Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/roman, ane adj.

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 4p. 1323-1328).

ROMAN, ANE adj. (ro-man, a-ne — lat. romanus, romain). Linguist. Se dit des langues dérivées du latin, qui furent parlées, dans le midi de l’Europe, depuis le Xe siècle jusqu’à la fin du XIVe : La poésie romane fut, sinon la mère, du moins la souveraine de la nôtre. (Ste-Beuve.) Je nomme langues romanes les idiomes gui sont issus du latin après la chute de l’empire romain. (Littré.) Les langues romanes contiennent un assez grand nombre de mots arabes. (Renan.) Les dialectes romans sont tous dérivés d’une langue qui fut d’abord parlée par une petite peuplade des bords du Tibre. (Renan.)

— B.-arts. Se dit du genre adopté du Ve au XIIe siècle : Style roman. Architecture romane. Liège a encore assez de clochers romans, de portes-donjons, pour émerveiller le poète et l’antiquaire. (V. Hugo.)

— s. m. Linguist. Langue romane : Le roman est le latin corrompu. || Roman provençal, Roman rustique, syn. de langue d’oc.

— Littér. Récit vrai ou faux, écrit en prose ou en vers, dans le vieux langage qui a précédé en France la langue moderne ou langue française : Le Roman de la Rose. Le Roman du Renard. Les romans de chevalerie. || Aujourd’hui, Récit en prose d’aventures imaginaires, inventées et combinées pour intéresser le lecteur : Les romans sont les amusements d’honnêtes paresseux. (Huet.) Il faut des spectacles aux grandes villes, et des romans aux provinces. (J.-J ; Rouss.) Il n’y a certainement rien de si opposé que l’histoire et le roman. (Grimm.) Le roman fait, pour ainsi dire, la transition entre la vie réelle et la vie imaginaire. (Mme  de Staël.) La littérature des peuples commence par les fables et finit par les romans. (J. Joubert.) C’est une arme puissante que le roman ; il peut devenir une influence. (H, Rigault.) Les peuples commencent par la poésie et finissent par les romans. (Chateaub.) L’histoire, c’est la peinture du malheur des hommes en général ; le roman, la peinture du malheur de l’homme en particulier. (Ancelot.) L’infériorité des romans grecs tient à la société de la Grèce. (Boissonade.) Les romans de sir Walter Scott sont aussi vrais que l’histoire. (V. Cousin.) L’histoire ne dit que ce que fait l’humanité ; le roman dit ce qu’elle espère et ce qu’elle rêve. (St-Marc Girard.) L’antiquité n’a point eu de roman, parce que la femme y était esclave. (St-Marc Girard.) Le roman est l’histoire des femmes. (St-Marc Girard.) Les bons romans sont fort utiles, mais comme un délassement, et non comme un aliment exclusif et continuel de l’esprit. (G. Sand.) La vie ressemble plus souvent à un roman qu’un roman ne ressemble à la vie. (G. Sand.) Je ne crois pas à mes romans, mais ils me donnent autant de bonheur que si j’y croyais. (G. Sand.) Ce n’est pas avec des romans, qu’on élève un peuple et qu’on fait des hommes. (E. Laboulaye.) Le roman est un monstre, né des amours adultères du mensonge et de la vérité. (Auger.) Le plus ancien des poëmes après l’Iliade, l’Odyssée, n’est-il pas aussi le plus intéressant et le plus pathétique des romans ? (Ste-Beuve.) L’intérêt du roman ne se soutient qu’autant qu’il s’approche de la réalité. (Proudh.) Le roman est à la fois drame et récit, dialogue et description, poésie et réalité, caractère et paysage. (E. Pelletan.)

Un bon roman vaut mieux qu’un traité de morale.
                             MILLEVOYE.

Dans un roman frivole aisément tout s'excuse,
C’est assez qu’en courant la fiction amuse.
                          Boileau.
                          
Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
Peut conduire un héros au dixième volume.
                          Boileau.


|| Roman historique, Celui dont les personnages et les principaux faits sont empruntés à l’histoire, et dont les détails sont inventés. || Roman pastoral, Celui qui peint les mœurs des bergers et des gens de la campagne. || Roman didactique, Celui qui développe un sujet d’instruction, comme philosophie, religion, géographie, etc., sous la forme d’un récit inventé. || Roman humoristique, Celui qui fonde, sur des faits ordinaires et peu dramatiques en eux-mêmes, des observations piquantes et originales. || Roman satirique, Celui qui, sous un récit jouant le rôle d’une allégorie continuelle, fait la satire des mœurs du temps. || Roman épistolaire, Celui dont l’action est racontée dans une correspondance échangée entre les personnages. || Roman intime, Roman fondé principalement sur l’analyse du cœur et des passions. || Roman de mœurs, Celui dont l’action est surtout fondée sur les développements fournis par les passions, les caractères, les habitudes. || Roman de cape et d’épée, Celui qui introduit des héros d’un caractère noble, hardi, batailleur, toujours prêts aux plus grands exploits, aux actions les plus généreuses : Les héros invaincus des romans de cape et d'épée sont des types issus en droite ligne des contes de Perrault. (L. Figuier.)

— Par ext. Tissu de choses fausses ou incroyables : Cela tient du roman. Ce récit si ému n’était qu’un roman bien fait. Nos livres sur la nature n’en sont que le roman, et nos cabinets que le tombeau. (B. du St-P.j || Objet imaginaire, rêverie fantastique : La métaphysique est le champ des doutes et le roman de l’âme. (Volt.) La morale est le roman de l’esprit ; le roman est l’histoire du cœur. (Mme  de Beauharnais.) || Objet ou fait réel, mais qui a quelque chose de fantastique, d’incroyable : L’histoire de chacun est un roman assez semblable à ceux qu’on imprime. (Mme  de Staël.) La vie des femmes n’est qu’une longue suite de romans ! Quand elles n’en font pas pour leur compte, elles lisent celui des autres. (L. Enault.) En France, on fait l’amour à seize ans pour faire un roman. (H. Beyle.)

L’histoire d’une femme est toujours un roman.
                         La Chaussée.

On se repent parfois à la fin du roman,
Et le mari paraît tout autre que l’amant.
                            Ponsard.

De roman, Qui est ou semble être fantastique, imaginaire. || Héros de roman, Homme qui n’a pas le sens de la vie réelle et se livre à des rêveries semblables à celles qui ont cours dans les romans :

Des héros de roman fuyez les petitesses.
                              Boileau.

|| Pays des romans, Contrée imaginaire, qui n’a pas d’existence réelle : Le pays des romans est le seul où l’on pourrait établir la république de Platon et l’Utopie de Th. Morus. (Bayle.)

Prendre le roman par la queue, Vivre ensemble avant de se marier, ce que la plupart des héros de roman ne font qu’après. || Commencer par le mariage, qui n’a généralement lieu, dans les romans, qu’après de longues aventures.

Syn. Roman, conte, fable, etc. V. CONTE.

Encycl. Linguist. A-t-il existé une langue romane, au sens qu’on a longtemps attribué à ce mot, c’est-à-dire une langue qui, immédiatement dérivée du latin, serait la souche commune de toutes les langues modernes connues sous le nom de langues néolatines ? Il paraît désormais impossible de l’affirmer, et la question, établie même en dehors des faits philologiques, ne parait pouvoir être résolue que négativement. Comment admettre, en effet, que le latin, simultanément ou successivement envahi dans toutes les directions par des idiomes multiples très-divers, se soit uniformément corrompu dans l’Europe méridionale et ait abouti à une langue unique ? Un fait si extraordinaire ne pourrait s’expliquer que par une domination politique très-ferme, très-étendue, qui ne s’est nullement produite, ou par la prédominance d’un idiome qui se serait imposé par l’autorité de sa littérature. Or, la langue d’oc, à qui l’on a voulu attribuer ce rôle important, n’a jamais eu de littérature proprement dite, et ses moyens de diffusion, bornés au vagabondage des troubadours, sont restés absolument impuissants. L’étude directe des idiomes qu’on prétend dérivés du roman conduit, malgré quelques ressemblances que le latin explique presque toutes, à des conclusions absolument identiques. L’intermédiaire entre ces langues et le latin doit donc être absolument rejeté, et si l’on veut conserver le nom de roman, qui est très-convenable pour indiquer l’origine commune, le latin, et qui a d’ailleurs l’avantage de consacrer une expression déjà reçue, ce nom ne saurait avoir de sens que si on l’applique à l’universalité des langues néo-latines. En un mot, il existe, non pas une langue romane, mais des langues romanes.

Néanmoins, l’idée de cette tangue, source unique de nos idiomes modernes, a été longtemps et nous pouvons dire habilement défendue. Le savant Raynouard a fait de cette thèse la base de ses études et a consacré a l’histoire du prétendu roman la plus grande partie de sa vie de savant. Il a produit, sous l’inspiration de cette idée, des Éléments de la grammaire de la langue romane (1816), une Grammaire romane (1816), un ouvrage sur l’Influence de la langue romane rustique sur les langues de l’Europe latine (1835), etc. Heureusement, ces travaux, inspirés par une idée absolument fausse, ont fourni des éléments très-précieux pour l’étude d’une des langues romanes, la langue d’oc. Roquefort avait devancé Raynouard dans cette voie et publié en 1808 son important Glossaire de la langue romane.

Ce préjugé profondément enraciné a eu, jusque dans ces dernières années, des partisans très-convaincus. « En considérant la langue romane à son origine, dit Champollion-Figeac, on peut la qualifier de langue universelle pour tout le midi de l’Europe. C’est celle que l’empereur Alexandre Sévère nommait gallicana lingua, dans une constitution de l’an 230 ; Sulpice Sévère lui donna le même nom, et les deux écrivains la distinguent très-bien du latin, du grec et du celtique. C’est la même langue qui, au VIe siècle, servit à Baudemont pour écrire la Vie de saint Amand. Théophane, écrivain byzantin, a conservé dans son texte grec des mots de la langue romane prononcés par des Francs au service de l’empereur Maurice, qui faisait la guerre aux Avares vers la fin de ce même VIe siècle. C’est cette même langue que les latinisants appellent rustica, dans Grégoire de Tours, et rustica romana dans le texte du concile de la même ville. Monmolin, évêque de Tours en 665, se servait dans ses homélies de cette langue romane ; les autres évêques n’en avaient pas d’autre et se conformaient en cela aux ordres du concile de Reims et de Tours, tenu en 813, et à un capitulaire de Charlemagne, qui ordonnait que l’Écriture sainte serait expliquée aux fidèles en langue romane et traduite pour eux dans le même idiome. Les actes mêmes des tabellions, écrits en latin, étaient traduits et expliqués dans cette langue aux parties contractantes avant de les clore et signer ; le serment de Louis le Germanique et des Français soumis à Charles le Chauve fut prononcé en roman dans l’année 842 ; le traité de Coblentz, de 860, était aussi écrit dans cette langue, que les diverses autorités désignent par les qualifications de lingua gallicana, rustica romana, et la foule de documents qui nous restent, notamment les pièces en vers qui remontent au Xe siècle, prouvent à la fois l’ancienneté de cet idiome, sa généralité dans l’Europe méridionale et sa transmission entière jusqu’à nos jours. »Il n’est pas difficile de s’apercevoir que ces divers faits, réunis avec tant d’érudition, prouvent l’existence de langues vulgaires, c’est-à-dire non latines, en diverses contrées, mais que rien n’établit l’identité de ces patois. Ce système d’une langue romane unique a été victorieusement combattu par Fauriel, et, après lui, d’autres philologues ont attaqué cette supposition que le latin se soit corrompu d’une manière uniforme dans les contrées où il avait eu cours. Sans doute, la langue des troubadours provençaux fut un type littéraire pour toute l’Europe méridionale ; les compositions de ces poètes voyageurs répandirent hors de leur patrie la connaissance de l’idiome qu’ils cultivaient ; mais cet idiome se propagea alors à la manière du français au XVIIIe siècle en pays étrangers. La langue d’oc eut, au XIIIe siècle, une sorte d’universalité comparable, de loin seulement, à celle qu’était destiné à avoir plus tard son rival, le roman wallon ou franco-gaulois, nommé aussi langue d’oïl, quand ce dialecte de la France septentrionale serait devenu le français. On ne peut nier l’influence des chants des troubadours sur une portion considérable de l’Europe barbare ; mais la langue que les troubadours avaient mise en faveur dans les cours du Midi ne fut répandue que dans le cercle étroit de la société des princes, et elle n’exista hors de la Provence que concurremment avec une foule de dialectes locaux, moins cultivés, mais populaires.

Ainsi, chaque langue néo-latine se forma indépendamment des autres et avec le concours d’éléments différents. Pour donner simultanément naissance à tant de dérivés, le latin vulgaire s’allia avec les langues des barbares qui envahissaient le pays, et il se décomposa peu à peu complètement en passant dans la bouche des Francs, des Goths et des Teutons.

