Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/romantisme s. m.

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 4p. 1337-1339).

ROMANTISME s. m. (ro-man-ti-sme — rad. romantique). Littér. et B.‑arts. Genre romantique, doctrines des écrivains et des artistes romantiques : Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature. (V. Hugo.) L’uniforme monastique est à la mode, le romantisme n’y a pas peu contribué. (T. Delord.) Le romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme. (G. Sand.) La doctrine avouée du romantisme fut la liberté dans l’art. (Champfleury.)

— A signifié Rêverie poétique : L’air pur des hauts lieux rafraîchit l’âme et dispose l’imagination à la méditation et au romantisme. (Brill.‑Sav.)

— Encycl. On a donné, en France, le nom de romantisme au grand mouvement littéraire qui commença un peu avant 1830, se poursuivit durant tout le règne de Louis‑Philippe et dont l’évolution n’est même pas encore terminée. Son caractère principal fut, dès l’origine, le renversement des règles établies, la transformation complète des formules que nous avait léguées l’antiquité classique, formules restées jusqu’alors presque universellement en vigueur. Rien de plus légitime que cette transformation et, jusqu’à un certain point, de plus nécessaire ; un fait capital comme la Révolution française s’étant interposé entre la littérature du XVIIe siècle et la nôtre, ayant changé les lois, les mœurs, la famille même et donné une nouvelle issue aux idées et aux aspirations, il était impossible qu’un pareil changement n’eût pas son contre-coup dans les œuvres de l’esprit.

Mais, si le romantisme a eu en France toute sa signification, ce n’est pas en France qu’il a pris naissance ; il procédait pour les autres nations d’un changement beaucoup plus ancien et dont les résultats furent immenses, l’avènement du christianisme. Comment se fait‑il même que, le christianisme ayant bouleversé la religion et l’état social que nous avait légués le monde antique, les formules littéraires ou artistiques des Grecs et des Romains et jusqu’à leur mythologie, absolument vide de sens pour nous, aient si longtemps subjugué tous les esprits ? Cela ne s’explique que par la perfection de leurs œuvres, perfection presque absolue et qui devait appeler l’imitation indéfinie. Cependant, ce ne fut qu’en France que le génie national consentit à s’absorber, à s’annihiler dans la reproduction constante des modèles classiques et encore seulement durant les deux derniers siècles littéraires. Outre que les auteurs anonymes des grandes épopées du moyen âge, les conteurs de fabliaux, les troubadours et les trouvères se sont fort peu inquiétés de l’antiquité et ont cherché en eux‑mêmes, dans leur goût personnel et dans celui de leur public, les lois de leur art, de très‑grands génies comme Dante, Shakspeare, Lope de Vega se sont soustraits à des règles qu’ils ne jugeaient pas faites pour eux, à des formules où ils dédaignaient de s’enfermer ; on peut appeler ceux-là les romantiques avant la lettre. En Allemagne, Tieck, Goethe, Lessing et Schiller ont également précédé de longues années nos romantiques de 1830. Lors donc que ceux‑ci, V. Hugo à leur tête, réclamèrent pour le poëte et l’écrivain dramatique le droit d’être de leur temps, de s’inspirer des sentiments et des aspirations modernes, de n’être pas obligés de mettre toujours leur pied dans les traces des Grecs et des Romains, qu’ils proclamèrent enfin l’affranchissement de l’art et de la littérature, car tel est le sens du romantisme, ils ne faisaient que reprendre une tradition interrompue depuis le moyen âge et opérer en France une révolution déjà consommée dans les autres pays. Par le fait de la persistance du goût et des doctrines classiques, par la résistance que la routine, passée en force de loi, lui opposa, cette révolution eut chez nous un caractère plus accentué, un caractère de réaction à outrance qui lui donna une signification et une portée plus grandes ; voilà ce qui distingue le romantisme français du romantisme en général. Ainsi, deux choses distinctes sont à examiner dans cette question : le romantisme en lui‑même, c’est-à-dire la transformation littéraire qui date du moyen âge, quoiqu’elle n’ait eu son grand développement que de nos jours, et l’histoire de l’école romantique, qui reconnaît en France pour ses fondateurs Mme de Staël et Chateaubriand, et dont le chef véritable est Victor Hugo.

— I. Hegel, en quelques pages d’une abstraction un peu germanique, mais pleines de faits vrais et d’aperçus ingénieux, a résumé les différentes phases intellectuelles de l’humanité afin qu’on pût se rendre un compte exact de la dernière. Il appelle romantique une forme particulière de l’art, qu’il oppose aux formes symbolique et classique. À l’origine de l’art, l’imagination fait effort pour s’élever, au‑dessus de la nature, jusqu’au spirituel. Mais c’est là une tentative impuissante. L’art, sans matériaux fournis par l’intelligence, ne fait qu’enfanter l’image grossière des formes physiques ou représenter des abstractions morales. Tel est le caractère de l’art symbolique. Dans l’art classique, au contraire, c’est l’esprit qui constitue le fond de la représentation ; la nature fournit seulement la forme extérieure. C’est sous cette forme que l’art atteignit son plus haut point de perfection, en accomplissant l’union de la forme et de l’idée, en idéalisant la nature, pour en faire une image fidèle de lui-même. Aussi l’art classique fut‑il la représentation parfaite de l’idéal, le règne de la beauté. Mais l’esprit ne peut trouver de réalité qui lui corresponde que dans son monde propre, c’est‑à‑dire dans le monde intérieur de la conscience. Là seulement il jouit de sa nature infinie et de sa liberté.

