Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/picard, arde s. et adj.

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 936-937).

PICARD, ARDE s. et adj. (pi-kar, ar-de. — Le président Fauchet tire picard de pique, parce que les gens de pied de Picardie étaient armés de piques. M. de Valois rejette cette explication et croit que les Picards ont été ainsi nommés parce qu’ils sont querelleurs et se piquent volontiers. C’est peut-être un assez bon calembour, mais à coup sûr c’est une méchante étymologie). Habitant de la Picardie ; qui appartient à ce pays ou à ses habitants : Un Picard. Une Picarde. Les mœurs picardes.

Tout Picard que J’étais, j’étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
                          Racine.

— s. m. Linguist. Patois parlé en Picardie : La langue d’oïl compte trois dialectes principaux : le français proprement dit, le picard et le normand. (Littré.)

— Hist. ecclés. Nom donné à des hérétiques qui parurent en Bohême au commencement du XVe siècle.

— Encycl. Linguist. Le patois picard est un des trois principaux dialectes de la langue romane d’oïl altérée par le temps. Il dérive de la langue rustique, formée par la combinaison du celtique, du latin et du tudesque. C’est le dialecte qui a le mieux conservé la physionomie primitive de la langue romane et qui a le plus influé sur la formation de la langue française, Un écrivain du XIIIe siècle parle de ce dialecte comme d’une langue pleine d’agrément : « Les Picards, dit-il, sont de cler et agu entendement ot de beau langage. » Mais les avis n’étaient pas unanimes sur ce point, car l’auteur du Jardin de plaisance, qui vivait dans le XIVe siècle, considérait le picard comme un idiome suranné, dont on devait éviter la prononciation vicieuse. De nos jours, le dialecte picard a été hautement apprécié par les écrivains qui se sont occupés de l’histoire de la langue française.

« La France, naturellement partagée par la Loire, dit Rivarol, eut deux patois auxquels on peut rapporter tous les autres, le picard et le provençal... Si le provençal eût prévalu, il aurait donné au français l’éclat de l’espagnol et de l’italien ; mais le midi de la France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence du nord, et l’influence du patois picard s’accrut avec celle de la couronne. C’est donc le génie clair et méthodique de ce jargon et sa prononciation un peu sourde qui dominent aujourd’hui dans la langue française. » (Discours sur l’universalité de la langue française.) — « Le dialecte picard, dit Gustave Fallot, eut, grâce à ses trouvères, une immense influence. » — D’après M. Pierquin de Gembloux « la langue du XIIe et du XIVe siècle est encore intacte dans tous les lieux qui furent son berceau, et l’ancienne Picardie la conserve presque sans altération. » — « On peut considérer le patois picard, dit Coquebert de Montbret, comme avant beaucoup influé sur la formation de la langue usitée à Paris, auquel il passe par des nuances insensibles, en pénétrant dans le département de l’Oise. » — « L’influence picarde, ajoute Génin, a été prédominante dans le français à cause du nombre considérable de poètes fournis par la Picardie au moyen âge. » (Des variations du langage français.)

Il est presque impossible de préciser les limites géographiques du dialecte picard au moyen âge. D’après Fallot, il suivait la frontière septentrionale de la France depuis Dunkerque, Ypres et Lille jusqu’au cours de la Sarre, embrassant par le Rethélois et la Thiérache, la partie septentrionale de la Champagne et une partie de la Lorraine ; du côté du midi, il se serait étendu jusqu’au cours de l’Aisne, de la Marne et de la Seine. Ces limites paraissent beaucoup trop vastes à M. l’abbé Corblet. L’auteur du Glossaire étymologique et comparatif du patois picard croit que ce dialecte était resserré dans l’ancienne Picardie du XIVe siècle et que, par conséquent, il comprenait non-seulement l’Amiénois, le Ponthieu, le Boulonais, le Vimeu, le Marquenterre, le Santerre, le Vermandois, la Thiérache et le Pays reconquis, mais encore le Tournaisis, l’Artois, la Morinie, le Laonnais, le Senlisis, le Soissonnais, le Valois et le Calaisis. Le patois picard est actuellement parlé dans les départements de la Somme et du Pas-de-Calais et dans une grande partie de l’Oise et de l’Aisne.