Les langues romanes ou néo-latines comprennent : le portugais, avec son congénère le galicien, l’espagnol ou castillan, dont les principaux dialectes sont le catalan, le valencien et le majorquain ; le français, dans lequel on distinguait autrefois la langue d’oc ou romano-provençale, avec ses variétés dialectales, et la langue d’oil, qui comprenait le picard, le normand et le bourguignon ; l’italien littéraire, avec la multitude de dialectes italiotes ; le rhétien ou romanche, parlé en plusieurs variétés dans le canton des Grisons et le Tyrol, et le moldo-valaque, parlé en Valachie, en Moldavie et dans certaines parties de la Hongrie, de la Transylvanie et de la Bessarabie.

Un des caractères communs à toutes les langues romanes, c’est existence de l’article :el, lo, del, al, los, li, le, les, dels, als, etc. On trouve un grand nombre de substantifs qui, terminés par un a bref en latin, ont conservé chez les Portugais, les Espagnols et les Italiens cette même finale, remplacée en français par l’e muet ; par exemple, alba, aube, barba, barbe, fabrica, fabrique, mula, mule, porta, porte, etc. Les substantifs terminés en ment nous viennent également du latin ; les Portugais, les Espagnols et les Italiens y ont ajouté une voyelle euphonique. Les finales on et ion se sont pareillement maintenues en français, en espagnol et en italien, sauf l’addition fréquente de l’e euphonique ; mais les Portugais terminent les mêmes mots par ao, qui équivaut à om.

Les adjectifs des idiomes modernes se sont en général formés de ceux du latin par le retrait des désinences qui indiquent les cas, par l’addition accidentelle de 'o euphonique en italien et par la substitution de l’e muet français à l’a final de plusieurs féminins. Dans toutes les langues romanes, les pronoms personnels sont évidemment les mêmes mots avec d’assez légères variétés de prononciation ou d’orthographe. Les verbes présentent trois conjugaisons, en are, ere et ire.

Les langues romanes ont toutes rejeté la forme passive des verbes et ont adopté l’auxiliaire dans les temps composés. Les prépositions y ont généralement remplacé les cas des déclinaisons latines. Ces langues, en un mot, ont multiplié les embarras de la construction, sont tombées dans une phraséologie plus monotone, mais ont gagné en clarté ce qu’elles perdaient en harmonie et en variété. Les langues néo-latines sont à la fois moins savantes et plus simples que le latin, d’où elles dérivent, et, sous ce rapport, ressemblent plutôt au grec, qui n’a cependant joué aucun rôle dans leur production.

Comme chaque langue néo-latine est longuement étudiée dans cet ouvrage, il nous est interdit d’entrer ici dans aucun détail sur leur mécanisme.

On peut consulter sur les langues romanes, outre les travaux de Raynouard, le Glossaire de la langue romane de Roquefort ; la Grammaire des langues romanes de Diez ; l’Histoire des langues romanes de Bruce-Whyte ; De la formation des langues romanes, de Schweitzer ; les grammaires d’Hugues Faidit et Raymond Vidal, troubadours du XIIIe siècle, publiées pour la première fois par Guessard, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, etc.

— Archit. Le nom de l’architecture romane est tout moderne, puisqu’il est dû à M. de Gerville ; mais bien que ce soit là un emprunt fait à la linguistique et qu’à ce point de vue il soit fondé sur une erreur, l’existence de la langue romane, il n’y a aucune raison de le rejeter en architecture, car le style qu’il désigne existe incontestablement avec les caractères qui le distinguent très-nettement du style romain, qui l’a précédé, et du style gothique qui l’a suivi. Le style roman n’est autre chose que le style de l’architecture romaine corrompu et transformé par les barbares du VIe au XIIe siècle. Cette période de six siècles n’offre pas une série de monuments assez complète pour qu’on puisse en suivre rigoureusement toutes les phases ; toutefois, on démêle parfaitement que ses combinaisons architectoniques n’offrent guère que des réminiscences ; son caractère est l’imitation et le mélange. Ainsi, dans les monuments de cette période, églises, châteaux, édifices, on voit des voûtes en berceau, des voûtes d’arêtes, des arcades en plein cintre bâties d’après des appareils latins, mêlés de combinaisons byzantines, tels que des arcs découpés de trois ou cinq contre-lobes, comme à l’église de la Charité-sur-Loire. Si des arcades on passe aux colonnes, on voit les unes prendre la forme cylindrique, les autres la forme carrée, avec des bases qui ne sont certainement qu’une dégénérescence attique. Quelques chapiteaux rappellent le corinthien romain, d’autres ont une forme à peu près cubique décorée diversement, forme certainement byzantine ; d’autres chapiteaux sont rehaussés de figures sculptées en bas-relief, lesquelles n’ont rien de commun avec les pierres des bas-reliefs des sarcophages chrétiens de la décadence romaine, mais dénotent encore d’une façon incontestable la mode byzantine, car ces figures sont vêtues de riches étoffes orientales à longs plis, telles que les sculpteurs grecs en donnaient à leurs statues. Quant aux ornements dont sont rehaussés les archivoltes, les cordons, les fûts des colonnes, les corniches, on peut les partager en deux catégories bien distinctes : les uns sont composés de tores recourbés a anale droit ou aigu, de tores brisés, de dents de scie, de câbles, etc., qui paraissent être de simples produits de la fantaisie ; les autres ont, à n’en pas douter, une origine grecque et se composent de dessins en réseaux, d’entrelacs, de palmettes, de reproductions de diverses plantes exotiques. Il est donc hors de doute que les architectes français ont emprunté, vers le xie ou le xne siècle, des éléments importants de construction et de décoration a l’école byzantine. Du reste, ces emprunts s’expliquent facilement quand on songe aux relations qui existaient à cette époque entre les princes d’Occident et ceux de Constantinople, et aux rapports plus directs encore que les chrétiens de France entretenaient avec les Italiens, dont des artistes grecs avaient bâti les plus riches palais, la plupart des monuments publics et des édilices religieux. Faut-il insister aussi sur l’influence que la civilisation brillante des Arabes de Gordoue a exercée sur la Provence et le Languedoc ? On ne peut pas se refuser à croire que leurs écoles, déjà si célèbres au ixe et au xo siècle, aient eu un retentissement quelconque en France, surtout quand ou voit Gerbert, un des hommes les plus il-lustres de son époque et qui devint pape, aller en Espagne simplement pour y étudier les sciences. Il est bien certain, toutefois, que l’influence arabe sur l’architecture romane a été assez limitée.

L’étude attentive des monuments permet de distinguer deux périodes romanes : l’architecture romane primitive, qui est antérieure au xie siècle, et l’architecture romane secondaire, qui comprend le xi« et le Xiie siècle. Nous allons les résumer brièvement :

Roman primitif. Dans ce style, où le romain prédomine encore d’une façon très-sensible et que, pour cette raison, quelques-uns ont appelé style latin, et sur lequel nous avons déjà donné quelques indications (v. latin), » à l’intérieur des églises, dit M. Caumont, deux rangs parallèles de colonnes ou de pilastres divisaient l’édifice en trois parties inégales, dans le sens da la longueur. La galerie centrale était la plus large et la plus élevée. À l’extrémité, il y avait un hémicycle peu profond. » Telle est la basilique léguée par le paganisme sur son déclin au christianisme naissant.

L’hémicycle devint le chœur ; en avant on pkiça l’ambon ou chaire à prêcher. La disposition que nous venons d’indiquer n’était pas tout à fait exclusive ; quelques-unes étaient circulaires, par exemple Sainte-Ûonstance-hors-les-Murs, à Rome ; Sainte-Sophie,

à Constantinople, offrait un plan bien autrement compliqué. Néanmoins, la forme que nous avons indiquée est à peu près générale.

Passons aux détails de la construction. Les appareils romains, appareil régulier, appareil en feuilles de fougère, appareil réticulé, se retrouvent dans les constructions romanes. La brique de grande dimension était souvent disposée par zones horizontales, pour maintenir le niveau des assises et aussi, grâce à ses effets décoratifs, pour l’ornementation extérieure des édifices. La colonne, que l’antiquité avait liguée parfaite, la colonne se muintint en Italie sous la période romane ; les édirices gallo-romains affectèrent plus ordinairement le pilier carré. Citons, comme exception, les beaux chapiteaux encore existants de 1 église souterraine de Jouarre et de la première basilique de Nantes. Les chapiteaux de l’église souterraine de Saint-Laurent, à Grenoble, offrent des sculptures très-remarquables, soit sur la corbeille, soit sur le tailloir. On y remarque deux oiseaux devant la croix, portant au bec une palme ou un épi de blé ; deux agneaux, en regard, sous un arbre ; un vase d’où sortent des pampres. On peut considérer ces chapiteaux comme typiques. L’entablement antique fut plus radicalement modifié que la colonne. On supprima complètement les frises et les architraves, pour ne conserver que des corniches, supportées par des consoles. Les fenêtres offraient à 1 extérieur l’aspect le plus simple ; le cintre qui les couronnait reposait sur les pieds-droits de la maçonnerie, et ce cintre lui-même se composait d’un rang de pierres symétriques, sans moulures. Les moulures, dans le style roman primitif, étaient lourdement imitées des motifs antiques, cotante on peut s’en convaincre pur 1 inspection des moulures mérovingiennes de Saiut-Iréuée, à Lyon, de Saint-Seurin, à Bordeaux, de Sainte-Marie-Transtevère, k Rome, de l’église de

Bayou et de celle de Saint-Pierre de Vienne, en Dauphiné, etc. Ce sont des rosaces à lobes arrondis, des bordures formées de perles allongées et de torsades, etc. Les incrustations en terre cuite, eu pierre ou en marbre de couleur concouraient à la décoration extérieure, beaucoup pins que les moulures. A

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l’intérieur, les murs étaient pltrçraés de marbre, couverts de peintures, incrustés de mosaïques en pâte de verre ; on en cite de fort riches. Les pavés des basiliques étaient parfois des mosaïques. Citons, comme exemple, les fragments trouvés à Saint-Hiiaire de Poitiers.

Les sépultures de l’époque mérovingienne, quand elles sont apparentes, offrent tous les caractères du style roman. Les tombeaux de ce st3’le, conservés en Gaule, semblent être de construction italienne. Ce sont des sarcophages de forme ordinaire, portant un couvercle arrondi. Mais «il y a eu, dit M. de Caumont, dans les cimetières mérovingiens, près de certaines tombes, des stèles en pierres aplaties, plantées en terre, portant simplement le monogramme du Christ’et quelques ornements en méplat. » Ces pierres, d’une apparence caractéristique, devaient se poser de la même façon que nos pierres tumulaires destinées à marquer la présence d’une sépulture. On rencontre parfois dans les cimetières de cette époque une colonne milliaire qu’on avait creusée pour en faire un cercueil. Le plus souvent, les sarcophages étaient en pierre calcaire très-tendre. D’autres fois, en Gaule, on posait des dalles tumulaires au niveau des pavés, inspiration de l’humilité chrétienne quia voulu que les restes de la créature pécheresse fussent foulés aux pieds. Cet usage devint presque universel au moyen âge. La période romane nous en offre, comme spécimen, l’intéressante pierre tombale de Boétius, évêque de Carpentras. Certains tombeaux étaient placés sous des arcatures pratiquées dans l’épaisseur des murs.

L’influence de Charlemagne modifia évidemment l’art architectural, mais on ne saurait préciser le sens de ces modifications, dont les traces sont trop difficiles à saisir.

Roman secondaire. La transformation que l’art roman subit au commencement du xio siècle est importante et facile à constater. On l’a assez bien indiquée dans les quelques lignes suivantes, que nous tirons de l’excellent Abécédaire d’archéologie ; ■ Les sculptures provenant des monuments romains ou assez bien imitées de celles-ci avaient donné un certain éclat à l’intérieur des églises mérovingiennes et carlovingiennes. Les mosaïques, les peintures avaient dissimulé les enduits, qui dissimulaient eux-mêmes la pauvreté des matériaux. Au XIe siècle, on voulut moins d’ornements intérieurs, mais plus de solidité, plus de garantie contre l’incendie ; on construisit plus fréquemment en pierre, on songea même à remplacer par des voûtes les plafonds en bois. L’apathie et le découragement dans lesquels l’attente de la fin du monde avait tenu les esprits pendant le xo siècle se dissipèrent bientôt pour faire place à une activité prodigieuse, qui imprima une impulsion toute nouvelle aux arts. > Aussi, les basiliques se modifient profondément et deviennent de véritables églises chrétiennes. Les moines architectes cherchent et trouvent de nouveaux plans ; le chœur prend des dimensions plus considérables et, modifiant de plus en plus l’économie générale de l’édifice, l’éloigné du plan de la basilique. La forme des églises est alors d’une infinie variété ; il en est de circulaires et d’octogones ; les unes conservent la forme des vieilles basiliques, les autres s’étendent en croix. Presque toujours les églises s’élèvent sur des cryptes. Dans les petites églises, la crypte, placée sous le chœur, affecte une forme rectangulaire ; dans les monuments imoortants, elle est maintenue par deux ou quatre rangs de colonnes cylindriques. « Les monuments du xie siècle offrent, a dit un savant archéologue, peu de relief dans leurs moulures, des chapiteaux très-barbares, d’une roideur extraoruinaire. Il n’y avait pas d’églises voûtées au xi" siècle ; elles offraient des inurs latéraux sur lesquels reposaient les entraits de la charpente, laquelle restait visible quand un lambris de bois ne venait pas la cacher. » Les ornements employés sur les corniches, sur les murs, sur les archivoltes des portes, des arcades et des fenêtres, étaient communément, au xie et au xjib siècle : les têtes plates, tes écailles, les têtes de clous, les moulures nattées, les torsades, les étoiles, les frettes crénelées, les billettes, les losanges, les chevrons brisés, les méandres, les rinceaux, les moulures perlées et gaufrées, les palmettes, les animaux monstrueux, les étoiles, les enroulements, les moulures fiabelliforraes végétales, les oves, etc. On employa, pour dissimuler ie nu des murs, les at-catures ou arcades simulées, soit avec des pilastres, soit avec des colonnes engagées. Mais la partie de l’édifice la plus soignée à cette époque, c’était, sans contredit, la porte. Les portes sont généralement ornées d’un nombre infini de moulures géométriques ; parfois, dans le style roman. bourguignon, des figures végétales ou animales et même, comme U lu porte de l’église de Tonnerre (Yonne), de vrais bas-reliefs occupent le tympan. L’exécution de ces sculptures est d’une effroyable barbarie, mais la porte n’en a pas moins, dans son ensemble, un puissant caractère et forme, à elle seule, la meilleure et la plus belle partie de la façade. Audessus du tympan règne une rangée de petites fenêtres, puis la porte va se terminer en pointe. Le xtl» siècle enrichit cette ordonnance et produisit des monuments d’un plus grand effet. Ce fut le xiio siècle qui assouplit