« Ce développement de l’esprit, qui s’élève ainsi jusqu’à lui‑même, qui trouve en lui ce qu’il cherchait auparavant dans le monde sensible, en un mot qui se sent et se sait dans cette harmonie intime avec lui‑même, constitue, dit Hegel, le principe fondamental de l’art romantique. Mais une conséquence nécessaire, c’est que, dans cette dernière période du développement de l’art, la beauté de l’idéal classique, c’est‑à‑dire la beauté sous la forme la plus parfaite et dans son essence la plus pure, n’est plus la chose suprême ; car l’esprit sent alors que sa vraie nature ne consiste pas à s’absorber dans la forme corporelle. Il comprend, au contraire, qu’il est de son essence d’abandonner la réalité extérieure pour se replier sur lui‑même ; il déclare celle‑ci incapable de le représenter. Si donc cette nouvelle conception est destinée à se manifester sous la forme du beau, la beauté reste quelque chose d’inférieur et de subordonné ; elle fait place à la beauté spirituelle qui réside au fond de l’âme, dans les profondeurs de sa nature intime. » (Esthétique, tome 2, p. 971, trad. Bénard.)

Dans la beauté romantique, il est nécessaire que l’âme, tout en se manifestant dans le monde extérieur, montre que, retirée en elle-même, elle est détachée de cette existence extérieure. Par conséquent, le corps ne pourra exprimer que l’esprit. D’après ce principe, la beauté ne réside plus dans la représentation sensible, dans l’accord parfait de l’idée et de la forme, mais dans l’âme elle-même ; c’est donc une beauté essentiellement spirituelle. « Avec cette indifférence pour la forme physique apparaît en ce qui concerne le côté extérieur de l’individualité, une manière de procéder analogue à celle de la peinture de portrait, qui n’efface les traits particuliers et les formes de la figure tels que les offrent l’original, ni ses imperfections et ses défauts, que pour y substituer quelque chose de plus conforme à l’idéal. » (trad. Bénard.)

L’art plastique offre tout d’abord l’exemple le plus frappant de la transformation qui est en train de s’exécuter. L’histoire du Christ, voilà ce qui fournit le sujet principal de l’art romantique au point de vue religieux. Le Christ est le modèle à imiter ; chaque individu doit trouver dans la contemplation de ce modèle l’image de son union réelle avec Dieu. Le Christ, c’est l’homme qui se dépouille de sa nature individuelle, qui souffre et qui meurt, mais qui, par les souffrances mêmes de la mort, ressuscite comme le dieu glorifié, comme le véritable esprit qui s’est manifesté aux hommes. Mais, comme, d’autre part, c’est sous les traits d’un homme qu’il est apparu, il est impossible de le confondre avec un autre personnage de la Fable ou de l’histoire. Ce que l’idée du beau repousserait comme ne lui étant pas conforme doit être accueilli nécessairement et représenté comme essentiel au sujet même.

« Ainsi donc, dit Hegel, lorsque la personne du Christ a été choisie comme sujet de représentation, les artistes qui ont entrepris d’en faire un idéal dans le sens et à la manière de l’idéal classique ont fait preuve du plus mauvais goût ; car de pareilles têtes de Christ et ces belles formes montrent bien, il est vrai, du sérieux, du calme et de la dignité ; mais d’abord la figure du Christ doit exprimer la spiritualité au plus haut degré de profondeur et de généralité, et en même temps une personnalité bien caractérisée. Or, ces deux conditions s’opposent à ce que la félicité soit empreinte sur le côté sensible de la forme humaine. Combiner ces deux termes extrêmes de l’expression et de la forme est un problème de la plus haute difficulté, et les peintres principalement se sont trouvés toujours très-embarrassés pour représenter le Christ d’après le type traditionnel. Le sérieux et la profondeur du sentiment doivent dominer dans de pareilles têtes. Mais les traits et les formes du visage, l’extérieur de toute la personne ne doivent pas plus être une beauté purement idéale que s’égarer dans le commun et le laid, ou même s’élever à la sublimité proprement dite. »

En dehors du sentiment religieux, on remarque, dans les productions de l’art romantique, l’énergie et la persévérance opiniâtre d’une volonté qui s’attache exclusivement à un but déterminé et concentre tous ses efforts dans sa réalisation. Mais, d’autre part, l’individu apparaît comme formant un tout complet. Ainsi, nous trouvons d’abord ces caractères pris pour ainsi dire dans l’état de nature ; mais comme, suivant l’impulsion exclusive d’une passion personnelle, ils ne représentent aucune idée générale, on ne peut ni les définir ni les classer avec rigueur. Tels sont les personnages de Shakspeare, dont le trait principal est l’énergie opiniâtre se développant avec éclat. «  Là, il n’est question ni de religion ni d’actions dont le motif est le besoin que l’homme éprouve de se mettre en harmonie avec le sentiment religieux ; il ne s’agit pas non plus d’idées morales. Nous avons sous les yeux des personnages indépendants, placés uniquement en face d’eux-mêmes et de leurs propres desseins, qu’ils ont conçus spontanément et dont ils poursuivent l’exécution avec la conséquence inébranlable de la passion, sans se livrer à des réflexions accessoires, sans vues générales et uniquement pour leur satisfaction personnelle. » Par exemple, le caractère de Macbeth est la plus violente ambition. Il hésite d’abord, mais bientôt il commet un meurtre pour obtenir la couronne, et pour la conserver il ne recule devant aucune cruauté. C’est cette conséquence de l’homme avec lui-même, et avec un but qu’il identifie avec lui‑même, qui fait tout l’intérêt du personnage. Rien ne l’arrête, ni le respect pour la personne de son roi, ni la démence de lady Macbeth, ni la défection de ses vassaux, ni la ruine qui le menace ; il marche au but en foulant aux pieds droits divins et droits humains. Lady Macbeth est aussi un caractère de ce genre. Il en est de même de Richard III, d’Othello et de la vieille Marguerite. Prenez un caractère ainsi enfermé, ainsi concentré en lui-même, et un moment doit arriver où toute l’énergie de ce caractère se réunira sur un sentiment unique et exclusif. Il s’y attache alors avec une force d’autant plus grande qu’elle n’est pas divisée ; il n’y a pour lui qu’une alternative : le bonheur ou la mort ; mais il lui manque la consistance ; il lui faut un principe moral pour le soutenir. Citons à ce propos un remarquable passage de Hegel ; c’est par là que nous terminerons :

