tout de même, il était ébranlé. Il hocha la tête. Puis il commença ses œufs, et la bouche pleine :

— Je ne comprends plus rien à rien…

— Allons, allons, fit Madame Grandgoujon, s’asseyant près de lui.

— Partout je n’ai vu que des gendarmes, des commissaires et des officiers bouchés à la colle forte ! Incohérence et inconscience. Alors, je n’ai plus quarante ans, j’en ai cent !… Et une soif… comme chaque fois que je me fais de la bile !… Nous avions ici un petit malaga… Il n’y en a plus ? Parfait !… Tout va pour le mieux… Et ça n’empêchera même pas la terre de continuer à tourner, l’imbécile, sans savoir pourquoi…

— Mais au-dessus de cette terre, soupira Madame Grandgoujon, il y a les vérités de la religion.

— Et en dessous de faux religieux !

— Poulot !

— Je ne vois qu’une vérité : les poilus, là-bas, sont des saints, et il faut se mettre à genoux devant !

Il avait un ton sincère et enflammé. Puis il but, et pour lui faire plaisir, Madame Grandgoujon s’écria :

— Tu parles comme Monsieur Colomb !

Ah ! il faillit s’étrangler :

— Colomb ? Oui, celui-là il parle, mais il ne les a pas vus !

Madame Grandgoujon, prudente, ne dit plus rien.

Il bougonna :

— Maintenant, je suis fixé sur les gens de l’arrière ! Avec moi, qu’ils prennent garde : je ne peux plus entendre leurs ritournelles !

Madame Grandgoujon n’avait jamais vu ses yeux si pleins d’éclairs. Le chat tombé du troisième s’était glissé dans la pièce. La queue droite, et le dos rond, il vint se frotter contre sa jambe.

— Toi, fiche ton camp ! ordonna Grandgoujon… Et il y a des hypocrisies qu’on fera bien de renfoncer devant moi… Se mettre à genoux devant !… Imbéciles !

— Mais… murmura Madame Grandgoujon, c’est toi…

— Quand c’est moi qui le dis, ça va ! Mais qu’eux se tiennent sur leurs gardes !… Ou je leur collerai leur fait, brutalement ! Je n’ai plus personne à ménager. Moi, on ne me ménage pas… Demande au peuple ce qu’il pense. Écoute Quinze-Grammes.

Il but encore, s’épongea de sa serviette, et reprit :

— Et, sa sœur, à Quinze-Grammes… Tu verras cette petite chose charmante… malheureusement gâtée par cet autre mufle…

Sur cette affirmation, nouveau coup de sonnette. Il s’écria :

— Encore !

Traînant ses savates, avec cet air énigmatique qui semblait cacher du mépris ou un mauvais tour, Mariette annonça :

— M’sieur et Mame des Sablons.

Grandgoujon se dressa, rageur.

— Ils tombent bien !… Je ne suis pas présentable.

Puis :

— Après tout, je m’en fiche ! Faites entrer.

— Oh ! dit Madame Grandgoujon, j’ai cuit tes œufs dans le plat cassé…

— Ça leur fera les pieds ! dit-il. Faites entrer !

Et des yeux il fixait la porte.

Il y a certaines gens qui, pour être aimables, pénètrent chez les autres avec des sauts et ébrouements d’oiselles, remplaçant le frou-frou du plumage qui manque, par un pépiement dans lequel les mots s’envolent et s’emmêlent, vides et privés de sens. C’est ainsi que Monsieur et Madame Punais des Sablons s’introduisirent, nez à l’air, battant des ailes, Madame empressée, avec des éclats assortis à ses yeux brillants et à ses lèvres carmin, et Monsieur élégant, juvénile, dans une robe de chambre beige à brandebourgs noirs, d’où sortaient de petites mules en cuir de Russie.

— Chère Madame, mon mari rentre…

— Et ma femme affirme que nous ne vous dérangerons pas…

— Nous voulions tout de suite des nouvelles de votre fils.

— Mon ami ! Cher ami ! Vous en venez ?

Grandgoujon s’était levé. On lui serrait les mains. Il se troubla, et il répondit avec une modestie relative :

— J’en viens.

