Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/poulpe s. m.

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 4p. 1546).

POULPE s. m. (poul-pe — latin polypus, polupous, proprement ayant beaucoup de pieds, du grec polus, nombreux, et pous, podos, pied). Moll. Genre de mollusques céphalopodes, comprenant un petit nombre d’espèces, dont le type est commun sur nos côtes : Les poulpes sont essentiellement aquatiques et marins. (Dujardin.)

Encycl. Le poulpe présente l’aspect d’un sac épais et coriace, ovoïde, lisse et visqueux, offrant à une extrémité une grosse tête arrondie, avec des yeux latéraux énormes, aplatis ; vers le sommet, un bec corné tranchant ressemblant à un bec de perroquet ; autour de ce bec s’insèrent huit bras vigoureux, dont deux sont plus longs que les autres. Ces animaux pullulent dans l’Océan et dans la Méditerranée ; ils habitent le long des côtes, dans les anfractuosités des rochers. Ils se nourrissent de coquillages, de crabes, de poissons. Ils sont rusés. Ils s’attachent au rocher au moyen de leurs deux bras les plus longs ; ils guettent leur proie, l’enlacent, l’étouffent et la déchirent avec leur bec. Ils sont d’une grande voracité et détruisent pour le seul plaisir do détruire. D’Orbigny a vu des poulpes de petite taille, abandonnés par la marée dans de petites flaques d’eau au milieu d’une troupe de petits poissons, en faire un massacre complet sans les manger. Les poulpes ont l’extrémité inférieure du tube digestif, l’orifice anal, située en avant du cou, auprès de la bouche. Les branchies sont placées dans le sac et ressemblent à des feuilles de fougère. Leur cœur est divisé en trois parties. Les poulpes sont nocturnes et crépusculaires. Pendant les tempêtes, ils se cramponnent aux rochers et, étendant leurs bras, ils attendent leur proie. Ces bras sont armés de deux ou trois rangées de ventouses ou suçoirs, petites coupes circulaires avec une ouverture au centre, laquelle conduit à une cavité. À cet orifice s’adapte une sorte de piston. Ces ventouses s’appliquent et adhèrent avec une force surprenante au corps glissant des poissons, des mollusques et des autres habitants de la mer. Le nombre de ces ventouses est considérable. Quelquefois les suçoirs des extrémités présentent, au centre de chaque coupe, une griffe acérée et recourbée, ce qui leur permet d’adhérer à la surface la plus lisse et la plus visqueuse. Les poulpes possèdent une espèce de poche qui renferme une liqueur sécrétée par des glandes ; cette liqueur est brun noirâtre. Cette poche communique avec l’extérieur au moyen d’un petit canal. Lorsqu’ils sont poursuivis ou menacés, ils lâchent une partie de cette liqueur et dissimulent ainsi leur fuite. C’est cette liqueur qui sert à fabriquer la sépia, couleur qui est d’une grande utilité pour l’aquarelle. Les poulpes ont l’œil fixe, glauque ; leur iris est doré ; l’ouverture de leur pupille représente un rectangle allongé. Leurs yeux brillent la nuit comme ceux des chats. Ces animaux sont ovipares, ils pondent des œufs agglomérés en grappes rameuses, que les pêcheurs désignent sous le nom de raisin de mer. Ces œufs sont ovoïdes, un peu mous et transparents. Au moment de la ponte, ils sont recouverts d’une matière gluante qui, en sa durcissant, les attache à l’herbier par une sorte de boucle et leur forme une enveloppe protectrice d’un brun obscur. La marée les apporte souvent sur le rivage.