« À cette espèce de caractères appartiennent les plus charmantes figures de l’art romantique, comme Shakspeare a su également les créer dans toute leur beauté. Telle est Juliette, par exemple, dans Roméo et Juliette. On peut se représenter Juliette comme étant, au commencement de la pièce, une jeune fille simple et naïve, presque enfant, ayant à peine quinze ou seize ans ; elle parait n’avoir aucune connaissance ni d’elle‑même ni du monde ; son cœur n’a éprouvé encore aucun mouvement, aucune inclination, aucun désir ; dans sa naïveté, elle a contemplé le monde qui l’environne comme une lanterne magique, sans en rien apprendre, sans faire la moindre réflexion Tout à coup nous voyons cette âme cachée développer dans toute leur force les qualités qu’elle recelait, montrer de la ruse, de la prudence, de l’énergie, tout sacrifier, se soumettre aux plus terribles épreuves. C’est une flamme allumée par une étincelle ; c’est le bouton d’une fleur qui, à peine touchée par l’amour, s’épanouit tout à coup, ouvre sa corolle et tous ses pétales, puis se flétrit l’instant d’après et tombe effeuillée plus vite qu’elle n’avait fleuri. »  

Ainsi, changement complet du point de vue, déplacement de l’idéal, étude de l’homme se repliant sur lui‑même pour s’observer et observer les autres dans ses propres passions, ses énergies pour le bien et pour le mal, tel est le résultat du romantisme. Le nom importe peu maintenant que la chose est définie, et il est certain qu’on n’en pouvait choisir un plus vague et plus faux. Une telle transformation, si complète et si radicale, n’a rien à voir avec l’art timide des trouvères et la langue romane dont ils se servaient ; c’étaient eux, au contraire, qui obéissaient, à leur insu, à un mouvement d’idées plus fort, dont la véritable cause est, comme on l’a déjà dit, la victoire du christianisme sur le polythéisme.

— II. En France, il eût été plus logique d’appeler germanisme la révolution littéraire qui éclata en 1830 ; c’est d’Allemagne qu’elle nous était venue, et Mme de Staël nous l’avait apportée entre les pages de son livre célèbre. De son côté, Chateaubriand nous l’apportait d’Angleterre en traduisant et en commentant les plus originaux des poètes anglais. Ils furent tous deux les parrains du romantisme français.

Jusque vers la moitié du XVIIIe siècle, et surtout depuis l’apogée du règne de Louis XIV, c’était la France qui avait imposé ses mœurs et sa littérature aux pays voisins. Elle avait donné le ton en toutes choses, au théâtre comme dans les jardins. En Allemagne, on taillait les ifs en pyramide et en jeu d’échecs comme à Versailles, et, singeant Louis XIV, l’électeur de Saxe jouait dans des ballets mythologiques. La révocation de l’édit de Nantes contribua encore à cette mascarade de nationalité : les exilés protestants formèrent un contingent puissant qui vint apporter et en quelque sorte imposer à l’Allemagne les goûts français, les habitudes françaises. Il fallut la guerre, chose étrange, pour changer cet état de choses. La guerre de Sept ans rapprocha la Prusse de l’Angleterre, et de ce mariage d’idées avec Shakspeare, Young, Ossian, date la renaissance du génie vrai de l’Allemagne. Toute une pléiade d’écrivains surgit tout à coup : Bodmer traduit Milton, Klopstock écrit la Messiade ; Lessing, le Diderot allemand, comme Wieland en est le Voltaire, compose la Dramaturgie, vaste et curieux plan de théâtre. Et bientôt paraissent Goethe et Schiller. Remarquons ici qu’en Allemagne la critique sert d’avant‑garde à la poésie. « Il est des époques, a dit M. Ernest Renan, où la critique est la poésie même. » C’est au début de la réaction que nous venons de signaler que peut surtout s’appliquer ce mot si juste. En effet, Bodmer, Lessing et Wieland sont des critiques autant et plus peut‑être que des poëtes. Ils préparèrent la voie ; quand Goethe et Schiller parurent, elle était libre. Ces deux grands hommes furent d’ailleurs, eux aussi, des critiques, et cette fusion de la critique et de la poésie est un des caractères les plus curieux du génie allemand.

Pendant que l’Allemagne accomplissait son grand mouvement littéraire, l’Angleterre accomplissait le sien. Shakspeare, sinon oublié, du moins bien dédaigné, revint en pleine lumière. L’évêque Percy publie les vieilles ballade nationales qu’il a recueillies avec un zèle enthousiaste. Il se manifeste à la fois un élan vers l’idéal et un retour à la nature dignes d’attention. Un groupe littéraire personnifie cette double tendance : c’est l’école des lakistes (lakists), composée de Wordsworth, Coleridge, Southey, Wilson, etc., et ainsi nommée parce que la plupart de ces poëtes avaient chanté les lacs de Westmoreland et de Cumberland. Puis enfin, comme en Allemagne avaient paru Goethe et Schiller, Byron parut en Angleterre puis Walter Scott. Si à ces noms nous ajoutons ceux de Chateaubriand et de Mme de Staël, nous aurons, dans une proportion relative, nommé les chefs du romantisme et spécialement de ce qu’on a désigné et qu’on désigne encore sous le nom d’école romantique en France.

