Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Varennes (FUITE DE)

Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 3p. 782-783).

Varennes (fuite de). On sait fort exactement-aujourd’hui, et par les correspondances authentiques de Marie-Antoinette, et par d’autres documents certains, que le projet de fuite de la famille royale était ancien déjà et concerté avec les puissances étrangères. Constamment démenti, et de la manière la plus solennelle, il n’en était pas moins la base de tous les plans de contre-révolution. Plus le moment approchait, et plus le roi, la reine et leurs partisans redoublaient de dissimulation, de protestations de fidélité au pacte constitutionnel ; ces basses comédies coûtaient peu d’ailleurs à ces personnages, qui s’étaient fait une habitude du mensonge.

Le 22 mai 1791, la reine avait écrit à son frère Léopold, en lui rendant compte des projets arrêtés : « … Nous devons aller à Montmédy. M. de Bouillé s’est chargé des munitions et des troupes à faire arriver en ce lieu ; mais il désire vivement que vous ordonniez un corps de troupes de 8,000 à 10,000 hommes à Luxembourg, disponible à notre réclamation (bien entendu, que ce ne sera que quand nous serons en sûreté) pour entrer ici, tant pour servir d’exemple à nos troupes que pour les contenir… »

Et le 1er juin : « Nous vous réitérons, mon cher frère, la demande de 8,000 ou 10,000 hommes disponibles à notre demande pour le premier moment. C’est quand le roi sera en lieu de sûreté et libre qu’il verra avec reconnaissance et grande joie toutes les puissances se réunir à sa réclamation pour soutenir la justice de sa cause. »

Le plan, concerté avec M. de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche et le Mentor de la reine, était donc de mettre d’abord la famille royale en sûreté dans une place frontière, et d’agir ensuite contre la France avec l’appui des troupes étrangères et la diversion d’une insurrection royaliste à l’intérieur.

Les souverains, d’ailleurs, et Mercy ne l’avait pas laissé ignorer à la reine, n’entendaient pas prêter leur appui gratuitement ; avant de porter secours à leur bon frère le roi de France, ils se préoccupaient du profit qu’ils en comptaient tirer, et déjà leurs émissaires étudiaient nos frontières de l’Est et du Nord, non-seulement dans un but stratégique, mais dans des vues de démembrement.

Les négociations se poursuivaient activement. Une conférence avait eu lieu à Mantoue, à laquelle avait assisté le comte de Durfort, envoyé de Louis XVI. L’empereur d’Autriche promettait 35,000 hommes, ajoutant que les autres puissances fourniraient aussi leur contingent. Le 12 juin, il écrivait à sa sœur, Marie-Antoinette : « … Puisse votre projet s’accomplir heureusement. Le comte de Mercy a l’ordre, la chose réussissant et sur votre demande, de vous aider et de vous fournir tout ce qu’il peut ; argent, troupes, tout sera à vos ordres. On peut compter sur le roi de Sardaigne, les Suisses et les troupes de tous les princes de l’Europe, même celles du roi de Prusse, qui sont à Wesel, et par conséquent fort à portée. »

Nous ne voudrions pas fatiguer le lecteur de citations, d’autant plus que la réalité des manœuvres criminelles du roi et de la reine ne peut plus être contestée. Ils ont ameuté le monde entier contre nous, ouvert la France à l’étranger, qui depuis n’a plus oublié le chemin de nos foyers. La juste punition qu’ils ont subie n’a malheureusement pas racheté tout le mal qu’ils nous ont fait et les torrents de sang qu’ils ont fait couler dans des guerres sans fin. Dans son égoïsme monstrueux, la vieille monarchie n’a pas voulu s’éteindre sans laisser cette blessure au cœur de la patrie.

Le roi eût pu s’échapper plus facilement seul ; mais la reine s’attachait à lui, pour sa propre sûreté d’abord, puis pour ne pas l’abandonner à l’influence des princes, de Calonne et des émigrés, qui ne demandaient qu’à l’éliminer elle-même de leurs combinaisons.

