Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Wallenstein, trilogie dramatique de Schiller

Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 4p. 1261-1262).

Wallenstein, trilogie dramatique de Schiller ; représentée sur le théâtre de Weimar le 12 octobre 1798. Schiller conçut l’idée de cette trilogie eu écrivant son histoire de la guerre de Trente ans., et, comme il était plutôt poëte dramatique qu’historien, il se livra à bien plus de recherches et parvint à force d’érudition à rendre sa tragédie plus historique que son récit. Dès l’abord, il avait songé à écrire son Wallenstein en prose, car il voulait le faire en vue du théâtre, où l’on avait perdu l’habitude des vers. Cependant, il se décida à employer l’ïambe et Gœthe lui écrivit lui-même à ce sujet : « Toutes les œuvres dramatiques devraient être en vers, et alors seulement on verrait qui est capable de faire quelque chose ; mais maintenant il ne reste au poëte qui veut être joué qu’à s’accommoder aux exigences du théâtre, et, en ce sens, on ne pouvait vous en vouloir de votre intention d’écrire Wallenstein en prose. Toutefois, si vous le considérez en lui-même et comme une œuvre indépendante, il faut nécessairement qu’il soit en vers. »

Mme de Staël, avec raison, a dit que Wallenstein était la tragédie la plus nationale qui ait été représentée sur le théâtre allemand. Lessing, en blâmant le goût français et en se ralliant à Diderot dans la manière de concevoir l’art dramatique, avait banni la poésie du théâtre. Schiller, dans le prologue de sa trilogie, exposa toute une nouvelle théorie : « Lorsque l’intérêt, disait-il, ne consiste pas dans une situation seulement ; quand il embrasse la vie humaine, quand la représentation doit nous rendre le charme des récits, alors les caractères se développent non plus relativement à une seule situation, mais relativement à l’ensemble. L’unité dramatique prend plus de largeur, et l’auteur doit, comme la destinée, unir les fils de l’action qu’il nous fait voir, et, comme l’historien, présenter les événements partant des causes et arrivant aux effets. C’est là ce qui constitue tout le génie de Shakspeare. » C’est ainsi que Schiller voulut que la tragédie ne fût pas indigne des hautes destinées du temps où il vivait. Wallenstein, pourtant, sous un point de vue, a peu de rapports avec les tragédies de Shakspeare. Ce n’est pas l’auteur anglais qui aurait été embarrassé de faire tenir eu un seul cadre l’action qui semblait trop multiple et trop longue à Schiller pour ne former que le nœud d’une seule pièce. Le poète allemand se tira d’affaire en composant trois pièces ; le Camp de Wallenstein, les Piccolomini, la Mort de Wallenstein.

La première, le Camp de Wallenstein, n’est, à vrai dire, qu’une introduction, le péristyle de ce magnifique palais que le génie du poète va construire. Il n’y a là ni action ni dénoûment ; mais c’est le tableau le plus exact, le plus animé de la vie et du caractère du soldat au XVIIe siècle. Seize années de guerre ont réuni sous un même drapeau les nationalités les plus diverses. Ce n’est pas une idée qui les guide, c’est la foi dans un homme qui les retient ensemble ; ce n’est pas la défense d’une cause commune qui les anime, c’est l’attrait d’une vie indépendante, aventureuse, l’espoir du gain et du butin. Schiller a admirablement peint ces scènes d’une soldatesque qui n’a d’autre loi que la discipline et d’autre morale qu’un dévouement aveugle pour son chef. Rien n’est plus original que l’arrivée d’un capucin au milieu de la bande tumultueuse des soldats ; il veut prêcher la modération et la justice dans un langage plein de quolibets et de calembours, entremêlés de citations latines ; mais il échoue dans sa tentative et manque même de se faire maltraiter, parce qu’il ose s’attaquer à Wallenstein, que les catholiques soupçonnaient déjà d’être en négociations avec Gustave-Adolphe, le défenseur du protestantisme. On croit que le sermon du capucin n’est pas de Schiller ; il lui fut envoyé par Goethe qui, lui-même, n’avait eu que la peine de le prendre dans les œuvres d’Abraham Santa-Clara, un moine populaire à l’époque de la guerre de Trente ans. Schiller se borna à versifier cette harangue. Le Camp de Wallenstein est écrit en vers rimés dans le mètre que Hans Sachs avait adopté pour ses comédies.

