Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/abbaye s. f. (supplément)

Administration du grand dictionnaire universel (16, part. 1p. 10-11).

* ABBAYE s. f. — Encycl. On sait que le monachisme nous vient de l’Orient. Le long retard que cette plaie sociale mit à envahir l’Europe occidentale pouvait faire penser que le caractère général des peuples occidentaux, aussi bien que la nature particulière du climat, mettait un obstacle invincible à cet envahissement. Toutefois, lorsque l’institut monastique se fut implanté chez nous, il y fit, grâce peut-être à des circonstances politiques qui le favorisaient, des progrès si rapides, si effrayants, qu’on put croire que les Occidentaux, rebelles jusque-là à la vie contemplative, avaient méconnu leur véritable instinct, et que l’Occident était fait pour être transformé en un immense monastère. À un moment, la vie monastique devint si honorée, la vie du siècle dédaignée, méprisée à un tel point, qu’il parut que le monde chrétien, voué au célibat religieux, était prochainement destiné à s’éteindre dans le silence des cloîtres.

Dans cette prodigieuse invasion de couvents, de monastères, d’abbayes qui couvrit si rapidement le sol de l’Europe, il n’est pas bien facile d’établir une démarcation certaine entre le monastère et l’abbaye et de délimiter ainsi le sujet dans lequel doit se renfermer cet article. Il ne paraît pas qu’à l’origine une distinction réelle ait existé entre des maisons désignées cependant par des noms différents. Ce qui semble établi, c’est que les monastères qui portèrent plus tard le titre d’abbayes furent d’abord appelés domeries, comme qui dirait maisons seigneuriales dans l’ordre spirituel. Ceci fait soupçonner, en faveur de l’abbaye, une sorte de prééminence sur les autres maisons religieuses, prééminence que les faits ne justifient pas toujours. Plus tard, le titre d’abbaye semble plus particulièrement attribué à des monastères plus riches, plus puissants que les autres monastères. Un trait qui peut passer pour caractéristique, c’est que la plupart des abbayes, à peu près toutes, possèdent des maisons secondaires portant le nom de prieurés et administrées par des prieurs sous la dépendance de l’abbé. En somme, la différence du nom est la principale distinction entre une abbaye et un monastère, de même que le nom seul distingue un royaume d’un empire, un duché d’un comté, etc. Il faut remarquer, du reste, que l’immense majorité des abbayes appartient aux divers ordres de la grande famille de Saint-Benoît. Il paraît donc qu’on a, dans ces ordres, adopté le titre d’abbé, qui veut dire père, pour désigner le supérieur hiérarchique, sons avoir eu tout d’abord l’intention d’établir une différence d’attributions avec les supérieurs, prieurs, recteurs, etc., des autres ordres monastiques. Plus tard, les richesses et la puissance exceptionnelles acquises par les maisons de Saint-Benoît, les privilèges surtout que leur prodiguèrent les princes, établirent cette supériorité qui distingua les abbés des autres chefs monastiques.

Les premiers moines, avons-nous dit, nous arrivèrent d’Orient, et naturellement, ils nous en apportèrent toutes faites les règles conventuelles, car, au moment où le monachisme naissait chez nous, il avait déjà pris, dans son lieu d’origine, toute son extension. Ceci explique en partie le rapide développement des communautés religieuses d’Occident ; elles furent mises en possession immédiate d’Une organisation qui avait exigé, en Orient, de longs tâtonnements. Les monastères furent d’abord des communautés exclusivement laïques, complètement dépendantes de l’évêque diocésain. Le service divin y était fait par un prêtre choisi par l’évêque et représentant naturel de ses droits, ministre de ses volontés, surveillant dont le zèle ne tarda pas à devenir gênant. Pour se soustraire à cette sujétion, quelques communautés demandèrent à l’évêque de conférer la prêtrise à un de leurs moines, qui devint naturellement leur chef. Cet exemple fut imité et finit par s’étendre à tous les monastères. Bientôt les simples membres de la communauté aspirèrent au même honneur, le nombre des prêtres se multiplia dans les couvents. On les appelait alors hieromonachi. Telle est l’origine du clergé régulier et celle des abbayes. Or, comme les princes et les peuples attachaient alors à la vie monastique une haute idée de supériorité religieuse, le nouveau clergé profita largement de cet engouement, et la considération du clergé séculier en fut diminuée d’autant. De là les querelles entre les deux clergés, qui remplissent en grande partie l’histoire ecclésiastique du moyen âge. Quelques historiens ont relevé ce fait que ces dissensions ne s’élevèrent que rarement jusqu’aux évêques ; que l’accord, si violemment troublé entre les moines et les prêtres, continua à subsister entre les évêques et les abbés ; et ces historiens naïfs en ont pris texte pour vanter le bon esprit des uns et des autres. Le fait ne peut guère être contesté ; mais il admet une explication plus naturelle et plus simple : c’est que l’élection des évêques fut dévolue d’abord au peuple, puis au prince ; et comme les moines rencontraient chez l’un et l’autre une égale sympathie, on s’habitua à prendre les évêques presque toujours dans les couvents. C’est ainsi que, dès les premières années du xie siècle, les seules abbayes de l’ordre des bénédictins avaient fourni : 21 papes, 200 cardinaux, 400 archevêques, 7,000 évêques ! Quoi de surprenant à ce que le clergé séculier et les moines en général trouvassent des sympathies dans l’épiscopat, qui leur appartenait presque tout entier ?

