Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/abbé s. m.

Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 1p. 15).

ABBÉ s. m. (a-bé — du lat. abbas, dérivé du syriaq. abba, père). Chef d’un monastère d’hommes qui a le titre d’abbaye : Un abbé de l’ordre de Saint-Benoît. Le titre d’abbé, qui signifie père, n’appartenait qu’aux chefs de monastères. (Volt.) Les anciens moines donnèrent ce nom au supérieur qu’ils élisaient. L’abbé était leur père spirituel. (Volt.) Ni les abbés ni les moines ne furent prêtres dans les premiers siècles. (Volt.) Messieurs, dit le bon père, soyez les bienvenus ; notre révérend abbé sera bien content quand il saura que vous êtes arrivés. (Brill.-Sav.)

— Par ext. Tout homme qui porte l’habit ecclésiastique : Un jeune abbé. Il pleut des abbés et dès qu’un petit cuistre est habillé de noir, on l’appelle monsieur l’abbé. (Richelet.) Théonas, abbé depuis trente ans, se lassait de l’être. (La Bruy.) Si vous n’êtes monsieur l’abbé que pour avoir été tonsuré, pour porter un petit collet, un manteau court, et pour attendre un bénéfice simple, vous ne méritez pas le nom d’abbé. (Volt.) Quoi ! tu donnes dans les abbés, ma bonne, toi qui ne pouvais les souffrir ! (Dancourt.)

C’est un homme qui porte un fort petit collet,
Avec un habit noir ; enfin, c’est, ce me semble,
Quelque façon d’abbé ; du moins il leur ressemble.
Montfleury.

Abbé régulier, Supérieur de religieux, qui était régulier lui-même, et portait l’habit de son ordre. — On l’appelait aussi abbé titulaire. || Abbé chef d’ordre, ou simplement chef d’ordre, Supérieur d’une abbaye chef d’ordre, comme à Cluny, Cîteaux, etc. || Abbé perpétuel, Abbé nommé à vie. || Abbé particulier, Celui qui n’a aucune abbaye inférieure subordonnée à la sienne. || Abbé en second, Prieur d’un monastère. || Abbé commendataire, Laïque qui tenait une abbaye en commende. — On le désignait aussi sous le nom d’abbé laïque. || Abbé putatif, Celui qui portait le titre d’une abbaye sans en toucher le revenu. || Abbé in partibus, Celui dont le monastère avait été détruit ou était occupé par les infidèles. || Abbé de régime, Prieur claustral ou sous-supérieur, dans certaines congrégations. || Abbé mitré, Abbé qui avait le droit de porter la mitre. || Abbé crossé, Abbé qui avait le droit de porter la crosse. || Abbé crossé et mitré, Celui qui avait une autorité pleinement épiscopale, et qui, comme les évêques, portait la crosse et la mitre. — On les appelait, en Angleterre, abbés souverains, abbés généraux, et ils étaient membres du parlement. || Abbé des abbés, Titre qu’on donnait à l’abbé du Mont-Cassin, parce que tous les moines de l’Occident avaient reçu leur règle de cette abbaye. — Le supérieur de l’abbaye de Marmoutier portait aussi le même titre. || Abbé cardinal, Titre honorifique accordé par le pape. — Il se disait particulièrement des abbés en chef, lorsque des abbayes qui avaient été réunies venaient à être séparées. — L’abbé de Cluny prit aussi ce titre, en plein concile, à Rome. || Abbé-chevalier, Abbé chargé de défendre une abbaye. — On donnait aussi ce nom à celui qui réunissait le titre de chevalier à celui d’abbé. || Abbé coadjuteur, Celui qui était adjoint à un abbé pour l’aider à remplir ses fonctions, et qui lui succédait ordinairement après sa mort. || Abbé de cour, abbé courtisan, Abbé qui fréquentait plutôt la cour que l’église. || Abbé de fortune, Abbé de basse naissance. || Abbé de l’oratoire du palais ou du sacré palais, Un des titres que portait l’archichapelain de la cour, sous nos anciens rois. || Abbé de ruelle, abbé de salon, abbé petit-maître, Ces abbés, qui n’étaient pas même dans les ordres, se faisaient remarquer par leur conduite légère. — Il en était de même des abbés galants du xviiie siècle, tels que l’abbé de Chaulieu. || Abbé de Sainte-Elpide ou de Sainte-Espérance, Se disait proverbialement d’un homme qui prenait la qualité d’abbé, sans en avoir le titre. || Abbé in minoribus, Abbé qui n’est encore que dans les ordres mineurs. || Abbé œcuménique ou universel, Titre que plusieurs moines grecs ont pris, à l’imitation du patriarche de Constantinople. || Abbé-évêque, Abbé qui est en même temps évêque. || Abbé exempt, Abbé qui ne relevait que du saint-siège. || Abbé général, Ce titre a été porté par le supérieur des Mékitaristes et par ceux de Cîteaux et de Cluny. — C’est aussi le nom que l’on donnait, en Angleterre, aux abbés mitrés et crossés.