Les préparatifs se poursuivaient avec la maladresse la plus imprudente. Longtemps à l’avance, la reine faisait enlever son chiffre de son argenterie, emballait ses diamants et objets précieux, commandait des monceaux d’habillements, une berline immense propre à faire événement partout, une myriade d’objets comme pour un voyage autour du monde, n’oubliait rien enfin de ce qui pouvait éveiller l’attention. Le roi, de son côté, avait donné l’ordre à de Moustier, Malden et Valory, trois de ses anciens gardes du corps, de se munir de vestes de courrier, de couleur jaune, de préparer des relais, etc. Ces courriers improvisés non-seulement ne connaissaient pas les routes, mais pas même Paris !

Un des principaux agents de cette affaire était un étranger (naturellement !), le comte de Fersen, ancien colonel du régiment de Royal-Suédois et l’amant actuel de la reine, on peut l’affirmer sans témérité. Dans la combinaison, il était cocher ; Marie-Antoinette était gouvernante sous le nom de Mme Rochet ; le roi, travesti, grimé, était le valet de chambre Durand ; Mme de Tourzel, gouvernante des enfants de France, devait jouer le rôle d’une dame russe, la baronne de Korff. Tout se réalisa ainsi. Ce complot, combiné d’une manière enfantine, réussit de point en point, ce qui montre bien que la prétendue captivité de Louis XVI n’était pas fort étroite, quoique la garde des Tuileries fût confiée à la garde nationale et à La Fayette. Bouillé, qui commandait à Metz, avait reçu l’ordre d’échelonner des détachements sur la route jusqu’à Châlons.

Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, la famille royale s’échappa du château, gagna la Villette, où l’attendait la fameuse berline, et fila rapidement sur Bondy, puis vers Châlons, vers Montmédy, vers l’étranger. La monarchie émigrait à son tour.

Le lendemain matin, Paris se réveilla sans roi. La Fayette, qui avait joué le rôle d’un niais de comédie, se défendit comme il put. Le canon d’alarme du pont Neuf tonna, annonçant aux citoyens que c’était l’heure des suprêmes périls et que la monarchie parjure et fugitive allait déchirer la patrie par la guerre étrangère et la guerre civile.

Sous le coup de cette éventualité terrible, Paris ne faiblit point. La vaillante cité fut tout entière debout, s’arma, commença l’apprentissage de la république et se serra autour de l’Assemblée nationale, en répétant naïvement : « Notre roi est là ! »

L’Assemblée montra de la vigueur et de la décision, se saisit des pouvoirs et ne contribua pas peu par son attitude à maintenir l’esprit public à une grande hauteur.

En partant, Louis XVI avait laissé une protestation pleine de récriminations fausses ou ridicules, et que l’intendant de la liste civile, de La Porte, déposa sur le bureau de l’Assemblée.

Pour n’oublier aucune maladresse dans cette folle équipée, on avait répandu le bruit sur la route que les détachements échelonnés étaient là pour escorter un trésor ; c’était le comble de l’imbécillité, dans un moment où la reine était accusée de faire passer de l’argent aux Autrichiens. Aussi les paysans s’attroupaient-ils avec plus de méfiance encore que de curiosité autour des cavaliers allemands, dont le premier escadron, commandé par le duc de Choiseul, était au delà de Châlons-sur-Marne, à Pont-de-Sommeville.

Les relais avaient été marqués par Goguelat, officier d’état-major et secrétaire de la reine ; mais il y eut quelques malentendus, ce qui, joint aux fautes, aux contre-temps et aux retards, amena le résultat qu’on connaît.

Le 21, vers quatre heures de l’après-midi, la vaste berline qui portait la famille royale franchit Châlons, puis arriva à Pont-de-Sommeville. On n’y trouva plus Choiseul. Malgré les ordres précis de Bouillé, il s’était replié avec ses hussards. Tous deux s’accusèrent mutuellement d’avoir fait manquer l’évasion. Mais on sait que c’est le cas de tous les royalistes qui ont été mêlés à cette aventure. 11 est présumable que l’échec fut dû à des défaillances et à des maladresses plutôt qu’à des trahisons.