Il y a, du reste, de la faveur universelle dont jouissaient les abbayes, une explication tout à fait honorable pour elles. La base des institutions monastiques avait été jusque-là la contemplation perpétuelle et l’oisiveté qu’elle entraîne ; la règle de saint Benoît introduisit dans les monastères le travail manuel et l’étude. Nous n’avons pas besoin d’insister ici sur les services rendus par cette idée nouvelle à l’agriculture et à la science. Malheureusement, la faveur s’accroissant hors de toute proportion avec les services rendus, et rien, dans les règles monastiques, ne limitant le droit d’acquérir, ne mettant obstacle à l’avidité, ces institutions accrurent rapidement leurs richesses d’une façon scandaleuse, dangereuse pour la prospérité nationale et plus dangereuse encore pour les mœurs des moines et des abbés. Nous n’entreprendrons pas la tâche impossible d’énumérer les biens immenses des abbayes ; l’énumération seule des possessions de l’abbaye de Saint-Denis découragerait un chroniqueur. L’abbaye de Cîteaux, moins riche cependant, possédait à elle seule de 8,000 à 10,000 fermes. L’histoire n’offre peut-être pas, en dehors des ordres monastiques, un autre exemple de propriété territoriale aussi scandaleusement étendue. Il est vrai qu’on allègue, comme une excuse, les pauvres que ces puissantes maisons entretenaient, les voyageurs qu’elles hébergeaient ; ces libéralités, capables d’augmenter leur considération et leur influence, ne pouvaient ni les appauvrir ni même ralentir l’effroyable accroissement de leurs richesses ; l’aumône qu’elles accordaient à ceux qu’elles avaient appauvris en héritant à leur place ne saurait excuser ce gigantesque accaparement ; la véritable excuse, c’est l’impossibilité morale où s’est toujours trouvé tout individu ou toute institution de repousser le bien qui lui arrive. L’avidité des corps est un vice excusable, parce qu’il est irrésistible ; la loi seule peut y apporter un obstacle, et la loi était alors complice de l’avidité monastique.

Cependant, le nombre des abbayes s’accrut d’une façon effrayante avec les richesses des ordres monastiques. Au commencement du xie siècle, les bénédictins ne comptaient pas moins de dix mille soixante-dix abbayes, toutes très-richement dotées. Leur décadence était en germe dans cet excès même de prospérité. Cette invasion irrésistible des ordres religieux dans le domaine temporel devait nécessairement les conduire à leur perte. Et d’abord, malgré la résistance de quelques abbés intelligents, les abbayes étaient devenues trop puissantes pour ne pas être entraînées dans le courant politique dont leurs fondateurs avaient voulu les détourner. Le royaume de Jésus-Christ ne fut pas de ce monde tant que ses disciples ne possédèrent rien ; mais il est impossible de rester indifférent à l’ordre politique quand on est en voie de devenir l’unique détenteur des sources du revenu public. On ne concevait pas alors la propriété en dehors de la forme féodale ; quand les abbayes possédèrent de grands domaines, les abbés devinrent nécessairement des seigneurs féodaux. Ils obtinrent tous les privilèges et contractèrent toutes les obligations de leur nouvel état social, ils eurent des vassaux et des serfs, mais ils durent le service militaire, sinon personnellement, au moins par des représentants. Un grand nombre, du reste, n’éprouvaient aucune répugnance à endosser la cuirasse. En embrassant l’état de soldat, les abbés ne pouvaient manquer de contracter les habitudes soldatesques. Les abbayes devinrent des camps, les moines des soldats. « Les monastères, dit un pieux écrivain, témoin de cette abomination, retentissent plus souvent des chansons guerrières et des aboiements des chiens que du chant des psaumes. » Il dit « des aboiements des chiens, » parce que, avec le goût de la guerre, les abbés et les moines avaient contracté celui de la chasse, d’autant mieux qu’ils possédaient d’immenses parcs giboyeux. Ces goûts en amenèrent d’autres moins évangéliques encore. Les abbés avaient sous leur autorité non-seulement des monastères d’hommes, mais des couvents de religieuses de leur ordre, dont la règle leur réservait la visite. Les anciennes chroniques sont pleines d’éloquentes protestations, et les fabliaux de traits satiriques contre les mœurs des abbés et des religieux des deux sexes. Quoi de plus naturel d’ailleurs ? L’immense majorité des abbayes, soustraite à l’autorité des évêques, dont les mœurs n’étaient pas non plus bien exemplaires, était uniquement soumise à l’indulgente censure d’abbés indépendants, riches, puissants et dissolus.