Nous disons proportion relative, en ce que l’influence exercée par l’Angleterre et par l’Allemagne ne fut pas égale sur notre littérature : l’Allemand, plus penseur, plus philosophique, nous pénétra plus lentement de sa poésie saine et forte. L’Angleterre, au contraire, dès le milieu du XVIIIe siècle, commençait à avoir en France un parti littéraire. Letourneur traduisait Shakspeare, et la traduction de ce barbare s’enlevait malgré les imprécations de Voltaire. On découvrait avec étonnement des horizons nouveaux au delà des bornes étroites où des règles routinières avaient jusque‑là emprisonné nos plus grands poëtes, à commencer par l’auteur du Cid, notre immortel Corneille, blâmé publiquement par l’Académie pour ses incorrigibles audaces. Lorsque, après le tourbillon de la Révolution française, et pendant le premier Empire, lord Byron parut, sa poésie personnelle nous pénétra profondément. C’est que cette poésie était bien celle du moment ; les émotions de Byron, tout en étant particulières au poëte, étaient aussi celles de tout son siècle ; ses douleurs sont à la fois les siennes et les nôtres. Le doute amer mêlé à cette fiévreuse recherche de l’infini, de la vérité, le désespoir caché sous l’ironie la plus mordante et la plus fière, n’était‑ce pas, n’est-ce pas encore la maladie de tout ce siècle ébloui par cette grande aurore, 1789, et qui depuis cherche, trébuche et va au hasard ?

Pendant que Byron semblait prendre pour esthétique unique ces mots : « Regarde en toi-même et connais-toi, » un autre poëte, calme et tranquille celui‑là, disait : « Songe au passé. » Walter Scott ressuscitait le moyen âge absolument enfoui sous la poussière des siècles et dédaigné des poëtes. Il le remettait au jour ; il indiquait les innombrables ressources qu’il offrait à l’art. Il chante, ainsi qu’il le dit lui-même dans une pièce, «  le haubert, l’écharpe, le cimier, la fée, le géant, le dragon, l’écuyer, le nain. » Ce fut toute une poésie nouvelle, chatoyante, éclatante de couleur et de pittoresque, qui surprit d’abord, puis captiva.

Mais abandonnons ces maîtres et examinons quel était, quand ils parurent, l’état de notre littérature française. Les révolutions politiques peuvent amener de fécondes révolutions littéraires quand elles ont accompli leur cycle ; mais tant qu’elles durent, elles sont en général stériles pour l’art ; l’action étouffe le rêve. Les poëtes sont au plus fort de la mêlée et oublient d’écrire. Il s’ensuit que ceux qui écrivent, et que la foule prend pour des poëtes, sont tout au plus de patients travailleurs de mots ; l’âme est ailleurs. À l’exception de Marie‑Joseph Chénier, l’auteur de Charles IX, qui n’avait pas encore écrit son Tibère, sévère et remarquable étude, de Lemercier, qui n’avait guère produit encore qu’Agamemnon, tragédie supérieure à celles de Voltaire, mais de la même école, la Révolution n’a pas un nom de poëte à citer. À la Révolution succéda le Consulat, puis au Consulat l’Empire. L’empereur, qui professait sur les poëtes l’opinion de Louis XIV et ne les considérait guère que comme des accessoires de sa gloire, nécessaires pour la célébrer, chargea le grand maître de l’Université, M. de Fontanes (que les mauvais plaisants appelaient Faciunt asinos), de lui découvrir des Corneille. En fait de Corneille, on ne découvrit que Luce de Lancival, auteur d’Hector. La plus grande gloire littéraire de ce temps c’est Delille, versificateur ingénieux, abusant de la description et de la périphrase. Pendant que Goethe et Schiller illuminent l’Allemagne, que Byron révolutionne littérairement l’Angleterre, que tant de nouveaux horizons s’ouvrent chez les nations voisines, la France ne peut montrer que de pâles décalques des maîtres ; au théâtre des copies de Ducis, dans l’ode des copies de J. B. Rousseau, et déjà Ducis et Rousseau n’étaient que des imitateurs. Toute richesse d’imagination, tout relief du vers sont proscrits, sous prétexte de goût. Imaginer, au fond, n’est que se souvenir, s’écrie Laharpe ; et, d’après ce précepte de l’Aristarque, on refait plus pâles et plus froides encore les tragédies de Campistron et de Voltaire. Chateaubriand lança coup sur coup le Génie du christianisme, Atala, René, la traduction du Paradis perdu, les Martyrs, et l’ère de la rénovation fut ouverte.

Le Génie du christianisme, œuvre de parti pris, avec les défauts des œuvres de ce genre, en eut les avantages. La traduction du Paradis perdu, aujourd’hui encore, demeure un chef-d’œuvre d’exactitude. Chateaubriand connaissait aussi Shakspeare ; il vit l’Orient, il explora les forêts vierges et les solitudes du nouveau monde. De là Atala, René, ces admirables épisodes, pleins de chaleur et de douleur concentrées ; de là les Natchez et leurs inégalités, de là les Martyrs et leurs épisodes de Velléda et du combat des Francs, dont la lecture décida de l’avenir d’Augustin Thierry : « Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée ! Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie ; les vierges ont pleuré longtemps ! Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée. Nos pères sont morts dans les batailles ; tous les vautours en ont gémi ; nos pères les rassasiaient de carnage ! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s’écoulent ; nous sourirons quand il faudra mourir. » Quelle impression profonde dut exercer sur les esprits cette poésie nouvelle, sauvage et forte, jusque‑là si complètement inconnue !

Mme de Staël aida puissamment à la rénovation par son livre De l’Allemagne, dans lequel elle révéla à la France Goethe, Schiller, Kant, Hegel. Dès cette époque (1802), il s’établit, en dehors de la littérature officielle, toujours roide et comme momifiée dans une pose convenue, une sorte de courant souterrain qui fut longtemps sans pouvoir se faire jour. Lorsque Lamartine fit, en 1820, paraître ses Méditations, ce fut comme une surprise. On ne connaissait pas encore cette corde intime de la poésie personnelle qui s’abandonne à ses sentiments ; car Byron, le poëte personnel lui aussi, mit toujours un masque à ses larmes ou à son sourire. Deux ans après les Méditations un nouveau recueil de poésies parut, un volume d’Odes. L’auteur avait seize ans à peine et s’appelait Victor Hugo.

