Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/pieuvre s. f.

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 997).

PIEUVRE s. f. (pieu-vre. — « Ce mot, dit M. Littré, paraît être la vieille forme française du latin polypus, dont la langue méridionale a fait poulpe et dont la langue moderne a fait polype. Pieu répond à poly ; le r est épenthétique, comme dans esclandre. » Nous croyons la conjecture de M. Littré très-hasardée, mais sans pouvoir en émettre une plus probable). Moll. Nom vulgaire des poulpes, sur les côtes du nord de la France.

— Zool. V. POULPE.

Encycl. La pieuvre, c’est le poulpe vu par Victor Hugo, exagéré par son imagination et décrit avec cette puissance que le maître applique au fantastique comme au réel. Le poulpe appartient aux naturalistes ; la pieuvre est une création de Victor Hugo et l’une de ses plus saisissantes. Il l’a révélée au monde dans ses Travailleurs de la mer, en donnant à entendre que les naturalistes connaissaient bien mal l’objet de leurs études, car personne n’avait l’idée de cet être effrayant. Sa description mérite d’être rapportée.

« Tous les idéals étant admis, si l’épouvante est le but, la pieuvre est un chef-d’œuvre. La baleine a l’énormité, la pieuvre est petite ; l’hippopotame a la cuirasse, la pieuvre est nue ; la jararuca a un sifflement, la pieuvre est muette ; le rhinocéros a une corne, la pieuvre n’a pas de corne ; le scorpion a un dard, la pieuvre n’a pas de dard ; le buthus a des pinces, la pieuvre n’a pas de pinces ; l’alouate a une queue prenante, la pieuvre. n’a pas de queue ; le requin a des nageoires tranchantes, la pieuvre n’a pas de nageoires ; le vespertilio-vampire a des ailes onglées, la pieuvre n’a pas d’ailes ; le hérisson a des épines, la pieuvre n’a pas d’épines ; l’espadon a un glaive, pieuvre n’a pas de glaive ; le crapaud a un virus, la pieuvre n’a pas de virus ; la vipère a un venin, la pieuvre n’a pas de venin ; le lion a des griffes, la pieuvre n’a pas de griffes ; le gypaète a un bec, la pieuvre n’a pas de bec ; le crocodile a une gueule, la pieuvre n’a pas de dents... La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse... Sa rencontre est toujours possible dans les rochers du large. Une forme grisâtre oscille dans l’eau ; c’est gros comme le bras et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cette loque avance peu à peu vers vous. Soudain elle s’ouvre ; huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leurs ondulations ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement effroyable ; elle se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. Cette bête s’applique sur sa proie, la recouvre et la noue de ses longues bandes. En dessous, elle est jaunâtre ; en dessus, elle est terreuse. Rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnide par sa forme et caméléon pur la coloration. Irritée, elle devient violette ; chose épouvantable, c’est mou. Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité. Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement a sa proie. Comment ? Par le vide ! Ses huit antennes, larges à l’origine, vont s’effilant et s’achèvent en aiguilles. Sous chacune d’elles s’allongent parallèlement deux rangées de pustules décroissantes, les grosses près de la tête, les petites à la pointe. Chaque rangée est de vingt-cinq ; il y a cinquante pustules par antenne et toute la bête en a quatre cents. Ces pustules sont des ventouses. Ces ventouses sont des cartilages cylindriques cornés ; livides sur la grande espèce, elle vont diminuant du diamètre d’une pièce de cinq francs à la grosseur d’une lentille. Ces tronçons de tubes sortent de l’animal et y rentrent. Ils peuvent s’enfoncer dans la proie de plus d'un pouce. Cet appareil de succion a toute la délicatesse d’un clavier. Il se dresse, puis se dérobe. Il obéit à la moindre intention de l’animal. Les sensibilités les plus exquises n’égalent pas la contractilité de ces ventouses, toujours proportionnée aux mouvements intérieurs de la bête et aux incidents extérieurs. Ce dragon est une sensitive... Selon Denis de Montfort, un de ces observateurs que l’intuition a haute dose fait descendre ou monter jusqu’au magisme, le poulpe a presque des passions d’homme ; le poulpe hait. En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. Le difforme se débat sous une nécessité d’élimination qui le rend hostile. La pieuvre nageant reste, pour ainsi dire, dans le fourreau. Elle nage tous ses plis serrés. Qu’on se représente une manche cousue avec un poing dedans. Ce poing, qui est la tête, pousse le liquide et avance d’un vague mouvement ondulatoire. Ses deux yeux, quoique gros, sont peu distincts, étant de la couleur de l’eau. La pieuvre en chasse ou au guet se dérobe ; elle se rapetisse, elle se condense, elle se réduit à la plus simple expression. Elle se confond avec la pénombre. Elle a l’air d’un pli de la vague. Elle ressemble à tout, excepté à quelque chose de vivant. La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention, brusquement elle s’ouvre. Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! De la glu pétrie de haine. C’est dans le plus bel azur de l’eau que surgit cette hideuse étoile vorace de la mer. Presque toujours, quand on la voit, on est pris. La nuit pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente. Cette épouvante a ses amours ; elle attend l’hymen. Elle se fait belle, elle s’illumine, elle s’allume, et, du haut de quelque rocher, on peut l’apercevoir au-dessous de soi, dans les profondes ténèbres, épanouie en une irradiation blême, soleil-spectre. La pieuvre nage, elle marche aussi. Elle est un peu poisson, ce qui ne l’empêche pas d’être un peu reptile. Elle rampe sur le fond de la mer. En marche, elle utilise ses huit pattes. Elle se traîne à la façon de la chenille arpenteuse. Elle n’a pas d’os, elle n’a pas de sang, elle n’a pas de chair. Elle est flasque. Il n’y a rien dedans. C’est une peau. On peut retourner ses huit tentacules du dedans en dehors comme des doigts de gant. Elle a un seul orifice au centre de sou rayonnement. Cet hiatus unique, est-ce l’anus ? est-ce la bouche ? C’est les deux. La même ouverture fait les deux fonctions. L’entrée est l’issue. Toute la bête est froide. Le carnosse de la Méditerranée est repoussant. C’est un contact odieux que cette gélatine animée qui enveloppe le nageur, où les mains s’enfoncent, où les ongles labourent, qu’on déchire sans la tuer et qu’on arrache sans l’ôter ; espèce d’être coulant et tenace qui vous passe entre les doigts ; mais aucune stupeur n’égale la subite apparition d’une pieuvre, Méduse servie par huit serpents. Pas de saisissement pareil à l’étreinte de ce céphalopode. C’est la machine pneumatique qui vous attaque. Vous avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d’ongles ni coups de dents ; une scarification indicible. Une morsure est redoutable, moins qu’une succion. La griffe n’est rien auprès de la ventouse. La griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous-même qui entrez dans la bête. Vos muscles s’enflent, vos fibres se tordent, votre peau éclate sous une peau immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement à la lymphe du mollusque. La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes ; l’hydre s’incorpore à l’homme ; l’homme s’amalgame à l’hydre. Vous ne faites qu’un. Ce rêve est sur vous ; le tigre ne peut que vous dévorer ; le poulpe, horreur ! vous aspire. Il vous tire à lui et en lui ; et lié, englué, impuissant, vous vous sentez lentement vidé par cet épouvantable sac, qui est un monstre. Au delà du terrible être mangé vivant, il y a l’inexprimable être bu vivant. »

On verra à l’article poulpe ce qu’il faut conserver et ce qu’il faut rabattre de cette émouvante et fantastique description. Quoi qu’il en soit, la pieuvre ainsi présentée fit sensation. On ne parla que de pieuvres en l’an de grâce 1866, date de l’apparition du livre de Victor Hugo ; des polémiques s’engagèrent, les uns tenant que l’animal était un proche parent du serpent de mer autrefois aperçu par le Constitutionnel, les autres affirmant que la pieuvre était on ne peut plus réelle, qu’ils avaient failli en être mangés, ou bus, comme dit V. Hugo. Les chroniqueurs s’emparèrent de cette actualité et, apercevant une vague analogie de métier entre cet appareil à succion et certaines femmes qui, elles aussi, font le vide, au moins dans le porte-monnaie de l’homme, ils baptisèrent du nom de pieuvres les petites dames maquillées du Casino et du boulevard. Ce nom leur resta quelque temps ; loin de s’en fâcher, elles portèrent des robes à la pieuvre, des chapeaux à la pieuvre, etc. ; une revue de fin d’année, au Châtelet, fit même paraître la pieuvre sous les traits d’une fort belle femme. Tout cela a fini par tomber dans l’oubli.