— Hist. Abbé du peuple, Magistrat populaire qui fut créé à Gênes en 1270, et auquel on accorda toutes sortes d’honneurs, sans lui déférer de pouvoir. Cette dignité fut abolie en 1339, et remplacée par le dogat. || Abbé de Liesse, Chef d’une confrérie établie à Lille. Nommé par les juges, les magistrats et le peuple, il recevait une crosse d’argent doré, du poids de quatre onces, qu’il portait suspendue à son bonnet. Il était accompagné d’officiers et entre autres d’un maître d’hôtel et d’un héraut ; on portait devant lui un étendard de soie rouge, et il présidait aux jeux qui se célébraient à Arras et dans les villes voisines à l’époque du carnaval. (Chéruel.) || Abbé des béjaunes. Chef de la confrérie des étudiants novices : Les jeunes gens, nouvellement arrivés dans l’Université de Paris formaient une confrérie particulière, et avaient pour chef l’abbé des béjaunes. (Chéruel.) Le jour des Innocents, l’abbé des béjaunes, monté sur un âne, conduisait sa confrérie par toute la ville. (Chéruel.)

— Loc. prov. Pas d’abbé, Allure grave. || Table d’abbé, Table somptueuse. || Face d’abbé, Visage rubicond.

Abbé. Jeu dans lequel celui qui le conduit, appelé abbé, est imité, dans chacun de ses actes, par les autres joueurs qui l’ont nommé.

— S’empl. adjectiv. : Père abbé.

— Fig. Nous sommes ici trois ou quatre étrangers comme des moines dans une abbaye. Dieu veuille que le père abbé se contente de se moquer de nous ! (Volt.)

— Prov. et fig. Pour un moine, on ne laisse pas de faire un abbé, Si un homme manque à une assemblée, à une partie de plaisir où il devait se trouver, on ne laisse pas de délibérer, de s’amuser sans lui, de faire, en son absence, ce qu’on avait résolu. || Nous l’attendrons comme les moines font l’abbé, S’il n’arrive pas à l’heure de dîner, nous nous mettrons à table sans lui. || Le moine répond comme l’abbé chante, Les inférieurs ont l’habitude de prendre le ton et les habitudes de leur supérieur. || Se promettre la vigne de l’abbé, Se disait proverbialement pour Se promettre une vie de délices, parce que les meilleurs crus étaient devenus partout la propriété des monastères. || Être comme l’abbé Rognonet, qui de sa soutane ne put faire un bonnet, Ne savoir tirer aucun parti d’une position avantageuse, et gâter la meilleure affaire par sa maladresse. — On dit de même : Tailler sa besogne sur le patron de Rognonet. || Il n’y a point de plus sage abbé que celui qui a été moine. L’homme qui a obéi est celui qui sait le mieux commander. || Monsieur l’abbé, vous faites l’enfant. Locution proverbiale qui s’applique, dans le langage familier, à ceux qui se font prier pour faire ce qu’on leur demande. — Ce proverbe doit sa naissance au bourreau qui exécuta l’abbé Fleur, condamné à être pendu comme contrefacteur de billets de loterie ; le patient ayant peine à se déterminer à gravir l’échelle, l’exécuteur se permit de lui dire : Allons donc, monsieur l’abbé, vous faites l’enfant.