« Bientôt, dit Sainte‑Beuve, il se forma dans des boudoirs aristocratiques une petite société d’élite, une espèce d’hôtel de Rambouillet, adorant l’art à huis clos, cherchant dans la poésie un privilège de plus, rêvant une chevalerie dorée, un joli moyen âge de châtelaines, de pages et de marraines, un christianisme de chapelles et d’ermites. » On reconnaît là la double influence de Chateaubriand et de Walter Scott. Mais chaque volte-face littéraire a ses excès. La poésie vibrante et vivante eut le sien : on tomba tout d’abord dans la sensiblerie ; l’élégie fut à la mode. Nous renvoyons à la Muse française, le recueil qui enregistrait les productions poétiques d’alors ; on y trouve à profusion des Jeune malade, Sœur malade, etc. Le ridicule mit fin à cette fièvre d’élégies à froid. Un écrivain railleur en proposa une sur ce thème burlesque : l’Oncle à la mode de Bretagne en pleine convalescence, et la fureur s’arrêta. Parmi les rédacteurs de la Muse française nous lisons les noms de Hugo, de Vigny, d’Émile Deschamps et de Mmes Desbordes-Valmore, Tastu, Sophie et Delphine Gay (cette dernière fut depuis Mme de Girardin). Tout ce bataillon de l’avenir marche sous les ordres du chef illustre, « sous l’étendard duquel il faut marcher en morale comme en poésie, en religion comme en politique, si l’on veut aller droit et loin. » Toujours Chateaubriand. C’est Victor Hugo qui s’exprime ainsi, rendant largement, on en conviendra, à l’auteur d’Atala la monnaie de l’Enfant sublime. » Les nouvelles Méditations de Lamartine parurent en 1823, et les Odes et Ballades en 1824. Ces œuvres affirmaient victorieusement une nouvelle forme, supérieure à celle que professaient les académies, et aujourd’hui considérée parfaitement comme telle par tout le monde. La révolution aurait donc pu s’accomplir pacifiquement et ne pas prendre ce caractère excessif de réaction contre les vieilles doctrines ; on eût économisé ainsi la somme de force que fait perdre toute réaction violente, en entraînant les esprits beaucoup plus loin qu’ils n’auraient voulu. Il en fut autrement. Les derniers représentants de la tradition et des procédés classiques s’indignèrent de ce qu’on suivait une voie nouvelle, si rationnelle que fût cette nouveauté, et, abritant leurs pauvretés, leur manque absolu d’imagination et de style derrière les grands noms de Racine et de Corneille, qu’ils prétendirent attaqués en leur personne par les novateurs, ils entaillèrent résolument la lutte. À l’ardeur des principes littéraires vint se joindre celle des principes politiques ; car il faut remarquer que les romantiques étaient royalistes et les classiques libéraux ; par une curieuse interversion qu’on ne pourrait expliquer qu’en refaisant l’histoire de l’Empire et de la Restauration, ceux qui prêchaient le libéralisme dans l’art étaient absolutistes en politique, et, par contre, les libéraux ne voulaient pas souffrir la moindre émancipation dans le domaine littéraire. On en vint aux mains dès la publication des premiers volumes de vers de Victor Hugo, ceux qui aujourd’hui nous semblent le plus se rapprocher du goût classique, mais que l’école de Delille, d’Adrien et de Luce de Lancival trouvait barbares. Baour‑Lormian tira son Canon d’alarme. Le langage de l’académicien n’avait rien de bien parlementaire ; il traitait les romantiques de pourceaux, à l’aide d’une périphrase :

Il semble que l’excès de leur stupide rage
A métamorphosé leurs traits et leur langage ;
Il semble, à les voir grognant sur mon chemin,
Qu’ils ont vu de Circé la baguette en ma main.

Népomucène Lemercier appela sur eux les sévérités du parquet et s’écria :

Avec impunité les Hugo font des vers !

Le Constitutionnel se demandait s’il ne se trouverait pas enfin, parmi les auteurs dramatiques, un Molière ou un Regnard pour livrer les romantiques à la risée publique, dans une bonne comédie en cinq actes, et M. Duvergier de Hauranne, futur collègue de Victor Hugo à l’Académie, répondait : « Le romantisme n’est pas un ridicule, c’est une maladie comme le somnambulisme ou l’épilepsie. Un romantique est un homme dont l’esprit commence à s’aliéner. Il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à peu ; mais on ne peut en faire le sujet d’une comédie ; c’est tout au plus celui d’une thèse de médecine. » C’est à ces inepties que répondit la préface de Cromwell. Ce que proclame cette préface, tant de fois analysée, c’est le libéralisme dans l’art, c’est‑à‑dire le droit pour l’écrivain de n’accepter en fait de règle que sa propre fantaisie ; de faire, s’il lui plaît, coudoyer le grotesque par le sublime et d’envisager toute chose à son point de vue personnel. Résumant avec une concentration merveilleuse l’histoire de la poésie, Victor Hugo s’exprimait en ces termes : « La poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes marquent la transition des poëtes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poëtes épiques aux poëtes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque, les chroniqueurs et les critiques avec la troisième… La poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame comme ils se croisent dans la vie et dans la création… Tout ce qui est dans la nature est dans l’art. » Ce manifeste était précis, et, en s’attaquant dès le début au théâtre, Victor Hugo attaquait l’ennemi de front. Joignant l’habileté au talent, il eut soin de proclamer plus haut que ses adversaires les merveilles des maîtres passés, Corneille, Racine, Molière, qu’on lui opposait sans cesse. Le retour au vrai, telle était la conclusion de cette préface, de ce manifeste du romantisme. Tout ce qui pensait, tout ce qui avait encore souci de la grandeur des lettres en comprit la portée. Dans le livre de Mme Hugo (Victor Hugo, par un témoin de sa vie), nous trouvons le récit d’une conversation qui eut lieu vers cette époque entre M. Hugo et Talma. Ce qu’y dit le grand acteur tragique est caractéristique. « L’acteur n’est rien sans le rôle et je n’ai jamais eu un vrai rôle, dit Talma. Je n’ai jamais eu de pièce comme il m’en aurait fallu. La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand. J’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité : un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fût pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. Tenez, m’avez‑vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : Du pain ! je veux du pain ! C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine ; c’était tragique et c’était vrai ; c’était la souveraineté et c’était la misère ; c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité ! voilà ce que j’ai cherché toute ma vie. Mais que voulez‑vous ? je demande Shakspeare, on me donne Ducis. À défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume. »

