Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/misérable adj.

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 332-333).

MISÉRABLE adj. (mi-zé-ra-ble — rad. misère). Malheureux, infortuné, digne de pitié : On est d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut. (Pasc.) Qui ne veut rienp révoir est surpris ; qui prévoit tout est misérable. (St-Evrem.) Le plus heureux est celui qui souffre le moins de peines ; le plus misérable est celui qui sent le moins de plaisirs. (J.J. Rouss.)

Plaignez, n’outragez pas le mortel misérable
Qu’un oubli d’un moment a pu rendre coupable.

                   Voltaire.

N’évitez point celui que le chagrin accable :
S’il voit qu’il intéresse, il est moins misérable.

                    MOREL-VINDÉ.

... je tiens tout homme misérable,
Qui ne quitte jamais sa mine redoutable,
Et qu’au faite des cieux on voit toujours guindé.

                    MOLIERE.

|| Pauvre, manquant des ressources de la vie : La nécessité donne de l’industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. (B. de St-P.) L’homme de France le plus méritant, le plus misérable, le plus oublié, c’est le maître d’école. (Michelet.)

On voit dans les salons des gens fort honorables,
Qui seraient en prison, étant nés misérables,

                 Ponsard.

|| Qui est de nature à exciter la pitié, qui offre le spectacle de l’infortune : Si la servitude est misérable, la royauté ne l’est pas moins, puisqu’elle est une servitude déguisée. (Fén.) La plupart des hommes emploient la moitié de leur vie à rendre l’autre misérable. (La Bruy.) Pour être amoureux, il ne me semble pas nécessaire de pâlir, de maigrir, de veiller et, en un mot, de se rendre la vie misérable. (X. Marmier.) La misère d’un jeune homme n’est jamais misérable..(V, Hugo.) La vie humaine, si misérable et si mortelle qu’elle soit, est un rayonnement de la vie éternelle de Dieu. (L.Jourdan.) || Déplorable, vivement regrettable : Faire une fin, une mort misérable.

— Par ext. Qui est propre aux personnes misérables : Des vêtements mIsérables. Une nourriture misérable. Un misérablk logement. || Qui a peu de prix : Se brouiller pour un misérable louis. Gagner un misérable salaire. Acheter un misérable coin de terre. || Qui a très-peu de mérite, en parlant d'une personne : Un misérable poète. Un misérable peintre. || Qui a très-peu de mérite, de valeur, en parlant des choses : Un misérable sonnet. Je ne barbouille que de misérables narrations. (Mme de Sév.) || Qui a peu d’importance : De misérables questions d’intérêt. Par un honneur qu’on se fait d’être constant, on entretient plusieurs années les misérables restes d’une passion usée. (St-Evrem.) || Qui a peu de solidité, de fondement : De misérables raisons. De misérables excuses. De misérables prétentions.

— Vil, méprisable : Le règne de Louis XV est l’époque la plus misérable de notre histoire. (Chateaub.) || Méchant, indigne, coupable : Faut-il être misérable pour s’enrichir du bien des pauvres !

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue !

                              Racine-

— Substantiv. Personne misérable, malheureuse, infortunée, digne de pitié : Il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables. (La Bruy.) Le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit, et le misérable qui le convoite. (J.-J. Rouss.) Oh ! que les misérables sont heureux ! ils sont sûrs de l’affection qu’ils inspirent. (F. Souliè.) La population des misérables croît avec leur misère. (Ledru-Rollin.)

 Il ne se faut jamais moquer des misérables.
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux ?

                       La Fontaine.

— Personne de basse condition : Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables. (Balz.)

Ces misërablis-là font du bonheur de tout.

                         C. Delavigne.

— Personne vile, méprisable : C’est un misérable qui n’est pas digne que vous le regardiez. Le misérable s’est enfui au premier coup de fusil. || Personne de mœurs basses ou corrompues : Cette misérable a vendu son honneur. || Personne méchante, coupable de quelque action coupable : Le misérable a osé lever la main sur vous ! || Le même sens s’emploie avec le sens d’une injure vague dont la vraie intention ne peut être déterminée que par le contexte : Attends, attends, petit misérable !