Puis, les des Sablons s’assirent, se calmèrent et ils parurent, d’abord, d’une attention émue ; mais Grandgoujon n’avait pas fait quatre phrases sur son épopée, que déjà Monsieur Punais en avait intercalé trois, d’un débit précipité :

— À propos… toute petite parenthèse : le projet Colomb, pour moi, se réalise d’une façon grandiose ! Mais… continuez, cher ami, c’est si émouvant ! Ah ! que c’est poignant ce que vous contez !

Et il le bénissait d’un regard attendri.

De son côté, d’ailleurs, Grandgoujon ne suivait sa pensée qu’avec effort. Ingénu, il substituait à son histoire celle des soldats d’Amiens : l’attaque, presque tout le monde fauché ; les survivants en larmes. Mais plus que jamais il était fasciné par cette femme qu’il regardait furtivement. Les révélations de Moquerard l’obsédaient : des seins admirables ; un ventre grec… Et il se sentait l’âme tumultueuse. Aussi, c’est sans conviction qu’il évoqua la grande pitié de la guerre, et machinalement que revint et roula sur sa langue le « On se mettrait à genoux devant ! »

— Voilà ! C’est cela ! interrompit Monsieur Punais, qui s’enflamma. Le premier janvier on a distribué du champagne à nos armées ; c’est tous les jours qu’elles en méritent ! Et je suis heureux d’entendre un homme qui les a vues hier, avant que, moi, j’en parle dans quinze jours. Car c’est dans quinze jours, ma grosse affaire : J’ai choisi mon titre : Qui vive ! France ! Vous plaît-il ? Dès maintenant je suis sûr d’une assemblée considérable. Toutes les œuvres de charité sur l’estrade ; un ministre, la Garde, des chœurs, enfin grosse, grosse machine !…

Il n’y avait, en vérité, que Madame Grandgoujon capable de le comprendre. Son fils suivait son idée fixe, laquelle était plus adultère que patriotique, et Madame des Sablons, qui avait rapproché sa chaise, répondait à son récit un peu somnambule, par de vives interjections mondaines sans rapport avec ce qu’il racontait. Ce fut donc Madame Grandgoujon qui fournit à Monsieur Punais des détails sur la terrible vie du front.

— Monsieur, permettez-moi d’aller chercher ses chaussures.

Elle les apporta. Monsieur Punais se leva et les prit.

— Voilà ! La voilà la sainte misère des tranchées ! Voilà ce qu’il faudrait montrer à mon public, faire passer dans les rangs !

— Et Poulot, Monsieur, reprit Madame Grandgoujon, ne sait pas comment il vit. Il me disait : « Maman, tu vas peut-être retrouver des obus dans mes poches !… »

— Oh !… Oh ! s’écria Monsieur Punais, quel mot sublime ! Madame, me le donnez-vous ? Puis-je m’en servir ?

Il se jeta sur Grandgoujon et lui prit les mains :

— Ce mot mérite une citation !

Grandgoujon fut troublé et touché. Et, à ce moment, il s’aperçut que Monsieur Punais avait, sur sa robe de chambre, une décoration noire, verte et rose. Sans savoir ce qu’elle représentait, il allait, avec son cœur, lui en faire compliment, mais de lui-même Monsieur Punais dit :

— Je vois votre regard. Excusez mon immodestie. Je porte ce ruban : en étais-je digne ?

— Oh ! cher Monsieur ! reprit Grandgoujon qui, de ce fait, n’était pas plus renseigné, toutes mes félicitations !

Madame Grandgoujon venait de se tourner vers Madame des Sablons :

— Connaissez-vous, Madame, ce cas du fils d’un Conseiller de la Cour, qui n’a plus ni bras ni jambes, et qui est aveugle ?

— Ces horreurs dépassent l’imagination, fit Monsieur Punais, marchant de long en large, les mains au dos.

Grandgoujon se sentait la cause première de ce respect, tout à coup religieux, pour le poilu-martyr. Et c’est avec une infinie douceur, en glissant des yeux amoureux à Madame des Sablons, qu’il se figurait reconquise, loin de ce sacré Moquerard, que posément il dit :

— Aussi, il ne faut plus qu’on nous bourre le crâne…

Puis, plein d’émotion :

— Monsieur Punais, j’irai avec plaisir à votre grosse machine !

Madame le regarda tendrement. Elle avait vraiment, cette femme, une grâce émouvante ; à la bien considérer, Grandgoujon se sentait une fervente gratitude pour la Nature ou le Créateur, et, dans l’ombre de l’antichambre, il ne put s’empêcher de lui demander :

— Avez-vous revu l’homme étrange dont l’oncle est mort en avalant une fourchette ?