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le chapiteau et lui donna cette liberté de composition qui permit d’y dérouler, tantôt toute l’histoire d’Abraham, tantôt le massacre des Innocents, tantôt une série de figures d’une prodigieuse bizarrerie qui ont jusqu’ici déconcerté les savants, étonnés de ce symbolisme monstrueux. La partie faible des moines architectes d’alors était la voûte ; dès que l’église était un peu large, ils ne savaient comment la couvrir. « Je connais, dit encore M. de Caumont, un très-grand nombre^ d’églises de cette époque qui n’ont été voûtées qu’au xme, au xiv» et au xve siècle. L’artifice qu’employaient au xn« siècle les plus hardis et en même temps les plus habiles était de diviser les voûtes par petites parties carrées, de diriger la pression sur des points correspondant à des piliers et de former ainsi ce qu’on appelle la voûte d’arête. » La tour gênait aussi ; on tournait la difficulté en construisant la tour à côté. Ces tours étaient carrées, terminées par une pyramide à quatre pans et percées, sur leur face, d’un certain nombre de fenêtres semi-circulaires.

Les tombeaux, luxe réservé aux grands, devinrent fort splendides dans le xi» et le xne siècle ; il y en avait d’évasés, avec couvercle prismatique ; il y en avait aussi qui étaient formés de simples pierres portées à leurs extrémités sur deux chantiers décorés en avant de trois colonnettes ; il y avait également des arcades tumulaires très-somptueuses. Citons la magnifique tombe de Henri Ier, dit le Large, comte de Champagne, mort en 1180, et les statues funéraires de Richard Cœur de Lion, de Henri II, d’Elôonore d’Aquitaine, sa femme, et d’Isabelle d’Angoulême, femme de Jean sans Terre.

Vers la fin de l’architecture romane, on découvrit une nouvelle forme d’arcade, l’ogive, qui caractérisera toute une nouvelle période.. On l’employa concurremment avec le plein cintre, au point qu’au xue siècle il n’est pas rare de rencontrer un plein cintre encadrant une ogive imparfaite. On voit aussi apparaître à cette époque les trèfles et les quatrefeuilles.

Les principaux monuments et édifices religieux appartenant, en France, à l’époque romane sont les suivants : l’église de Baint-Germain-des-Prés, à Paris ; les cathédrales

d’Avignon, du Puv, d’Angoulême ; les abbayes du Mont-Saint-Michel, de Jumiéges, de Preuilly ; Saint-Étienne de Caen ; h Angers, l’église de la Trinité ; celle de Sainte-Croix, à Bordeaux, et de Saint-Remi, à Reims ; au Mans, Notre-Dame-de-la-Couture ; l’église de Saint-Paul, à Issoire ; Notre-Dame-du-Port, à Clermont-Ferrand ; les églises de Saint-Germer, de Saint-Georges de Boeherville et, enfin, une partie de l’église de Noyon. Disons en terminant que c’est dans nos provinces méridionales que l’ou rencontre les plus beaux et les plus curieux édifices du style roman, bâtis au Xie et au xue siècle, comme on peut affirmer que c’est sur les bords de la Loire que l’art gothique, qui remplaça l’art roman, éleva ses plus admirables constructions. Ce qui distingue ces églises du midi de la France, que l’on pourrait appeler églises do transition, c’est une ornementation plus riche et une exécution matérielle plus parfaite ; on y voit l’architecture romane primaire s’effacer davantage, tes détails sévères de l’appareil romain et des combinaisons byzantines faire place à des ornements multipliés et à des décorations sans nombre. Toutannonce qu’une nouvelle période va s’ouvrir, celle de l’architecture ogivale. Parmi ces églises de transition, citons : le portail de l’église de Saint-Gilles, qui est le plus curieux spécimen de ce style roman ’ déjà dégénéré, et presque toutes les églises du Midi et du Bourbonnais : Saint-Michel de Lescure, dans le Languedoc ; les églises de Serrabonne, de Saint-bertrand de Comminges, de Nantua, de Narbonne, de Perpignan, de Villefranche, etc.

Participant du vieux monde, procédant, quoique d’une manière éloignée, de la civilisation et de l’art antiques, le style roman pouvait convenir au christianisme qui s’élaborait et se constituait. Quand le christianisme eut terminé 3a redoutable organisation, quand il eut pris possession des royaumes de la terre, l’art ro/Hflu ne put ni satisfaire ses besoins ni contenter son idéal ; il fallut que la pierre exprimât des idées de mysticisme et d’ascétisme, que les constructions romanes étaient inhabiles à traduire. Un autre art allait naître, un autre style allait exprimer une pensée nouvelle.

— Littér. Le roman, genre littéraire tel que nous le comprenons aujourd’hui, c’est-à-dire l’étude de mœurs ou la fiction appliquée à l'histoire, est tout moderne en ce sens qu'il n'a pas, comme l'épopée ou la tragédie, de modèles directs dans l'antiquité ; mais comme il répond à un besoin de la nature humaine, désireuse d’échapper à la réalité des choses et de se réfugier dans un certain idéal, il est hors de doute qu’il a existé de tout temps, sous diverses formes, depuis qu’il y a une littérature. Il a d’abord revêtu la forme métrique, et l’épopée elle-même, considérée comme récit d’aventures traditionnelles, il est vrai, mais la plupart du temps fictives, est un pur roman ; postérieurement à l’époque homérique, il s’est introduit dans l’histoire, et, par exemple, la Cyropédie de Xénophon, ouvrage dans lequel l’auteur, pour appuyer ses projets d’éducation, les attribue fictivement aux Perses, ne peut être classée que parmi les romans. La philosophie n’a pas non plus dédaigné ce « genre », en admettant, au milieu de l’exposition des doctrines et pour les corroborer, des mythes qui ne sont que des fictions romanesques. « Tout peut être compris, dit très-bien M. de Salvandy, dans un genre qui, embrassant à la fois l’Emile et la Cyropédie, Gulliver et Tom Jones, Corinne et le Roman comique, les créations de Rabelais et le chef-d’œuvre de Cervantes, appartient en même temps à la pastorale par Paul et Virginie, à la politique par Bélisaire et Lascaris, à l’histoire par Ivanhoë et les Puritains d’Écosse, à l’épopée par le Télémaque et les Martyrs. Vaste comme l’imagination, changeant comme la société, le roman échappe à toute définition comme à toute entrave. Il pénètre avec Fontenelle dans le sanctuaire des sciences, il interroge l’antiquité sur les pas de Barthélémy ; ses limites ne sont autres que celles du sentiment et de la pensée ; son domaine est l’univers. Mesurant sa marche sur les progrès de la civilisation et enrichi par tout ce qui la développe, appauvri par tout ce qui l’altère, il réfléchit la vive image de cette reine du monde ; c’est là son vrai titre de gloire. » M. de Salvandy n’a voulu parler, comme étant trop récents, ni de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, ni de la Comédie humaine de Balzac, cette série d’études si profondes et si amères, et il ne pouvait prévoir ni les fantaisies humoristiques de Dickens et de Thackeray, ni les longues épopées d’aventures d’Alexandre Dumas, ni les décalques surprenants de vérité et d’observation des auteurs de Mme  Bovary, de Fanny et de l’Affaire Clemenceau, MM. Flaubert, Feydeau et Dumas fils ; s’il eût pu en parler, de quelle phrase sonore il aurait allongé sa période ! Étudions-le donc dans la variété de ses transformations, dans ses manifestations si opposées et si intéressantes, ce genre qui semble réunir tous les autres, mais étudions-le légèrement et comme à vol d’oiseau, afin de ne voir que l’ensemble et de ne pas nous perdre dans la multitude infinie des détails.

Le roman grec commence à la Cyropédie de Xénophon, écrite par un grand capitaine athénien, et s’achève aux Amours de Théagène et Chariclée, composés par un évêque catholique. Les Fables milésiennes, qui sont perdues, ne devaient pas être les moins remarquables de cette série, à en juger par celles que nous a conservées la traduction latine d’Apulée : l’Âne de Lucius et la fameuse Psyché ; cette œuvre seule suffirait à exciter nos regrets, quoique les Parthes, découvrant un exemplaire de ces petits romans dans la valise de Crassus, les aient méprisés comme trop futiles. Une remarque à faire, c’est la place considérable que tient l’utopie dans les premières tentatives romanesques ; dès que le goût vient d’écrire autre chose que l’épopée ou l’histoire, de donner une plus large part à la fantaisie et à l’imagination, c’est à des pays invraisemblables, à des voyages impossibles, à des mœurs idéales ou bizarres que rêvent ceux que l’on peut déjà appeler des romanciers. L’Atlantide de Platon se place en tête de ces romans utopiques ; elle a servi de modèle à bien des conceptions postérieures, depuis l’Utopie de Thomas Morus, la Nova Atlantis de Bacon, l’Abbaye de Thélème et l’Isle sonnante de Rabelais jusqu’à la Cité du Soleil de Carapanella, la Salente de Pénelon, le Voyage à Lilliput de Swift et l’Icarie de M. Cabet ; toutes ces œuvres, où, sous le couvert de la fiction, dans des pays imaginaires, les romanciers et les réformateurs placent leur idéal de gouvernement ou de société, ou la satire des mœurs de leurs contemporains, procèdent directement du livre composé par le grand philosophe, en souvenir peut-être d’une tradition lointaine sur l’Amérique. Citons encore, parmi les romans grecs de la première époque, d’autres voyages imaginaires : Ce que l’on voit au delà de Thulé, la Descente dans l’antre de Trophonius, de Dicéarque, œuvres qui montrent l’ancienneté du genre, l’un des premiers exploités par l’imagination des romanciers ; le livre de Ctésias sur l’Inde et tout le cycle des compositions fabuleuses sur Hercule, Bacchus, Œdipe, la guerre de Troie, sujets qui jouèrent le même rôle en Grèce que chez nous la Table ronde et les Douze pairs au moyen âge. La doctrine d’Evhémère, que celui-ci avait développée dans un roman géographique intitulé l’Histoire sacrée, produisit un roman philosophique, l’Histoire phénicienne, que l’auteur, Philon de Biblos, donna comme traduite du Phénicien Sanchoniaton. Plutarque écrivit à son tour un roman, l’Ogygie, où il suppose une terre fabuleuse, à la façon de Platon dans l’Atlantide ; mais, au lieu de détruire les dieux, comme Evhémère, il les explique et détermine leur nature et leur substance. Bn sa qualité de moraliste, il appuie plus sur la question morale que sur la question métaphysique. Les mythes que l’on trouve dans ces œuvres, comme ceux de Timarque de Chéronée et de Thespésius, ont pour but également de propager son enseignement moral. Citons encore de Plutarque, comme appartenant à ce genre de romans, l’Icaromënippe, le Menteur d’inclination, la Nécyomancie, etc. Le premier de ces contes, où l’auteur, se supposant voyager à vol d’oiseau, passe en revue l’humanité et les dieux eux-mêmes, offre le même cadre que le célèbre roman de Le Sage, le Diable boiteux.