Le roi, néanmoins, passa sans accident et arriva à Sainte-Menehould, où s’était installé la veille un détachement de dragons. Là, il fut reconnu par Drouet, ancien dragon de Condé, qui suppléait alors son père comme maître de poste. Ce jeune homme énergique soupçonne une fuite vers la frontière ; il se prépare rapidement à suivre les voitures, fait battre la générale, invite la garde nationale à empêcher les dragons de le suivre, monte à cheval et se jette à la poursuite des fugitifs avec un de ses amis nommé Guillaume, commis du district et ancien dragon de la reine.

Voilà ces deux braves citoyens galopant sur la route, au crépuscule, derrière ce coupable souverain qui va donner aux étrangers le signal de l’embrasement de la France. Ils étaient suivis eux-mêmes par un autre cavalier, le maréchal des logis Lagache, qui s’était échappé de Sainte-Menehould, armé jusqu’aux dents, pour les atteindre, les tuer ou les faire tuer.

En route, Drouet et son compagnon apprennent que la berline avait pris la route de Varennes. Ils coupent à travers les bois, arrivent en ville à onze heures du soir, rejoignent, puis dépassent le convoi royal, mais au pas, de manière à se faire passer pour de paisibles marchands, puis courent au pont pour le barricader ; mesure urgente, car de l’autre côté de la petite rivière d’Aire on apercevait les hussards de Bouillé qui attendaient ; autre faute, car s’ils eussent été en deçà, et si le garde du corps Valory, au lieu de caracoler à la portière, eût gardé une heure d’avance pour tout préparer, il est probable que le roi passait et qu’il était sauvé.

Drouet réveille quelques patriotes, prévient le maire, l’épicier Sauce, procureur de la commune, etc., et revient avec une dizaine d’hommes attendre les fuyards le fusil à la main. Il était alors près de minuit. On demande leurs passe-ports aux voyageurs, qui les montrent, mais se troublent en répondant aux questions. Finalement, le procureur Sauce, vu l’heure avancée, la difficulté des chemins, l’émotion qui commençait à se répandre en ville, offre sa maison. Le roi, comptant probablement sur ses troupes, accepte et, comme les plus grandes crises ne lui faisaient jamais perdre l’appétit, se met paisiblement à manger et à choquer le verre avec le pauvre chandelier, comme on disait alors.

Pendant ce temps, l’intrépide Drouet agissait, remuait la ville, mettait la garde nationale sur pied, envoyait partout des estafettes pour sonner le tocsin et soulever les campagnes environnantes. En ces pays de frontière, la moindre alerte met tout en éveil ; et combien plus en cette nuit noire, en ce temps d’alarmes continuelles !

Les hussards qui étaient au delà du pont étaient commandés par un officier allemand qui perdit la tête et se sauva. Le fils Bouillé était également parti pour prévenir son père des événements.

Mais Bouillé arriverait-il à temps ?

Pendant qu’à la lueur des torches les citoyens de Varennes se barricadaient et se mettaient en état de défense, Choiseul et Goguelat, après avoir erré à travers les bois et les chemins de traverse, arrivaient avec un détachement de cavaliers. Mais ils se sentirent aussitôt impuissants, car leurs Allemands, noyés dans la population, se rallièrent à la garde nationale. Ainsi, même les mercenaires étrangers abandonnaient la cause de la royauté.

D’autres détachements essayèrent également d’entrer en ville ; mais il devenait évident que toutes les tentatives seraient vaines, car de minute en minute les gardes nationaux accouraient de tous les points du département, remplissaient la ville et rendaient de plus en plus impossible un coup de main en faveur du roi.

Le procureur Sauce jugea qu’il était temps de déclarer à Louis XVI qu’il était reconnu et qu’il fallait qu’il se disposât à reprendre la route de Paris. Le roi et la reine éclatèrent alors en supplications sans dignité ; mais l’honnête chandelier fut très-ferme. D’ailleurs, il était visible qu’il se fût compromis en vain.

Louis XVI n’avait plus qu’un espoir, l’arrivée de Bouillé et de ses troupes, qui lui eussent ouvert une route dans le sang des citoyens.