Alors, dans un éclat de rire sonore, elle fit :

— Quel fou ! Je le vois souvent ! Il me fait la cour… ce qui n’inquiète d’ailleurs guère mon mari.

— Plaît-il, chère amie ? demanda Monsieur Punais.

— Nous parlons de Moquerard.

— Ah ! oui, oui, reprit Monsieur Punais, soucieux.

Mais son souci portait sur la question de savoir si le Ministre de la Marine avait accepté de venir à sa manifestation.

Bref, on se quitta avec des sentiments de douce amitié, et Grandgoujon, l’œil allumé, dit à sa mère, dès qu’ils eurent refermé la porte :

— Moquerard est un chameau… car elle est délicieuse.

— Mais, reprit vivement Madame Grandgoujon, avec son ingénu besoin de voir partout le bien, la vertu et les marques de Dieu, j’en étais sûre ! Ce n’était pas de toi d’avoir ces mauvaises pensées.

— J’ai répété ce que raconte cet individu, fit Grandgoujon. Mais, il ne l’emportera pas en Paradis !

Il se campa, déliant :

— Avec moi ils auront du fil à retordre, ces

cocos-là ! Finies les phrases. Moi, aussi j’ai commencé par être avocat, mais depuis, j’ai été bombardé… et il fera chaud quand je replaiderai.

— Quel métier feras-tu donc ? dit sa mère interdite.

— Quel métier ?… D’abord pour l’instant, je vais me raser. Viens avec moi : c’est odieux de se raser seul. Et après la guerre, ne vous en faites pas, madame : il y aura du boulot !

Il s’était savonné ; il tenait son rasoir.

— Je n’ai que quarante ans ; je ne suis pas un homme fini !

— Poulot, dit Madame Grandgoujon, j’ai peur que tu ne te coupes.

— Je ferai du commerce, dit-il gaiement ; je vendrai n’importe quoi, pourvu que ça fasse plaisir. Ni obus, ni pistolets. Aux gosses des crottes de chocolat ; aux femmes je vendrai des gosses ; et aux hommes je vendrai des femmes. Et… et je me suis coupé : ça y est.

— Oh !… tu n’es pas raisonnable. Éponge vite !

Il fut très sérieux pour répondre :

— J’en ai vu d’autres.

Après sa toilette, rafraîchi et allégé, il revint dans le salon :

— On étouffe ici. Quand on sort de cette bataille immense, c’est burlesque nos petites cages à mouches, avec ces petits bibelots, tous ces petits saint-frusquin.

Le chat tombé du troisième, assis sur son derrière, le guettait de loin, cette fois.

— Même Mistouflet me paraît gros comme rien ! Pauvre vieux, il me plaît quand même. Viens, ma grosse fille que je te chatouille le ventre ; car je t’aime ; mais… il faut que je sorte : j’ai besoin d’air.

— M’emmènes-tu ? dit vivement Madame Grandgoujon.

Il lui prit les mains :

— Je ne peux pas : je vais me livrer à une exécution.

— Quoi ?

Il se rengorgea :

— N’aie pas peur… ça sera propre… Je vais voir Creveau.

— Pourquoi faire ?

— L’exécuter.

Il ricana :

— Ce monsieur a prétendu me faire passer larme à gauche : je vais lui montrer que je la garde à droite.

— Petit… petit, bredouilla Madame Grandgoujon, pense à Madame Creveau.

— Qui sera enchantée d’être veuve.

— Poulot ! reprit-elle, ne dis pas de plaisanteries qui me font mal. Madame Creveau est une femme juste, qui sait le pour et le contre. Son mari a énormément travaillé. Bon comme tu es…

— Erreur !…

— Si, tu es bon. Que vas-tu lui dire ?

— Tu le sauras dès mon retour. Je ne serai pas long : je vais lui fiche ça en deux coups de cuiller à pot. Il y a quinze ans qu’il me traite comme un larbin. « Si j’en ai la livrée, je nie en avoir l’âme. » Tu vois, j’arrange même les vers du père Hugo… Ah ! le cochon !… Creveau, pas le père Hugo… Au revoir ! Je n’en ai pas pour longtemps, mais il s’en souviendra. On dit que la guerre révèle des gens : je me révèle ! Good by !

Il partit en courant, et il ruminait des phrases.