Ce misérable-là veut me faire damner.

                            C. Delavigne.

— Allus. llttér. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, Vers de La Fontaine dans la fable les Animaux malades de la peste. V. animal.

Misérables (les), roman de Victor Hugo (1862, 10 vol. in-8°), une des œuvres les plus puissantes du maître et de toute la littérature contemporaine ; elle a rappelé, par ses magnificences et son ampleur, les plus beaux jours de l’effervescence romantique. Victor Hugo en a dégagé la pensée sociale dans ces quelques lignes de la préface : « Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la fatalité, qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle : la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci ne seront pas inutiles. »

Conformément à cette donnée, le héros des Misérables, est Jean Valjean, l’émondeur de Faverolles, condamné au bagne pour un pain volé, un jour que les enfants de sa sœur avaient faim, et dont toute l’existence se débat sous la réprobation dont sont frappés les galériens libérés. Autour de lui gravitent tous les innombrables épisodes du roman ; chacune des cinq parties qui composent l’ouvrage : Fantine, Cosette, Marius, l'Idylle rue Plumet, Jean Valjean, a son cadre distinct et forme presque un tout complet ; la puissante personnalité du galérien les relie entre elles et domine tous les autres acteurs du drame. Avant de le faire entrer en scène, Victor Hugo nous présente un respectable évêque, Mgr Myriel (Bienvenu Miollis), dans lequel il a incarné toutes les vertus du catholicisme primitif, du temps où les évêques étaient d’or et les crosses de bois ; les pages de cette introduction sont exquises et le simple intérieur du prélat est décrit, son âme candide est analysée avec une rare perfection. Comme contraste à ces pages si calmes, voici le terrible chapitre intitulé : le Soir d’un jour de marche. Un pauvre diable déguenillé, hâve, souillé de boue et de poussière, harassé de fatigue, vient demander l’hospitalité à l’évêque ; on l’a repoussé de partout dès qu’il a fait voir son passe-port jaune, les chiens mêmes lui montrent leurs crocs ; une bonne femme lui a enseigné cette porte ouverte à tous, et il est entré, sans savoir où il est. L’évêque l’accueille, le fait manger, le couche. Au petit jour, l’homme déguerpit, emportant quelques couverts d’argent laissés sur la table. C’est Jean Valjean. Saisi par les gendarmes, qui l’ont vu s’enfuir, il est ramené chez le prélat pour la constatation du vol, mais le digne homme, lui montrant les deux flambeaux d’argent de sa cheminée, lui reproche doucement de ne pas les avoir emportés, puisqu’il les lui avait donnés comme les couverts. Écrasé par cette générosité qui le sauve, le galérien prend les flambeaux et se jure d’être honnête homme. Il ne se tient pourtant pas parole, car il vole encore une pièce de 2 francs à un petit Savoyard qu’il rencontré sur la route ; ce vol est mesquin, et il est probable qu’un Jean Valjean de chair et d’os ne l’eût pas commis, mais Victor Hugo en avait besoin pour replacer l’homme sous le coup de la loi, si dure aux récidivistes. Cette présentation faite, il introduit un troisième personnage sur qui la fatalité sociale pèse dune main non moins lourde que sur le galérien, la douce et sympathique Fantine. Le cadre où il nous la montre est digne d’un historien ; au lieu de nous dire tout simplement que l’action se passe en 1817, Victor Hugo nous donne toute la physionomie politique et morale de cette année, qui n’a rien d’extraordinaire du reste mais qu’il s’est plu à peindre, dans son ensemble, avec une rare fidélité. Or, £n cette année 1817, quatre étudiants firent une « bonne farce. » Après avoir conduit leurs maîtresses, à Saint-Cloud et fait de l’idylle toute la journée par