Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Société s. f.

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 2p. 801-805).

SOCIÉTÉ s. f. (so-si-é-té — latin societas, mot qui, selon Eichhoff, représente exactement le sanscrit sakhilvan, amitié, de sakhâ, sakhyas, ami, en latin socius, formes qui se rattachent, d’après ce savant, à la racine sanscrite sagg ou sarg, joindre, adhérer, devenu en gr. saga et en lithuanien segu). État social, état d’hommes ou d’animaux vivant sous des lois communes : Vivre en société. Être fait pour la’ société. Les hommes ne vivraient pas longtemps en société, s’iïs n’étaient pas dupes les uns des autres. (La Rochef.) Étant nés pour la société, nous sommes nés en quelque sorte les uns pour les autres. (Boss.) Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leurs annales, mais sur leur ?iature. (Turgot.) L’amour du travail est la vertu de l’homme en société. (Mme Roland.) Tous les-droits naturels et civils de l’homme en société sont sous la garde des tribunaux. (Royei -Collard.) La propriété existe de par la société. (B. Const.) L’état de société est nécessaire à l’homme pour qu’il puisse connaître tous les liens de l’affection et acquérir toute l’intelligence dont il est susceptible. (Azaïs.) La société développe l’homme ; l homme perfectionne la société. (Ballanche.) La société, dans son sens le plus large et le plus ! simple à la fois, c’est la relation qui unit l’homme à l’homme. (Guizot.) La société est le développement régulier, l’exercice paisible de toutes tes libertés sous la protection de leurs droits réciproques. (V. Cousin.) Obéir à des lois, c’est la société. (Lamenn.) La société est un fait universel qui doit reposer sur des fondements universels. (V. Cousin.) La société est une loi de la nature. (A. Martin.) L’homme tient ses droits de In société, non de la nature. (E. de Gir.) Qu’est-ce que la société ? Un moyen de s’entr’aider. (F. Pyat.) L’homme est organisé physiquement pour vivre en société. (A. Maury.)

— Réunion d’hommes ou d’autres êtres vivants, soumis à des lois communes : Chaque famille forme une société naturelle dont le père est le chef. (Acad.) Il y a dans la nature trois espèces de sociétés : ta société libre de l’homme ; la société gênée des animaux, toujours fugitive devant celle de l’homme, et enfin la société forcée de quelques petites bêtes qui, naissant toutes en même temps dans le même lieu, sont contraintes d’y demeurer ensemble. {Buff.) Une société la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus


« ne société, c’est une solitude. (Spinoza.) La famille est le premier modèle des sociétés politiques. (J.-J. Rouss.) Les sociétés finissent dans les boudoirs et recommencent dans tes camps. (De Bonald.) D’une société qui se décompose, les flancs sont inféconds. (Chateaub.) Les sociétés meurent comme les individus. (Chateaub.) Le fait essentiel et caractéristique de la société civile en France, c’est l’unité de lois et l’égalité de droits. (Guizot.) Une société ne se dissout que parce qu’une société nouvelle fermente et se forme dans son sein. (Guizot.) La famille est une société en raccourci. (Lamart.) Les sociétés humaines, faites par des hommes et pour des hommes, ne relèvent point de pouvoirs étranges et mystérieux. (V. Cousin.) La société ecclésiastique ne met pas les femmes dans l’Église, mais elle les met tout près. (St-Marc Gir.) La société politique repose encore tout entière sur le principe païen de la force et du privilège. (Guéroult.) Faute de capital, la société antique était une société famélique. (Mieh. Chev.) Tous les despotismes se sont fondés en persuadant aux sociétés qu’ils feraient mieux leurs affaires qu’elles-mêmes. (Renan.) Rien ne me parait plus beau qu’une société où chacun est maître de ses droits et prend part au gouvernement. (Ed. Laboulaye.)

— Corps social, ensemble des hommes, en tant que vivant sous des lois communes : Défendre la société, les droits de la société. La société est tenue de rendre la vie com-

, mode à tous. (Boss.) Lorsque la société marche dans la route de la raison, c’est le découragement qu’il faut surtout éviter. (Mme de Staël.) La société peut lout supporter, la violence, l’usurpation, l’iniquité, mais non l’altération systématique du juste. (Laurentie.) Le signe de la barbarie, c’est ta prépondérance de la force sur. le droit et de l’individu sur la société. (Rigault.) La société a pour élément l’homme, qui est une force libre. (F. Bastiat.) Les vices que la société approuve s’ennoblissent par le nombre et.l’autorité des coupables. (Giraud.) La société doit à tous ses membres la sécurité de l’existence. {D. Stern.) La société est un milieu, que nous organisons de génération en génération pour y vivre. (P. Leroux.) À l’avenir Usera plus aisé de concevoir la société sans le gouvernement que la société avec le gouvernement. (Proudh.) La société 1 c’est à ce mol que, depuis des siècles, on immole l’humanité ! (E. de Gir.) La société a trois degrés : ta famille, la commune, l’État. (E. de Gir.) Le despotisme est un attentat contre l’existence morale de la SOCIÉTÉ et de ses membres. (L’abbé Bautain.) L’immobilité de ta richesse immobilise à son tour la société. (E. Peiletan.) La société ne subsiste qu’à la condition de se conslttuer un gouvernement. (Proudh.)

— Compagnie, association de personnes soumisesàun règlementcommun ou régies par des conventions : Société littéraire. Société savante. Société religieuse. Ouvrage fait en société, en société avec quelqu’un. (Acad.) Les académies sont des sociétés comiques où l’on garde son sérieux. (Mme de Linange.) Ce qu’on appelle esprit de corps anime toutes les sociétés. (Volt.) Les chrétiens ne furent d’abord qu’une société secrète, et ils ont conduis le monde. (Chateaub.) Il n’y a de société qu’entre les intelligences. (Lamenn.)

— Compagnie de personnes qui s’assemblent pour converser, pour jouer, pour se livrer ensemble à quelque divertissement ; rapports que ces personnes ont entre elles : Société agréable, choisie. C’est un homme de bonne compagnie, il faut l’admettre dans notre société. Il faut le bannir de notre société. // vit dans les meilleures sociétés. (Acad.) La maladie ne laisse pas d’avoir de grands avantages ; elle délivre de la société. (Volt.) La plaisanterie de société est une mousse légère qui s’évapore. (Dider.) La première chose qui se présente à observer dans un pays où l’on arrive, n’es£-ce pas le ton général de la société ? (J.-J. Rouss.) La crainte du ridicule est une des principales causes de la froideur qui règne dans la société anglaise. (Mme de Staël.)

Les qualités du cœur, l’exacte probité Sont l’âme et le lien de la société.

La Chaussée.

Il Personnes actuellement réunies pour causer ou se divertir : Saluer la société.

— Commerce ordinaire, fréquentation habituelle : Je Irouue beaucoup de douceur, d’agréments dans sa société. Il est d’une bonne société. Cette personne est de ma société. (Acad.) L’éléphant aime la société de ses semblables. (Buff.) La société des dindons ne pousse pas aux idées romanesques. (Th. Gautier.)

Haute société, Ensemble des personnes les plus marquantes par leur éducation, leur rang, leurs habitudes somptueuses -.Fréquenter la haute société.

Vers, couplets de société. Vers, couplets qui ont été faits pour le plaisir d’une réunion particulière, et qui ne sont point destinés au public : Il déridait aussi l’entretien par des citations de ses poésies et de ses couplets de société. (Lamart.)

Société conjugale, Union des époux : La société conjugale ne pourrait subsister si l’un des époux n’était subordonné à l’autre. (Touiller.) La société conjugale est de droit plus étroit que la société fraternelle. (Proudh.)


— Hist. relig. Société de Jésus ou simplement Société, Ordre des jésuites : L’inquisî tion et la Société, tes deux fléaux de la vérité (Pasc.) La société de Jésus a un caractère essentiellement politique. (Dupin,) La société de Jésus prétend rayonner sur l’univers entier. (Dupin.)

— Comm. et fin. Contrat d’association formé entre plusieurs personnes, pour une exploitation commerciale, industrielle ou financière. Il Société en nom collectif, Celle que contractent plusieurs personnes sous une raison sociale. Il Société anonyme, Celle qui n’est pas au nom d’un ou plusieurs principaux intéressés, et dont les membres ne s’obligent que jusqu’à concurrence de leur apport social, soit en numéraire, soit en valeurs industrielles. 11 Société en commandite, Celle qui se contracta entre un ou plusieurs associés responsables et solidaires et un ou plusieurs simples bailleurs de fonds, dits commanditaires, il Société en participation, Société qui a pour objet certaines affaires déterminées, et qui ne doit avoir que la durée de ces affaires.

— Aritbm. BAgte de société, Règle qui a pour but de partager les gains et les pertes entre des associés ; proportionnellement & leur apport spécial, et, en général, de partager un nombre en parties proportionnelles à des nombres donnés. Il On l’appelle aussi règle de compagnie.

— Syu. Société, association. Y. ASSOCIATION.

— Encycl. Philos, soc. L Origine de la société. Les philosophes du siècle dernier expliquaient l’origine des sociétés par la théorie du contrat social. La plupart des philosophes de notre temps se sont élevés contra cette théorie. Ils se sont appliqués à montrer que l’association est un fait d’instinct et de nécessité, déterminé partout et toujours par lanatureessentiellementsociable de l’homme, et non par une raison de devoir et d’intérêt. La sociabilité, disent-ils, est un trait caractéristique de l’espèce, de même que la raison, la conscience et la volonté. L’homme hors de la société est un être imaginaire, une abstraction. L’homme vrai, l’homme réel est celui qui vit en société et par la société. Aussi haut que remonte l’observation historique, elle découvre des races, des nations, des peuplades, des tribus, jamais d’individus. A proprement parler, ce n’est pas la société qui est l’abstraction et l’individu la réalité ; c’est, au contraire, la société qui est la réalité, et l’individu l’abstraction. En un mot, l’état de nature, pour parler le langage des philosophes, c’est 1 état social. La psychologie et l’histoire n’en connaissent pas d’autre. L individu, n’entre pas dans la société avec la parfaite conscience de ses droits et de ses intérêts, comme une personne libre qui stipule tout d’abord la garantie des uns et des autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon le mot de Bossuet. C’est moins une personne qu’une force naturelle, égoïste et sociable tout a la fois, mais purement instinctive dans son égoîsme aussi bien que

dans sa sociabilité. Le sentiment du droit manque à l’un de ces mobiles, de même que la conscience du devoir manque à l’autre. Aussi la force et la crainte sont-elles à peu près les principes régulateurs des sociétés primitives. On y parle bien de loi et de religion ; mais ni les religions d’amour, ni les lois de justice ne sont de ce temps. L’homme alors n’obéit qu’à une autorité étrangère, dite supérieure a sa conscience et à sa raison. Il en est de l’origine de la société comme de celle du langage, de la religion, de la législation, des arts, de toutes les institutions vitales de l’humanité. La logique, la métaphysique, la philosophie, la science n’y sont rien tout d’abord ; c’est la nature qui en fait tous les frais. Plus tard, à mesure que la conscience et la raison s’éveillent, les institutions sociales, religieuses, morales, politiques, économiques se développent, s’épurent, se dégagent de leur origine toute naturelle, se transforment eu notions rationnelles, en théories scientifiques. Le langage se ramène à des lois, la religion à des idées, la législation à des principes, les arts à des méthodes, la société à de libres conventions.