À différentes époques, on a parlé de poulpes monstrueux, hors de proportion avec les espèces les plus grosses de nos côtes. Des naturalistes ou des marins ont signalé des individus d’une taille tellement grande, qu’ils n’ont pas craint de les comparer à des baleines. Pline parle d’un monstre qui avait l’habitude d’aborder à Castria, sur la côte d’Espagne, pour dévaster les étangs ; il en dévorait tous les poissons. Cet animal pesait 350 kilogrammes. Ses bras étaient longs de 10 mètres ; sa tête était grosse comme un tonneau ; elle offrait la capacité de quinze amphores et fut envoyée au proconsul L. Lucullus. Olaùs Magnus raconte les hauts faits d’un céphalopode colossal qui avait au moins 1 mille de longueur et dont l’apparition au sein des eaux ressemblait plus à une île qu’à un animal. Le terrible mollusque avait été nommé kraken. L’évêque de Nidaros découvrit un de ces animaux gigantesques qui dormait tranquillement au soleil et le prit pour un immense rocher. Il fit dresser un autel sur son dos et y célébra la messe. Le kraken demeura immobile tout le temps de la cérémonie ; mais à peine l’évêque avait-il regagné le rivage qu’il replongea dans la mer. Les excréments de cette affreuse bête répandaient une odeur si suave, que les poissons d’alentour accouraient en toute hâte pour s’en repaître. Alors, l’effroyable Gargantua ouvrait sa gueule, semblable à un gouffre, et engloutissait tous les malheureux, petits ou grands, qui se trouvaient à sa portée. Pontoppidan, évêque de Bergen, regarde comme très-authentique l’histoire de ce fameux kraken ; il assure qu’un régiment pourrait manœuvrer à son aise sur son dos ! Linné, dans la première édition de son Système de la nature, admet l’existence de ce monstre imaginaire et le désigne sous le nom de sepia microcosmus. Plus tard, mieux instruit, il l’effaça de la liste des animaux vivants. L’existence du kraken est regardée comme une fable ; la science la repousse comme les récits exagérés analogues de Pline et d’Elien. Mais il est bien reconnu aujourd’hui qu’il se trouve, dans la Méditerranée et dans l’Océan, des céphalopodes d’une grandeur assez extraordinaire pour mériter le nom de gigantesque. Le fameux plongeur Pixinola, qui descendit dans le détroit de Messine à la prière de l’empereur Frédéric II, y vit avec effroi d’énormes poulpes attachés aux rochers et dont le nombre était considérable. Leurs bras, longs de plusieurs aunes, étaient plus que suffisants pour étouffer un homme. Quoi qu’il en soit, voici un exemple authentique d’un de ces énormes animaux observé entier et vivant à 40 lieues N.-E. de Ténériffe par l’aviso à vapeur l’Alecton ; c’est l’extrait du rapport du commandant Bonyer. Le 30 novembre 1861, l’aviso à vapeur l’Alecton, se rendant à Cayenne, rencontra, entre Madère et les Îles Canaries, un poulpe monstrueux qui nageait à la surface de l’eau. Cet animal mesurait 5 à 6 mètres de longueur, sans compter huit bras formidables, couverts de ventouses, qui couronnaient sa tète. Les yeux, à fleur de tête, avaient un développement prodigieux, une teinte glauque et une fixité effrayante. Sa bouche, en bec de perroquet, pouvait offrir 0m,50 d’ouverture. Son corps, fusiforme, mais très-renflé vers le milieu, présentait une énorme masse dont le poids a été estimé à plus de 2,000 kilogrammes. Les nageoires, situées à l’extrémité postérieure, étaient arrondies en deux lobes charnus d’un très-grand volume. Ce fut à deux heures de l’après-midi que l’équipage de l’Alecton aperçut ce terrible céphalopode. Le commandant fit stopper et, malgré les grandes dimensions de l’animal, il manœuvra pour s’en emparer. Malheureusement, une forte houle prenait l’Alecton en travers, lui imprimait des roulis désordonnés et gênait ses évolutions, tandis que, de son côté, le mollusque, quoique toujours à fleur d’eau, se déplaçait avec intelligence et semblait vouloir éviter le navire. En toute hâte, on chargea des fusils, on prépara des harpons et l’on disposa des nœuds coulants. Mais, aux premières balles qu’il reçut, le monstre plongea et passa sous le navire ; 11 ne tarda pas à reparaître à l’autre bord. Attaqué avec des harpons et blessé par de nouvelles décharges, il disparut deux ou trois fois et, chaque fois, il se montrait quelques instants à fleur d’eau. Il agitait ses longs bras dans tous les sens. Mais le navire le suivait toujours ou bien arrêtait sa marche, suivant les mouvements de l’animal. Cette chasse dura plus de trois heures. Le commandant de l’Alectonsvoulut en finir à tout prix avec cet ennemi d’un nouveau genre. Néanmoins, il n’osa pas risquer la vie de ses marins en faisant armer un canot ; il pensa avec raison que le monstre aurait pu le faire chavirer en le saisissant avec ses formidables bras. Les harpons qu’on lançait s’enfonçaient dans un tissu mollasse, sans consistance, et en sortaient sans succès. Plusieurs balles (au moins une vingtaine) avaient traversé inutilement divers endroits de son corps. Cependant, il en reçut une qui parut le blesser grièvement, car il vomit une grande quantité d écume et de sang mêlés de matières gluantes qui répandaient une forte odeur de musc. Ce fut dans cet instant qu’on parvint à le saisir avec un harpon et un nœud coulant, mais la corde glissa le long du corps élastique et ne s’arrêta que vers l’extrémité, à l’endroit des deux nageoires. On tenta de le hisser à bord. Déjà la plus grande partie du mollusque se trouvait hors de l’eau, quand un violent coup de vent fit déraper le harpon. L’énorme poids de la masse agit sur la nœud coulant, qui pénétra dans les chairs, les déchira et sépara la partie postérieure du reste de l’animal. Alors le monstre, dégagé de cette étreinte, retomba lourdement dans l’eau et disparut. Le morceau détaché pesait 20 kilogrammes. Il est probable que ce mollusque colossal était malade ou épuisé par une lutte récente soit avec un céphalopode de sa taille, soit avec un autre monstre de la mer. On expliquerait ainsi pourquoi il a quitté les profondeurs de l’Océan qui lui servaient de repaire, pourquoi il présentait une sorte de lenteur et, pour ainsi dire, de gêne dans ses mouvements et pourquoi il n’a pas obscurci les flots de son encre. À en juger par sa taille, il aurait dû au moins lâcher un baril de cette liqueur noire s’il avait été bien portant et qu’il n’eût pas épuisé ce moyen de défense dans un récent combat. Il faut avoir bien soin de faire attention, lorsqu’on prend des bains de mer, de ne pas s’aventurer dans les anfractuosités des rochers, car il y a eu plusieurs baigneurs imprudents qui ont été saisis par les poulpes et se sont noyés. Le poulpe a inspiré à Victor Hugo une de ses plus belles pages. V. pieuvre.