les bois et les champs, ils les quittent à la fin du dîner, sous prétexte de leur faire une surprise ; la surprise, c’est qu’ils les plantent là. L’une d’elles est Fantine. La pauvre fille a un enfant, Cosette, et cet abandon la laisse sans ressource. Elle place Cosette chez un aubergiste de Montfermeil, et retourne dans son pays, à M… sur M…, qu’elle trouve tout transformé par l’habileté industrielle d’un riche manufacturier, M. Madeleine. Elle se présente chez lui pour entrer dans ses ateliers, mais on la chasse comme fille-mère ; elle travaille chez elle et sa journée lui rapporté 12 sous. Cependant les gens chez qui elle a laissé Cosette l’accablent de demandes d’argent ; d’abord elle vend ses cheveux ; puis, chose horrible, elle se fait arracher deux dents pour 40 francs, enfin elle vend « le reste, » elle se fait fille publique. Ces peintures de la lente dégradation d’un être né pour s’épanouir au soleil sont navrantes. Une dispute de la pauvre Fantine avec un imbécile qui lui jette de la neige dans le dos l’amène en présence du redoutable Javert, la police faite homme, un des types les plus accentués du livre. Javert donne tort à la fille, tout naturellement, mais il se heurte alors à M. Madeleine, maire de la ville, qui, entré par hasard dans le bureau, a entendu toute la lamentable confession de Fantine, et qui, pris de pitié, prend sur lui de la faire relâcher. Ce trait impossible, un maire sauvant une fille publique, exaspère Javert et fait réapparaître à fleur d’eau, dans son esprit, de vagues soupçons qui commençaient à disparaître. Déjà, ayant vu M. Madeleine soulever sur ses reins une charrette sous laquelle un pauvre diable était engagé, il s’était écrié, regardant M. Madeleine dans lès yeux : « Il n’y a qu’un forçat de ma connaissance, un nommé Jean Valjean, que j’aurais cru capable d’en faire autant. » Et M. Madeleine avait tressailli ; c’est en effet Jean Valjean lui-même, et il se voit ainsi sur le point de perdre tout le fruit de dix ans de probité. Un autre incident vient le troubler plus profondément encore : il apprend que Jean Valjean, arrêté sous le faux nom de Champmathieu, passe en ce moment même en cour d’assises. La délibération qu’il ouvre en lui-même, et que Victor Hugo a appelée une Tempête sous un crâne, est une page saisissante entre toutes. Le malheureux se demande s’il doit laisser s’accomplir la condamnation de l’innocent, condamnation qui assurera son avenir et affermira sa personnalité empruntée ; il roule dans sa tête toutes les excuses qu’un homme peut se donner en pareil cas pour se désintéresser d’une iniquité profitable, et sans se décider, poussé par une sorte d’instinct, il se rend à la cour d’assises. Là, il voit le malheureux, propre image de l’ancien Jean Valjean, balbutiant d’un air hébété des récriminations qui ne convainquent personne : on va le condamner. M. Madeleine se lève et déclare qu’il est Jean Valjean ; il se fait reconnaître par ses compagnons de chaîne, appelés pour être confrontés avec le faux Valjean, et il est ressaisi avec joie par l’impitoyable Javert. Toutefois, on le laisse libre momentanément, et il profite de ce répit pour assister à l’agonie de Fantine, qui meurt sur un lit d’hôpital. Il jure à celle dont il s’accuse d’avoir causé la mort en la chassant de son atelier, d’adopter sa fille, la petite Cosette, et quoique Javert soit là qui l’attend, il s’échappe grâce à la sœur Simplice, qui fait, pour le sauver, le seul mensonge qu’elle ait commis de sa vie. Déguisé en ouvrier, M. Madeleine gagne Paris, retire 600, 000 fr. de chez Laffitte et les enfouit dans un bois. Ici, Victor Hugo, laissant Fantine, qu’on jette à la fosse commune, et Jean Valjean livré de nouveau à toutes les incertitudes d’une vie menacée par la loi, coupe brusquement le récit.