Nous croyons qu’il faut maintenir contre les idées de philosophie sociale régnantes la thèse du contrat social. Il s’agit seulement de la bien comprendre, et malheureusement elle a été souvent mal comprise. On a feint de supposer que, suivant l’opinion des théoriciens du contrat social, les hommes avaient d’abord vécu sans éprouver les effets des sentiments et de la raison qui les portent vers l’état de société, puis, frappés de l’insécurité et des autres inconvénients de l’indépendance totale, et délibérant d’y mettre lin, avaient fondé l’établissement de la puissance publique sur une convention formelle. Mais quoique les termes dont Hobbes, Locke et Rousseau se sont servis soient très-loin d’être irréprochables, c’est les interpréter d’une manière bien superficielle que d’y chercher seulement une thèse d’histoire, dont ces penseurs auraient pu se passer, et de refuser d’y voir une thèse philosophique et morale qui en fait la véritable essence.

Les théories de Hobbes lui-même ont un sens rationnel qui se dégage de ses expressions originales et profondes, comme tou jouis. Après avoir énuméré, dans son Léoiathan, les qualités insociales de l’homme (il en a certainement, aussi bien que de sociales, et subordonnées à la liberté de ses passions et de ses jugements), Hobbes fait une dernière remarque, c’est que l’entente mutuelle (convenlio Ma) des animaux capables d’association est due a la nature, au lieu que l’entente des hommes est artificielle et provient de conventions. Or, n’y a-t-il pas la une grande térité, indépendante de la question des origines historiques et à laquelle le corps entier de l’histoire de l’homme, comme animal politique, rend témoignage, savoir : que son adhésion, sa résistance, ses révoltes, son active participation à la constitution des pouvoirs qui le régissent sont des faits soustraits aux instincts naturels et passés en grande partie sous le régime de l’examen rationnel, sous le régime des contrats, puisqu’ils impliquent l’accord de plusieurs volonj tés variables ? L’œuvre sociale, imparfaite et troublée comme elle l’est, représente l’existence en toute société d’un grand contrat incessamment supposé, incessamment soumis à

l’acceptation de chacun et contre lequel il n’est pas impossible à chacun de protester, à se3 risques et périls.

L’unique moyen que les hommes possèdent de s’assurer la paix, la sécurité, la jouissance ilu prix de leurs travaux, c’est, continue Hobbes, de transférer tout ce qu’ils ont de puissance et de force k un seul homme, ou à une seule assemblée qui fasse fonction d’un seul homme, aux décisions duquel chacun soumette sa volonté. < C’est une véritable union de toutes les personnes en une seule personne, en vertu d’un pacte de chacun avec chacun, comme si chacun disait à chacun : « Je concède k cet homme ou à cette assemblée l’autorité et mon droit de me régir, k la condition que toi aussi tu transfères k cet homme l’autorité et ton droit de te régir. » Cet acte est ce qui fait de la multitude une personne unique, appelée cité et république. Et de là s’engendre ce grand Léviathan, ou, pour en parler plus dignement, ce Dieu mortel a qui nous devons toute paix et protection sous le Dieu immortel. Il a tant de puissance, tant de forces a sa disposition, grâce à l’autorité que tous et chacun lui confèrent ainsi, qu’il peut façonner par la terreur toutes les volontés à la paix entre elles et à l’union contre tous les ennemis. En cela consiste l’essence de la cité. Elle se définit : une personne unique dont lès actions ont pour auteurs une multitude d’hommes, par le moyen de pactes mutuels, à cette fin que la puissance de tous soit employée, de leur consentement, au maintien de la paix et à la défense commune. » (Léoiathan, De ciuitaie.)

On peut réclamer contre la rigueur des termes de l’acte de cession formulé par Hobbes, qui ont, dans sa pensée, les conséquences absolutistes que l’on sait. On peut aussi faire des réserves sur la nature d’un acte qui doit être conçu comme d’une vérité universelle, plutôt que d’une réalité individuelle en histoire. Mais on. est obligé d’admirer la justesse des définitions du pacte et de la cité, exprimées en tant qu’on y trouve la vérité logique et de raison, l’essence du fait social. 11 suffit que l’homme soit ou demeure membre volontaire d’une société donnée dont il consent que la volonté se forme et s’exerce contre la sienne propre au besoin, k charge pour autrui de subir la même condition. Pour nier le contrat social en ce sens, il faudrait se rejeter entièrement dans les théories du droit divin et d’obéissance pure. Mais toute politique rationnelle et libérale est nécessairement fondée sur l’idée du pacte primitif ou, pour mieux dire, immanent, alors même que, en fait, il n’aurait existé rien de tel primitivement. À l’inverse, les doctrines absolutistes ont, en général, nié le contrat et rejeté toute supposition d’un état de nature pour l’homme, afin de soutenir que toute personne est placée en tout temps, par sa seule naissance, sous une autorité civile et politique dont elle ne peut légitimement, ni en tout ni en partie, décliner l’empire. Hobbes, avec son contrat social, est une anomalie parmi les penseurs absolutistes. Nous montrerions sans peine, si c’était le lieu d’insister, que le fond et les conséquences logiques de sa philosophie politique sont pour le moins aussi propres à favoriser les principes, nous ne dirons pas libéraux, mais d’un socialisme révolutionnaire, qu’à servir les intérêts des conservateurs.

Locke, par son Essai sur l’origine véritable, l’étendue et la fin du gouvernement civil, donna beaucoup de retentissement et de force à la thèse du contrat social comme fondement des libertés des sujets. En même temps, par la manière dont il s’expliqua sur les origines historiques, il n’opposa peut-être pas des explications bien satisfaisantes aux écrivains qui niaient la réalité d’un état de nature et l’existence de fait d’un pacte primitif. Mais lui-même ne laissa pas d’indiquer la vérité morale qui prime toutes les hypothèses possibles sur les temps primitifs, car il rit remarquer que l’état de nature, à le bien prendre, existe toujours naturellement, et que les hommes y demeurent jusqu’à ce que, de leur propre consentement, ils se soient faits membres de quelque société politique. Les magistrats des sociétés indépendantes sont dans cet état les uns vis-à-vis des autres, et ils y restent ; et les sujets des divers gouvernements y seraient, n’était, de leur part, < ce consente SOCI

ment d’hoinines libres nés dans une société, lequel seul est capable de les en faire membres, et qui est donné par chacun à son tour, selon qu’il vient en âge, non par une multitude de personnes assemblées. ■ Le peuple, ajoute Locke, ne prend pas garde k cela, « et pensant ou que cette sorte de consentement ne se donne point, ou que ce consentement n’est point nécessaire, il conclut que tous sont naturellement sujets en tant qu’hommes. • Suivent alors la distinction du consentement exprès et du consentement tacite et l’étude des conditions auxquelles on peut reconnaître la présence de ce dernier.

Rousseau a encouru aussi bien que Locke, et peut-être plus que lui, le reproche d’avoir fait d’un acte fictif, ou du moins douteux, le fondement des sociétés ; et, toutefois, si on lit attentivement les premiers chapitres de son Contrat social, on s’apercevra « ue la démonstration qu’il prétend donner de l’existence d’une première convention est moins historique que logique. D’après lui, le pacte social et ses clauses sont inhérents à la nature des données humaines de force, de liberté et de besoin de conservation, quand le moment vient où les hommes doivent s’associer s’ils ne veulent périr ; et ces clauses, dit-il, « sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, et les sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacuD rentre alors dans ses premiers droits et reprennes » liberté naturelle, etc. (chap. vi). » De là, Rousseau passe k formuler, tout comme Hobbes, un acte d’aliénation totale et sans réserves de l’associé avec tous ses droits à la communauté. C’est l’erreur qui fausse la notion du contrat social, bien plus que ne peut le faire une hypothèse contestable sur les origines sociales. Cette hypothèse, en effet, s’est vérifiée, si ce n’est au premier commencement bien nébuleux, du moins à plusieurs détroits de l’histoire, pour ainsi dire, aux époques de certaines fondations de villes, de colonies, de gouvernements, par des peuples capables de délibération ; au lieu qu’un philosophe qui suppose, pour premier article de pacte d’association, l’abandon complet de tout droit propre de l’associé porte atteinte à l’esprit même du contrat et efface autant qu’il est en lui, chez le citoyen, le caractère d’homme libre qu’il reconnaît chez l’auteur premier de la cité.

La conscience moderne a dégagé le vrai sens, le sens profond du contrat social, en laissant de côté la question des origines pour s’attacher k l’essence des rapports actuels de l’homme et de la société. Ce sont ces rapports qui sont, au fond, de la nature des contrats et qui se déterminent de plus en plus manifestement comme tels, à mesure que l’homme fait un usage croissant de sa raison, soumet ses actes k son propre examen, se les rend volontaires, tend k rapporter sa vie publique et sociale à la classe des faits réfléchis, change la coutume aveugle en loi délibérée, devient en un mot le perpétuel auteur de cette cité dont la vieille thèse de ta convention première » ne semblait le tenir pour fondateur qu’une fois pour toutes. Nous formulerons encore la même vérité en disant que le contrat social bien compris est un contrat immanent k la société, en même temps que volontaire ; un contrat proposé k ses membres incessamment renouvelés, soumis du moins k leur ratification continuelle et variable en ses clauses, selon que la raison humaine arrive k mieux se rendre compte de ce qu’elles doivent être ou que les individus sont capables de conformer le fait k l’idéal. L’association humaine a pu être plus ou moins instinctive au commencement ; mais la raison et la volonté ont dû, en tout cas, se dégager de l’instinct, en matière de société comme de vie individuelle. Ainsi la convention sociale, implicitement donnée dans la raison et dans la liberté, a dû se formuler d’une manière explicite. C’est du moins ce qu’on a vu chez quelques peuples et dans les États démocratiques, qui sont l’idéal proposé à tous.