L’ère d’Alexandre ouvrit une nouvelle voie et marqua comme une seconde période dans le roman grec ; ce fut l’avènement du roman historique. La vie aventureuse et les immenses conquêtes du héros macédonien, sa promenade armée, à la tête d’une poignée de Grecs, à travers les vieilles civilisations de la Perse et de l’Inde, étaient un canevas tout trouvé pour ceux qui voulaient rajeunir les mythes déjà un peu usés de Bacchus, des Argonautes ; ils ne s’en firent pas faute, et Quinte-Curce lui-même n’est pas à l’abri du soupçon d’avoir écrit sa Vie d’Alexandre plus sous la dictée de son imagination que sous celle de l’histoire. La période alexandrins, qui tire son nom, non pas d’Alexandre, mais d’Alexandrie et de son école de rhéteurs et de philosophes, présente une troisième phase du roman, la plus brillante dans la littérature grecque. C’est à cette phase que se rattachent les romans épistolaires d’Alciphron et d’Aristénète, puis toute une série que l’on pourrait appeler la série des amours : Amours de Rhadan et de Simonis, Amours de Leucippe et de Clitophon, Amours de Théagène et de Chariclée, que Racine lisait avec ferveur dans sa jeunesse ; Amours d’Ismène et d’Isménias, etc., etc. Remarquons l’avènement du roman de mœurs, qui pénètre, à l’aide de la pastorale et de la facilité qu’offre la vie des champs, à travers la clôture que les Grecs savaient mettre autour de leurs gynécées et introduit la femme sur la scène ; les enlèvements d’enfants, les courses de pirates, les descriptions champêtres réelles ou idéalisées, la peinture des sentiments naïfs relevée par une pointe légèrement licencieuse, font tous les frais de ces compositions, dont la grâce est le plus souvent affectée. Le Daphnis et Chloé du sophiste Longus, à la traduction duquel Amyot et P.-L. Courier ont prêté dans notre langue un naturel et un charme bien éloignés du mauvais goût de l’original, peut être considéré comme une des meilleures expressions de ce genre. Enfin l’Âne de Lucien, tiré d’une fable milésienne de Lucius de Patras, et la Vie d’Apollonius de Tyane, de Philostrate (IIIe siècle dé notre ère), montrent à quel point de perfection et d’intérêt était déjà parvenu le roman à cette époque reculée. Il ne s’arrêtait ni devant la difficulté des peintures de mœurs ni devant la crainte de battre en brèche les religions.

Le mouvement mystique, qui s’est traduit dans le roman de Philostrate, se manifeste également dans d’autres ouvrages du même temps, la Vie de Plotin, par Porphyre, la Vie de Proclus, par Marinus, les Vies des sophistes, par Eunape, et dans l’Histoire philosophique de Damassius, que nous connaissons par Photius, qui nous a laissé une analyse de la vie d’Isidore. On pourrait même encore ranger parmi les romans philosophiques presque tous les livres juifs et chrétiens, en général apocryphes, qui se multiplièrent du IIIe au Ve siècle avec une étonnante fécondité. Le Talmud, le Livre de la Sagesse ; le Livre de Jésus, fils de Sirach ; l’Histoire de Bel et du Dragon, la Vie et la mort de Moïse et divers autres ouvrages apocryphes sont dignes de figurer à côté de la Vie d’Apollonius. Même parmi les anciens livres juifs, le Livre de Job, celui d’Esther, le Livre des Macchabées sont de purs romans.

Chez les Latins, le roman n’existe pas. Les maîtres du monde avaient sans doute autre chose à faire que de se délasser par la lecture d’histoires imaginaires, et ceux d’entre eux à qui leurs loisirs permettaient ce délassement étaient assez versés dans la littérature grecque pour n’avoir pas besoin d’œuvres originales en latin. À l’heure de la décadence des lettres, le roman apparaît, mêlé à la satire, à épigramme et à l’épopée, dans le Satyricon de Pétrone ; nul doute que le Trimalcion, type des Turcarets immondes de la Rome impériale, ne relève directement du roman de mœurs, avec tous les types secondaires de gitons et de parasites qui l’entourent ; c’est une des peintures les plus saisissantes de la corruption romaine. Un peu plus tard, l’Africain Apulée traduisit sous le titre d’Âne d’or non-seulement l’Âne de Lucien ou de Lucius de Patras, mais encore la Psyché et sans doute d’autres fables milésiennes, qu’il augmenta d’aventures tirées de son propre fonds ou dont les originaux nous sont inconnus.

Durant la période byzantine, le roman est à la fois mystique, cabalistique et chrétien. Signalons dans ce genre le Roman d’Hermas ou du Pasteur, œuvre chrétienne directement inspirée de l’Ancien et du Nouveau Testament ; les Brachmanes, de Palladius, évêque d’Hélénopolis, en Bithynie, disciple et panégyriste de saint Jean Chrysostome ; le Récit égyptien, autrement intitulé De la Providence, par Synésius, récit historique et figuré, un peu cabalistique, qui, selon l’aveu de l’auteur, contient l’histoire symbolique de son temps. Ce roman fut composé probablement vers l’année 399. La critique s’en est beaucoup occupée sans être parvenue à l’expliquer complètement. Vers cette même époque (IVe siècle) se formèrent aussi la plupart des légendes qui composent la Légende dorée ; elles produisirent directement, un peu plus tard, le Roman de Barlaam et Josaphat, inspiré par la vie des Pères du désert.

Avec le moyen âge, époque caractérisée au plus haut degré par l’esprit d’aventures et la crédulité, le roman revêt une forme nouvelle. Tout en procédant des auteurs alexandrins et byzantins, qu’ils connaissaient vaguement et dont ils mélangèrent les procédés avec ceux des poètes épiques et cycliques, les romanciers du nord et du midi de la France, de l’Espagne et des pays de langue allemande introduisirent dans leurs œuvres deux éléments nouveaux : les idées chevaleresques, qu’ils tirèrent des mœurs mêmes de leurs pays, et le culte de la femme, qu’ils développèrent du fond de leur religion. On pourrait néanmoins trouver à ce culte féminin, particulier à l’époque moderne, une filiation plus ancienne dans certains philosophes et mythographes grecs, où perce déjà l’idée du beau et du bien souverains, exprimée et spiritualisée sous la forme de la femme ; mais ces travaux restèrent inconnus des romanciers du moyen âge, et c’est de la religion et des mœurs nouvelles qu’ils s’inspirèrent assurément. La marche est ouverte par les Chansons de geste (v. ce mot et les comptes rendus spéciaux affectés aux œuvres les plus importantes) ; des cycles entiers apparaissent simultanément en France, en Allemagne, en Espagne, en Angleterre, sur Roland, sur Charlemagne et ses douze pairs, sur le roi Artus, sur la poursuite du Saint-Graal, sur Robin Hood, et telle est la simultanéité de ces compositions et de leurs copies, qu’il est le plus souvent impossible d’en discerner le pays d’origine. C’est le moment où fleurissent les Amadis et les Esplandians, les chevaliers de la Verte-Epée et les fées Urgande ou autres ; imaginations aussi enfantines que surprenantes, qui suffisaient à des peuples encore neufs et auxquelles il fut difficile, en tout pays, de substituer le simple bon sens et la claire raison, tant l’extraordinaire, le mystérieux, le surnaturel sont puissants sur l’esprit de l’homme, tant il se délasse bien par l’invraisemblable des ennuis beaucoup trop réels de la vie ! La réaction commença chez nous par le Roman du Renard et le Roman de la Rose, œuvres qui, malgré leur titre, se rapprochent plus du fabliau que du roman ; elle fut continuée par les horrifiques prouesses de Pantagruel et de Gargantua, véritable roman satirique des mœurs, de la politique et de la religion au temps de Rabelais, et achevée, en Espagne, par le Don Quichotte, qui donna le coup de grâce aux épopées chevaleresques. Avant de rentrer en France, donnons une mention aux continuateurs de Cervantes, Hurtado de Mendoza et Quevedo, qui, le premier dans son Lazarille de Tormes, le second dans son Grand vaurien, chefs-d’œuvre de la littérature picaresque espagnole, ont fait une large place aux études intimes et peint des tableaux de mœurs de la plus grande vérité. Ils avaient été précédés dans cette voie par les novellieri italiens, qui, dans de petits cadres embellis par leur imagination et par les grâces de leur style, avaient placé la plupart des sujets de nos fabliaux. Le Décaméron de Boccace et tout ce que les Italiens ont classé sous le titre de nouvelles (d’où le nom de novellieri appliqué à leurs auteurs) sont, il est vrai, des contes plutôt que des romans ; mais il était nécessaire de rappeler leur influence sur la littérature romanesque. Ce sont ces mêmes cadres agrandis qui ont servi de point de départ au roman moderne, et d’ailleurs la Fiametta de Boccace et la Filena de son émule en peintures libres, Nicolo Franco, sont de véritables romans.

Le goût du merveilleux, du surnaturel, des exploits invraisemblables, des grands coups d’épée à tort et à travers, auquel satisfaisaient amplement les romans chevaleresques, se retrouve, à peine modifié, dans le roman français du XVIIe siècle. Pour Mlle  de Scudéri, la leçon donnée par le Don Quichotte est considérée comme non avenue. C’est le côté ridicule de ces longues œuvres qui excitèrent un si prodigieux engouement, mais qui détournaient les esprits de la vie réelle et dont, pour ce motif, Gorgibus défendait la lecture à Célie :

Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans ;
De quolibets d’amour votre tête est remplie.
Et vous parlez de Dieu bien moins que de Lélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits ;
Lisez-moi, comme il faut, au lieu de ces sornettes.
Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Matthieu ; l’ouvrage est de valeur
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
Le Guide des pécheurs est encore un bon livre,
C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre,
Et, si vous n’aviez lu que ces moralités,
Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés,
                    (Le Cocu imaginaire.)

Molière encore, qui en avait nourri sa jeunesse, fait exposer par Madelon, dans les Précieuses, les règles du roman de galanterie tel qu’on le comprenait au XVIIe siècle, l’ordre dans lequel doit se mener une intrigue amoureuse aussi bien dans la vie que dans les livres. C’est un morceau achevé : « Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien, être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, et l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée, et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite, il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat de mariage et prendre justement le roman par la queue, encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait. »

Molière avait raison de combattre les pernicieux effets des lectures romanesques sur l’imagination ; mais nous, qui n’avons rien à redouter des livres de ce temps-là, nous pouvons être plus justes envers une littérature aujourd’hui si démodée et qui a charmé tant de nobles esprits. On a bien souvent tourné en ridicule l’Astrée de d’Urfé, le Grand Cyrus de Mlle  de Scudéri et les romans de La Calprenède ; c’est peut-être faute de les bien comprendre. Saint-Marc Girardin, dans une page de fine critique, a pris la défense des bergers de d’Urfé, qui nous paraissent si fades et si faux. « On voit bien, dit-il, en lisant le roman, que ces bergers-là ne le sont que par goût, et qu’en mettant l’amour à la campagne, d’Urfé, comme les poètes pastoraux de l’Italie, a voulu seulement lui donner plus de charme et plus de liberté. Ses bergers et ses bergères ne sont pas gens du village ; ce sont gens qui font la villégiature. Ils ont le loisir que donne l’aisance ; ils sont de noble naissance ; ils sont, enfin, aussi discrets et aussi civils que les meilleurs courtisans... D’Urfé a voulu représenter l’amour tel qu’il le concevait dans la bonne compagnie, et s’il a préféré les champs au salon, c’est que, d’une part, il n’y avait guère encore de salons, et que, d’une autre part, la pastorale étant, dans l’usage du temps, consacrée à l’amour, il lui semblait naturel de donner à ses récits amoureux la forme pastorale. » Quant à Cyrus et à Clélie, ce qui choque surtout et rend ces œuvres si illisibles pour nous, c’est l’alliance des noms antiques avec les usages et les passions modernes. « Mais, dit M. Victor Founiel, on a été plus dupe que ne le voulait l’auteur, qui était loin d’attacher à ce cadre factice autant d’importance que nous. Pour Mlle  de Scudéri le roman n’est que l’accessoire... Son but était d’introduire et de faire passer sous ce déguisement non-seulement des portraits, des sentences, des dissertations morales, des conversations subtiles sur toutes les règles de la politesse, sur tout ce qui constitue l’honnête homme au XVIIe siècle, mais même quelque grande et sérieuse controverse sur des questions d’un haut intérêt social ; c’est ainsi que, dans la Clélie, l’auteur a traité de tout ce qui tient à la condition des femmes dans le monde, et que nous y trouvons, revêtus d’une forme plus calme, tous les débats orageux qui se sont soulevés de nos jours sur la liberté du beau sexe. » Le Grand Cyrus est comme une mascarade ingénieuse et galante, favorable à montrer des tableaux et des portraits modernes. Par exemple, dans le septième volume, on trouve une galerie fort curieuse des habitués de l’hôtel Rambouillet. La Clélie, où les personnages de la Rome antique, travestis en gentilshommes, nous semblent si risibles, est tout simplement l’histoire de la Fronde sous un accoutrement romain. On pourrait expliquer par un dessein analogue les invraisemblances des romans de La Calprenède.

Parmi les contemporains, il y en eut très-peu qui ne professèrent pas pour ces ouvrages, surtout pour ceux de Mlle  de Scudéri, une haute admiration. Il fallait avoir la sévérité d’esprit des solitaires de Port-Royal pour les blâmer. Sans parler de Mme  de Sévigné et de La Fontaine, Boileau lui-même, au moins dans sa jeunesse, les tint en estime. Parmi les évêques, on ne voit que Bossuet qui en parle avec mépris ; les autres étaient du sentiment de l’évêque d’Avranches, le savant Huet :

Non que monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvre exquise ;
Étant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise...
Le roman d’Ariane est très-bien inventé.
J’ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre.
En fait d’événements, Clèopatre et Cassandre
Entre les beaux premiers doivent être rangés.
Chacun prise Cyrus et la carte du Tendre...