Chez Creveau, la même bonne lui ouvrit.

— Monsieur Creveau ?

— Il n’est pas là, Monsieur…

— Hum !… Est-ce sûr !

— Non, non, Monsieur !

— Ce n’est pas sûr ?

— Si, si, Monsieur !

— Alors, je l’attends.

Et, important, il s’installa en plein salon, guettant la bonne, comme s’il espérait une déclaration nouvelle ; mais elle se retira, le laissant seul.

Il y avait au mur un grand portrait de Creveau, qui semblait le dévisager, ne le quittait pas, le fouillait du regard. Le peintre avait saisi cette moue de dégoût, si typique chez le bonhomme, et l’immobilité l’accentuait ; portrait inquiétant ; Gandgoujon se tourna. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, aucun roulement dans la rue. Grandgoujon réfléchit ; Grandgoujon se calma, se lassa, bâilla… Certains de ses effets trop préparés lui parurent inutiles, et il était en train de se dire : « Bah ! il vaut mieux être bref… bref et net », lorsque Creveau, en trombe, rentra.

Ce fut foudroyant ! Grandgoujon n’eut pas le temps même de le voir, de se lever, d’émettre une syllabe ; Creveau avait fait irruption dans la pièce, était sur lui, parlait, l’accablait, l’exécutait. Et entre certains mots il respirait, mais jamais entre deux phrases, si bien qu’il était impossible de l’interrompre ni de l’arrêter. Les bras croisés, il était solide et virulent :

— Alors, cria-t-il, ils ne vous ont pas changé en macchabée ! Je viens de rencontrer ma femme : rocambolesque votre histoire ! Et vous avez toujours votre air de ne vous douter de rien ! Ma parole, il serait prêt à recommencer ? Ah ! non, mon vieux, pas avec moi !… On m’a dit que vous rapportiez la girouette : vous avez fait quinze kilomètres sous le feu pour la peau ! L’assassinat, quoi ! Définition de la guerre !… Car moi aussi, maintenant, je la vois de près la guerre !

Il élevait le ton. Ses lèvres, comme sur le portrait, exprimaient l’écœurement. Enfin, il saisit Grandgoujon par un bouton :

— J’ai laissé mes fonctions provisoires et assez répugnantes d’avocat général, et j’ai repris le vrai métier, mon vieux, notre métier, qui est de défendre les pauvres bougres contre la Société et la Justice ; et pour cette corvée-là il n’y a encore que les avocats ! Car écrivains, journalistes, politiques, zéro ! Tous immondes pendant cette guerre ! La gloire ! La victoire ! Le lyrisme ! Tam-tam ! Très joli ! Moi aussi je la veux la victoire, mais attention : ne nous payons pas de mots et méfions-nous du chauvinisme. Nous avons déjà eu les demi-soldes !

Son débit devenait saccadé. Chaque phrase coupait dans le vif.

— Grandgoujon, l’autre jour, vous avez été le plus malin ; vous avez su m’embobiner ; j’ai marché pour vous ; mais chacun son tour : c’est moi maintenant qui suis lucide ! — Grandgoujon, vous avez reniflé la poudre ; vous en avez dans le nez ; mouchez-vous !… parce que si un homme de votre espèce s’emballe, c’est la fin, sommes foutus !… Je vois les gosses : à quatre ans ils sont comme vous : boys-scouts, marches militaires, drapeaux, tout le bastringue ! Ah ! les petits chameaux, ils vont être redoutables après ! Il va leur falloir de l’artillerie et de l’action ; ils vont juger brutalement… d’autant plus… que vous n’empêcherez jamais la chose fantastique qui est en train de se faire, à l’insu de vous et des autres : les États-Unis d’Europe !

Il s’était reculé pour lancer cette annonce avec ampleur, mais, de nouveau, il revint sur Grandgoujon, tête en avant.