La seconde partie, Cosette, s’ouvre par un hors-d’œuvre qui est en même temps un chef-d’œuvre, la bataille de Waterloo, racontée en style épique. Ces belles pages, véritables pages d’histoire, ont pour but d’encadrer un des épisodes de cette journée : 1a fameuse charge des cuirassiers en haut du chemin creux d’Ohain, et l’effroyable tableau des premiers escadrons tombant pêle-mêle dans le ravin. La nuit qui suit la bataille, un maraudeur cherche sa proie dans ce monceau de cadavres, et, en dévalisant un officier, le colonel de Pontmercy, il se trouve lui sauver la vie en même temps qu’il lui prend sa montre. Ce maraudeur, c’est Thénardier, qui depuis s’établit aubergiste à Montfermeil et chez qui Fantine a placé sa fille. Dans cette sinistre auberge, la pauvre petite, qui a huit ans au moment où reprend le récit, est livrée à des tortures que Victor Hugo a tracées de main de maître ! Depuis que sa mère n’a plus payé la pension, les Thénardier en ont fait une servante, qu’ils bourrent de coups et qui n’a plus que le souffle. Il est temps que Jean Valjean vienne la sauver ; il apparaît en effet, comme la Providence, une nuit que les Thénardier avaient envoyé Cosette chercher de l’eau à une source dans les bois, scène vulgaire que le poète a agrandie en racontant toutes les terreurs nocturnes de l’enfant. Comme elle succombe sous le poids de ce seau d’eau, plus lourd qu’elle, elle sent tout à coup que le seau ne pèse plus rien. C’était Jean Valjean qui venait à son secours.

Arrêté par Javert, à la suite d’une imprudence, replongé dans les ténèbres du bagne, il s’en est échappé en se dévouant pour sauver un homme tombé à la mer ; on le croit noyé ; l’impassible Javert, lisant le récit de l’accident dans son journal, s’écrie : « Voilà le bon écrou ! » et il raye pour quelque temps Valjean de ses papiers. Cependant Jean Valjean arrache Cosette à l’enfer de la maison Thénardier, et, une fois en possession de la fille de Fantine, l’ancien forçat se choisit une retraite obscure sur le boulevard de l’Hôpital, dans cette masure Gorbeau, qui est un des centres d’action les plus caractéristiques des’Misérables. Mais là encore il est dépisté ; un beau jour qu’il fait l’aumône à un vieux bedeau de sa connaissance, le bedeau relève la tête et Valjean reconnaît les yeux étincelants de Javert. Le policier avait flairé son homme dans ce philanthrope inconnu, et, pour éclaircir ses doutes, avait emprunté la souquenille du bedeau. Suit une chasse à l’homme, à donner le vertige. Valjean s’enfuit, traînant Cosette, croit perdre Javert dans les ruelles qui avoisinent le Jardin des plantes, le retrouve au pont d’Austerlitz flanqué d’acolytes inquiétants, voit déjouer toutes ses ruses et enfin est acculé dans une impasse. Là, il met en œuvre la dextérité propre aux évadés des bagnes et franchit un mur derrière lequel il se trouve à l’abri ; l’enfant l’a suivi dans cette ascension périlleuse, et la retraite est d’autant plus sûre que ces hauts murs sont les murs d’un couvent. Valjean, désormais sans asile, trouve moyen de se faire admettre comme jardinier par la communauté, une communauté de femmes réunies sous le vocable de l’Adoration perpétuelle, qui est l’objet d’une des plus belles digressions du livre. L’introduction régulière de Jean Valjean dans le couvent, car, après y être entré par-dessus les murs, il faut qu’il en sorte et y rentre comme tout le monde, est exécutée à l’aide d’expédients où brille la richesse d’imagination du maître. Arrivé là, il coupe encore une fois le récit, laissant Cosette s’instruire au pensionnat du couvent et Valjean fort tranquille sous la souquenille du jardinier Fauchelevent.