Ce qui plaisait surtout dans ces romans à des hommes comme Huet, Mascaron, Camus, Godeau, Fléchier, Massillon, c’était la grandeur et l’héroïsme des sentiments, qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement absurdes. Mais il ne faut pas oublier que ces grands coups d’épée, qui nous font sourire, étaient alors à la mode, et que l’on vit les écrivains du génie le plus original, Corneille et Molière, tenter de les transporter à la scène. Dans les tragédies les plus mâles, les plus sobres de Corneille, par exemple dans Horace, dans Cinna, même dans Polyeucte, on retrouve, améliorés par un style plus vigoureux, la phraséologie et les sentiments des héros de La Calprenède. Il serait donc souverainement injuste de ne pas tenir compte de ces œuvres, parce qu’elles sont illisibles aujourd’hui, ou de contester leur action sur la littérature générale. Par bonheur pour le roman, il fut détourné de cette voie par la veine comique, satirique et bourgeoise, veine tout à fait gauloise au fond, que tous ces grands romans aristocratiques n’avaient pas étouffée et qui finit par prendre le dessus. Les aventures merveilleuses, les raffinements, les subtilités, l’héroïsme guindé, la solennité et l’emphase tombèrent devant l’observation familière et la raillerie bouffonne des romans de mœurs. Le Francion de Sorel, le Voyage à la lune de Cyrano de Bergerac, le Roman bourgeois, de Furetière, le Roman comique de Scarron contribuèrent puissamment à ramener les esprits des fausses exagérations à la simple réalité ou à la satire amusante.

La peinture fine et délicate des mœurs n’avait pas, du reste, été complètement abandonnée, même sous le règne de la Clélie et de la Clêopâtre ; nous n’en voulons pour preuve que la Princesse de Clèves et Zaïde de Mme  de La Fayette, petits romans qui sont des études du cœur humain, du cœur féminin surtout, et, dans un genre plus élevé encore, Télémaque, œuvre épique sous la forme d’un roman ; la Psyché de La Fontaine, malgré l’emprunt du fond fait à l’antiquité, est aussi une peinture de sentiments tout à fait modernes. Cependant, jusqu’à ce que l’abbé Prévost vienne, dans son livre inimitable de Manon Lescaut, fondre les deux genres et mêler à l’expression des sentiments les plus tendres les peintures de la vie aventureuse et picaresque, c’est à la veine gauloise que le roman du XVIIe et du XVIIIe siècle doit ses chefs-d’œuvre. Toute l’œuvre de Le Sage procède du Roman comique ; Gil Blas, Guzman d’Alfarache, le Diable boiteux, quoique imités des Espagnols, sont bien français, bien gaulois au fond, et créent ce genre plein d’esprit, d’humour, où la fiction ne sert que de cadre à l’observation et auquel nous devons Candide, Zadig, Micromégas, l’Homme aux quarante écus, et tous les romans de Voltaire, si étincelants d’esprit et de philosophie railleuse. Par malheur, du gaulois au licencieux il n’y a qu’un pas, et un pas bien glissant. Candide engendre Jacques le fataliste, lequel engendre la Religieuse ; Manon Lescaut engendre les romans de Crébillon fils, qui engendrent à leur tour les Liaisons dangereuses de Laclos et ont encore pour postérité l’illustre Faublas. Tirons le rideau sur les débauches de ce siècle à la fois si grand et si frivole. Comme compensation, nous ne trouvons à opposer à ces œuvres trop légères que les élucubrations par trop lourdes de Marmontel, l’indigeste Bélisaire, les insipides Incas et les bergeries un peu fades de Florian. Chose qui surprend et confond la critique, Estelle et Nêmorin, ce laitage doucereux, était goûté et apprécié par ces mêmes palais saturés du poivre et du piment des Laclos et des Louvet de Couvray ! Ils goûtèrent moins ces innombrables et étonnantes productions de Rétif de La Bretonne, qui, dans ses deux cents et quelques volumes, surtout dans ses Contemporaines, nous a donné le tableau si exact, quoique bien débraillé, de la fin du XVIIIe siècle. Les plus curieuses de ces études, pensées dans le ruisseau et écrites sur la borne, comme on l’a dit, ne mettent guère en scène que des noctambules, des ivrognes, des filous et des filles ; mais elles ont pour nous l’intérêt qui s’attache à tout récit jailli de l’observation directe, si vulgaire ou si répugnant même que soit l’objet observé. Le plus beau roman du XVIIIe siècle, celui qui produisit toute une régénération du genre et amena l’avènement d’une littérature nouvelle, qui est la nôtre, celle du XIXe siècle, c’est la Nouvelle Héloïse. Saint-Preux et Julie, voilà les patrons sur lesquels plusieurs générations de grands écrivains tailleront leurs héros : Gœthe, son Werther ; Chateaubriand, son René ; Mme  de Staël, sa Corinne. On peut trouver maintenant, en jugeant à froid ce livre, que le style en est déclamatoire, que les situations sont assez souvent fausses et tendues ; mais ce ne peut être une œuvre médiocre, celle qui a inspiré tant de beaux génies et dont le retentissement s’est continué dans la littérature de tout un siècle. Jean-Jacques Rousseau a, de plus, la gloire d’avoir écrit un roman philosophique, l’Émile, et donné au genre, dans ses Confessions, une forme nouvelle, plus personnelle et plus pénétrante, qui a fait école.

En même temps que le roman français parvenait ainsi à sa perfection relative, il prenait en Angleterre les mêmes développements, mais sans passer absolument par les mêmes phases et sans subir les mêmes écarts ; débarrassé à temps du faux goût chevaleresque, il restait toujours moral, grâce à l’esprit de famille dont la nation est imbue. L’Arcadie de Philip Sidney, publiée trente ans avant l’Astrée de d’Urfé, est restée, en Angleterre, le modèle de cette littérature, bientôt abandonnée, que les écrivains anglais avaient empruntée, comme les nôtres, à l’école italienne de Sannazar ou à l’Espagnol Monte-Mayor. À partir du siècle de la reine Anne, plus d’imitations, plus d’importations étrangères ; l’esprit national domine, et on lui doit des œuvres qui suffiraient à illustrer un peuple : le Pèlerin, de Bunian ; le Voyage de Gulliver, de Swift ; Robinson Crusoë, de Daniel de Foe ; Tom Jones et Jonathan Wild, de Fielding. Un peu plus tard, les longues et pathétiques créations de Richardson, Paméla et Clarisse Harlowe, qui excitèrent l’admiration de Jean-Jacques et provoquèrent son génie à les égaler ; enfin, le Vicaire de Wakefield de Goldsmith et le Tristram Shandy de Sterne, toutes œuvres qui, quoique bien anglaises par le fond, par la tournure originale de l’expression et du sentiment, ont mérité de devenir européennes et jouissent encore, au moins pour la plupart, d’une légitime renommée. À la même époque, l’Italie et l’Espagne, d’où étaient sortis les premiers modèles, n’ont plus aucune sève productrice et se bornent à traduire ; l’Allemagne elle-même est presque réduite à ce rôle et ne met au jour aucune œuvre considérable, dans le genre qui nous occupe, jusqu’à Gœthe et Lessing. Mais alors l’entrée en scène de ces écrivains frappe vivement l’attention ; le coup de pistolet de Werther retentit d’un bout de l’Europe à l’autre, et deux autres romans du grand poète, Hermann et Dorothée, Wilhelm Meister ; Miss Sara Simpson et Minna de Barnhelm de Lessing éveillent de non moins vives sympathies. C’est l’ère contemporaine, l’ère véritable du roman qui s’ouvre avec éclat. En France, les disciples attardés de Le Sage et de l’abbé Prévost : Pigault-Lebrun, Victor Ducange, Ducray-Duminil et Mme  Cottin obtinrent cependant encore, sous le premier Empire et même sous la Restauration, une vogue qui maintenant nous étonne. Il y a longtemps que Victor ou l’Enfant de la forêt, Cœlina ou l’Enfant du mystère ont rejoint dans les limbes de l’oubli Malek-Adel, qui a fourni tant de sujets de pendules ; Monsieur Botte et l’Enfant du carnaval, de Pigault-Lebrun, ont assurément plus de mérite ; mais cette littérature, enfantine avec Victor Ducange et Ducray-Duminil, sentimentale avec Mme  Cottin, licencieuse avec Pigault-Lebrun sans être beaucoup plus amusante, était arrivée au dernier degré de décrépitude ; elle allait faire place à des conceptions plus nouvelles et plus hardies.

Le roman est une des deux grandes faces de la littérature du XIXe siècle ; l’histoire est l’autre, et telle a été la force de cette double préoccupation des esprits, que l’histoire et le roman se sont intimement mêlés l’un et l’autre et ont produit un genre nouveau. Les premières œuvres procèdent, il est vrai, complètement de la Nouvelle Héloïse ; René et Werther ne sont qu’intimes, personnels et passionnés ; mais le désir d’associer aux peintures de l’amour idéal et aux traverses de la vie humaine le tableau des mœurs générales et de montrer l’homme parmi les grands événements des siècles passés inspire les Martyrs, qui, comme le Télémaque et plus encore peut-être, n’est qu’un roman en prose sous la forme épique ; ce même désir se manifeste également dans Corinne, écrite surtout pour offrir le tableau de la civilisation italienne. Des modèles de ce genre de composition existaient sans doute dans le Télémaque, et même dans le Bélisaire et les Incas de Marmontel, dans le Numa Pompilius de Florian ; mais le Télémaque, comme le Voyage du jeune Anacharsis, se borne à la civilisation grecque, sur laquelle les livres classiques abondent ; quant aux autres, ce sont de simples compilations littéraires, et il serait parfaitement inutile d’y chercher rien de nouveau sur l’histoire ou les mœurs antiques. Ce que nous remarquons, au contraire, dans les œuvres nouvelles, c’est la précision et l’étendue des recherches, la vérité vraie mise à la place de la vérité de convention, le réel aspect historique rendu aux faits, aux personnages, aux physionomies, grâce à de longues et patientes investigations. Chateaubriand fait un voyage de deux ans à travers l’Europe et l’Asie Mineure, afin de copier d’après nature les grandes descriptions de son ouvrage et de leur donner une réalité plus grande. Peu de romanciers montreront une conscience égale ; mais n’importe, l’exemple est donné et sera suivi par un certain nombre. Walter Scott introduira la même précision dans ses romans écossais, comme Fenimore Cooper dans ses peintures de la vie des pionniers et des Mohicans, et le plus humble, parmi ceux qui ont quelque valeur, rougirait de ne pas faire précéder son travail de quelques études sérieuses. Tel est le roman historique, une des meilleures choses de notre époque, quoi qu’on en ait dit, avant qu’il eût dégénéré entre les mains des faiseurs. Walter Scott est le chef de cette grande école, à laquelle les lettrés du monde entier ont dû tant d’heures de plaisir et de délassement. Qu’il nous suffise de rappeler Wawerley, Rob-Roy, les Puritains, Ivanhoë, la Prison d’Édimbourg, Péveril du Pic, les mœurs, les paysages, les superstitions de l’Écosse, du Border, si bien décrits dans tel de ces livres ; dans un autre, les fureurs, les haines des guerres religieuses mêlées à des peintures de la vie familière ; dans un autre, la guerre civile, les courses errantes des jacobites, les dévouements passionnés que surexcite la proscription ; dans tous, l’enchaînement intéressant des faits et des épisodes, la vérité des descriptions, le relief des caractères et la grâce inexprimable des figures de femmes qui se détachent du fond clair ou sombre de l’œuvre, comme la Rébecca d'Ivanhoë, l’Amy Robsart de Kenilworth, la Diana Vernon de Rob-Roy.

Les traductions de Walter Scott mirent chez nous en grande faveur le roman historique ; Cinq-Mars d’Alfred de Vigny et surtout Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, avec une puissance que n’avait pas connue l’illustre baronnet, furent les brillants débuts en ce genre de l’école romantique, débuts suivis bientôt d’une multitude prodigieuse d’œuvres d’inégale valeur, mais remarquables, du moins avant que la décadence fût trop marquée, par l’étude consciencieuse, la recherche de la réalité dans les faits et dans les mœurs, le style pittoresque et coloré. Toute une série de productions à peu près ignorées aujourd’hui : l’Écolier dé Cluny d’Alphonse Royer et les longs romans du bibliophile Jacob (M. Paul Lacroix), la Danse macabre, les Francs-Taupins, le Roi des ribauds, les Deux fous, méritent d’être rappelés, malgré l’oubli dans lequel ils sont tombés, parce qu’ils possèdent, avec de grands défauts, des qualités éminentes. Le roi du roman historique, notre Walter Scott, avec beaucoup de science en moins, il est vrai, mais avec plus de verve, d’entrain, de familiarité et surtout avec une fécondité inépuisable, c’est Alexandre Dumas. Roman de mœurs, roman d’aventures, roman de cape et d’épée, il a parcouru tout le cycle, vivifiant, par la facilité de son style et sa verve de conteur, les époques les plus diverses, surtout les derniers siècles de la monarchie, de Henri III à Marie-Antoinette et de la guerre des chouans aux complots des carbonari. Aussi puissant, aussi varié quand il s’applique à une œuvre de pure imagination, comme Monte-Cristo, c’est pourtant surtout à l’histoire qu’il retourne avec le plus de plaisir, et ses personnages se meuvent dans ce cadre avec tout autant de liberté que dans une fiction pure. N’allons pas apprendre l’histoire de France dans les Trois mousquetaires ou dans la Louve de Machecoul ; qui pourrait nier cependant ce qu’il y a d’excellents aperçus, de véritable intuition sur l’époque de Henri III dans les Quarante-Cinq et la Dame de Montsoreau, sur la minorité de Louis XIV dans les Trois mousquetaires et leurs suites, sur la Régence dans le Chevalier d’Harmental, sur les préludes de la Révolution dans le Collier de la reine et le Chevalier de Maison Rouge ; sur les coupeurs de route, au commencement de l’Empire, dans les Compagnons de Jéhu ; sur les menées occultes des ventes de carbonari et les mœurs de la cour de Naples pendant la Révolution, dans la San-Felice ? Trop d’improvisation et des études incomplètes nuisent sans doute à la vérité de bien des détails ; mais l’ensemble reste surprenant, et si l’on ne demande au roman que d’amuser, nul plus qu’Alexandre Dumas n’aura touché le but. Lorsque Walter Scott se trouva ruiné par la faillite de son libraire, un lord s’écria : « Si tous ceux qui lui doivent des heures délicieuses donnaient seulement une pièce de 6 pence (12 sous), la liquidation serait bien vite faite : » Aux mêmes conditions, Alexandre Dumas serait mort plus que millionnaire.