— II. Distinction de l’état du nature et de l’état civil. Le point faible de la théorie du contrat social, telle qu’elle a été développée par Hobbes et Rousseau, est dans la conception que ces philosophes s’étaient faite de l’état de nature. Pour eux, l’état de nature était l’état d’isolement, l’état sauvage. Ils soutenaient que l’état de société était un état contre nature. Cette opposition de l’état de nature k l’état social ne supporte pas un instant d’examen sérieux. On a fait remarquer avec raison que l’état d’isolement est impossible ; que l’homme, dans un tel état, ne pourrait vivre ; que l’enfant ne saurait se passer de la mère pour les premiers aliments et les premiers soins ; que la femme ne saurait se passer davantage de la protection et du travail de l’homme ; que la parole, lieu de toute société, naît avec elle et par elle et contribue k la maintenir et k l’étendre ; enfin, que le contrat social suppose un certain état de société sans lequel il serait impossible aux hommes de s’entendre et de traiter ensemble. Charles Comte a montré avec beaucoup de force et d’esprit ce qu’il y a de chimérique dans l’état de nature de Hobbes et de Rousseau et dans le passage merveil SOCI

leux et soudain de cet état k l’état de société. « Rousseau, dit-il, suppose les hommes parvenus k ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être. Mais les hommes ne peuvent pas créer de nouvelles forces pour vaincre les obstacles qui nuisent k leur conservation ; ils ne peuvent qu’unir et diriger celles qui existent, et comme la force et la liberté de chaque individu sont les premiers instruments de sa conservation, il se présente une difficulté : c’est de savoir comment il les engagera sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit. Nos sauvages, qui jusqu’ici avaient vécu isolés comme des ours, qui n’avaient eu aucun langage, qui n’avaient consulté que l’instinct et l’appétit, s’aperçoivent de la difficulté ; un d’entre eux, sans doute un

féomètre, pose la difficulté en ces termes : 'rouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-mëme et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème qui se présente k résoudre. Rousseau ne nous dit point dans quelle langue il fut exprimé, ni même s’il fut proposé par écrit ; il nous apprend seulement que le contrat social en donne la solution, sans même daigner nous instruire quel fut le rare génie qui imagina ce contrat. Il rapporte ce contrat en ces termes, après en avoir écarté ce qui n’est pas de son essence : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous re■ cevons en corps, chaque membre comme partie indivisible du tout… > Aussitôt que cette formule est rédigée et unanimement adoptée, les associés passent de l’état de nature à un ordre social parfait : la justice est sur-le-champ substituée k l’instinct ; les actions prennent une moralité qu’elles n’avaient pas ; la voix du devoir succède à l’impulsion physique et le droit k l’appétit ; les facultés s’exercent et se développent, les idées s’étendent, les sentiments s ennoblissent, l’ame tout entière S’élève, Un animal stupide et borné devient un être intelligent et un homme ; si des abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais. Cette transformation miraculeuse d’une multitude d’animaux stupideset bornés, n’ayant entre eux aucune liaison, en une population unie, intelligente, morale et rigoureuse observatrice de ses devoirs, est due uniquement k la vertu secrète du Contrat social, au pouvoir magique de ces paroles : Chacun de nous met eu commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale.’ » Ces mots sont k peine prononcés, que la ruse du sauvage devient de la bonne foi, l’avidité du désintéressement, la cruauté de l’humanité et l’intempérance de la modération. •

Faut-il donc bannir cette expression état de nature de la langue de la philosophie sociale ? Non ; il s’agit simplement de la définir d’une manière correcte.’L’état de nature ne doit pas être opposé k l’état social, mais k l’état civil. C’est l’idée que M. Tissot s’est faite et a donnée, d’après Kant, de l’état de nature. Il le définit très-heureusement, selon nous, a une société imparfaite ou de bon voisinage, sous l’inspiration de la raison ou de la sympathie, société dans laquelle il n’y a pas de pouvoir souverain et où chacun est pleinement sut juris. » Une pareille société, ajoute-t-il, est sans but commun et, par conséquent, sans règle pour l’atteindre, sans garantie pour l’exécution de cette règle. Si, cependant, on suppose qu’il puisse y avoir une fin commune, comme, par exemple, pour se défendre contre un ennemi commun, néanmoins, comme il n’y a pas de pouvoir constitué, cette société est plutôt une association, une réunion temporaire et fortuits qu’une société véritable. Elle court a chaque instant le risque de dégénérer en état de guerre, patsuite de la collision des intérêts et des prétentions. Il n’y a que des vues individuelles et des forces isolées pour les réaliser, point de forces communes au profit de chacun et, d’un autre côté, le même respect nécessaire de la chose d’autrui, le même danger de se voir dérober la sienne propre ; par conséquent, k peu près tous les inconvénients de la société civile sans presque aucun de ses avantages. Si la dissension survient, si elle dégénère en guerre, chacun a le droit de déclarer à son voisin qu’il désire la paix et, pour qu’il y ait desgaranties, d’exiger l’entrée en société. Celui qui s’y refuse déclare par là même ou qu’il veut s’éloigner ou qu’il entend rester en état de guerre. Dans le premier cas, on n’a rien k lui dire ; dans le second, l’état civil peut lui être imposé par la force, car on a le droit de forcer les autres k vivre en paix avec nous et d’exiger des garanties raisonnables, c’est-à-dire l’entrée en société, ce qui n’est possible qu’à la condition d’être au moins trois membres et de s’engager deux à deux k réunir ses forces contre le troisième qui voudrait être injuste.

Presque tous les publicistes disent que

SOCI

l’homme, en sortant de l’état de nature pour entrer dans celui de société, fait ie sacrifice d’une partie plus ou moins considérable de sa liberté. C’est là une grave erreur en droit, La liberté de l’homme est toujours limitée juridiquement par les droits naturels ou légitimes de ses semblables. D’un autre côté, la loi positive des sociétés civiles ne peut légitimement ravir aucune partie de la liberté nécessaire pour exercer tous les droits naturels dans toute leur étendue. D’où l’on voit que la sphère de la liberté est absolument la même, en droit, dans l’état civil et dans l’état de nature. Toute la différence est en faveur de l’état civil, qui présente des garanties inconnues dans l’état de nature. Mais, en fait, il faut convenir que la sphère d’action est plus grande dans l’état de nature que dans l’état civil, par la raison d’abord qu’il y a moins de droits conventionnels dans le premier de ces états, que l’association y est moins intime, que les rapports d’homme k homme y sont moins fréquents ; par la raison, ensuite, que les législations positives sont loin d’avoir compris toute l’étendue du droit naturel, et, par conséquent, de l’avoir suffisammeut respecté et protégé.

Si c’est lk ce que les publicistes philosophes ont voulu dire, ils ont eu raison. Mais s’ils ont prétendu qu’il n’y a pas de limite de droit à l’exercice de sa liberté dans l’état de nature, ou que le législateur civil puisse légitimement porter atteinte au droit naturel

que possède chaque homme de faire tout ce qui lui convient, sans préjudice pour les droits naturels ou acquis des autres, c’est lk une double négation d’un droit naturel et, par conséquent, une erreur qui n’irait à rien moins qu’à la négation d’un droit quelconque, k l’impossibilité même d’en concevoir aucun. On a pris quelquefois l’état de nature pour l’état naturel de l’homme. Cette erreur est d’autant plus grave que, si l’on entend par là l’état de parfait isolement, ce n’est qu’une fiction démentie par les faits et par la nature même des choses : Ce prétendu état de nature est tellement contre nature qu’il ne se rencontre nulle part et qu’il semble même impossible. Il est, en tout cas, condamné par la nature même de l’homme, qui exige la vie commune pour qu’il puisse exister et devenir ce qu’il doit être. L’état sauvage est donc contre nature, tandis que l’état social est le véritable état naturel. C’est au sein de la société seulement qu’il peut y avoir tradition, progrès, développement social et, par suite, un développement individuel incomparablement supérieur à ce qu’il pourrait être sans la transmission de l’expérience et du savoir des générations passées.

Pour préciser la distinction rationnelle de l’état de nature et de l’état civil, nous dirons : l’état de nature n’est pas autre chose que l’état d’insolidarité où la défense mutuelle n’est pas organisée par l’établissement de lois civiles, par la constitution d’une autorité ou souveraineté sociale (v. souveraineté). À l’état de nature, ainsi compris et défini, on ne peut opposer la sociabilité naturelle de l’homme. À l’état de nature, comme à l’état civil, l’homme est un homme, non un animal ; il a une raison, une conscience, des droits et des devoirs ; c est dans cette raison, dans cette conscience, dans ces droits et ces devoirs, c’est-à-dire dans sa nature morale, que glt l’essence même de sa sociabilité d’homme. L’état civil n’est que le développement naturel de cette sociabilité qui renferme la faculté du contrat social.

— Hist. politiq. Sociétés secrètes et sociétés politiques. Si l’on comprend sous ce nom toutes les sociétés, toutes les réunions d’hommes où il se fait ou se dit des choses qu’on veut tenir secrètes, qu’on ne veut pas livrer k la foule, il faut dire qu’il y a eu des sociétés secrètes dès la plus haute antiquité. Les prêtres d’Égypte avaient une doctrine religieuse qu’ils se transmettaient oralement, de génération en génération, et dont ils n’enseignaient au peuple que les symboles extérieurs ; les religions de la Grèco et de Rome avaient leurs mystères ; les philosophes de la Grèce avaient un double enseignement, l’un destiné k tous, et qu’ils appelaient exotérique, l’autre réservé au petit nombre de leurs élèves qu’ils jugeaient seuls capables de comprendre ce qu’il y avait de plus sublime dans leur doctrine, et il est permis de croire qu’il leur orru ait souvent, dans leurs épanchements intimes avec ces élèves favoris, d’attaquer le gouvernement existant, de critiquer les dogmes et les cérémonies de la religion établie, liiea n’empêcherait aussi de compter parmi les sociétés secrètes celles des rose-croix et des francs-maçons, qui ont des signes secrets pour se reconnaître et qui, d ailleurs, ont quelquefois été fortement soupçonnés de manœuvres occultes contre le gouvernement ou contre la religion. Les jésuites avaient leurs monita sécréta ; l’inquisition avait certainement aussi les siens, et ses infâmes tribunaux n’instruisaient le procès de leurs victimes que dans l’ombre du secret le plus impénétrable. Mais nous restreindrons, dans cet article, le sens du mot sociétés secrètes, et noua l’appliquerons seulement k des associations ayant un but politique et se proposant de renverser le gouvernement établi ou au moins de l’amener forcément k certaines réformes auxquelles il se refuse, eu prepa- rant contre lui un mouvement populaire qu’on ferait éclater quand les circonstances seraient jugées favorables. Sous cette acception restreinte, la sainte webme ou l’institution des francs-juges elle-même ne formait point, a proprement parler, une société secrète, parce qu’elle voulait arriver à son but sans insurrection, sans l’intervention du peuple et par la seule terreur que ses exécutions mystérieuses devaient inspirer aux princes et aux grands. Nous nous attacherons surtout à faire l’histoire sommaire des sociétés secrètes qui se sont formées depuis la Révolution française et en s’inspirant de ses principes.