Tout le monde en convenait ; le besoin d’une littérature renouvelée se faisait sentir. Eugène Delacroix, le grand peintre, écrivait à Victor Hugo : « Envahissement général ! Hamlet lève sa tête hideuse, Othello prépare son oreiller essentiellement occiseur et subversif de toute bonne police dramatique. Le roi Lear va s’arracher les yeux devant un public anglais. Il serait de la dignité de l’Académie de déclarer incompatible avec la morale publique toute importation de ce genre. Adieu le bon goût. Apprêtez-vous dans tous les cas une bonne cuirasse sous votre habit. Craignez les poignards classiques. » Dans cette lettre, E. Delacroix faisait allusion aux représentations que venaient donner à l’Odéon des acteurs anglais de passage à Paris ; il fallait que l’opinion se fût singulièrement prononcée en faveur de l’école nouvelle pour que le public, non‑seulement supportât, mais applaudit les rudes chefs-d’œuvre du poëte anglais. 

Mais autre chose était la représentation des chefs-d’œuvre étrangers et autre chose celle de pièces nouvelles, originales, conçues dans les mêmes idées. On ne siffle pas un livre non plus qu’une préface ; c’était au théâtre qu’on attendait les nouveaux venus ; ces nouveaux venus alors étaient, avec Hugo, Alfred de Vigny et Émile Deschamps. Nous ne comptons pas Lamartine, qui ne songeait pas au théâtre. Nous ne comptons pas davantage Vitet, qui venait de publier les États de Blois, scènes dramatiques du temps de la Ligue et de Henri III, et Mérimée, l’auteur ingénieux du Théâtre de Clara Gazul ; ni les États de Blois ni le Théâtre de Clara Gazul n’étaient possibles à la scène, et les auteurs se fussent gardés de les y porter. C’était donc à qui ouvrirait le feu. Alfred de Vigny allait se risquer par sa traduction d’Othello, quand un jeune homme de vingt‑sept ans, un inconnu, hier employé dans les bureaux de la maison d’Orléans, obtint au Théâtre-Français un succès éclatant. Le lendemain, Alexandre Dumas était célèbre ; le drame s’appelait Henri III. La pièce (v. Henri III et sa cour) est un peu lourde et a beaucoup vieilli ; mais elle contenait assez de scènes osées pour soulever des orages. La scène de la sarbacane, premier essai du grotesque dans le drame, réussit au delà des prévisions de l’auteur. La grande scène du troisième acte, où le duc de Guise force sa femme, en lui broyant les poignets, à donner un rendez‑vous à Saint‑Mégrin, stupéfia la salle et, l’étonnement passé, entraîna le succès ; il fut inouï, écrasant. On put dire dès ce jour que la cause de la nouvelle école était gagnée. La bataille cependant n’était pas finie. Othello parut, et la critique aux abois en annonce ainsi dans un journal du temps la première représentation : « On arrivait à la représentation du More de Venise comme à une bataille dont le succès devait décider d’une grande question littéraire. Il s’agissait de savoir si Shakspeare, Schiller et Goethe allaient chasser de la scène française Corneille, Racine et Voltaire. » C’était de la mauvaise foi, mais de la mauvaise foi habile ; la question ainsi déplacée donnait raison à ceux qui la posaient. On ne chassait pas plus les maîtres de l’art de leur Parnasse séculaire que la bourgeoisie ne chassait l’aristocratie des positions que depuis la commencement de la monarchie elle occupait ; on demandait simplement, comme l’a dit ingénieusement un écrivain, que «  la liberté des cultes littéraires fût proclamée. » Othello réussit malgré une opposition admirablement organisée. Les classiques s’abordaient dans les corridors du théâtre en se disant : « Comment trouvez-vous Othello ? — C’est beau mais Iago ! c’est bien plus beau. » Et tous de répéter sur des intonations de miaulement les plus discordantes : «  Iago ! Iago. » Rien n’y fit ; la salle fut subjuguée devant ces sombres rugissements de la jalousie africaine que le timide Ducis avait su moduler avec art. On frémit à ces vers d’Othello :

Attends, femme ! j’arrive.
Ton sang bientôt versé par mon bras satisfait
Va couler sur ce lit qu’a souillé ton forfait.

La voie était non‑seulement ouverte, mais presque déblayée ; Victor Hugo vint à la rescousse ; son drame de Cromwell était beaucoup trop considérable pour être joué ; le poëte reprit la plume et écrivit Marion Delorme, que la censure arrêta. Victor Hugo, infatigable, créa Hernani, et la bataille décisive eut lieu.

La révolution spéciale du théâtre nous a entraînés jusqu’en 1829 ; revenons sur nos pas et voyons ce que devenaient les livres. Toute une littérature nouvelle, originale et forte, continuait à naître. Nous avons cité les Odes de Hugo, les Méditations de Lamartine. En 1826, Bug‑Jargal parut. Avant Bug‑Jargal avait paru Han d’Islande, livre monstrueux où se rencontrent pourtant de belles pages ; tout se renouvelait, et c’était, après la poésie, le tour du roman. En 1828 parurent les Orientales et le Dernier jour d’un condamné ; en 1831, Notre‑Dame de Paris.