Entre les mains des héritiers ou des imitateurs du plus grand amuseur des temps modernes, le roman historique dégénéra. Il n’y avait plus qu’à glaner dans l’histoire de France après celui qui en avait tant usé et abusé ; aussi ne citerons-nous que pour mémoire les essais de son collaborateur anonyme, Auguste Maquet, la Belle Gabrielle, par exemple, et les feuilletons de Ponson du Terrail, dont le plus remarquable, la Jeunesse de Henri IV, ne semble qu’une pâle contrefaçon des tableaux du maître ; des qualités précieuses d’imagination, de mise en scène, la recherche de l’imprévu et du bizarre ne rachètent ni le mauvais style ni le manque d’étude. En dégénérant, le roman historique perdait peu à peu toute sa vogue, sinon dans le peuple, toujours friand d’émotions et peu apte à se rendre compte des plus énormes anachronismes, du moins chez les lettrés, d’un goût plus difficile ; il donna naissance au roman archéologique, dont le but était moins d’éveiller et de soutenir l’attention par l’imprévu des aventures et l’enchevêtrement des intrigues que de ressusciter des époques évanouies, disparues, et de s’efforcer de les faire revivre dans tout leur éclat. C’est à cette tendance, fort explicable à notre époque, que l’on doit le Roi Candaule, la Nuit de Cléopâtre, le Roman de la momie de Théophile Gautier, Salammbô de Gustave Flaubert, le Cheval de Phidias de Cherbulliez. Dans ces livres, les civilisations assyrienne, égyptienne, mosaïque, carthaginoise et grecque, étudiées d’après tous les derniers documents et mises, pour ainsi dire, au courant de la science actuelle, si pénétrante et si pro fonde, revivent avec des apparences d’une précision singulière, avec leurs monuments restitués et remis en place, leurs institutions, leurs costumes, leur langue même. Mais les lettrés seuls, les délicats, pouvaient prendre intérêt à ces patientes et minutieuses restitutions ; la vogue était, en dehors des longues et amusantes séries d’Alexandre Dumas, au roman de mœurs tel que le comprenait Balzac, ou au roman social tel que le présentait Eugène Sue. La loi chronologique nous fait seule rapprocher ces deux noms, entre lesquels il y a un abîme ; nulle œuvre de Balzac n’a eu le retentissant succès des Mystères de Paris ou du Juif errant, et quelle différence pourtant la postérité met déjà entre ces élucubrations tourmentées et maladives et la moindre page de la Comédie humaine ! Non pas qu’Eugène Sue soit totalement dénué de mérite ; on ne saurait lui refuser le don d’émouvoir, on l’accuserait plutôt d’émouvoir trop et par des moyens trop violents ; on sort de ses livres, Arthur, la Salamandre, Martin l’enfant trouvé, les Sept péchés capitaux, comme on sort d’un affreux cauchemar, la tête lourde et les membres rompus ; l’art n’a rien à voir dans cette secousse toute physique. Balzac aussi émeut et touche, mais par de bien autres moyens ; c’est le relief des caractères, leur jeu dans une situation donnée, l’analyse des physionomies et des passions qui remplacent chez lui le fracas des duels, des enlèvements, des aventures. Au contraire des autres, c’est dans les peintures de la vie calme et monotone qu’il excelle ; Eugénie Grandet et le Lis dans la vallée seraient ses chefs-d’œuvre si, plus mûri encore, plus pénétré de la civilisation ou, comme on voudra, de la corruption parisienne, il n’avait écrit la Cousine Bette. Cet esprit, éminemment observateur, avait tout vu, tout étudié ou tout deviné : l’histoire, dans Catherine de Médicis ; l’illuminisme, dans Séraphita, et le journalisme, tel qu’il serait vingt ans plus tard, dans les Illusions perdues. Il a fouillé en tous sens le cœur humain ; il a mis sur le marbre et disséqué, cruellement parfois, toute notre civilisation ; et à qui s’en prendre, s’il y a vu plus de difformités et de laideurs que de beautés ? La vie de province, avec ses bonnes mœurs superficielles, ses commérages, ses petites ambitions ratatinées ; la vie bourgeoise, mesquine, sans élan, absorbée dans les comptes de famille, les notes de la blanchisseuse et du boulanger ; la vie parisienne, avec ses surexcitations anomales, ses dépravations multiples, ne retrouveront pas de longtemps un tel peintre. À côté de ces trois noms illustres, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Balzac, et surtout à côté du dernier, faut-il rappeler celui qui fut leur émule de la première heure, Frédéric Soulié ? Esprit vigoureux, un peu assoupli par le travail, il s’est cependant fait remarquer par des qualités propres, alors toutes nouvelles : la force de l’invention, la solidité de charpente de ses intrigues, la violence et la complication des événements. On ne saurait sans injustice passer sous silence, dans une revue même sommaire, l’auteur des Drames inconnus et surtout des Mémoires du Diable.

Une femme d’un talent tout viril, George Sand, mérite, presque au même titre que Balzac, une place à part dans cette galerie. Son œuvre est considérable : sociale et réformatrice dans Indiana, Valentine, Lélia, le Compagnon du tour de France, elle est toute personnelle dans le Secrétaire intime et dans Elle et lui, deux grandes pages qui, écrites l’une au commencement, l’autre presque à la fin de la carrière de l’écrivain, semblent détachées de ses mémoires ; puis familière et presque bucolique dans toute une série intéressante, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où les mœurs du Berry sont retracées avec un charme pénétrant ; puis réformatrice encore, mais avec moins d’âpreté, dans le Marquis de Villemer, Jean de La Roche, Mlle  de La Quintinie et Pierre gui roule. George Sand est l’élève de Walter Scott dans Mauprat, l’un de ses meilleurs romans, où la suave figure d’Edmée rappelle les plus chastes créations du peintre d'Amy Robsart et de Fenella ; elle suit l’inspiration de P. Leroux dans ses romans philosophiques : Spiridion et les Sept cordes de la lyre ; celle de Liszt, dans ses études sur l’art musical : Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt. Dans tous, elle est le disciple de Jean-Jacques et unit comme lui l’analyse du sentiment et de la passion à un vif amour de la nature. M. Jules Sandeau, qui avait débuté en même temps qu’elle, a suivi une autre voie ; dans de petits cadres très-bien proportionnés, il a tracé d’une main discrète des études de mœurs du temps de l’émigration ou de la Restauration, Mme  de Sommerville, Mlle  de La Seiglière, la Maison de Penarvan. Sainte-Beuve n’a écrit qu’un seul roman, Volupté ; mais il est juste d’en faire mention, car c’est une œuvre : il y a concentré, en quelque sorte avec plus d’art, les patientes analyses répandues dans ses Causeries. Volupté est un des meilleurs romans psychologiques de notre époque. On peut rapprocher de ce genre sérieux les romans philosophiques, humanitaires d’Edgar Quinet, Ahasvérus et Merlin l’enchanteur, qui n’ont cependant que la forme extérieure du roman ; car, pour la conception, ils se rattachent à l’épopée.

N’oublions pas, au milieu de ce grand mouvement littéraire, le clan des fantaisistes, qui, sans aucune visée morale, scientifique ou philosophique, sans autre but que de plaire, de faire montre d’originalité et de talent ou tout simplement d’amuser, ont écrit de très-jolis romans. La tribu est nombreuse et comprend une foule de noms distingués. C’est Charles Nodier, avec Thérèse Aubert, Jean Sbogar, Smarra, allant, toujours avec la même finesse, du sentiment à l’ironie et du romanesque à l’étrange ; c’est Méry, le peintre fantastique des mœurs et des paysages de l’Inde (la Floride et la Guerre du Nizam), modèles des livres écrits au courant de la plume et imprégnés de l’esprit français ; c’est Mérimée, qui, au contraire, dans des pages très-étudiées, d’une sobriété et presque d’une sécheresse voulue à l’avance, Colomba, la Chronique de Charles IX, Carmen, les Deux héritages, arrive à une puissance et une réalité surprenantes ; c’est Théophile Gautier, avec Mlle  Maupin, conception excentrique qui tient du pastel de Boucher et des peintures érotiques de l’Arétin et qui fait passer les rêves les plus monstrueux à l’aide d’une richesse incomparable de description et de la curiosité singulière du style ; c’est Alphonse Karr, l’auteur de Sous les tilleuls, du Chemin le plus court, de Feu Bressier, de Fort en thème et de tant d’autres œuvres originales et spirituelles ; c’est Léon Gozlan, avec le Notaire de Chantilly, l’Histoire de cent trente femmes, le Lilas de Perse, la Folle du n°16 ; X.-B. Saintine, qu’un seul roman, Picciola, l’histoire d’une fleur élevée par un prisonnier, a rendu célèbre ; c’est Jules Janin, qui a parodié d’une façon si saisissante, dans l'Âne mort et la femme guillotinée, les horreurs des romantiques effrénés et qui s’est montré le digne continuateur de Diderot dans la Fin du monde… et du Neveu de Rameau ; c’est Roger de Beauvoir, le fringant narrateur des Histoires cavalières et des Soupeurs de mon temps ; c’est Ed. About, imitateur de Balzac dans Germaine, dont les principaux types sont copiés de la Cousine Bette, mais plus original dans le Roi des montagnes, et tout à fait lui-même, c’est-à-dire éminemment spirituel et fin conteur, dans les Mariages de Paris, le Nez d’un notaire, le Cas de M. Guérin, la Vieille roche, Madelon, etc.

Ainsi travaillé en tous sens, devenu apte à tout analyser et à tout décrire, les conceptions esthétiques et morales comme les fantaisies les plus extravagantes, promené de civilisation en civilisation, depuis Ninive jusqu’aux carrières d’Amérique, parlant toutes les langues, celle de l’art et de la philosophie comme l’argot des bouges et des tapis francs, le roman est devenu la manifestation la plus importante de la pensée au XIXe siècle ; il a absorbé tous les autres genres littéraires, épopée, drame, églogue, conte, tant sa forme complaisante se prête à toutes les métamorphoses. Mais étendu ainsi au delà de toutes limites, embrassant l’ensemble de toutes choses, il s’est morcelé, comme les vastes champs du moyen âge, entre les mains d’une foule de travailleurs qui se sont appliqués à défricher chacun son lot. Notre époque est celle des spécialistes. Paul de Kock, durant toute sa longue carrière, s’est refusé à voir autre chose au monde que la grisette, espèce aujourd’hui à peu près disparue, qui n’est plus dans nos mœurs, mais que ce vieillard revoyait toujours à travers la lucidité de ses souvenirs ; il a refait sans cesse, sous divers titres, Mon voisin Raymond, la Laitière de Montfermeil, la Pucelle de Belleville, le même roman, la même partie de campagne, le même duel ridicule, le même rendez-vous, et toujours avec une verve, une bonhomie et des qualités d’observation, secondaires il est vrai, qui lui méritèrent une vogue de longue durée. Plus sérieux, plus pénétrant, A. Dumas fils s’est réservé le demi-monde et l’a exploré à fond dans la Dame aux camellias, Diane de Lys et l'Affaire Clémenceau, son dernier roman et son meilleur. La finesse de l’observation, la science un peu désenchantée de la vie, la causticité du moraliste unie à l’esprit de mots du causeur, un style d’une exactitude rare, des peintures prises sur le réel, au point qu’on croirait que l’auteur a vécu chacun de ses livres, distinguent toutes les productions de cet esprit éminent, l’un des plus vifs de notre époque. Arsène Houssaye aussi n’a guère étudié, dans ses Grandes dames, que les parages familiers à M. Dumas fils ; examen fait, on trouve que ces grandes dames sont tout simplement des petites dames et que l’auteur a innocemment confondu le faubourg Saint-Honoré avec la rue du Helder. Ce sont des femmes du monde plus vraies que M. Octave Feuillet a peintes dans la Petite comtesse, dans le Roman d’un jeune homme pauvre et surtout dans M. de Camors, sa dernière œuvre et la seule qui soit vraiment puissante ; encore, ce qu’il y a de plus réussi, de mieux observé dans ce livre est-ce le héros, l’homme du monde, le don Juan contemporain, et non pas les héroïnes, tant il vrai qu’aujourd’hui la grande dame qui déchoit n'a plus rien qui la distingue de la cocotte. De là une difficulté insurmontable pour nos romanciers galants, chroniqueurs ordinaires de la haute vie. Il n’en était pas de même au XVIIe siècle, et personne ne prendra la princesse de Clèves, dans le roman de Mme  de La Fayette, pour la première venue des aventurières. Dans le même genre que M. Octave Feuillet, Ch. de Bernard, continuateur de Balzac, mais avec une nuance bien marquée de misanthropie, s’est fait une place fort distinguée ; les Ailes d’Icare, le Nœud gordien et surtout Gerfaut méritent de rester dans la bibliothèque d’un homme de goût. Il y a aussi des pages très-délicates dans l’œuvre de M. Amédée Achard, Belle-Rose ; Maurice de Treuil, la Robe de Nessus, comme dans celle de M. Louis Enault, la Vierge du Liban, Nadèje, etc. ; on peut seulement leur reprocher une certaine monotonie de conception et de style qui fait que, de tant de livres qu’ils ont écrits, aucune physionomie, aucun type ne se détache avec un relief quelque peu accentué. Un romancier plus original, c’est M. Gustave Droz qui, dans le Cahier bleu et surtout dans Babolein, montre un grand talent d’écrivain et de conteur, ou encore M. Alph. Daudet, l’auteur de l’Histoire du petit Chose et de Fromont jeune (1875, in-16) ; ce sont de ces livres finement travaillés, goûtés des délicats, où la mise en œuvre surpasse de beaucoup la matière.