Il ne faut pas croire, du reste, que cette corruption des abbayes fut lentement progressive, et que le mal, au point où nous l’avons vu arriver, était longtemps resté à l’état latent. La corruption ne s établit que lentement dans les monastères pauvres, mais on la constate dans les abbayes presque à leur début, parce qu’elles furent immédiatement enrichies par la piété des fidèles. Les premières abbayes signalées par l’histoire, Marmoutier, Lérins, Saint-Victor de Marseille, Luxeuil, sont déjà de riches et puissantes maisons. Dès le xiiie siècle, les abbages sont devenues de véritables seigneuries féodales, et la plupart d’entre elles, en butte, comme toutes les autres seigneuries, aux entreprises de leurs voisins, sont réduites à se transformer en véritables forteresses ; celles d’entre elles que les règles de leur ordre n’obligent pas à s’établir le long des rivières, au fond des vallons, s’installent sur des hauteurs isolées, dans des positions formidables. Une des plus curieuses, sous ce rapport, est, sans contredit, celle du Mont-Saint-Michel, établie en pleine mer. Parmi les innombrables abbayes fortifiées, nous nous contenterons de citer, outre celles que nous venons de mentionner : Cluny, Cîteaux, Clairvaux, Saint-Germain-des-Prés, à Paris ; Saint-Denis, Saint-Étienne de Caen, Saint-Allyre de Clermont, etc.

Il faut dire, cependant, que toutes ces abbayes que nous venons de citer, pour ne pas y revenir, n’appartiennent pas, à beaucoup près, au viiie siècle. Beaucoup furent construites après les grandes réformes que nous allons mentionner, et ce fait suffirait à démontrer, si c’était nécessaire, l’inefficacité de ces réformes, dont la première fut celle de Cluny (xe siècle). Nous n’avons pas à faire ici l’histoire de cette réforme qui fut, comme toutes les autres, efficace à son début seulement ; disons, toutefois, que, si elle n’apporta pas de grands changements aux mœurs monastiques, elle eut, au moins, un immense succès d’engouement, et qu’il se fonda une innombrable quantité de maisons, dites filles de Cluny, qui adoptèrent sa règle ; un grand nombre d’anciennes aussi se réformèrent sur son exemple.

La réforme de Cîteaux (xiie siècle), s’opéra sur un immense plan d’envahissement semblable à celui qui parait avoir inspiré le fondateur de la Société de Jésus. Les auteurs de cette réforme avaient conçu un vaste projet de fédération monastique, qui n’eût, s’il se fut réalisé complètement, laissé aucun pouvoir possible à côté de celui de l’ordre de Cîteaux. La charte de charité (1119), adoptée par les monastères fédérés, portait que chaque année auraient, lieu des chapitres généraux où tous les abbés seraient tenus d’assister, et qui régleraient d’une façon définitive les intérêts généraux de l’ordre. En cinquante ans, plus de cinq cents maisons adhérèrent à cette règle. Heureusement pour la civilisation, la corruption eut raison encore une fois de cette organisation habile et redoutable,

