Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/saint-simonien, ienne adj.
SAINT-SIMONIEN, IENNE adj. (sain-si-mo-ni-ain, i-è-ne — de Saint-Simon, nom propre). Philos. soc. Qui a rapport à Saint-Simon ou à sa doctrine : Doctrine saint-simonienne.
— Substantiv. l’artisan de la doctrine de Saint-Simon : Les saint-simoniens ont toujours été des hommes très-accommodants en fait de convictions politiques. (L. Reybaud.) Les saint-simoniennes croyaient avoir droit à la même liberté de mœurs que les hommes. (Mme Romieu.) On trouve des saint simoniens dans tous les partis. (T. Delord.)
— Encycl. Les saint-simoniens se constituèrent en école philosophique immédiatement après la mort de leur maître (1825) et fondèrent un journal hebdomadaire, le Producteur, pour la propagation de leur doctrine. Les principaux saint-simoniens étaient, à cette époque, MM. Enfantin, Bazard, Olinde Rodrigues, Auguste Comte, Armand Carrel, A. Blanqui, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Buchez, Decaën, Ad. Garnier, etc. En même temps, ils ouvrirent des conférences qui attirèrent un certain nombre d’hommes sérieux et d’une intelligence élevée. Ils avaient pris pour devise cette belle parole de Condorcet : « Toutes les institutions sociales dot vent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Pendant sa première période, l’école se voua au développement de la partie scientifique et industrielle de la doctrine, puis elle essaya de revêtir un caractère religieux et de se transformer en Église. Une hiérarchie fut créée, à la tête de laquelle furent placés MM. Enfantin et Bazard. Le premier, doué d’une remarquable intelligence, était tout à la fois métaphysicien et économiste, et cette double qualité l’entraînait progressivement dans un mysticisme sensualiste qui, plus tard, ne recula devant aucune extravagance. Bazard, l’un des fondateurs de la charbonnerie, âme vigoureuse, cœur droit, intelligence élevée, se présentait surtout comme politique et organisateur, pendant que son collègue aspirait au rôle de pontife et de révélateur. Diverses publications accrurent le nombre des adeptes, et l’élaboration des idées se continuait d’une manière paisible, lorsque la révolution de Juillet vint favoriser le développement de l’école et hâter sa destinée en l’amenant prématurément sur le terrain où elle devait fatalement se perdre et se briser. Ce fut alors qu’on vit commencer, à la salle Taitbout, ces prédications hebdomadaires qui attirèrent un si grand concours d’auditeurs et jetèrent tant d’éclat sur la secte. Le Globe, l’Organisateur et d’autres organes périodiques de publicité étaient sous sa direction ; par une vaste correspondance et par des milliers d’écrits répandus à profusion, elle étendait ses ramifications dans toute la France. Ce fut l’époque la plus brillante de l’association. L’attention publique était éveillée, la popularité venait aux nouveaux réformateurs ; les intelligences les plus élevées de l’époque se ralliaient à eux : aux noms déjà cités il suffira de joindre MM. Michel Chevalier, Lerminier, Carnot, Émile Barrault, Charton, Félicien David, Duveyrier, Jules Lechevalier, Émile Péreire, etc., enfin une grande partie des hommes qui, depuis, se sont fait un nom dans les sciences, les arts, la politique et l’industrie. À ce moment, une scission éclata dans le sein de la société. Tous les membres du collège étaient à peu près d’accord, quant au fond, sur les réformes à opérer : abolition de tous les privilèges de naissance, transformation de la propriété, éducation sociale et professionnelle, égalité de l’homme et de la femme ; tous acceptaient la devise : « À chacun suivant sa capacité ; à chaque capacité suivant ses œuvres ; » mais quand il s’agit de fixer les règles pratiques de la doctrine, un choc eut lieu entre les deux chefs. Bazard protesta contre les aberrations d’Enfantin sur la question du mariage et du rôle actif attribué aux prêtres et surtout au grand prêtre, au père, selon la terminologie saint-simonienne. Enfantin voulait la suppression de l’hérédité et l’affranchissement de la femme ; la suppression de l’hérédité, telle qu’il la comprenait, entraînait la destruction de la famille, et l’affranchissement de la femme conduisait presque directement à une sorte de promiscuité qui révoltait le sens moral de Bazard. Bientôt Enfantin se posa, non-seulement comme souverain pontife de la nouvelle religion, mais comme la loi vivante et le nouveau Messie, qui toutefois ne devait devenir un messie complet qu’après son union avec le messie femelle. Mais le messie femelle ne se trouva point ; aucune femme de quelque mérite ne consentit à jouer le rôle grotesque qui lui était réservé dans les conceptions extravagantes d’Enfantin. Celui-ci, cependant, ne désespéra pas encore ; il essaya d’organiser, à Ménilmontant, une espèce de communauté où le suivirent une quarantaine de disciples, tous remplis d’une ferveur qu’on pourrait presque appeler religieuse. Ils portaient un costume spécial ; ils se livraient à des travaux manuels, qu’ils exécutaient en chantant des hymnes et sous les yeux du père, qui se promenait gravement parmi eux, portant sur sa poitrine une inscription où ce mot père se lisait en caractères brillants. L’autorité, qui d’abord avait paru fermer les yeux, finit par juger que la morale publique pouvait se trouver compromise par ces manifestations ; des poursuites furent intentées, et un arrêt de la cour d’assises (1833) vint terminer brusquement l’existence de la société en ordonnant sa dissolution.
Outre ses plans d’organisation sociale, le saint-simonisme avait une philosophie propre et donnait une solution à toutes les grandes questions qui se sont toujours agitées parmi les hommes. Dieu, d’après cette philosophie, est tout ce qui est ; nul de nous n’est hors de Dieu, et il ne peut plus y avoir de réprouvés ni d’esclaves. La chair, si longtemps avilie par le triomphe des idées chrétiennes, doit être réhabilitée : les plaisirs de la chair sont saints comme ceux de l’esprit, pourvu qu’ils soient maintenus dans les limites que commande la raison. La beauté est divine, comme le génie ; elle est un signe de supériorité et une des conditions nécessaires pour l’exercice de l’autorité, qui s’impose d’elle-même et qui ne doit jamais provenir de l’élection. Tels étaient leurs principaux dogmes.
Ce qui a, dès le commencement, attiré l’attention publique sur les saint-simoniens, ce qui même a rendu leur tentative féconde en heureux résultats qui subsistent encore, ce ne sont pas leurs théories philosophiques, c’est l’ardeur avec laquelle ils défendaient le principe éminemment juste en soi de la nécessité du travail et de la répartition des produits faite à chacun selon ses œuvres ; c’est surtout l’insistance avec laquelle ils répétaient sans cesse que le principal et presque l’unique devoir des gouvernants est de chercher par tous les moyens à améliorer le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Ces maximes, ils ne les ont pas inventées, sans doute, mais ils ont fait d’énergiques efforts pour en provoquer l’application, et ces efforts n’ont pas été complètement stériles. Ce qui les a perdus, indépendamment des rêveries ridicules d’Enfantin, c’est le dédain qu’ils ont fini par affecter pour la liberté individuelle. Un grand prêtre qui se proclame lui-même, qui dispose à son gré de la fortune publique, qui trace à chacun la voie qu’il doit suivre, avec la prétention de connaître mieux la vocation individuelle que l’individu lui-même, c’est un despotisme aussi odieux que celui qui pèse sur les populations de l’Asie, et il est vraiment surprenant que, dans notre siècle, des hommes à qui on ne peut refuser du talent et des lumières aient cru possible de faire triompher de pareilles idées.