On tombe d’un échelon, et même de plusieurs, avec M. Xavier de Montépin, qui se croit un disciple de l’auteur de Diane de Lys et du Demi-monde. Des courtisanes titrées, il vous fait descendre aux filles ; on passe du boudoir au cabinet particulier et de la corruption élégante aux mœurs du trottoir. Les Viveurs de Paris, les Chevaliers du lansquenet, les Filles de plâtre sont aux études de M. Dumas fils ce que les extravagants feuilletons de Ponson du Terrail sont aux romans historiques de Walter Scott. Ses dernières élucubrations, les Drames de l’adultère, publiées avec fracas, sont au-dessous du médiocre. Les romans de M. Adolphe Belot, Mlle  Giraud ma femme, la Femme de feu, œuvres malsaines, peuvent être considérés purement et simplement comme des spéculations scandaleuses, et M. Feydeau a pu encourir le même reproche pour sa fameuse Fanny ; mais, du moins, cet écrivain soigneux sait relever par l’originalité du style et la nouveauté relative des sujets ce qu’il y a de répréhensible, au point de vue de la morale, dans ses conceptions hasardeuses, et il a fait dans Un début à l’Opéra, Monsieur de Saint-Bertrand, le Mari de la danseuse une trilogie romanesque qui n’est pas sans valeur. Henri Murger s’est confiné dans le quartier Latin, dans la physiologie du bohème et de l’étudiant ; les Scènes de la vie de bohème, le Pays latin, les Buveurs d’eau conservent toujours la même saveur un peu âcre. Ce sont des tableaux de la vie réelle, presque des confessions, où la gaieté du récit et l’humour du style masquent assez adroitement le vide absolu du fond et ce qu’il y a de navrant dans ces existences décousues. MM. de Goncourt se sont réservé le roman pathologique, la dissection chirurgicale ; Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, quatre études où le réalisme de Balzac est bien dépassé, marquent à peu près la limite jusqu’où l’on peut oser dans ce genre. Ils ont aujourd’hui un émule dans M. Émile Zola, dont la Thérèse Roquin procède directement de leur clinique d’hôpital et qui, dans une longue et intéressante série, les Rougon-Macquart (1872-1875, 5 vol. in-16), a peint avec talent les mœurs cléricales contemporaines et surtout la corruption de la bourgeoisie sous le dernier Napoléon. À côté de MM. de Goncourt et Zola paraît bien pâle celui qui s’est cru le grand prêtre du réalisme, M. Champfleury, le peintre des Bourgeois de Molinchart. Remplacer la physionomie d’un homme par une grimace, toujours la même, et son caractère par quelque manie ou par un tic bizarre, voilà la grande nouveauté prêchée, le grand progrès réalisé par ce réformateur. C’est à peu près tout ce que l’on trouve, avec quelques bribes d’observation, dans ses romans les moins illisibles : les Souffrances du professeur Delteil, Mademoiselle Mariette, les Sensations de Josquin. M. Gustave Flaubert, un des plus légitimes descendants de Balzac, s’est voué aussi à la peinture des mœurs bourgeoises et au réalisme dans Madame Bovary et dans l’Éducation sentimentale, mais avec un talent d’observation minutieuse et des aptitudes de styliste qui font passer les peintures trop libres, trop prises sur le vif ou, pour mieux dire, sur le nu. Ce sont presque les mêmes qualités qui distinguent les romans de M, Hector Malot, Victimes d’amour, les Amours de Jacques, où le désordre et la ténacité des passions sont analysés et décrits avec talent, où le réalisme bien compris transfigure et poétise jusqu’aux existences et aux incidents les plus vulgaires. Ce romancier mérite même une mention spéciale pour l’esprit avec lequel il a retracé dans ses dernières œuvres, Clotilde Martory, Un mariage sous le second Empire, Une belle-mère, le Mariage de Juliette, les travers de la société contemporaine et les cascades des hauts fonctionnaires sous le régime du 2 décembre. De plus, nous avons encore le roman de chasse, cultivé spécialement par le marquis de Foudras : les Gentilshommes d’autrefois, les Veillées de la Saint-Hubert, etc. ; le roman régence de la comtesse Dash, qui refait éternellement le même volume, décrit le même souper, les mêmes robes, les mêmes mouches et les mêmes paniers sous une foule de titres ; le roman religieux, qui est le domaine particulier de l’abbé ***, le pseudonyme auteur du Maudit et de la Religieuse ; le roman maritime, dont Eugène Sue avait fait sa chose, mais qui a été repris avec bien plus de puissance et de manière à donner une illusion presque complète par M. Jules Verne dans son Chancellor (1875, in-16), une histoire de radeau de la Méduse à faire passer des frissons dans la dos ; le roman exotique, cultivé par M. Gabriel Ferry dans le Coureur des bois, par M. X. Eyma dans les Peaux-Rouges, les Peaux-Noires, les Scènes de la vie au Mexique ; par M. Gustave Aimard, qu’on soupçonne à tort d’avoir tout simplement étudié au coin de son feu les mœurs des Apaches et des chasseurs de chevelures ; par M. Élie Berthet, qui décrit l’Australie, dans son Oiseau bleu, comme s’il s’agissait d’un Monomotapa fabuleux où personne ne serait jamais allé ; par Mme  de Chabrillant, qui rachète, du moins, dans ses Chercheurs d’or, l’insuffisance de l’écrivain par la connaissance des mœurs et des pays dont elle parle ; le roman de mœurs locales, cultivé surtout par Émile Souvestre, le peintre ordinaire des Bretons ; le roman littéraire ou artistique, qui se propose d’élucider un point obscur d’esthétique ou d’histoire littéraire ; tels sont le Chenal de Phidias et le Prince Vitale de M. Cherbuliez, où l’auteur traite, dans l’un, de diverses questions relatives à l’art grec, et dans l’autre recherche les causes de la folie et de la détention du Tasse ; Stella et Vanessa, de M. Léon de Wailly, dont le sujet est la vie et les amours de Swift, etc. ; le roman scientifique, création toute nouvelle à l’aide de laquelle d’excellents esprits ont essayé de faire pénétrer dans le public les merveilles de la science ; c’est M. Jules Verne, dans le Voyage de la terre à la lune, le Voyage au centre de la terre, Vingt mille lieues sous les mers, le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui a surtout réussi dans ce genre difficile où il faut rattacher à une fiction suffisamment intéressante les données et les théories complexes de la science moderne ; enfin le roman militaire, inauguré par Alfred de Vigny et Paul de Molènes, dont les essais sont bien dépassés aujourd’hui par les tableaux si vrais, si vivants que MM. Erckmann et Chatrian ont faits des guerres de la République et des épisodes de l’invasion. Madame Thérèse, le Conscrit de 1813, l’Invasion, le Blocus, Waterloo, récits d’une réalité si saisissante qu’ils semblent dictés par des témoins oculaires, ont assuré une renommée légitime à ces deux écrivains qui, en nous intéressant si vivement à des malheurs déjà lointains, quoique toujours sensibles, ne prévoyaient pas que leur souvenir allait s’effacer devant des désastres plus navrants encore. Dans une autre série de leurs romans, l’Histoire d’un paysan, l’Histoire d’un homme du peuple, le Plébiscite, ils ont tenté l’œuvre méritoire de mettre à la portée de tous, sous une forme attrayante, l’histoire générale de la Révolution française et de l’époque contemporaine. Puisque nous en sommes aux spécialistes, n’oublions pas les romans qui relèvent directement de la cour d’assises et des investigations policières. Alex. Dumas avait jadis sacrifié à ce goût populaire en écrivant les Crimes célèbres, et le fantaisiste Gozlan avait écrit Vidocq chez Balzac ; les besoins du petit journal, la consommation effrayante de meurtres et d’exécutions capitales qu’aime à faire, en imagination, une certaine classe de lecteurs ont poussé beaucoup plus loin bon nombre de romanciers. L’Affaire Lerouge et le Crime d'Orcival d’Émile Gaboriau, pour choisir les moins mauvaises de ces productions, représentent à peu près le summum du genre. MM. E. Daudet et Belot ont suivi les traces de E. Gaboriau dans le Drame de la rue de la Paix, le Parricide, etc. ; mais ils savent bien moins que lui compliquer un problème judiciaire et le faire débrouiller adroitement par un policier émérite. Les mœurs du Paris souterrain ont aussi continuellement alimenté le feuilleton depuis le grand succès des Mystères de Paris ; citons seulement les Compagnons du Silence et le Club des Habits noirs de Paul Féval, les Compagnons de minuit de Ch. Deslys, les Faucheurs de nuit d’Ed. Gourdon, l’Homme aux figures de cire de J. Dornay. Est-ce bien la peine de toujours recommencer les aventures de Rocambole ?

À une classe plus intéressante appartiennent les romanciers qui ont cherché du nouveau, car il en faut toujours, n’en fût-il plus au monde, dans le surnaturel et le fantastique, dans les bizarreries intellectuelles, les manies qui confinent à l’aliénation mentale, les hallucinations. Ce genre n’a guère été cultivé chez nous que par Ch. Nodier dans Smarra et dans Inès de las Sierras, par Balzac dans la Peau de chagrin et quelques nouvelles, par Frédéric Soulié dans les Mémoires du Diable, par Gérard de Nerval dans les Illuminés, les Filles du feu, le Rêve et la vie, par Th. Gautier dans la Morte amoureuse, et, plus récemment, avec une rare vigueur, par M. H. Rivière dans son Pierrot et dans son Caïn. Ces écrivains nous ramènent naturellement au roman étranger, car c’est dans Jean-Paul Richter, Hoffmann et Edgar Poë qu’il faut chercher leur filiation. Au reste, il est parfaitement inutile d’établir des démarcations de nationalité dans le roman du XIXe siècle ; la traduction, parfaitement adaptéé et comprise, opère une diffusion complète, et toute œuvre remarquable a un retentissement égal d’un bout à l’autre du monde lettré. Jean-Paul Richter et Hoffmann sont les créateurs de cette littérature grimaçante, difficile et compliquée, où le rêve et l’hallucination tiennent tant de place, et souvent avec une intensité plus grande que les faits de la vie réelle. La Loge invisible, Hespérus et le Titan, du premier, malgré leurs obscurités infranchissables ; Mlle  de Scudéri, le Chat Murr et Maître Cornélius, du second, visions singulières, rêves vaporeux entrevus dans les transports de la fièvre ou dans les fumées de l’ivresse, découvrent à l’œil des chercheurs, pour peu qu’ils soient doués de la seconde vue, des horizons nouveaux. L’Américain Edgar Poë, si bien nationalisé chez nous par un esprit de même trempe, Ch. Baudelaire, ajoute aux imaginations bizarres d’Hoffmann ses rêves propres, sa puissante concentration d’idées, ses voyages à travers l’inconnu, le possible et le probable. La Lettre volée, le Scarabée d’or et le Mystère de Marie Roget, où il ne s’agit que de déchiffrer des énigmes, sont des jeux d’enfant auprès de ces créations impalpables, ses Ligeia, ses Morella, pures chimères, fantasmagories du cauchemar qui ne peuvent avoir eu d’existence que dans une imagination d’une sensibilité exaspérée.