La réforme de Saint-Maur, qui eut lieu de 1613 à 1621 et à laquelle adhérèrent Saint-Germain-des-Prés, Saint-Denis, Fécamp, Marmoutier, Corbie, a jeté quelque éclat par les travaux des moines savants qu’elle a produits, mais n’a pas eu de graves conséquences sociales. Sous ce rapport, on ne peut plus désormais accorder d’importance réelle qu’à l’institut de Loyola, qui, grâce à la souplesse de sa règle, reste en état de lutter contre l’émancipation de la société civile. Mais les jésuites ne possédèrent jamais d’abbayes ; il nous est donc interdit de nous occuper d’eux dans cet article. D’autre part, les abbayes qui ont survécu à la Révolution sont si rares et si peu importantes, qu’il serait superflu de les mentionner. Plusieurs sont aujourd’hui réduites, pour vivre, à se livrer au commerce des liqueurs et sont, par conséquent, dépassées de loin, dans l’ordre moral, par les sociétés de tempérance.

Il nous resterait à dire quelques mots des règles suivies dans l’architecture des abbayes, si nous ne savions combien sont dépourvues d’intérêt des descriptions techniques non accompagnées de dessins graphiques. Toutefois, nous ne pouvons nous dispenser de remarquer que l’architecture monastique, pauvre d’abord comme les moines eux-mêmes, s’enrichit rapidement comme les moines et atteignit un luxe auquel il serait difficile de croire, s’il ne restait encore des débris de ces somptueuses retraites. On possède, du reste, un monument très-curieux et d’autant plus intéressant qu’il remonte au commencement du ixe siècle (820 environ) ; c’est le plan de l’abbaye de Saint-Gall, dressé, dit-on, par l’abbé Eginhard, architecte de la cour, et envoyé par lui à l’abbé Gozbert, avec une lettre qui subsiste. Malgré l’époque reculée de ce document et l’incomplet développement qu’avait pris alors la puissance des abbayes, on trouve dans ce plan, d’ailleurs très-remarquable au point de vue technique, une vaste église à deux absides opposées, avec deux ambons, deux chœurs et des fonts baptismaux ; une grande école, un vaste cellier, une boulangerie, des cuisines, une salle pour les scribes, une bibliothèque, une salle de bains, un jardin et un verger ; des bâtiments isolés pour les novices et les infirmes, avec cloîtres et chauffoirs ; un jardin particulier pour la culture des plantes médicinales, une pharmacie, une basse-cour, un logement pour l’abbé, une cuisine, bains, cellier, chambres de domestiques ; des logements pour les hôtes, avec écurie, réfectoire, chauffoir ; des habitations pour les ouvriers, des étables, un magasin de grains, des bâtiments pour la fabrication de la bière, un logement pour les serfs, un autre logement pour les pauvres et les pèlerins, qu’il ne faut pas confondre avec les hôtes. On n’y remarque pas de prison ; est-ce un oubli de l’architecte ? Plus tard, du moins, les prisons occupèrent une large place dans le plan des abbayes.

Nous pensons que cette description suffit pour donner une idée du confort qui existait déjà dans les abbayes au ixe siècle ; s’il nous fallait dépeindre le luxe qu’elles atteignirent au xiie et au xiiie, nous ne pourrions mieux faire que d’emprunter la description de l’abbaye de Thélème, qu’a donnée Rabelais. Nous la hasardons ici, certain qu’à côté de quelques exagérations que le lecteur saura démêler, elle contient des traits d’une grande justesse, et qu’il lui sera tout aussi facile de découvrir.

« Pour le bastiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua feit livrer de content vingt et sept cens mille huict cens trente et ung moutons à la grande laine, et, par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna, sur la recepte de la Dive, seize cens soixante et neuf mille escuz au soleil et autant à l’estoille poussiniere. Pour la fondation et entretenement d’icelle, donna à perpetuité vingt et trois cens soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose, de rente foncière, indemnez, amortys, et soluables par chascun an à la porte de l’abbaye. Et de ce leur passa belles lettres. Le bastiment feut en figure exagone, en telle façon que à chascun angle estoyt bastie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diametre. Et estoyent toutes pareilles en grosseur et portraict. La riviere de la Loire decouloit sus l’aspect du septentrion. Au pied d’icelle estoyt une des tours assise nommée Artice. En tirant vers l’orient estoyt une autre nommée Calaer. L’autre ensuivant Anatole ; l’autre après Mesembrine ; l’autre après Hesperie ; la dernière, Cryere. Entre chascune tour estoyt espace de trois cens douze pas. Le tout basty à six estaiges, comprenent les caves soubz terre pour ung. Le second estoyt voulté à la forme d’une anse de penier. Le reste estoyt embranché de guy de Flandres à forme de culz de lampes. Le dessus couvert d ardoise fine, avec l’endoussure de plomb à figures de petitz manequins et animaulx bien assortis et dorés, avec les goutieres qui issoyent hors la muraille entre les croysées, painctes en figure diagonale d’or et azur, jusques en terre, ou finissoyent en grandz eschenaulx, qui tous conduisoyent en la riviere par dessoubz le logis.