Prévenu vers quatre heures et demie du matin, il marchait en effet sur Varennes avec le régiment de cavalerie Royal-Allemand ; mais il ne devait pas arriver à temps.

Il y avait à cette heure 10,000 hommes environ à Varennes, et d’autres étaient en route. Dans toute cette foule, on n’entendait qu’un cri : À Paris ! Appelé par les clameurs à la fenêtre, le roi parut, sous son déguisement de valet, il fit pitié, émoussa la colère. Il y eut même des cris de : Vive le roi ! mais il vit bien que les résolutions étaient arrêtées et qu’on ne lui laisserait pas continuer sa route vers la frontière.

Vers six heures, deux courriers arrivant de Paris apportèrent le décret de l’Assemblée ordonnant l’arrestation du roi.

Il fallut enfin se résigner, et le départ s’effectua au milieu d’un cortège immense. Il était environ huit heures du matin (22 juin). Bouillé arriva une heure et demie plus tard avec ses Allemands ; mais il vit bien que tout était manqué et que l’entreprise était dès lors impossible. Il ramena sa troupe à Stenay et s’enfuit lui-même avec ses officiers sur les terres de l’empire.

La contre-révolution et le parti de l’étranger étaient encore une fois vaincus.

Drouet avait, dans cette circonstance, rendu un service inappréciable et sauvé la France d’un grand péril, car si Louis XVI avait pu alors faire sa jonction avec l’ennemi, la guerre éclatait avant que nous fussions prêts à la soutenir, et il n’est pas possible de calculer les conséquences d’un tel événement.

Cependant l’immense cortège qui ramenait les fugitifs s’avançait lentement sur la route de Paris, renouvelé sans cesse et grossissant toujours, gardes nationaux, paysans armés de piques, de fourches, de faux, etc.

Près d’Épernay, on rencontra les commissaires de l’Assemblée, Pétion, Barnave, Mathieu Dumas, Latour-Maubourg, qui lurent les décrets et prirent la direction du cortège. Le roi, avec sa fourberie habituelle, affirma effrontément qu’il ne voulait nullement sortir du royaume et qu’il se retirait simplement à Montmédy pour étudier la constitution et l’accepter plus librement.

Barnave et Pétion montèrent dans la voiture royale. Ce dernier fut, pendant la route, digne et convenable, quoique un peu gauche et maladroit. Le premier, qui déjà avait bifurqué vers la cour et qui d’ailleurs rêvait de reprendre le rôle protecteur de Mirabeau, profita de sa mission pour se rendre agréable et pour s’offrir assez ouvertement comme conseil et comme appui. Il avait la pensée du parti constitutionnel et feuillant, qui voulait dès lors sauver la monarchie pour gouverner en son nom et dominer le parti populaire. Déjà La Fayette avait trouvé le mot qui devait mettre le roi à l’abri derrière une fiction ; il ne s’était pas enfui, il avait été enlevé par les ennemis publics, égaré par de mauvais conseillers, etc.

Partis le 22 de Varennes, le roi et sa suite arrivèrent le 25 à Paris, après avoir couché à Châlons, à Dormans et à Meaux. Cette marche de quatre jours avait eu pour eux ses émotions ; mais ils redoutaient surtout le moment de la rentrée à Paris. La Fayette avait pris de minutieuses précautions ; mais cela n’était pas nécessaire ; le peuple était décidé à n’accueillir les fugitifs que par un silence glacial et la tête couverte. Sur les murailles on avait affiché : « Quiconque applaudira Louis XVI sera bâtonné ; quiconque l’insultera sera pendu. »

Pour éviter le faubourg Saint-Martin, on tourna par les boulevards extérieurs, et l’on entra par la barrière de la Conférence, pour descendre les Champs-Élysées et gagner les Tuileries sans avoir passé pour ainsi dire par Paris, car toute cette région était alors fort déserte.

Mais partout on rencontra une foule immense, dont le silence imposant n’était interrompu, de temps à autre, que par un cri formidable de : Vive la nation ! La monarchie était irrévocablement condamnée ; cette institution décrépite était morte sur la route de Varennes. La déchéance n’était plus qu’une question de temps.