La note d’Edgar Poë est, du reste, loin de dominer en Amérique, de même que celle de Richter et d’Hoffmann est très-affaiblie en Allemagne. Le roman de mœurs, l’étude minutieuse de la vie réelle, de la vie ordinaire, tel est le trait caractéristique du roman contemporain allemand et américain, comme du roman anglais. En Angleterre, l’héritage de Walter Scott, trop lourd à accepter, n’a tenté personne ; ses deux plus illustres successeurs, Ch. Dickens et Thackeray, ont suivi une tout autre voie. Le premier est plus socialiste, en ce sens qu’il se préoccupe presque exclusivement du sort des classes pauvres ; le second est plus satirique. Ch. Dickens, dans Barnabe Rudge, David Copperfield, Dombey et fils ; Thackeray, dans la Foire aux vanités, Pendennis, les Mémoires d’un valet de pied, et surtout dans son étonnant Livre des Snobs, ont montré ce que l’on pouvait allier de fantaisie, d’humour, de bizarrerie à la fine raison et au bon sens. Ce qui les réunit, c’est l’amour du détail et des infiniment petits ; leurs descriptions sont minutieuses comme s’ils observaient à la loupe et peuvent en cela se comparer aux tableaux de leurs compatriotes, Mulready entre autres, dans les toiles desquels tout est reproduit, photographié avec une patience et un fini désespérants. M. Disraeli, aussi il-lustre comme romancier que comme homme d’État, a donné dans Vivian Grey, Henriette Temple, Contarini Flaming, des études de la vie politique et de la vie mondaine, où la satire des mœurs s’étale avec une ironie impitoyable, mais dont les types et les situations se découpent dans l’esprit, à la lecture, avec une remarquable netteté. C’est aussi ce qu’a fait son émule, sir Bulwer Lytton, dans les Caxton et dans Lothair. Anna Radcliffe et ses romans fantastiques, le Château d’Udolphe, le Confessionnal des pénitents noirs, peuplés de revenants et de mystères, n’a presque point fait école, à moins que l’on ne compte parmi ses disciples Ainsworth, qui a marié ce genre suranné à celui de notre Eugène Sue pour écrire ses Mystères de Londres ; le capitaine Mayne-Reid, assez populaire en France, grâce à de nombreuses traductions, s’est fait, à sa manière, l’imitateur de Fenimore Cooper, en mêlant à des peintures réelles du nouveau monde beaucoup d’invraisemblances et un surnaturel enfantin. Généralement, le roman anglais contemporain a plutôt suivi la voie ouverte par Simple histoire de mistress Inchbald et par le Vicaire de Wakefield ; c’est la peinture de la vie intime, la poésie du foyer, le désenchantement des grandes aventures et des existences vagabondes qui sont les thèmes préférés. Jane Eyre, mémoires d’une institutrice, par Currer Bell (miss Bronte), est le chef-d’œuvre de l’auteur et du genre ; ce qu’à la suite de ce roman l’Angleterré a dévoré de mémoires d’institutrices et de clergymen est effrayant.

Il en est de même en Allemagne. Le roman, depuis Goethe et Lessing, est éminemment intime, familier, bourgeois. L’école dite de la jeune Allemagne lui avait donné d’abord une allure vive, sémillante, hardie, mise à la mode par les fantaisies de Henri Heine ; les romans de Théod. Mundt, Madelon, le Duo, Madonna, sont écrits dans ce genre avec beaucoup d’esprit et d’humour. Ceux de sa femme, Mme  Clara Mundt, révèlent, avec une imagination non moins vive, des tendances sociales d’un radicalisme outré ; l’Argent et le bonheur et Après le mariage passent pour ses meilleurs. F. Gutzkow a donné au roman une teinte fantastique originale dans les Lettres d’un fou, Maka-Guru, le Bonnet rouge et le capuchon, œuvres singulières, comme les Allemands seuls peuvent les écrire et les goûter, réunissant à l’élément romanesque la philosophie, l’esthétique et la religion. Parmi la foule de romans intéressants, plutôt encore curieux qu’intéressants, à cause de tout ce mélange ordinaire au germanisme et insupportable à l’esprit français, citons Afraja, de Théodore Mugge, excentrique tableau de mœurs de la Laponie, et Doit et avoir, de Freytag, qui se contente d’être un roman bourgeois et qui est par là plus accessible.

L’Amérique anglaise a eu son Walter Seott en Fenimore Cooper, qui a retracé dans une suite de tableaux pittoresques les principaux épisodes de la guerre de l’Indépendance et la vie des premiers défricheurs des immenses savanes du nouveau monde. Les Pionniers, le Dernier des Mohicans, la Prairie. l’Espion sont aussi populaires chez nous qu’en Amérique ou en Angleterre ; les paysages de la contrée des grands lacs, les mœurs des Peaux-Rouges, un peu débarbouillés pour qu’ils fussent présentables, la longue carabine et le rire silencieux de Bas-de-Cuir nous sont aussi familiers que si nous avions vécu avec eux et parmi eux. Après Fenimore Cooper, Washington Irving est retourné au roman de mœurs, à la peinture de la vieille société dans son Livre d’esquisses, dont la page la plus remarquable est ('Histoire de Rip van Winkle. Mme  Beecher-Stowe nous a décrit, dans la Case de l’oncle Tom, avec un retentissement européen, les misères et les souffrances de la classe noire, et elle a fait encore une autre protestation contre l’esclavage dans Dred, qui a eu un succès presque égal. Un autre romancier américain, Hawthorne, s’est cantonné dans un domaine tout spécial, le roman psychologique, l’analyse ferme et délicate des drames qui ont pour théâtre la conscience ; la Lettre rouge A, la Maison aux sept pignons sont des modèles d’un genre qui a été peu cultivé chez nous.

Après la France, c’est l’Angleterre et l’Amérique qui produisent le plus de romans ; cependant, il nous faut dire un mot des destinées du genre dans les autres pays, la Flandre, la Russie, l’Italie et l’Espagne. La Flandre n’a guère qu’un seul romancier, Henri Conscience, qui s’est voué à la peinture des mœurs de son pays, comme chez nous Émile Souvestre n’a mis en scène que des Bretons ; romans de mœurs, romans d’aventures et romans historiques, H. Conscience a cultivé tous les genres, mais en prenant toujours la Flandre comme théâtre principal de ses fictions. La Russie est un peu plus riche, sans l’être beaucoup ; trois romanciers s’y sont acquis une légitime réputation, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueneff et Pouchkine ; ils ont surtout cultivé, les uns et les autres, l’étude de mœurs, qui offre, dans ces terrains encore vierges, d’amples matériaux, et le roman fantastique, divertissement commun à toutes les littératures, mais d’autant plus plausible dans un pays où les légendes abondent, où les superstitions n’ont pas encore été complètement annihilées par le scepticisme. Quant à l’Espagne et à l’Italie, elles ne sont plus au temps où leurs merveilleux conteurs et romanciers amusaient toute l’Europe. Les traductions des romain français, surtout ceux de Paul de Kock et d’Alex. Dumas, sous les noms desquels on place du reste tous les autres pour attirer les clients, alimentent presque uniquement la consommation annuelle. L’Espagne n’a plus de Cervantes ni de Quevedu, mais elle vante beaucoup Fernan Caballero, pseudonyme d’une femme, bas bleu confit en morale et en dévotion, qui, cependant, a des éclairs de sentiment et de poésie ; le roman historique y est cultivé par M. Fernandez y Gonzalez, qui a écrit une œuvre de quelque valeur, Martin Gil, sur le règne de Philippe II, dans le genre d’Alex. Dumas, malheureusement un peu mitigé de Ponson du Terrail. L’Italie a quelques romanciers plus connus en France : Manzoni, l’auteur des Fiancés ; Rosini, l’auteur de Luiza Strozzi, roman historique d’un grand intérêt qui place sous un jour véritable l’histoire anecdotique et artistique de Florence au temps des Médicis ; Guerrazzi, dont l’Asino et l’Assedio di Firenze sont aussi des pages semi-historiques pleines de vie et de mouvement : le marquis d’Azeglio, qui, dans Piagnoni e Palleschi, a décrit avec une exactitude suffisante les luttes des partisans de Savonarole et des Médicis et qui a repris le roman moyen âge, bien passé de mode en France, dans la Disfida di Barletta.

Nous avons gardé pour la fin les quatre grandes œuvres récentes de Victor Hugo : les Misérables, les Travailleurs de la mer, l’Homme qui rit et Quatre-vingt-treize. Elles tiennent, par certaines peintures, du roman de mœurs à la Balzac ; par d’autres, comme l’épisode de Waterloo, dans les Misérables, et le chapitre de la Convention, dans Quatre-vingt-treize, de l’histoire à la Michelet. On y rencontre à la fois les suaves figures de femmes de Walter Scott, les rêves délirants d’Edgar Poe, les grotesques grimaçants d’Hoffmann, les conceptions philosophiques du germanisme ; des pages d’un intérêt poignant coudoient des dissertations sur l’étal social, le drame émouvant alterne avec les descriptions pittoresques et les théories humanitaires, tout cela non sans charme, car ce grand esprit transfigure tout ce qu’il touche et crée à volonté, dans l’horrible ou dans le beau, des types souverains. De grands défauts d’équilibre et de composition déparent les Misérables, si remarquables par d’autres côtés ; ces défauts sont encore plus visibles dans les Travailleurs de la mer, dont quelques pages ravissantes ou terribles ont peine à pallier la longueur monotone ; enfin, jamais le goût du bizarre, de l’énorme, du monstrueux n’a rien inspiré de comparable aux imaginations prodigieuses, au grotesque exagéré et prolixe de l’Homme gui rit ; jamais ce cerveau, d’une trop forte puissance et qui ne conçoit rien sans l’agrandir démesurément, ne s’est livré à une telle orgie de peintures et de visions incohérentes ; jamais il n’y eut entassement pareil d’érudition, de dissertations, de descriptions, d’analyses perdues et noyées dans un flot d’aventures dont on perd et retrouve vingt fois le fil au milieu d’un dédale. Quatre-vingt-treize, dont la première partie seulement a paru, offre aussi, à côté de pages magistrales et d’aperçus lumineux, ces flots intarissables d’érudition, ces antithèses gigantesques et puériles qui font partie de la poétique du maître. Cependant, aucun roman contemporain ne présente autant que ceux-là de beautés grandioses, de figures d’un relief sculptural, de types doués de vie. C’est donc intentionnellement que nous terminons cette revue par ces quatre grandes œuvres, non pas qu’elles donnent l’idée du roman tel qu’il doit être, mais elles le résument, elles en comprennent tous les genres et même toutes les déviations.

Roman (HISTOIRE DU) et de ses rapports avec l’histoire dans l’antiquité grecque et latine, par A. Chassang (1862, l vol. in-8°). M. Chassang est le premier qui ait donné, d’une façon nette et précise, une idée du roman dans l’antiquité grecque et latine. On croit, en général, que le roman est un genre de littérature tout à fait moderne. On se trompe. Si le mot est en réalité moderne, le genre littéraire qu’il exprime n’en a pas moins toujours existé. Le roman a sa source dans la poésie ; mais la fiction romanesque est distincte de la fiction poétique, et leur différence est sensible, surtout à l’origine. Tandis que le poète inspiré propageait, en les embellissant, les vieilles fables et les vieilles traditions, le romancier, moins sincère, s’étudiait à faire accepter les récits que son imagination avait créés. Voilà ce que montre fort bien M. Chassang. Sans doute, l’antiquité a laissé sur ce point quelque chose à faire aux modernes ; cependant, ainsi que le dit M. Chassang, parmi les variétés que présente le roman moderne, il en est peu qui ne se rencontrent au moins en germe dans les littératures anciennes. Récit, long ou bref, grave ou enjoué, sérieux ou satirique ; fable, conte, nouvelle ; roman historique, roman philosophique, roman religieux, roman d’amour et d’aventures, roman fantastique, roman pastoral, l’antiquité a connu et cultivé tous ces divers genres et, Si ce n’est pas là qu’elle compte le plus de chefs-d’œuvre, elle s’y est signalée par des ouvrages remarquables à divers titres, depuis la Cyropédie jusqu’aux Clémentines, depuis les Fables milésiennes jusqu’à Daphnis et Chloê. M. Chassang distingue, pour le roman comme pour les autres genres littéraires, trois grandes époques depuis l’apparition de la prose ; l’époque attique, l’époque alexandrine, l’époque romaine. Chacune de ces époques a son caractère propre. Dans l’époque attique, le goût littéraire a toute sa pureté ; l’imagination n’a pas encore fait de grands écarts, elle est toujours docile à la raison. L’époque alexandrine marque le règne de l’érudition, mais d’une érudition stérile et la plus souvent mal appliquée. L’époque romaine, après la brillante phase qu’on appelle le siècle d’Auguste, nous fait assister à la dissolution de la vieille société et à la décadence des littératures antiques ; mais elle est signalée par la naissance et les progrès d’une société nouvelle et d’une nouvelle littérature, créées l’une et l’autre par la religion chrétienne. Le roman apparaît dès la première époque ; il se propage dans la deuxième ; dans la troisième, on le voit prendre une extension considérable, mais en même temps trahir pour le goût une sensible décadence.

Voilà le cadre qu’a essayé de remplir M. Chassang. Il l’a fait avec une érudition sérieuse et attachante. C’est un livre plein de bons renseignements ; c’est, de plus, un livre agréable.