Nous citerons d’abord, sous le premier Empire et sous la Restauration les sociétés suivantes : les Philadelphes, les Carbonaii, le Tugenbund en Allemagne, les Faucheurs en Pologne, l’Epingle noire, la Régénération universelle, la Burschenschaft, Aide-toi le ciel t’aidera, qui ont des articles spéciaux dans ce Dt’cftounatre,

Après la révolution de Juillet, on vit se former un certain nombre de clubs et de sociétés populaires : la Société de l’ordre et du progrès, fondée par l’étudiant Sambuc ; dans le quartier Latin encore une seconde société dirigée par MM. Marc Dufraisse et Eugène L’Héritier, dont le but était l’abolition de l’Université et la liberté de l’enseignement ; l’Union, la Société des condamnés politiques, destinée à venir en aide aux victimes politiques du règne déchu ; les Réclamants de juillet, la Société gauloise, avec M. Thielman pour chef ; les Amis de la patrie et les Francs régénérés ; la Société constitutionnelle, fondée par M. Cauchois-Lemaire contre l’hérédité de la pairie ; mais cette société resta toujours dans la légalité ; l’ancienne société Aide-toi, continuée par M. Gamier-Pagès. De toutes ces associations hostiles à la forme monarchique, la plus influente, celle qui finit par absorber tout le parti républicain, fut la Société des amis du peuple, issue de la loge des Amis de la vérité transformée, et qui compta parmi ses membres : MM. Godefroy Cavaignac, Gutnard, Marrast, Raspail, Trélat, Flocon, Blanqui, Antony Thouret, Charles Teste, les deux Vigneite, Cahaigne, Bonnias, Bergeron, Imbert, Fortoul, Delescluze, Félix Avril, etc. Toutes ces sociétés fonctionnèrent d’abord au grand jour ; le gouvernement de Juillet ne se croyait pas assez fort pour les frapper. On les vit même, le 21 septembre 1830, anniversaire du supplice des quatre sergents de La Rochelle, organiser une manifestation publique sur la place de Grève ; les Amis de la vérité, revêtus de leurs insignes, ayant à leur tête le vénérable de la loge, M. Cahaigne, purent librement célébrer l’héroïsme des quatre victimes et haranguer la foule. Les Amis du peuple avaient le siège ceutral de leur société au manège Pehier, rue Montmartre, et tenaient leurs réunions tous les jours sans que la police osât intervenir. L’affiliation n’avait, du reste, aucune formule mystérieuse ; elle s’obtenait par une notoriété ou une déclaration de patriotisme. Les Amis du peuple organisèrent’un bataillon qui partit pour la ’ Belgique, afin d’appuyer le mouvement insurrectionnel qui venait d’éclater. Le gouvernement n’y mit aucun obstacle. Mais vers la fin de septembre, à la suite d’une discussion sur la légalité des pouvoirs de l’Assemblée, discussion d’où il était résulté que le peuple devait exiger le renvoi des députés, leur mandat étant expiré, et qu’une aftiche à cet effet serait placardée sur les murs de Paris, plusieurs membres de la société, parmi lesquels M. Hubert, président, furent traduits en police correctionnelle-, le club des Amis du peuple, dissous légalement, se transforma dès lors en société secrète, laquelle lit des progrès rapides, tant en province qu’a Paris. L’artillerie de la garde nationale de Paris comptait dans ses rangs un grand nombre d’affiliés : MM. Godefroy Cavaignac, Guinard, Trelat, capitaines. Ce fut ce corps qui forma l’appui principal de l’émeute qui gronda autour de la cour des pairs et dans les environs du Louvre penuant le procès des exministres. L’émeute n’eut, du reste, aucune gravité ; dix-neuf personnes, parmi lesquelles les chefs que nous venons de citer, forent traduites en cour d’assises et acquittées. Mais ce mouvement ne fut que le prélude d’une série d’agitations qui ne laissèrent pas un moment de repos au nouveau gouvernement pendant plusieurs années ; la misère des masses, la politique étroite du gouvernement, le contre-coup de la chute ne la Pologne qu’on avait misérablement abandonnée entretenaient dans le peuple un foyer d’hostilité qui se manifesta surtout en 1832 ; 200 hommes des sections tirent le siège de Sainte-Pélagie, où étaient renfermés leurs amis politiques ; en même temps, les prisonniers se lévoltaientets’emparaientde leurs gardiens ; la troupe parvint à réprimer la mouvement, dont les chefs furent envoyés au bagne et dans les prisons. Quelques mois après éclata une autre conspiration, connue sous le nom d’affaire des Prouvaires ; mais celle-ci fut une tentative purement légitimiste, quoiqu’il s’y trouvât bon nombre d’hommes du peuple et quelques bonapartistes, comme le général Montholon-, il s’agissait d’envahir les Tuileries, une nuit de bal, et de s’emparer de la famille royale et des membres du gouvernement. Ce coup de main devait coïncider avec le débarquement de la duchesse de Berry

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dans le Midi et un soulèvement dans l’Ouest. La police éventa la mine ; les conjurés furent surpris rue des Prouvaires, où ils s’étaient donné rendez-vous pour la distribution des armes. Une mêlée eut lieu, à la suite de laquelle deux cents d’entre eux furent conduits à la préfecture. Il y eut deux condamnations à mort par contumace ; un des chefs les plus énergiques, un ouvrier, M. Poncelet, et cinq autres furent condamnés à la déportation ; la plupart des nobles qui avaient organisé l’affaire étaient parvenus à fuir.

Cependant l’effervescence était grande au sein des sociétés républicaines ; les affiliés voulaient agir et poussaient les chefs en avant ; une explosion était imminente. Le comité des Amis du peuple rassembla le 4 juin les chefs des sociétés et des diverses fractions insurrectionnelles et fixa au lendemain, jour des funérailles du général Lamarque, l’insurrection depuis longtemps attendue. On régla les dispositions de la bataille. Le rendez-vous général était aux alentours de la maison mortuaire, rue Saint-Honoré. Vers dix heures, quand le convoi s’ébranla, toutes les sociétés étaient à leur posta : les Amis du peuple, les Réclamants de juillet, la Société’ gauloise, les réfugiés politiques, Polonais et Italiens. Au-dessus des têtes flottaient des bannières de diverses couleurs. M. O’Reilly, avec la société des Réclamants, dont il était le principal chef, portait un drapeau rouge ; les réfugiés portaient les couleurs de leur pays. Nous renvoyonSi pour les détails de cette insurrection, à notre article jdin 1832. Une longue agitation suivit cette affaire. Les conseils de guerre entrèrent immédiatement en fonction, mais la cour de cassation infirma leurs jugements et renvoya les accusés devant la cour d’assises, qui fut occupée pendant plusieurs mois à les juger. Il y eut sept condamnations à mort qui furent ensuite commuées, quatre arrêts de déportation, puis des condamnations aux travaux forcés et à la détention. Pendant ce procès, une émeute éclata à l’occasion de l’anniversaire de la révolution de Juillet 1830, mais elle fut sans importance. Les sergents de ville tuèrent et jetèrent par-dessus le parapet du pont d’Arcole quelques républicains, et tout fut dit. Cette rixe fut comme le dernier acte de la série d’émeutes journalières qui durait depuis 1830.11 n’y eut plus de tentative d’insurrection jusqu’en 1834,

Des débris des Amis du peuple naquit- la Société des droits de l’homme, que l’on commença à organiser a la fin de 1832 et qui joua un rôle important dans l’insurrection de Lyon, comme dans celle qui, à Paris, se termina par les massacres de la rue Transnonain. Nous renvoyons le lecteur aux articles droits db l’hoMmb (société des), avril (journée d’), avril (procès d’) et Transnonain.

L’attentat de Fieschi (28 juillet 1835), de même que tous les complots dirigés contre la vie du roi, fut un acte purement individuel, qui ne se rattache en rien aux agissements des sociétés secrètes, quoi que les journaux de police aient pu dire. L’insurrection, la lutte à découvert fut toujours l’unique but des sociétés secrètes républicaines en France. 11 est d’ailleurs difficile qu’un attentat de co genre soit l’œuvre de plus de trois ou quatre individus.

Après la dispersion des membres de la iSociété des droits de l’homme s’organisa la Sociétéà&s familles, avec MM. Blanqui, Barbes et Martin Bernard. L’élément populaire entra dans cette société plus largement que dans les précédentes- Elle fut aussi organisée d’une façon bien plus habile et plus mystérieuse. La réception ne consistait pas, comme dans les Droits de l’homme, en un acte d’adhésion aux statuts. L’adepte, soumis à une enquête préliminaire sur sa vie et ses opinions, recevait avis, quand le résultat lui était favorable, de se tenir prêt a l’initiation. Le sociétaire qui le présentait allait le prendre, le conduisait dans up lieu inconnu et ne l’introduisait qu’après lui avoir bandé les yeux. Trois hommes généralement formaient le jury d’examen : un président, un assesseur et l’introducteur. Le président prononçait cette formule :

« Au nom du comité exécutif, les travaux sont ouverts... Citoyen assesseur, dans quel but nous réunissons-nous ?— Pour travaillera la délivrance du peuple et du genre humain. Quelles sont les vertus d’un véritable républicain ? — La sobriété, le courage, la force, le dévouement. — Quelle peine méritent les traîtres ? — La mort ! — Qui doit l’infliger ?-Tout membre de l’association qui en a reçu l’ordre de ses chefs. »

Après quoi, le président interpellait le récipiendaire en ces termes :

Citoyen, quels sont tes noms et prénoms, ton âge, ta profession, le lieu de ta naissance ? » Puis il lui disait : «Tu dois croire qu’avant de t’admettre dans nos rangs nous avons pris des renseignements sur la conduite et ta moralité ; les rapports adressés au comité te sont favorables. Nous allons t’adresser les questions voulues :

Est-ce ton travail ou ta famille qui te nourrit ?

> As-tu fait partie de quelque société politique ?

« Que penses-tu du gouvernement ? Dans quel intérêt fonetionne-t-il ? ■ Quels sont aujourd’hui les aristocrates ?

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Quel est le droit en vertu duquel il gouverne ?