À côté de Victor Hugo, de Lamartine et d’Alfred de Vigny, toute une pléiade ardente et jeune se ruait à la bataille de l’indépendance de l’art. Sainte‑Beuve, l’auteur du Tableau de la littérature au XVIe siècle, après avoir ressuscité Ronsard, du Bellay, l’ancienne pléiade enfin, passait lui aussi de critique poëte, sous le pseudonyme de Joseph Delorme. Qu’on relise la pièce intitulée le Cénacle. Ces temps sont bien loin de nous ; c’étaient ceux de l’enthousiasme et de la fraternité ; le poëte s’écriait :

Ne désespérons point, poëtes de la lyre,
            Car le siècle est à nous !

À Sainte‑Beuve vint se joindre Théophile Gautier, déjà le poëte de la forme par excellence. L’impulsion était donnée ; elle ne s’arrêta plus.

Nous nous contentons de rappeler les noms des chefs de l’école romantique : Hugo, Lamartine, de Vigny, Dumas, Th. Gautier, Sainte‑Beuve, et d’énoncer leurs plus belles œuvres, qui sont séparément analysées ailleurs. Mais il nous faut aussi parler des écrivains secondaires, aujourd’hui oubliés pour la plupart, qui, sous la bannière éclatante de ces chefs, combattirent à leur manière pour l’indépendance de l’art. L’excentrique Pétrus Borel publiait son livre des Rhapsodies (1832) ; Philothée O’Neddy, ses poésies intitulées Feu et flamme ; Régnier Détourbet un épouvantable roman, Louisa ou les Douleurs d’une fille de joie, dévergondage de mœurs et de style qui apparaissait, après le long esclavage des lettres, comme la Régence après Mme de Maintenon ; Aloysius Bertrand composait ces jolis poëmes en prose recueillis sous le titre de Gaspard de la nuit et qui ont inspiré Charles Baudelaire ; Pétrus Borel revenait à la charge avec sa Mme Putiphar.

Dès 1829, Alfred de Musset avait publié ses premières poésies, Contes d’Espagne et d’Italie. Ici, l’influence de Byron était palpable ; mais, fondu avec l’esprit français, que le poëte de Namouna possède à un si haut degré, le scepticisme de Byron produisit une œuvre originale et personnelle. Un autre écrivain, Émile Deschamps, se tourna vers l’Espagne, lui aussi, mais c’est seulement pour nous faire connaître, dans une heureuse imitation poétique, les beautés du Romancero. La Romance du roi Rodrigue demeure encore aujourd’hui son meilleur titre à la postérité. Antony Deschamps, son frère, étudia l’Italie et nous donna d’admirables dessins poétiques dignes de rivaliser avec ceux des maîtres. En même temps que la poésie s’affirmait ainsi victorieuse, le roman, lui aussi, sortait des limbes où on l’avait si longtemps enfoui : George Sand paraissait et donnait Indiana, cette œuvre de révolte et de douleur ; Balzac posait la première pierre de la Comédie humaine, ce monument immortel qui défie les siècles, et Alexandre Dumas créait en France le roman historique par ces merveilleux récits de combats et d’aventures qui sont dans les mémoires de tous et dont on ferait plus de cas si l’auteur ne les avait pas tant prodigués. Le chef avoué de l’école poursuivait également sa tâche : à Marion Delorme, jouée avec éclat, succédait le Roi s’amuse ; au Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, les Burgraves. On touchait à 1843 ; une réaction classique assez violente éclata. Un jeune homme, Francis Ponsard, auteur d’une tragédie classique (Lucrèce), fut choisi pour être opposé au père des Burgraves. Une cabale alla siffler cette dernière œuvre et applaudir l’œuvre rivale. Ce soir‑là naquit l’école du bon sens, représentée ensuite par Émile Augier, qui l’a depuis longtemps désertée et par M. Ponsard, qui lui est resté fidèle jusqu’à sa mort.

Mais le romantisme ne fut pas vaincu pour cela ; jamais époque ne fut plus féconde en talents littéraires, et c’est au romantisme qu’elle les doit. On peut dire qu’au théâtre comme dans le livre ce fut lui qui triompha uniquement, et le discrédit où est tombée la tragédie le dit assez.

La révolution qu’a faite le romantisme a été une révolution de forme et de fond ; au vers roide et symétrique du XVIIe siècle, le romantisme a substitué un vers souple et puissant. D’autres différences que la richesse de rime, le déplacement de la césure, distinguent le vers romantique du vers classique : c’est le plein du vers, la vigueur, l’énergie, l’audace du mot propre surtout. La révolution a été radicale. Il est des gens qui s’imaginent que le romantisme a été un accident, une catastrophe, comme on l’a dit de la révolution de 1848, une invasion de barbares un instant subie et heureusement repoussée. Il n’y a qu’une seule chose à répondre à cela : c’est que supprimer la littérature romantique du XIXe siècle, c’est supprimer toute la littérature. Qu’on retire, en effet, ces noms : Chateaubriand, Mme de Staël, Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Charles Nodier, Alfred de Vigny, Sainte‑Beuve, Émile et Antony Deschamps, Balzac, Auguste Barbier, George Sand, Théophile Gautier, Mérimée, Alfred de Musset, Jules Janin, que restera-t‑il ? Toute notre époque a été essentiellement romantique. La rénovation a été tentée dans tous les genres, drame, poésie lyrique, roman, histoire même ; l’histoire s’est transformée pour satisfaire ce besoin de nouveauté et d’exactitude qui se faisait sentir partout. Mais on ne peut disconvenir aussi que les questions de forme ont souvent primé les questions de fond ; que, dans l’ardeur de la lutte, on a confondu toutes les règles, celles qui étaient judicieuses comme celles qui étaient arbitraires, pour les renverser avec la même obstination enfantine, et que ces exagérations, tout en servant la liberté de l’art, lui ont nui en quelques points ; elles ont à leur tour amené une réaction classique. «  Il y a eu, dit judicieusement M. Ed. Scherer, un peu de tout dans le romantisme. En premier lieu, la fatigue d’entendre toujours la même chose et cet éternel besoin de nouveauté qui est un des ressorts de l’esprit humain ; puis des idées et des besoins créés par les vicissitudes dont les fils de la Révolution avaient été les témoins, sans compter la lassitude que ces évènements avaient laissée, l’atonie dans laquelle tombèrent les âmes après les paroxysmes de fièvre et la soif d’émotions fortes pour échapper à cet ennui. Le romantisme, ce fut l’innovation, l’innovation moitié sérieuse, moitié puérile et qui tantôt cherchait sincèrement une expression pour des sentiments éprouvés, tantôt cherchait seulement à s’écarter le plus possible de ce qui avait été jusque‑là consacré et convenu. Il est inutile de se dissimuler qu’il y eut beaucoup de parti pris dans cette révolution. On avait la bonne volonté de revenir à la nature ; et qui pourrait nier, en effet, que les poëtes de la nouvelle école n’aient trouvé bien des effets pittoresques dont la poésie n’avait pas l’idée auparavant ? Mais aussi que de manière et de calcul dans tout cela ! On se proclamait indépendant et l’on n’avait fait que changer de modèle, Shakspeare et Byron au lieu de Racine et de Boileau, et, comme il arrive dans ces cas‑là, les étrangetés du modèle copiées comme des beautés, les rugosités du chêne prises pour le chêne lui‑même.