La seconde partie, les Piccolomini, n’a pas non plus de dénoûment. Elle montre les causes politiques qui préparèrent les dissensions entre les chefs et amenèrent la défection de Wallenstein. Ce général combattait au nom de l’Autriche contre les nations qui voulaient introduire en Allemagne la Réformation ; mais, séduit par la perspective de se créer à lui-même un pouvoir indépendant en obtenant des Suédois la couronne de Bohême, il cherche à substituer son autorité personnelle à celle de l’empereur qu’il représente. Toute l’action du drame est donc une lutte entre la fidélité et l’ambition. Parmi les officiers supérieurs qui entourent Wallenstein et que la jalousie plutôt que le sentiment du devoir pousse à contrarier ses desseins, se placent au premier rang les deux Piccolomini, le père et le fils, l’un espion placé auprès de Wallenstein et son successeur déjà secrètement désigné ; l’autre, Max Piccolomini, amoureux de la fille du général, refusant de croire à la trahison de l’homme qui a été son bienfaiteur et d’entrer dans les voies tortueuses de son père, auquel il exprime son indignation sur le rôle odieux qu’il lui voit jouer dans une fort belle scène qui clôt cette seconde partie. Rien n’est plus intéressant que le contraste des deux caractères de Max et de Thécla, fille de Wallenstein, que toutes ces physionomies de traîtres ou d’ambitieux qui les entourent. Cette seconde partie contient l’exposition de l’action dans toute son étendue. Schiller peint dans tous ses détails le théâtre sur lequel les événements tragiques vont se dénouer. Là encore il fait preuve de cette grande connaissance du cœur qu’il avait. Les intérêts personnels des généraux sont en jeu ; l’ambition, le goût du danger, un mélange de bravoure et d’orgueil, avec une faiblesse et une pauvreté de caractère, résultats du manque d’instruction, de l’habitude de l’obéissance passive et du respect pour le succès, voilà à grands traits le tableau qu’il nous présente. La patrie et l’honneur national n’ont aucune prise sur ces hommes.

Après ces deux avant-propos, alors que l’on connaît tous les personnages, qu’on a pu voir se développer leurs caractères, on arrive, dans la Mort de Wallenstein, à l’action principale. L’intérêt est allé en croissant ; on s’est familiarisé avec le héros et son entourage, et l’on attend avec anxiété le dénoûment.

Wallenstein, trop engagé dans sa trahison pour revenir sur ses pas et rentrer dans le devoir, passe avec une partie de son armée dans les rangs des Suédois. C’est en vain que le superstitieux général a consulté les astres et que son astrologue, Seni, lui a conseillé une fuite déshonorante ; trahi par ses nouveaux alliés les Suédois, abandonné par ses compagnons d’armes, il est assassiné dans son palais, sur un ordre de l’empereur, transmis par Ottavio Piccolomini, et dont Butler, ennemi privé de Wallenstein, précipite l’exécution pour ne pas laisser à Wallenstein le temps d’un recours en grâce auprès du souverain. Max Piccolomini, désespéré de la trahison de son père et de la révolte du duc, cherche et trouve bientôt une mort glorieuse dans un engagement contre les Suédois, et sa fiancée prend le voile dans un couvent où l’on a placé le tombeau de son amant.

Au-dessus de l’action plane le personnage principal, Wallenstein, tour à tour astucieux, généreux, calculateur et superstitieux, prétendant régler toutes choses et devenu le jouet du hasard. Au reste, Schiller connaissait parfaitement le personnage historique dont il a fait son héros : « Le Wallenstein de l’histoire, dit-il dans une lettre datée de 1799, ne fut pas grand ; le Wallenstein poétique n’a jamais dû l’être. Dans l’histoire, il avait les présomptions en sa faveur ; on le pouvait croire un grand général, parce qu’il était heureux, puissant et hardi ; mais il était plutôt l’idole de la soldatesque envers qui il se montrait magnifique et royalement libéral, et qu’il maintenait, aux dépens de tout le monde, en grand honneur. Mais, dans sa conduite, il fut flottant et indécis ; dans ses plans, fantastique et excentrique, et dans la dernière action de sa vie, dans sa conjuration contre l’empereur, faible, incertain et même malhabile. » Le caractère de Max Piccolomini est également très-intéressant et l’intérêt qu’il répand sur la pièce risque même d’en altérer l’unité. La scène où il parait pour la dernière fois est une des plus belles qu’il y ait au théâtre. « Cet ensemble des trois pièces de théâtre qui forment le poème de Wallenstein, dit M. de Barante, a un intérêt progressif d’un tout autre genre que nos tragédies, mais qui a aussi son charme et son pouvoir. On croit voir se dérouler peu à peu devant soi des événements naturels dont on reconnaît les causes, dont on prévoit les résultats. Le propre du talent dramatique, c’est de créer des personnages, de les rendre vivants, de faire qu’ils deviennent de la connaissance du spectateur ; et quel poète a eu plus ce talent que Schiller ! Il n’est pas dans ce drame un rôle, grand ou petit, qui n’ait le cachet de la vie et qu’on ne voie parler ou agir comme un être réel dont on gardera toujours le souvenir. Malgré cette teinte historique, une sorte de fatalité préside, comme une constellation funeste, à la succession des événements et répand dans l'âme, dès l’abord, cette tristesse de pressentiment, condition essentielle de la tragédie. Ce n’est pas la fatalité de la tragédie grecque, imposée par la volonté des dieux ; ce n’est pas la fatalité de Racine, fondée sur le trouble des passions et la faiblesse de la volonté ; Schiller a voulu laisser le libre arbitre de l’homme dans toute sa plénitude, et il s’en faisait même un scrupule de morale ; mais de l’ensemble et du cours des circonstances, de la connaissance des caractères, résulte une sombre prévoyance de l’événement..... C’est enfin une belle idée et qui était bien de l’âme de Schiller que de ne nous montrer d’autre punition de la trahison d’Ottavio que la récompense qu’il en reçoit. Lorsque cet homme, après avoir trompé son ami, après avoir préparé sa perte, reçoit près de son corps sanglant la lettre où l’empereur lui donne le titre de prince, rien que ces mots : « Au prince Piccolomini », sont une vengeance hautaine de la vertu et de la probité.