> Quel est le vice dominant dans la société ? « Qu’est-ce qui tient lieu d’honneur, de probité, de vertu ?

Quel est l’homme qui est estimé dans le monde ?

Quel est celui qui est méprisé, persécute, mis hors la loi ?, ..

Que penses-tu des droits d’octroi, des impôts sur le sel et sur les boissons ?

Qu’est-ce que le peuple ?

j Comment ést-il traité par les lois ?

Quel est le sort du prolétaire sous le gouvernement des riches ?

Quel est le but qui doit servir de base à une société régulière ?

p Quels doivent être les droits du citoyen dans un pays bien réglé ?

Quels sont ses devoirs ?

> Faut-il faire une révolution politique ou une révolution sociale ? »

Le président continuait ensuite : « Le citoyen qui t’a fait des ouvertures t’a-t-U parlé de notre but ? Tu dois l’entrevoir par mes demandes ; mais je vais te l’expliquer plus clairement encore. Les oppresseurs de notre pays entendent maintenir le peuple dans l’ignorance et l’isolement ; notre but est de répandre l’instruction et de former un faisceau des forces du peuple. Nos tyrans ont proscrit la presse et les associations ; notre devoir est de nous associer avec une nouvelle persistance et de remplacer la presse par la propagande de vive voix, car tu penses bien que les armes dont nos oppresseurs nous interdisent l’usage sont celles qu’ils redoutent le plus. Chaque membre est tenu de répandre, par tous les moyens possibles, les doctrines républicaines et de faire une propagande active, infatigable. „

> Plus tard, quand l’heure aura souné, nous prendrons les armes pour renverser un gouvernement qui est traître à la patrie... Seras-tu avec nous ce jour-là ? Réfléchis bien. C’est une entreprise périlleuse : nos ennemis soht puissants ; ils ont une armée, des trésors, l’appui des rois étrangers ; ils régnent par la terreur. Nous autres, pauvres prolétaires, nous n’avons pour nous que notre courage et notre bon droit... Te sens-tu la force de braver ces dangers ? Quand le signal du combat sera donné, es-tu résolu a mourir les armes à la main pour la cause de l’humanité ? »

Le récipiendaire prêtait ensuite serment de ne révéler à personne, pas même à ses proches parents, le secret de l’association, d’obéir à toutes ses lois, de poursuivre de sa vengeance les traîtres qui se glisseraient dans les rangs de la société ; d’aimer et de servir ses frères, de sacrifier sa liberté et sa vie. Il recevait un nom de guerre et était débarrassé de son bandeau. Son parrain, qui était son chef immédiat, achevait de le pénétrer de ses devoirs : se fournir de poudre et de munitions, obéir à tous les ordres qui lui seraient donnés, garder une discrétion absolue et faire de la propagande. On l’avertissait ensuite que, de temps en temps, il serait convoqué aux réunions de la famille dont il était membre ; chaque famille ne devait pas dépasser le chiffre de douze membres. Ces réunions étaifle seul acte par lequel l’association se reliait ; les revues, assemblées nombreuses et ordres du jour étaient supprimés. Un certain nombre de familles recevaient la direction d’un chef de.section ; les chefs de section relevaient d’un commandant de quartier, lequel était sous les ordres d’un agent révolutionnaire qui devait communiquer avec le comité ; ce comité devait rester inconnu jusqu’au jour de la bataille.

En dépit de toutes ces précautions, la police découvrit, rue de Lourcine, une maison où les conspirateurs avaient établi une fabrique de poudre ; ou cerna cette maison, les munitions de guerre furent enlevées et tous les chefs de section, de quartier et de famille, dont la police avait la liste exacte, furent arrêtés en mars 1836 et traduits en justice au mois d’août. Ils furent condamnés à deux ans, à un an de prison et à des peines inférieures. Mais la société ne tarda pas à se reconstituer sous un nouveau nom : ce fut la société des Saisons. V. ce mot.

La tentative du 12 mai, organisée par cette société, fut le dernier grand mouvement des sociétés secrètes avant la révolution de Février. Ces sociétés ne subsistèrent pas moins jusqu’à cet événement, qu’elles préparèrent par une propagande infatigable. Les Saisons, vaincues, se réorganisèrent avec MM. Napoléon Gallois, Noyer, Dubosc, Louis Guéret, Boivin, Dutertre, Chaubard, Albert. M. Dourille en fut pendant plusieurs années le principal directeur. Le Journal du Peuple, de M. Dupoty, puis la Réforme, avec M. Flocon, furent ses organes les plus importants. MM. Ledru-Rollin, Caussidiere, Louis Blanc, Lagronge, Sobrier, d’Alton-Shée, tous les républicains de 1848 en firent partie, et si cette révolution ne fut pas l’œuvre immédiate de cette société, car le 21 février sortit non de conciliabules particuliers, mais des entrailles du peuple entier, au moins est-il juste de reconnaître que ce furent ces groupes qui, conservant le feu sacré de l’idée républicaine, préparèrent la lutte et concoururent le plus énergiquement à la victoire lorsque la jour fut enfin venu.

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Mais ce triomphe fut de courte durée ; les sociétés secrètes reprirent leur œuvre.

Dès 1848, RI. Charles Delescluze et quelques autres républicains dont le chef de nie était M. Ledru-Rollin essayèrent d’organiser par toute la France, à l’aide des clubs et des cercles politiques, une société analogue à la so' ciété des Jacobins de la première république ; ce fut la Solidarité républicaine (v. ce mot). La réaction comprit qu’elle était perdue si elle laissait le parti républicain s’organiser, et, quoique cette association fonctionnât au grand jour, quoique son but fût le maintien de la république, ce qui ne pouvait être con-sidéré comme séditieux, quoique son esistence enfin fût parfaitement légale, le gouvernement du président de la république se hâU de prendre des mesures pour la dissoudre. Elle fut poursuivie et condamnée dans presque tous les départements ; ce fut une suite de procès qui occupe toute l’année 1849 de la Gasette des tribunaux.

La Solidarité républicaine n’en avait pas moins réussi a constituer le noyau du parti ; elle fut le modèle sur lequel s’organisèrent toutes les sociétés militantes qui vécurent ensuite sous la présidence comme sous l’Empire. La plus célèbre fut la Montagne, fondée dans les départements du Sud-Est en 1849. Après l’affaire du 13 juin, le parti républicain se li vru à une propagande très-active dans les campagnes ignorantes et jusque-là. indttférenU’s à la politique. Cette- propagande eut d’excellents résultats. Les esprits s’ouvrirent, les passions généreuses s’enflammèrent. Chaquejournal, créé par actions de 1, 10 et 15 fr., connue le Démocrate du Var, Y Indépendant des Alpes, le Républicain, le Radical de Lotet-Garonne, ’Aveyron républicain, le Réformateur du Lot, le Républicain de la Uordoyne, etc., groupait autour de lui, sous le nom d’actionnaires, les patriotes du pays. Dans les bourgades secondaires comme dans les villes s’étaient établis des cercles qui, sous les dénominations de Cercle des travailleurs. Cercle démocratique, Cercle national. Cercle philanthropique, etc., étaient d’ardents foyers de républicanisme. C’est ainsi qu’on éludaii, la loi de juillet 1848 sur les sociétés secrètes ; c’est ainsi qu’on essayait de se préparer à la résistance contre un coup d’État dont tout le monde comprenait l’imminence.

Après la loi du 31 mai 1850, cette violation effrontée de la constitution républicaine, la Montagne songea à tenter une insurrection. Un congrès, où vinrent des délégués d’un grand nombre de départements, fut tenu à Valence ; mais les représentants du peuple qui avaient été conviés à cette réunion, notamment Michel de Bourges, repoussèrent l’idée d’une prise d’armes et conseillèrent d’attendre. On attendit si bien que la police finit par découvrir le complot ; les correspondances furent saisies, un bon nombre de chefs furent arrêtés. Ce fut l’affaire du complot de Lyon. MM. Gent, l.ongomazino, Albert Odes, de Saint-Prix, Antoine Key, Carrière, Saillant furent condamnés à la déportation (août 1851). Une autre société secrète, le Centre de résistance, fut également poursuivie à Paris à la même époque ; elle avait le même but que la Montagne : organiser la résistance contre le coup d’État. MM, Louis Combes, Fomberteau et quelques autres furent mis en état d’arrestation et, quelques mois après, envoyés à Belle-Isle.

Le coup d’État ayant ainsi déblayé le terrain choisit son moment ; le 2 décembre eut lieu. La République fut assassinée !

Le parti républicain était décapité ; les hommes énergiques étaient à Lanibessu, a Guyenne, aux pontons, en exil. Dans les six premiers mois qui suivirent le coup d’État, on ne découvre pas trace d’un complot contre le dictateur. L’affaire de la rue de la Reine-Blanche est, en 1852, pour le public, le seul signe de vie que donne le parti républicain. Il y eut peut-être d’autres complots, mais on lit le silence autour de ces tentatives malheureusement avortées.

La société secrète de la rue de la Reine-Blanche avait pour but la fabrication d’armes • de guerre et l’insurrection en perspective. Une quinzaine de prévenus, parmi lesquels une femme, furent condamnés à plusieurs années de prison.

La société secrète des Invisibles ou des Vengeurs, qui fabriqua la fameuse machine infernale de Marseille, lors du passage du prince-président, en septembre 1852, fut une simple mystification policière destinée à frapper les imaginations quelques semaines avant le vote du plébiscite. V. machins infernale de Marseille.

La société légitimiste de la Ligue fédérale, condamnée en 1853, ne fut pas très-sérieuse. L’affaire du complot de l’Hippodrome et de l’Opéra-Comique et, plus tard, celle de laMarianne (v. ces mots) ont montré, en 1853 et 1854, l’existence de sociétés secrètes assez étendues et assez redoutables contre le second Empire. Elles se ramifiaient, selon toute apparence, au Comité central européen, dont les chefs étaient Ledru-Rollin, Mazzini et Kossuth, à Londres.

Après 1858, les sociétés secrètes que 1 on découvre sont assez peu sérieuses, et la police semble avoir joué, dans chacune d’elles, un rôle beaucoup trop actif.

C’est d’abord la soct’étédite des Crocodiles. Revenu en France sur la foi de l’amnistie, M. Blanqui est arrêté à Paris en murs l*fl, ainsi que plusieurs citoyens fit une femme, et on saisit une liste de noms écrite de la main de Blanqui, des formules de cotonpoudre et d’encre sympathique. L’instruction établit aux yeux du parquet qu’il s’agissait d’une société de réfugiés dite des Crocodiles, dont Blanqui était le chef, 'société ayant pour objet de renverser le gouvernement et d’amener par tous les moyens possibles, même les plus odieux, le triomphe de ses idées. » M. Blanqui fut condamné à quatre ans de prison.