— Le titre d’abbé se trouve souvent joint d’une manière accidentelle à un grand nombre de dénominations. En voici des exemples : Abbé gentilhomme. Abbé ingénieur. Abbé journaliste. Abbé médecin. Abbé mousquetaire. Abbé poëte. Abbé traducteur. Raynal, cet abbé philosophe.

Encycl. Hist. On a vu qu’outre les abbés réguliers et commendataires (V. Abbaye), il y avait encore des abbés mitrés, c’est-à-dire qui possédaient le privilège de porter la mitre ; d’autres portaient la crosse ou bâton pastoral et s’appelaient abbés crossés. Ainsi, grâce à leur richesse et à leur puissance, certains abbés en étaient venus à marcher de pair avec les évêques ; ils avaient le droit de suffrage dans les conciles, conféraient la tonsure et les ordres mineurs, etc. Avant la révolution de 1789, on donnait le nom de petits abbés ou d’abbés au petit collet à une foule de gens qui n’avaient d’ecclésiastique que l’extérieur. C’étaient le plus souvent des cadets de familles nobles et pauvres, quelquefois aussi de riches roturiers, aspirant les uns et les autres au titre lucratif d’abbés commendataires. Aujourd’hui, le titre d’abbé se donne à tout ecclésiastique. Les abbés et abbesses, supérieurs et supérieures de monastères, formaient un tribunal de première instance. Ils pouvaient imposer des pénitences à ceux de leurs religieux ou à celles de leurs religieuses qui venaient à manquer à la discipline claustrale. Toutefois leur juridiction ne s’étendait pas aux délits ou scandales commis hors du cloître.

Anecdotes. Un abbé de qualité, disant la messe — c’était peut-être le fameux évêque de Noyon —, entendit parler derrière lui. L’abbé se retournant : « En vérité, messieurs, dit-il, quand ce serait un laquais qui officierait, vous n’auriez pas moins de respect. »

Le célèbre abbé Prévost, auteur de Manon Lescaut, fut nommé aumônier du prince de Condé. « Monsieur l’abbé, lui dit le prince, vous voulez être mon aumônier, mais je n’entends pas de messe. — Et moi, monseigneur, je n’en dis jamais. »

À la représentation d’une tragédie, un abbé avait pris une place aux premiers rangs. Le parterre, de mauvaise humeur, cria : À bas M. l’abbé ! Celui-ci, sans se déconcerter, se leva, et s’adressant au parterre : « Messieurs, dit-il, depuis qu’on m’a volé une montre d’or en votre compagnie, j’aime mieux qu’il m’en coûte une place aux loges que de risquer encore ma tabatière. » On applaudit et on le laissa tranquille.

L’abbé de Voisenon disait exactement son bréviaire, dont il marquait les renvois avec des couplets de chansons.

Dans un chapitre de province, un jeune abbé se déguisa le soir et s’en alla au bal. Grand scandale parmi les chanoines, qui délibérèrent sur la peine qu’il fallait infliger au coupable. Après de longs débats, on s’en remit à la décision du doyen. « Messieurs, dit celui-ci, passons-lui ses petites escapades ; il s’en lassera tout comme nous. »

À la première représentation du Brutus de Voltaire, un abbé, placé sur le devant d’une loge, se vit apostrophé par le parterre qui criait : À bas la calotte ! L’abbé, impatienté de ces clameurs, prit sa calotte et dit, en la jetant : « Tiens, parterre, la voilà, tu la mérites bien. »