— Mon vieux, le socialisme frappe à la porte. Les rois ont le trac et se cachent dans leurs armoires. Grandgoujon, il arrive une vague énorme qui va vous balayer comme une crotte. Au lieu de résister… laissez-vous porter… parce que… vous, au moins, êtes une crotte intelligente… Si !… malgré votre air poire, je vous connais. Quelqu’un me disait hier : « Oui ou non, est-il idiot ? » J’ai dit : « Il fait l’idiot. » Vous marchez sur vos cinquante ans ? Hein ?… quarante sonnés ? c’est ce que je dis. Vous n’avez plus le temps de jouer au soldat ! Faites comme Saint-Denis ; prenez votre tête à deux mains ; dites-vous : « Je ne suis pas si innocent que j’en ai l’air, et un jour je pourrai être utile à mon pays. » Alors, d’abord, vous allez me faire le plaisir de rester où on vous a versé… Je me fous pas mal de votre accès de lyrisme !… Qu’est-ce que vous voulez encore ? Avec votre tête à jouer de la cornemuse, vous engager dans les Écossais ? Vous seriez appétissant en jupon court !… Est-ce la peur d’être traité d’embusqué ? Le mot s’applique à tous ceux qui survivent ! Il n’y en a pas tant, rassurez-vous ! Grand gosse, quand aurez-vous le sens des réalités vraies ? Regardez-vous dans une glace : vous êtes fait pour vous battre, comme moi pour jouer Jeanne d’Arc… Il n’y a pas que la guerre ! Et la paix, qui la fera ? Nous, les vieux, les macchabées ? Je leur dis ça, moi, dans le nez, au Conseil de Guerre : « Est-ce parce qu’un sacré type a fait une bourde, pour se priver de ses services, le punir et le boucler ? Mais c’est donner de la force à un vieillard gâteux, qui chipe sa place dans la vie ! » Vous, Grandgoujon, on vous installe au chaud dans un bureau. Mais vous grillez de filer au front : bêtement je vous aide, parce que, moi aussi, je suis français, moi aussi j’ai mes crises, et qu’enfin vous tombez un jour de chauvinisme. Vous partez. Pendant ce temps, qui colle-t-on sur votre rond-de-cuir ? Un veau, mon vieux !… Je sais bien, vous allez me dire : « Patron, que de fois m’avez-vous donné ce nom-là ! » Tout de même, après quinze ans à mon école, vous avez le sens de la vie ! Or il faut que cette guerre-là soit la dernière, Grandgoujon ! Ayons un héroïsme froid, et servons-nous des types qui voient et s’adaptent. Vous, vous ne voyez rien, mais vous êtes malléable, travailleur et utile. Ce soir, — ce soir même je serai au cabinet du ministre, et vous serez rayé de la bande de crétins où vous figurez avec votre nom, votre matricule… et votre girouette… Ah ! la girouette !

Il recroisa les bras, puis avec un mauvais rire :

— Envoyer des girouettes aux combattants pour savoir d’où viennent les pruneaux ! Mon vieux, au porte-galons qui vous a expédié là-bas, je vais faire tasser quelque chose !

Pour la première fois, la bouche de Grandgoujon s’ouvrit et il en sortit un vague son ; mais l’autre cria :

— Ne dites pas de bêtise ! Et allez vous reposer… ou vous saouler, si vous aimez mieux. Nous vivons une époque incohérente : je comprends qu’on se saoule ; on ne peut pas toujours boire de l’eau de Seltz… Et ne me remerciez pas ! Je vous tire d’un mauvais pas : c’est mon devoir. Je vous sauve la vie : c’est mon goût. Passons à autre chose. J’ai à trimer, mon vieux, comme quatre. À bientôt. Trimez vous-même. Ne jouez plus aux Napoléons : vous êtes fait pour les Maître-Jacques. Au revoir, et attention à vos pieds dans l’escalier ; car il n’est pas plus clair que la politique internationale !

Il avait poussé Grandgoujon dehors. Sur le dernier mot la porte claqua. Et Grandgoujon se trouva seul, livré à ses réflexions.

Quel égarement, pire qu’à la première visite ! Il avait été effaré ; maintenant il sortait hébété. Il était donc bien le bouchon dont il aimait, en ami de Quinze-Grammes, à parler souvent ? Mais cette image familière ne lui vint même pas. Il se trouvait dans la rue, abruti par cette douche ; puis, après trois pas, il se sentit dégoûté de son peu de résistance. Et pour résumer sa rage contre Creveau autant que sa pitié pour soi-même, grogneur et grondant, il laissa tomber de ses lèvres un mot qui était encore de Quinze-Grammes, cette source du bon sens populaire, — un mot qui résumait sa vie, son vide, ses regrets, sa colère, son amertume de français et son gros chagrin de pacifiste en guerre :

— Ah !… Ah ! bon Dieu !… Quel mastic !