On distingue de nombreuses nuances dans le patois picard. La prononciation, l’accent, l’emploi des mots varient souvent d’un village à l’autre et quelquefois dans une même ville, d’un faubourg à l’autre, comme à Amiens et à Saint-Omer. Ces variétés de langage se dessinent de plus en plus en raison de l’éloignement des lieux. Ainsi, le vocabulaire du Boulonais n’est pas le même que celui de l’Amiénois. Le langage du Ponthieu s’éloigne beaucoup de celui du Vermandois. Les dégradations du picard sont surtout sensibles vers les limites de la province, où il se mêle avec les dialectes voisins. Ainsi l’artésien se combine avec le rouchi et le wallon ; la partie orientale du valois subit l’influence du champenois et le patois de Beauvais et de Senlis transite avec le français de l’Île-de-France. Chacune de ces variétés dialectales a souvent un mot spécial pour exprimer la même idée. Ce sont surtout les noms tirés des règnes de la nature qui subissent des changements fort variés, même d’un canton à un autre. Ainsi Cayeux et Saint-Valery-sur-Somme ne sont éloignés que de trois lieues, et beaucoup d’oiseaux de mer ne sont pas désignés sous le même nom vulgaire. Il arrive souvent aussi que, dans un même village, on emploie plusieurs synonymes pour exprimer la même idée, sous diverses nuances.

Le dialecte picard comprend beaucoup de mots qui n’ont pas d’équivalent en français et qu’on ne peut traduire que d’une manière imparfaite, par des périphrases plus ou moins longues. Par exemple : affender, partager son repas avec quelqu’un qui arrive à l’improviste ; brincheux, qui a des désirs soudains de faire quelque chose ; élingué, mis en rumeur par un événement qui excite la curiosité, etc. En revanche, le patois picard est obligé d’emprunter au français les mots qui expriment des idées morales et intellectuelles, comme : barbarie, excès, fécondité, infini, mœurs, passion, progrès, sensibilité, tendresse, etc.

Malgré l’absence de mots poétiques, le picard ne manque pas d’élévation. Il a du nombre, de l’harmonie et de l’énergie. Sa bonhomie railleuse le rend merveilleusement propre aux sujets badins et enjoués ; mais il aurait pu facilement devenir un éloquent interprète de la haute poésie, sans l’influence des préjugés qui frappent de discrédit tous les patois du nord de la France. Il aurait surtout brillé par le pittoresque de l’expression, la variété des cadences et l’harmonie imitative.

On a cru pendant longtemps qu’il n’y avait pas, pour la langue du XIIIe siècle, de code grammatical. Des recherches récentes ont prouvé le contraire. Les travaux de Wolff, Orell, Fallot, etc., montrent que la langue d’oïl, sans être une langue bien constituée, avait déjà un certain nombre de régles générales et que sa syntaxe n’était pas tout à fait abandonnée au caprice. Dès le XIIe siècle, l’idiome picard se distingue par sa tendance à syncoper les mots (céri pour céleri, rnu pour revenu), par la permutation du c doux en ch (aperchevoir, apercevoir) et du ch français en k (mouke, mouche ; karbon, charbon) et par une prononciation pleine, lourde et sonore. Les formes dominantes du romano-picard sont les diphthongues eu et oi qu’on prononçait oè, ouai, comme actuellement. La monotonie, la pesanteur et la brusquerie sont les caractères généraux de la prononciation picarde, mais chaque localité a, pour ainsi parler, son accent, c’est-à-dire une prosodie particulière pour les inflexions. Dans le Ponthieu, on abuse de la contraction et de l’aphérèse ; le n est souvent remplacé par le ñ espagnol, mais plus adouci. La prononciation est plus grossière dans le Vimeu que partout ailleurs ; dans les diphthongues oi et , on ne prononce guère que l’o ; l’é fermé d’une syllabe finale se prononce ouvert ; on n’admet pas de distinction entre les syllabes brèves ou longues, La prononciation ouverte dans le Doullennais, gutturale dans le Marquenterre, devient nasale dans les arrondissements de Péronne et de Montdidier. L’amiénois et le hamois ont toujours une finale chantée par un demi-ton. L’artésien a quelque peu envahi le boulonais, avec sa prononciation accentuée, aiguë, musicale, précipitée. C’est le contraire de l’amiénois, rude, pesant, tardif dans une conversation calme, saccadé et tonnant dans l’animation de la dispute.