L’affaire Miot, Vassel, Greppo, etc., vint ensuite. Une quarantaine de citoyens furent condamnés dans cette affaire, qui ne présente aucune apparence sérieuse.

Un prétendu complot italien fut encore jugé en 1864 devant la cour d’assises. Les nommés Greco et Trabucco furent condamnés à la déportation ; Imperatori etScaglioni, dit Maspoli, à vingt unnées de détention. On avait trouvé chez eux des revolvers et des bombes. Il n’y avait eu d’ailleurs aucun commencemenf d’exécution.

La société dite de la Renaissance ne fut

? u’une erreur de la police qui, en 1866, conbndit

un registre d’abonnement à un journal (le Candide) avec une liste de conjurés. Une trentaine d étudiants et d’ouvriers furent envoyés en prison. À la même famille appartient cette autre société secrète dite deslYois-Bossus, duns laquelle furent impliqués MM. Naquet, Accolas et Verlière, k la suite du congrès de la paix de 1807. Un complot du même gemp fut encore découvert en juin 1869, le lendemain des élections. On arrêta dans Paris un grand nombre de citoyens. Pendant deux mois et demi, l’instruction travailla très-activement sans pouvoir trouver aucun document ; il fallut renoncer à cette affaire dont l’opinion s’était extrêmement émue. On s’en tira comme on put par l’amnistie du 15 août, et l’on relâcha tous les prévenus, dont beaucoup n’avaient pas même été interrogés.

— Lég’islat. V. association et compagnie.

Sociétés particulières. Sociétés savantes et philanthropiques. Il existe en France, en dehors des établissements à la charge de l’État, un grand nombie de sociétés libres qui s’occupent de matières scientifiques ou qui ont été créées dans un but d’utilité générale. C’est à Paris que, par un effet de la centralisation, on trouve réunies la plupart de ces sociétés, dont quelques-unes ont été implantées ensuite en province. À l’article Paris, tomeXII, page 255, nous avons énuméré celles de nos sociétés savantes qui ont acquis une réelle importance et rendu d’incontestables services. Nous y renvoyons le lecteur. Nous allons nous borner ici ; i donner une rapide nomenclature de nos principales sociétés philanthropiques.

Société des amis des sciences. Elle a été fondée par Thenard en 1857 pour venir en aide aux savants, aux professeurs et à leurs familles. Grâce aux dons de riches particuliers et à des subventions de l’État, elle possédait en 1873 un capital de 408, 685 francs, et elle distribue chaque année environ 28, 000 francs de secours.

Société Fénelon. Instituée pour l’éducation et le patronage des jeunes garçons pauvres, cette société a. été reconnue comme établissement d’utilité publique. Elle a créé et soutient l’asile — école Fénelon, k Vaujours (Seine-et-Oise), et patronne en apprentissage les élèves sortis de cette école.

Société Franklin. Elle a été fondée en 1862 pour la propagation des bibliothèques populaires, et ses statuts ont été approuvés par le ministre de l’intérieur le 19 avril 1864 et le 14 août 1866. Cette société a rendu les plus grands services en multipliant les bibliothèques populaires et en créant un grand nombre de bibliothèques militaires.

Société générale d’éducation, de patronage et d’assistance. Fondée en 1849 par le docteur Blanchet, elle a pour objet de s’occuper des sourds-muets et des jeunes avéugles.

Société libre d’instruction et d’éducation populaires. Cette société, qui a été fondée en 1869 par M. Honoré Arnoul, a pour but de propager l’instruction et l’éducation en facilitant la fréquentation des écoles primaires aux enfants des deux sexes et aux adultes, d’organiser des conférences et cours gratuits, de fonder des bibliothèques, de distribuer annuellement des récompenses aux auteurs et

propagateurs de bons livres, enrin de secourir les instituteurs pauvres et infirmes.

Société nationale d’encouragement au bien. Autorisée par décret du ministre de l’intérieur (5 septembre 1862), cette société se propose de récompenser chaque année en séance publique la moralité, l’assiduité au

pèrance, l’envoi régulier des enfants aux écoles et aux instructions religieuses, les bons soins donnés aux parents âgés, pauvres, infirmes.

Société de l’orphelinat. V. orphelinat.

Société paternelle. Cette société, qui a pour objet l’éducation morale et professionnelle des jeunes détenus acquittés comme ayant agi sans discernement, a été reconnue comme établissement d’utilité publique. C’est elle qui a fondé la célèbre colonie agricole

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de Mefiray. M. Demetz, lorsqu’il dirigeait cette colonie pénitentiaire, fonda k peu de distance une maison paternelle, sorte de maison de répression pour les fils de famille.

Société de patronage. V. patronage.

Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français. Fondée en 1871 et reconnue comme établissement d’utilité publique, cette société, dont le comte d’Haussonville est président, recueille les sommes que les souscripteurs mettent k sa disposition et les emploie en placement d’émigrés, en bourses au profit d’enfants, en frais de transport des réfugiés, en effets d’habillement, en soins médicaux, bons de nourriture, frais de logement pendant le passage et en divers secours. Quatre-vingts dames patronnesses facilitent par leur zèle et leur active coopération ta tache du comité directeur.

Société de protection des apprentis et des enfants employés dans les manufactures. Reconnue comme établissement d’utilité publique, cette société distribue chaque année des récompenses à ses adhérents et à ses protégés. Elle récompensa en première ligne les institutions charitables fondées dans l’intérêt des apprentis et des enfants des manufactures, telles que pensions d’apprentis, cercles d’ouvriers, orphelinats, etc. ; en second lieu, les manufacluriers et industriels ayant organisé leurs établissements et créé des intitulions en vue de faciliter l’apprentissage, d’assurer la santé et l’instruction tant générale que spéciale et professionnelle, aussi bien que la moralité et l’avenir des apprentis et jeunes ouvriers, et aussi les personnes qui, sans appartenir à l’industrie, se sont fait remarquer par leur sollicitude pour la jeunesse ouvrière. Elle décerne, en outre, des livrets de caisse d’épargne et des mentions aux apprentis qui se montrent les plus zélés et les plus intelligents dans l’atelier ou dans la classe.

Sociétés protectrices de l’enfance. Ces sociétés, appelées à rendre les plus grands services, ont pour objet de travailler à propager l’allaitement maternel, à organiser des agences procurant de bonnes nourrices, à surveiller les nourrices mercenaires et les nourrissons, k les faire visiter régulièrement par des médecins inspecteurs, enfin k réunir le plus grand nombre possible d’associés prenant une part active k l’œuvre, soit au moyen de cotisations, soit en partageant les soins de la surveillance. Elles publient des bulletins pleins de renseignements utiles et distribuent dans des séances annuelles des récompenses aux nourrices les plus méritantes et aux mères pauvres qui élèvent leurs enfants. Des sociétés de ce genre ont été successivement établies à Paris, à Lyon, k Tours, k Pontoise, k Rennes, k Alger, k Marseille, k Rouen, à Bordeaux, etc. La Société protectrice de l’enfance de Paris a été fondée en 1865 et reconnue d’utilité publique en 1S66. Elle étend son action sur trente-six départements, dans lesquels la ville de Paris envoie 25, 000 enfants, confiés k des nourrices mercenaires ; 156 comités de patronage secondent l’action du comité central. La

Société consacre k cette œuvre environ 20, 000 fr., sur lesquels elle reçoit 2, 000 fr. du conseil général de la Seine, 2, 000 francs du conseil municipal de Paris et 1, 000 francs du ministre de l’intérieur. Les trois quarts environ de cette faible somme servent aux frais d’impression et de publicité.

Société de secours pour les blessés et les naïades des armées de terre et de mer. Reconnue d’utilité publique le 23 juin 1866, cette société accorde k des militaires blessés et malades, k des ascendants et k des veuves de militaires des secours qui se sont élevés en 1874 k 100, 000 francs. Elle délivre, en outre, des appareils aux amputés, fait construire des voitures types pour le transport des blessés et du matériel d’ambulance, et elle a constitué un comité d’études chargé de s’occuper de toutes les questions relatives aux ambulances et aux ambulanciers.

Société universelle des sourds-muets. Fondée en 1838 et réorganisée en 1867 k Paris, elle s’occupe de compléter l’instruction des sourds-muets et de favoriser le développement de leur intelligence ; elle tient deux fois par semaine des cours gratuits et publics.

Sociétés civiles et commerciales. V. association.

Société (contrat de). V. association.

Société des gens de lettres. V. lettres (société des gens de).

Société des auteurs et compositeurs dramatiques. V. AUTEURS ET COMPOSITEURS.

Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. V. auteurs, compositeurs

ET ÉDITEURS.

Sociétés chorales, V. orphéon.

Sociétés de coopération. V. coopération.

Société de crédit au travail. Y. crédit.

Sociétés populaires. V. clubs politiques.

Sociétés de secours mutuels. V. association.

Société protectrice des animaux. V. animal.

Sociétés d’encouragement. V. encouragement.

Société d’acclimatation. V. acclimatation.

SOCI

Société d’agriculture. Y. agriculture.

Sociétés de tempérance. V. tempérance.

Sociétés bibliques. V. biblique.

Société des francs-péteurs. V. pbt.

— Arithm. Règle de société. V. compagnie.

Société royale de Londres. Fondée en 1662 sous le patronage de saint André, elle a été la souche de toutes les institutions scientifiques créées en Angleterre. Précisément en raison de ces rapports de parenté, elle eut k craindre un moment pour son existence, en présence de divisions qui menaçaient de la compromettre. La Société royale de Londres est.la plus ancienne société de ce genre connue en Europe, à l’exception de l’Académie Lyncéenne de Rome, dont Galilée faisait partie. Elle eut pour origine des réunions hebdomadaires où l’on traitait (vers 1645) des thèses de « philosophie nouvelle ou de philosophie expérimentale. » C’est probablement ce club que Bayle désignait ainsi en 1646 : « la Société invisible ou philosophique, » ou bien encore : ■ l’Invisible collège. • Elle siégea tour k tour dans Wood street, k la taverne de la Tête-de-Bœuf, Cheapside, et au Gresham-College. Chaque membre payait 10 shillings d’admission et 1 shilling par semaine, présent ou absent. Charles II prit un grand intérêt au but de ces réunions et, en 1662, il octroya à la Société sa première charte, écrite sur quatre feuilles de vélin, la première page ornée de majuscules et de fleurs contenant un portrait nés-soigné de Charles à l’encre de Chine ; le grand sceau en cire verte y est attaché. En 1663, le roi accorda une charte bien plus importante que la première, et, en 1664, il signa lui-même sur le registre comme fondateur. C’est alors que la Société commença la publication de ses Transactions philosophiques. En 1667, les membres associés étaient au nombre de 200. Newton, qui fut admis en 1674, s’excusa de ne pouvoir payer sa cotisation hebdomadaire, vu l’état de ses finances ; mais il communiqua aussitôt les découvertes qu’il avait faites en l’année 1666. Sir Isaac Newton fut élu président en 1703, et la salle des séances qui servait k cette époque a été conservée intacte. Depuis, la Société, sa bibliothèque et son musée ont dû déménager bien souvent avant d’occuper le local où elle est actuellement établie, k Burlington-House. Cependant elle a fait un séjour d’un demisiècle et plus k Somerset-House (où l’a remplacée la Société des Antiquaires), et k ses assemblées ont présidé successivement sir Joseph Banks, le docteur Wollaston, sir Humphry Davy, M. Davies Gilbert, le duc de Susses, le marquis de Northatnpton et deux autres représentants de l’aristocratie, le comte de Ross et lord Wrottesley, astronomes distingués. En 1858, la présidence échut k sir Benjamin Brodie, un chirurgien, et, en 1862, au général Sabine. M. Weld a donné en 1848 (2 vol.) une Histoire de la Société royale (History of the Royal Society).