Ledict bastiment estoyt cent foys plus magnifique que n’est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly, car en icelluy estoyent neuf mille troys cens trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet, guarderobe, chapelle et issue eu une grande salle. Entre chascune tour, au mylieu dudict corps de logis, estoyt une vis brisée dedans icelluy mesme corps. De laquelle les marches estoyent part de porphyre, part de pierre numidicque, part de marbre serpentin, longues de vingt et deux piedz ; l’espoisseur estoyt de troys doigtz, l’asseize par nombre de douze entre chascun repous. Entre chascun repous estoyent deux beaulx arceaulx d’anticque, par lesquels estoyt receue la clairté ; et par iceulx on entroyt en ung cabinet faict à claire-voye de largeur de ladicte vis, et montoit jusques au-dessus de la couverture, et là finoit en pavillon. Par icelle vis on entroyt de chascun cousté en une grande salle et des salles en chambre. De la tour Artice jusques à Cryere estoyent les belles grandes librairies en grec, latin, hebrieu, françois, toscan et hespaignol, departies par les divers estaiges, selon iceulx languaiges. Au milieu estoyt une merveilleuse vis, de laquelle l’entrée estoyt par le dehors du logis en ung arceau large de six toises. Icelle estoyt faicte en telle symetrie et capacité que six hommes d’armes, la lance sus la cuisse, pouvoyent de front ensemble monter jusques au-dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoyent belles grandes galleries, toutes painctes des anticques proesses, histoyres et descriptions de la terre. Au niylieu estoyt une pareille montée et porte, comme avons dict du cousté de la riviere...

Au mylieu de la basse court estoyt une fontaine magnifique de bel alabastre. Au-dessus, les troys Graces, avecques cornes d’abundance, et iectoyent l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres ouvertures du corps. Le dedans du logis sus la dicte basse court estoyt sus gros pilliers de cassidoine et porphyre, à beaulx arcs d’anticque, au dedans desquels estoyent belles gualleries longues et amples, ornées de painctures, de cornes de cerfz, licornes, rhinocerotz, hippopotames, dens d’elephans et aultres choses spectables. Le logys des dames comprenoyt depuis la tour Artice jusques à la porte Mesembrine. Les hommes occupoyent le reste. Devant ledict logys des dames, affin qu’elles eussent l’esbatement, entre les deux premieres tours au dehors, estoyent les lices, l’hippodrome, le theatre et natatoires, avecques les bains mirificques à triple solier, bien guarniz de tous les assortimens et foison d’eau de myrrhe. Jouxte la riviere estoyt le beau jardin de plaisance. Au milieu d’icelluy le beau labyrinthe. Entre les deux aultres tours estoyent les jeux de paulme et de grosse balle. Du cousté de la tour Cryere estoyt le vergier, plein de tous arbres fructiers, tous ordonnez en ordre quincunce. Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute saulvaigine. Entre les tierces tours estoyent les butes pour l’arquabouse, l’arc et l’arbaleste Les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige. L’escuris au delà des offices. La faulconnerie au devant d’icelles, gouvernée par asturciers bien expertz en l’art. Et estoyt annuellement fournie par les Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oyseaulx paragons, aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers, esmerillons et aultres, tous bien faictz et domesticques, que, partans du chasteau pour s’esbatre es champs, prenoyent tout ce que rencontroyent. La venerie estoyt ung peu plus loing, tirang vers le parc...

Toutes les salles, chambres et cabinets estoyent tapissez en diverses sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé estoyt couvert de drap verd. Les lietz estoyent de broderie...

En chascune arriere chambre estoit ung mirouer de crystallin enchassé en or fin, autour guarny de perles, et estoyt de telle grandeur qu’il povoit veritablement representer toute la personne... »