«  En résumé, le romantisme a été une révolution, et, comme la plupart des révolutions, il a détruit plus qu’il n’a édifié ; ce qui n’est pas étonnant puisqu’il est venu proprement pour cela. Il a été un 1792 littéraire, 1792 littéraire suivi d’un 1793, et 1793 suivi d’un Directoire. Il a eu son Mirabeau, ses girondins, ses terroristes et enfin ses muscadins ; il a produit plus de factieux éloquents que d’hommes d’État, je veux dire plus de génies violents que d’artistes véritables. Et maintenant qu’arrivera‑t‑il ? la révolution consommée, qu’en va‑t‑il sortir ? car une révolution n’est qu’une œuvre négative et préparatoire. Le romantisme nous a moins donné une littérature que le lieu d’une littérature, si j’ose ainsi parler, la liberté d’en avoir une. » C’est aller peut‑être un peu loin. Le côté négatif, destructif du romantisme a été sans doute beaucoup trop accentué, surtout dans sa première période, de 1830 à 1843 ; mais on ne doit pas considérer comme une simple négation un mouvement si fécond en grandes œuvres durables, un mouvement auquel se rattachent des historiens comme Michelet et Augustin Thierry, des romanciers comme G. Sand et Balzac, des peintres comme Delacroix, Decamps, Rousseau, des compositeurs comme Berlioz et Félicien David, des poëtes comme Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset et Th. Gautier.

Pour le romantisme dans l’art, v. CLASSIQUE.

Romantisme (HISTOIRE DU), par Théophile Gautier (1874, in-16). Il est regrettable que la mort ait empêché Th. Gautier d’écrire cette Histoire du romantisme qu’il avait entreprise et sur laquelle il avait commencé à rassembler bon nombre de notes, de matériaux et d’aperçus de tout genre. Mieux que tout autre il eût été apte à exposer dans tous ses détails, et surtout dans ses particularités ignorées, ce grand mouvement auquel il avait été si intimement mêlé, dont il avait connu toutes les phases, de même qu’il avait appartenu à tous les cénacles, grands et petits, d’où était parti le mot d’ordre, aux différentes phases du romantisme. M. Maurice Dreyfus a réuni et publié, sous le titre que devait porter l’ouvrage complet, les fragments trouvés dans les papiers de l’auteur. Sans doute Th. Gautier aurait donné à tout cela une autre forme ; cependant, tel qu’il est, le volume n’en est pas moins intéressant. Il comprend un travail inachevé sur les origines du romantisme ; c’est le morceau qui devait servir d’introduction ; l’histoire de la formation du cénacle de la Place‑Royale, dont Victor Hugo était le grand prêtre, celle de la bataille d’Hernani, qui fut le premier coup d’éclat du romantisme ; de curieux aperçus sur le petit cénacle ou plutôt la bohème de l’impasse du Doyenné, que fréquentaient Th. Gautier, Gérard de Nerval, Arsène Houssaye, Marilhat, Corot, Rousseau, et d’où sortit le romantisme artistique. Des notices publiées à diverses époques sur les littérateurs, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les comédiens romantiques complètent, ce que ces aperçus généraux, auxquels l’auteur n’a pas mis la dernière main, ont naturellement d’imparfait. Le rapport fait par Th. Gautier, en 1867, sur les Progrès de la poésie achève le volume et en donne la conclusion ; on y voit le romantisme arrivé à sa dernière période et tentant de se dégager de ce que la réaction de 1830 avait de trop absolu comme toutes les réactions, qui, en général, exagèrent le mouvement, quitte à revenir plus tard dans les justes bornes. Ce rapport, finement écrit, méritait d’être réimprimé ; il sauvera de l’oubli un certain nombre de noms et d’œuvres que l’indifférence imméritée du public n’a pas mis à leur véritable place.

Ce que Th. Gautier fait très‑bien comprendre, c’est le côté révolutionnaire et quelque peu excentrique du romantisme à sa première heure, la jeunesse de ce temps « où tout le monde était jeune, » dit‑il, les fantaisies et même les gamineries des « poètes à outrance et des paroxystes, » l’enthousiasme qui agitait les valeureux champions de ce grand duel où il s’agissait moins de combattre pour le vrai et le beau que de « terrasser l’hydre du perruquinisme, d’épouvanter les épiciers, bourgeois et philistins. » De là tant de nouveautés préconisées en vers comme en prose, tant d’excentricités calculées chez les Pétrus Borel, les Aloysius Bertrand, les O’Neddy, les Mac-Keat, tant d’œuvres puériles ou bouffonnes. C’était le délire d’écoliers délivrés de la férule du maître et démolissant avec un entrain féroce tout ce qui ressemblait à une autorité, à une règle.