Société mère (la). On désignait ainsi, pendant la Révolution, la Société des jacobins de Paris, qui avait en effet doryié naissance aux 400 sociétés jacobines des départements, dont elle était restée le centre et qui toutes lui étaient affiliées.

Société-Olympique (THÈXtRB DE LA), fondé

k Paris en l’an VIII (1800). Ce théâtre, l’un des plus beaux qu’on ait pu voir, était situé dans la rue de la Victoire, et voici ce qu’en disait un journal spécial, le Courrier des spectacles, k la fin de l’a*n XI : « Dans l’établissement successif des théâtres, on en a vu plusieurs qui devaient leur naissance k l’envie, au besoin et même k la vengeance ; celui-ci doit sa fondation k l’amour de l’art. M. Comar, passionné pour le théâtre, a sacrifié une fortune considérable k élever il y a trois ans, dans le quartier de la Chaussée-d’Antin, une des plus belles et des plus élégantes salles que l’on ait pu voir. Le luxe de celle-ci est poussé au plus haut degré, si l’on considère les galeries qui y conduisent, les escaliers par lesquels on y monte et qui ne seraient pas indignes d’un palais, le jardin où le public peut se promener avant le spectacle et dans les. entr’actes, enfin la forme et la coupe de la salle en elle-même et les magnifiques rangs de loges qui la décorent. Malheureusement, le quartier n’est point favorable pour une entreprise de ce genre. On y a vu successivement des sociétés bourgeoises, l’opéra-bouffon (c’est-à-dire l’opéra italien). Depuis deux mois, une nouvelle administration a entrepris d’y donner de petits opéras et des comédies. Cette salle appartient présentement k MM. Bosandré et Courtalmont, avec lesquels M. Comar en a traité, dit-on, moyennant une rente viagère… »

La salle du. Théâtre-Olympique avait été édifiée par l’architecte qui futaussi chargé d’élever le grand théâtre de Bruxelles. Comme on vient de le voir, elle avait servi d’abord k une réunion d’amateurs (sans doute faisant partie de la Société olympique, sorte d’académie artistique de ce temps), puis à l’exploitation de l’opéra-bouffe ou italien. La troupe italienne, admirablement composée, comptait dans ses rangs les artistes célèbres qui se nommaient Rall’anelli, Lazzarini, Pasini, Parlamagni, Cicciarelli, Sacconi, Cajani, j Mme » Strinasacehi, Parlamagni, Menghini, Berni, Sevesti. L’orchestre était dirigé par le violoniste compositeur Bruni, auteur d’un

SOCI

grand nombre d’opéras applaudis, et le clavecin était tenu par Parenti, compositeur distingué lui-même. Ces excellents artistes firent l’inauguration du théâtre le 11 prairial an IX et jouèrent successivement : Il Alatrimonio segreto, Giamina e Bernardone, Gli Nemici générosi et VItaliana in Londra de Cimarosa, Tulipano, la Servi Padrona et la Molinara, de Paisiello, la Pietra simpatica de Palma, Luùino e Carloila de Mayr, etc. Mais, comme le disait le Courrier des spectacles, le quartier de la Chaussée-d’Antin, alors fort peu habité, n’était point favorable au théâtre ; les chanteurs italiens se virent donc obligés d’émigrer, et, le 24 nivôse an X, ils abandonnèrent le théâtre de la rue de la Victoire pour s’en aller k la salle Favart. Ce théâtre servit alors k des bals et k des concerts, jusqu’au moment (24 frimaire an XI), où un danseur de corde fameux, Forioso, vint s’y installer avec sa troupe d’acrobates.

Forioso n’y demeura pas longtemps, mais il fut remplacé… par une troupe de marionnettes. Au bout de deux mois, les automates avaient cédé la place k de nouveaux occupants, ainsi qu’on ie voit par ces lignes du Courrier des spectacles : « Ùle-toide là que je m’y mette. La troupe qui occupait ce théâtre il y a deux mois a dit k celle qui avait la Porte-Saint-Martin : Ote-toi de là que je m’y mette ; mais elle laissait une place vacante rue déla Victoire ; la troupe de la Porte-Saint-Martin est venue hier s’y établir. Elle a fait son ouverture par une espèce de prologue qui n’a point été mal accueilli et dans lequel M. Bignon, remplissant un rôle de pofiie fou et exalté, a fait briller un talent distingué. C’est dommage qu’ils prêchent dans le désert. Hier, il y avait k peine quarante personnes au parterre, et cependant le temps était assez favorable, et l’annonce d’une troupe nouvelle où figurent les noms de MM. Dugrand et Adenet devait piquer la curiosité. »

Le personnel de la nouvelle troupe se composait de Dugrand, Adenet, Bignon, l’acteurauteur Mayem de Saint-Paul, Devilliers, Lebœuf, M""1 Dorsonviile. Vernet et une jeune élève dugrand tragédien Larive, M"0 Léon. Tous ces acteurs, qui n’étaient point sans talent, jouèrent particulièrement le répertoire classique:le Tartufe de Molière, les Folies amoureuses de Regnard, le Legsde Marivaux, Mahomet de Voltaire, le Glorieux et le Dissipateur de Destouches, le Bourru bienfaisant de Monvel, Mélanie de Laharpe, le Menteur de Corneille, les Trois sultanes de Kavart, le Père de famille de Diderot, Andromaque de Racine, le Mariage de Figaro de Beaumarchais, etc. Mais décidément le milieu était fatal, et au bout de quelques mois ils durent se retirer k leur.tour devant l’indifférence du public. Le théâtre de la Société-Olympique vit alors se succéder rapidement plusieurs administrations aussi peu chanceuses les unes que les autres, et enfin il ferma tout k fait ses portes, de façon que ie décret restrictif de 1807 n’eut pas même la peine de le faire disparaître. Au bout de quelques années, la salle fut démolie.

Société populaire et républicaine des artm,

fondée en 1793. V. commune générale ces

ARTS.

Société des droite de l’bommo, association

secrète fondée au commencement de l’année 1833. V. droits de l’homme (société des).

Société doe Rotomagiens. V. ROTOMAQIENS.

Société de Sulnl-VInceut-de-Panl. V. VINCENT.

Société et « on but (la), par l’abbé Rosmini (1845, in-8°). Le penseur italien veut concilier la science et l’autorité, la raison et le dogme chrétien, liant et saint Thomas. Il admet deux intelligences, l’une infaillible et l’autre capable d’erreur et de défaillance. Ce dédoublement de la raison, fondement de son

système, l’entraîne dans une suite d’antithèses et de contradictions qui transforment en scepticisme inconscient son dogmatisme hybride. Le premier principe de la pensée étant, dit Rosmini, l’idée de l’existence, l’existence doit être le premier but de la société. Plus les hommes aspirent k constituer l’État, plus ils se fortifient ; plus ils cherchent à le perfectionner, plus ils s’affaiblissent. À ce point de vue, l’histoire de tomes les nations se divise en quatre époques, suivant qu’elles s’attachent kl’existence ou qu’elles préfèrent les accidents de la puissance, de la richesse et du plaisir. La société se forme dès que les hommes séparés jusque-ià éprouvent le besoin de s’associer ; l’État établit une sorte de fraternité ; le patriotisme, le dévouement au bien commun enfante les vertus patriotiques. C’est l’âge d’or de l’histoire ; il y a complète harmonie entre l’homme et le citoyen, les mœurs et les lois, les vertus et les intérêts. Mais la société, munie d’armes et de lois, passe de la défense k l’attaque, de la résistance k la conquête. La législation devient sévère ; l’égoïsme individuel se prononce-, l’ambition s’uffirme ; on poursuit les grandes conquêtes (magna latrocinia) ; la force tendk substituer l’injustice k l’équité et des vertus apparentes aux vertus effectives. Fatiguées enfin de la guerre, les nations se livrent k l’industrie et au commerce ; l’intérêt privé remplace l’intérêt général ; le but de chacun est la richesse; le plaisir et le luxe amènent la corruption des mœurs, et l’État devient une abstraction, impuissante contre les révolutions Intérieures et contre les invasions du dehors. Ainsi, il y a décadence successive, et l’auteur mesure cette déchéance à l’affaiblissement, graduel delà capacité d’abstraire, de généraliser, de comprendre. Quand cette capacité de l’intelligence s’éteint, les anciennes formes de gouvernement, encore debout, se réduisent à de

purs simulacres. Par exemple, l’ancienne langue vit encore, mais le sens des mots se perd ; on cultive une littérature d’imitation, ou se fait une originalité d’emprunt. Tout conspire à la dissolution de la société. Or, si les nations se dégradent en passant par ces trois phases historiques, il n’en est pas de même des individus. Tandis que l’intelligence collective s’éteint, l’intelligence individuelle grandit et se développe. Les individus seuls résistent à la décadence progressive des sociétés, soit comme législateurs, soit comme fondateurs, soit comme conquérants. L’histoire de l’antiquité se développe par l’action des conquérants sur la société. La civilisation part de l’Assyrie pour arriver jusqu’à Rome de conquête en conquête ; plus tard elle continue sa route vers le nord-ouest, s’affaiblissant au midi et se renouvelant par le nord. Mais une époque devait venir où la déchéance des peuples entraînerait celle des hommes, où la corruption des vaincus se communiquerait aux vainqueurs et envahirait le monde. L’esclavage, établi parquelques-uns des conquérants, fut un arrêt de mort pour la société ; impuissance de s’affranchir pour l’esclave, impuissance d’améliorer ou d’émanciper pour le maître. De là, impuissance de la conquête et des lois, lois coercitives, emportées par les mœurs. En même temps, impuissance de la philosophie, faisant de la vertu une spéculation abstraite, inaccessible à la foule ; puis, par indifférence, devenant épicurienne et précipitant la décadence du monde ancien. Alors parut le christianisme, annonçant la rénovation de toutes choses. Le christianisme a, suivant l’auteur, tenu ses promesses : il a ressuscité les sociétés, renouvelé la civilisation ; l’Église a réuni les hommes ; la rédemption s’est accomplie. Le miracle est divin, dit Rosmini, le fait est humain ; on peut l’analyser. Le christianisme condamna la terre, réclama toutes les vertus, s’adressa au cœur, ouvrit des horizons nouveaux, compléta, réhabilita la morale par la charité, vivifia la science, adopta le commerce et 1 industrie, constitua dans l’Église une garantie spirituelle et temporelle pour la société, releva la dignité humaine, assura le véritable gouvernement de l’humanité par les individus (les sages, les prêtres) et plaça le bonheur dans la contemplation de l’inrïni, la béatitude du ciel.