Un nouveau personnage fait son entrée en scène : Marius. C’est le fils de ce colonel de Pontmercy, sauvé par Thénardier sur le champ de bataille de Waterloo ; ainsi tous les fils de l’action ne s’éparpillent tout d’abord que pour se relier de la façon la plus puissante. Nouvelles et riches peintures du maître, qui nous montre dans M. Gillenormand, grand-père de Marius, un représentant frappant de cette haute bourgeoisie de la fin du XVIIIee siècle, qui ne s’est éteinte qu’au commencement du nôtre. Tout un tableau de la société française sous la République, l’Empire et la Restauration est vigoureusement tracé dans ces pages ; les divisions intestines de la patrie sont mises en relief par des haines de famille. Ce haut bourgeois qui s’est trouvé fort aise de donner sa fille, sous Bonaparte, à un soldat, le renie quand Bonaparte est tombé et ne veut plus voir chez lui ce brigand de la Loire. Il élève Marius et en fait son héritier, mais à condition qu’il reniera son père, et le père se résigne, pauvre qu’il est et réduit à la demi-solde. Marius, d’abord royaliste, puis bonapartiste, devient républicain en mûrissant et se voit alors chassé de la maison du Gillenormand. Son père est mort en lui recommandant son sauveur, Thénardier, qu’il n’a jamais pu retrouver. Marius, sans asile et résolu à gagner sa vie, traverse des années de fière misère, dont Victor Hugo s’est plu à faire le tableau par contraste avec les scènes horribles ou ignobles dont il était obligé de remplir son cadre. Il est venu habiter, par économie, cette masure Gorbeau, sur le boulevard de l’Hôpital, que le lecteur connaît déjà. Sa vie est partagée par deux passions : l’amour de la liberté, qui le fait s’affilier à un cénacle de jeunes républicains, la Société de l’A B C (l’abaissé, c’est le peuple), et l’amour, plus tendre, qu’il éprouve pour une jeune tille inconnue. Il la rencontre tous les jours au Luxembourg au bras d’un vieux monsieur à l’air patriarcal. On devine bien que cette jeune fille c’est Cosette, sortie du couvent, au bras du pseudo-Fauchelevent. Les deux amoureux s’adorent sans se l’être jamais dit : un hasard vient faire passer l’émotion tragique au milieu de cette idylle.

Marins a pour voisin un effroyable chenapan, le sieur Jondrette, faux pauvre et mauvais pauvre, qui vit de chantage, d’aumônes extorquées, et dont les filles, Éponine et Azelma, si choyées naguère au détriment de Cosette, se livrent à la plus abjecte prostitution ; son fils, un gamin, Gavroche, que Victor Hugo a rendu populaire, est le gamin de Paris par excellence et l’occasion d’une des plus pénétrantes études physiologiques. Ce Jondrette n’est autre que Thénardier, tombé au fond du gouffre. Le vieux monsieur du Luxembourg, toujours trop charitable, vient visiter ce gredin qui écrit des lettres lamentables à toutes les personnes généreuses ; il est reconnu par l’ancien aubergiste de Montfermeil, et Cosette également. La stupéfaction et la haine de la mère, voyant ainsi riche et bien vêtue cette pauvre petite qu’elle méprisait, tandis que ses propres filles sont dans la boue, ont quelque chose de formidable, admirablement rendu par le romancier. Un guet-apens est décidé pour une seconde visite que doit faire au faux pauvre le philanthrope, comme l’appelle Jondrette. L’élite d’une bande sinistre : Gueulemer, Claquesous, Babet, Montparnasse, physionomies hideuses que le maître a peintes d’un relief vigoureux, se réunit dans le taudis Jondrette ; mais Marius a tout entendu ; il a vu son inconnue du Luxembourg, et la police, avertie par lui, est sur ses gardes. Javert, l’inévitable Javert est là, prêt à intervenir au premier signal que donnera Marius. Jean Valjean, dès son entrée, est saisi et garrotté ; Marius pouvait faire dès lors le signal convenu, mais les premiers mots du colloque lui apprennent que ce misérable Jondrette est le Thénardier qui a sauvé son père. Pendant que le bandit fait signer pour 200, 000 fr. de lettres de change à Valjean et exige qu’il envoie chercher Cosette pour la garder en otage, la police qui n’a pas attendu le signal, envahit la maison : cris et tumulte inexprimable ; Babet, Claquesous, Gueulemer se précipitent à la fenêtre, où une échelle de corde pend en cas de besoin ; ils se battent à qui fuira le premier et obstruent le passage. Thénardier. fait railleusement la proposition de mettre les noms dans un bonnet. « Voulez-vous mon chapeau ? » dit une voix formidable, celle de Javert. Toute la bande est arrêtée, mais quand le policier veut interroger la victime, le respectable monsieur attiré dans le piège, il n’y a plus personne ; Jean Valjean a profité de l’échelle de corde. « Diable ! ce devait être le meilleur, » dit Javert, cet excellent logicien.