Les savants pensent que ce fut dans la Picardie que furent composées les plus anciennes poésies du langage français septentrional, et que les habitants de cette province furent les premiers qui apprirent des trouvères l’art de faire des tensons, espèce de dialogues entre les amants. Fabry dit que les Picards inventèrent les sirventes, poèmes mêlés d’éloges et de satires, de madrigaux et de chansons érotiques. Si l’on consulte, d’ailleurs, les plus anciens ouvrages de la langue française, on en trouve plusieurs écrits en picard ; tels sont Amadis de Gaule et Mylès et Amis. Enfin, la Picardie a eu ses poètes, qui ont écrit dans leur patois. Le genre qui leur est le plus commun est ce qu’on appelait, sous le règne de Louis IX, jeux-partis, sonnets, reverdies. Au commencement du XIIIe siècle, la Picardie avait ses troubadours sous le nom de plaids et gieux sous l’ormel. C’étaient des gentilshommes et des dames réunis sous un orme, où ils s’occupaient de courtoisie et gentillesse. Ils décidaient dans ces cours d’amour une foule de questions galantes. Les Picards avaient un talent particulier pour ces jeux mi-partis, qui demandaient de la naïveté, de l’esprit et de la vivacité, et les poètes picards n’étaient pas moins heureux dans ce genre que dans les différentes sortes de poésies auxquelles ils s’exerçaient.

Voici une chanson qui donnera une idée de la forme du patois picard.

CHANSON DU BOUHOURDIS.

PREMIER COUPLET.

Al jor de Behourdis des prés.
Le jour du Behourdis des prés,
Entor des abes j’ai tant ballé
Autour des arbres j’ai tant dansé

Que j’ay mèn solé desquiré.
Que j’ai déchiré mon soulier.
            Trou la lirette.
            Trou la liré.

DEUXIÈME COUPLET.

Per l’escorion l’ay ramassé ;
Par l’empeigne je l’ai ramassé ;
Au cordognez m’en sus allé.
Chez le cordonnier je suis allée,
Ung piés descaux, l’aultre cauché.
Un pied nu, l’autre chaussé.

TROISIÈME COUPLET.

Dedens se moéson l’ai trouvé.
Dans sa maison je l’ai trouvé
« Jehannet li bieu cordonnié,
« Petit Jean le beau cordonnier,
Rassemelleras-tu mén sole ? »
Ressemelleras-tu mon soulier ? »

QUATRIÈME COUPLET.

La révérense il m’a tiré :
Il m’a tiré la révérence :
« Ouida, ma cœurette, mén babé,
« Ouida, mon petit cœur, ma biche,
Vostre sole j’y refairay. »
Je referai votre soulier. »

CINQUIÈME COUPLET.

« Et pour ço quantes vos bailleray ?
« Et pour cela que vous donnerai-je ?
Sur vos vesaiges mignolet,
— Sur votre mignon petit visage,
Je m’y poïerai d’ung doulx boisié. »
Je me payerai d’un doux baiser. »
            Trou la lirette.
            Trou la liré.

Cette chanson, extraite d’un manuscrit de 1649, était chantée dans les environs de Doullens, le jour du Behourdis, — c’est ainsi qu’on désignait le premier dimanche du carême, — en dansant dans les vergers, où l’on allumait des feux de joie.

— Bibliogr. On peut consulter sur le patois picard : Glossaire étymologique et comparatif du patois picard ancien et moderne, par l’abbé J. Corbelet (Amiens et Paris, Techener, 1861, in-8o).

— Hist. ecclés. Les uns disent que les picards de Bohême étaient des vaudois, qu’ils n’avaient pas d’autre croyance que celle qui a été embrassée deux cents ans après par les protestants, que ces sectaires ont été accusés injustement d’avoir les mêmes erreurs et de pratiquer les mêmes infamies que les adamites.

Mosheim pense que les picards de Bohême étaient une branche des beggards que quelques-uns nommaient biggards et par corruption picards, secte répandue en Italie, en France, dans les Pays-Bas, en Allemagne et en Bohême, et à laquelle on donnait différents noms dans ces diverses contrées. Comme le très-grand nombre de ceux qui la composaient étaient des ignorants fanatiques, il est impossible que tous aient eu la même croyance et les mêmes mœurs. C’est donc une très-vaine entreprise de leur attribuer la même profession de foi et la même conduite.

Beausobre cherche à absoudre les picards des désordres qui leur ont été imputés par plusieurs historiens ; mais il n’allègue que des conjectures et des preuves négatives qui ne concluent rien. « C’était, dit Mosheim, vouloir blanchir la tête d’un nègre ; je puis prouver, par des pièces authentiques, que je n’avance rien que de vrai. Les recherches que j’ai faites et les connaissances que j’ai de l’histoire civile et religieuse de ce siècle me rendent plus croyable que le laborieux auteur dont je refuse d’adopter le sentiment, qui ne connaissait qu’imparfaitement l’histoire du moyen âge et qui, d’ailleurs, n’était point exempt de préjugé et de partialité. »

On ne doit point confondre les picards de Bohême avec les frères de bohémiens ou frères de Bohême ; ceux-ci étaient une branche des hussites qui, en 1467, se séparèrent des calixtins.