Dès lors, tous ces éléments de l’action ayant été mis en présence et combinés, le dénoûment est proche ; mais l’illustre auteur ne se hâte pas ; il ne veut pas être que romancier, il veut aussi être le peintre de toute une large époque de notre histoire. Les amours de Marius et de Cosette, ce qu’il appelle l'Idylle rue Plumet, ont pour pendant des scènes terribles, l’émeute de 1832, l’Épopée rue Saint-Denis. Là se dénoue le sort de bien des personnages ; sur la barricade meurent presque tous les amis de Marius ; lui-même n’échappe que grâce au dévouement d’Éponine, singulière fille qui l’aime au milieu de la dégradation dont elle vit, et qui meurt en recevant une balle à lui destinée ; Gavroche aussi meurt héroïquement en vrai gamin de Paris. Javert, déguisé en insurgé et reconnu, va être fusillé ; il est confié à Jean Valjean, qui, au lieu de lui brûler la cervelle quand les troupes reprennent la barricade, le détache et lui dit : « Vous êtes libre. » Marius est blessé ; Valjean le sauve à travers le dédale des égouts de Paris, terrible voyage souterrain auquel, suivant son habitude, Victor Hugo a donné pour préface une véritable monographie des égouts, de ce qu’il appelle « l’intestin du Léviathan ». Au bout du cloaque, au moment où il se croit hors de danger avec Marius, se dresse pour la dernière fois la redoutable encolure de Javert ; mais le terrible policier a réfléchi profondément depuis que le galérien a dédaigné de se venger ; il aide Valjean à reconduire Marius chez M. Gillenormand, qui pardonne ; puis, ne pouvant se résoudre, soit à faire réintégrer au bagne l’homme à qui il doit la vie, soit à manquer à son devoir en ne le livrant pas, il sort en stoïcien de sa perplexité : il se tue ! Marius, guéri, épouse Cosette, et Jean Valjean s’éteint ayant rempli jusqu’au bout la promesse faite à la morte.

Nous avons été forcé d’écarter de cette sèche analyse ce qui fait le plus grand charme du livre ; nous n’avons pu appuyer sur la grâce et la tendresse de certaines peintures, l’énergique horreur des autres, sur le relief et la netteté dés physionomies, des caractères. Tout cela est étudié, ciselé avec une patience, un soin qui ne dérobent rien à la grandeur de l’ensemble. Certains épisodes : Waterloo, le couvent de Picpus, l’Égout, l’Année 1817, sont des pages qui demanderaient une analyse spéciale. La mise en scène, l’imprévu des rencontres, l’art de ramener les fils égarés de l’action, de faire heurter les idées et les hommes, n’a jamais été poussé à plus haut point ; hardiesses de tout genre, témérités et exagérations de style, crudités du mot, bizarreries de conception, invraisemblances même de quelques parties, tout disparaît dans cet ensemble émouvant et grandiose, dans cette accumulation de faits héroïques ou navrants qui remuent toutes les fibres.