Cette philosophie de l’histoire, ingénieux agencement d’abstractions incohérentes dans la logique des idées, laisse échapper l’histoire elle-même. Cette métaphysique inventive établit deux histoires dans l’histoire, deux traditions dans la tradition : l’une pour la décadence, l’autre pour le progrès ; l’une pour les masses, l’autre pour les individus ; l’une pour le paganisme, 1 autre pour le christianisme. Mais le progrès des sociétés atteste qu’il y a un mouvement unique dans l’histoire, et ce progrès nie la chute du monde ancien. Cette chute originelle étant une fiction, le christianisme n’a plus d’utilité.

Société fratif ai «  « (Là) au *T « e « ièclod après le Grand Cyrus, par Victor Cousin (1858).

Les deux volumes de cet ouvrage continuent lu série d’ouvrages que V. Cousin semble avoir pris à tâche de. omposer sur les femmes duxvue siècle. L’historiographe de Jacqueline Pascal, de M" » * de Longueville, de Mu’e de Sablé, de Mmes de Chevreuse et de Hautefort a voulu pénétrer plus avant dans les régions frivoles d’une grande époque littéraire. Armé de la patience que l’enthousiasme est seul capable de donner, il a lu et médité d’un bout à l’autre le Grand Cyrus de « M » 0 de Scudery et, nouveau Chainpollion, a trouvé la clef de toutes ses allégories, a saisi les moindres détails relatifs soit aux usages, ; soit aux caractères de l’époque. Il a décou— I vert dans un roman tout un monde et croit sincèrement avoir trouvé dans ce nouveau, monde toute une histoire. Cette transformation du roman en histoire est pour lui l’occasion de passer en revue tous les personnages notables d’une époque qu’il aime. Du Grand Cyrus, il tire comme d’un musée fossile une suite de portraits auxquels il rend, en artiste habile, la vie et la jeunesse. « Peut-être, dit Vapereau, Mlle de Scudery elle-même, si elle était admise à visiter la galerie que V. Cousin a peuplée de ses héros antiques, redevenus personnages de cour, trouverait-elle qu’ils ont t’ait plus que changer de vêtements et de nom et qu’en donnant des étiquettes à ses statues on a commis, comme il arrive dans la classification d’un musée, des transpositions et des confusions curieuses. Mais il est un de ses contemporains, Boileau, qui s’étonnerait bien davantage de voir tout ce monde fantastique, qu’il croyait avoir tué pour jamais sous les coups de la satire, s’animer, se mouvoir à la voix et au souffle d’un puissant enchanteur. »

Eu effet, la vogue immense, constatée par Mme de Sévigné, dont ont joui les dix gros volumes du Cyrus vient de ce que tous les personnages de ce roman allégorique sous Louis XIII et la régence d’Anne d’Autriche occupaient la scène du monde. Aussi ne peuton lire, sans sourire, les reproches adressés

SOCI

à l’auteur par Boileau dans son Discours préliminaire sur le dialogue des héros de roman.• « Au lieu, dit-il, de représenter, comme elle le devait, dans la personne de Cyrus, un roi promis par les prophètes, tel qu’il est exprimé dans la Bible, ou, comme le peint Hérodote, le plus grand conquérant que l’on eût encore vu, ou enfin tel qu’il est figuré dans Xénophon, M’ie de Scudery en composa un Artamène plus fou que tous les Céladons et tous les Silvandres, qui n’est occupé que du seul soin de Mandane. ■ D’abord, le sévère critique oublie qu’un romancier n’est pas un historien et, en second lieu, il a tort de prendre le Cyrus de MHe de Scudery pour le petit-fils d’Astyage. Sous son nom c’est le grand Condé dans sajeunesse que l’auteur met en scène, et peut-être bien est-ce de là que Bossuet tira l’idée de sa-fameuse comparaison de Cyrus et du prince de Condé lorsqu’il prononça son oraison funèbre. Boileau y mettait delà bonne volonté pour voir un Céladon dans ce portrait: « Cyrus avait ce jour-là dans les yeux je ne sais quelle noble fierté qui semblait être d’un heureux présage, et il eût été difficile de s’imaginer en le voyant qu’il eût pu être vaincu. Ce prince était d’une taille très-bien faite ; il avait la tête très-belle, et ses cheveux du plus beau brun du monde faisaient mille boucles agréablement négligées qui lui pendaient jusque sur les épaules. Son teint était vif, ses yeux noirs pleins d’esprit, de douceur et de majesté ; il avait le nez un peu aquilin, le tour du visage admirable, l’action si noble et la mine si haute, que l’on peut dire assurément qu’il n’y eut jamais d’homme mieux fait que Cyrus. Dès qu’il avait les armes à la main, ou eût dit qu un nouvel esprit l’animait et qu’il devenait lui-même le dieu de la guerre; son teimjen devenait plus vif, ses yeux plus brillants, sa mine plus haute et plus tière, son action plus libre, sa voix plus éclatante et toute sa personne plus majestueuse. Le-feu divin qui échauffait son cœur et qui brillait dans ses yeux se communiquait à toute son armée et lui donnait une ardeur de combattre qui n’était pas une des moindres causes de sa victoire. Il y avait une activité si pénétrante dans ses regards que, ne les pouvant soutenir, on était contraint de baisser les yeux, tatA la colère le faisait paraître redoutable. « Comment Boileau, qui avoue lui-même l’impression que lui fit dans une discussion le regard du prince de Condé, n’a-t-il pas reconnu dans ce portrait" ce jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux, • selon l’expression de Bossuet, qui a utilisé ce morceau ? Soit I Mais dès qu’il est en présence de Mandane, le héros s’évanouit, il soupiré en la quittant. La ressemblance n’en est que plus frappante ; lisez plutôt ce passage des Mémoires de Mademoiselle:• Quand le duc d’Enghien partait pour l’armée, le désir de la gloire ne l’empêchait pas de sentir la douleur de la séparation, et il ne pouvait dire adieu à Mlle du Vigean qu’il ne répandît des larmes ou même ne perdît connaissance. »

N’ayant pas reconnu Condé dans Cyrus, Boileau ne devait pas non plus retrouver Mme de Longueville. dans Mandane. Et cependant, outre le portrait physique, que de ressemblances morales devaient le guider ? Mandane, sans cesse occupée de cérémonies religieuses, se retire souvent parmi les vierges voisines du temple de Diane. Qui ignore les fréquentes retraites de Mme de Longueville chez les carmélites ? Les duels de Cyrus pour Mandane ne rappellent-Us pas ceux de Guise et Coligny pour Mme de Longueville ? Dernier trait de ressemblance, leur empire à toutes deux s’établit sur les femmes aussi bien que sur les hommes de tout rang.

o Condé et Mme de Longueville, avec leurs amis privilégiés Chàtiilon, La Moussaye, Chabot, sont bien tes principales figures de Cyrus, dit Victor Cousin ; mais, avec celles-là, combien encore d’autres figures contemporaines y brillent à des rangs divers ! L’aristocratie française, ses grandes habitations, ses mœurs, ses aventures, surtout ses aventures galantes, qui occupaient et amusaient les salons, tout cela a sa place dans le Cyrus. Puis, de proche en proche, le tableau s’agrandit et comprend des personnages dé* différents ordres à qui pouvait manquer la naissance, mais que relevaient le mérite et l’esprit, car l’esprit était alors une puissance reconnue, avec laquelle toutes les autres puissances comptaient, et Mil* de Scudery s’estimait trop, elle et ses pareilles, pour hésiter à mettre des gens de lettres éininents avec les plus grands seigneurs et les plus grandes dames; en sorte qu’on peut dire avec la plus parfaite vérité que le Cyrus embrasse et exprime en ses diverses parties tous les côtés distingués de la société française du xvue siècle. >

Comment, après ces explications, s’étonner de l’immense succès du Cyrus en son temps ? Les principaux personnages de cette galerie de portraits, tout le monde les devinait, et les moins importants offraient autant de problèmes dont on cherchait avec passion la solution dans les sociétés élégantes. De nos jours même, au point de vue historique, le Cyrus & une importance considérable, que M. Cousin met eu lumière. Tallemant des Réaux a dit: « Il ne faut chercher dans le Cyrus que le caractère des personnages, leurs actions n’y sont pas. » 11 a eu raison 1 • Il faut distinguer, d’après V, Cousin, les aventures et les portraits. Les aventures sont des fictions mé SOCI

diocres qui méritent de dormir dans l’oubli plus que séculaire où elles sont plongées ; les portraits sont dignes d’être remis en lumière et pour leur valeur historique et pour leur valeur propre. Rien de général ni de vague. On voit bien que ce ne sont pas des types imaginaires inventés à plaisir ; une multitude de nuances marquées et suivies avec un art souple et délicat disent assez que ces copies si naturelles ont été prises sur le vif. » Et saisi d’une belle passion, V. Cousin nous promène, flambeau en main, à travers cette galerie de miniatures historiques.

Les portraits du Grand Cyrus ont-ils bien la valeur que leur prête V. Cousin, et cet ouvrage fait-il mieux connaître le xvite siècle, comme il semble le croire, que les documents historiques si riches que nous possédons sur cette époque ? Il est permis d’en douter, mais on ne saurait méconnaître la science, l’intérêt et le charme du style qui recommandent cet ouvrageà peu près unique dans son genre. Ce que le Grand Cyrus l’ait connaître à fond, ce n’est pas la société du xvhc siècle, c’est une des sociétés de ce temps, l’hôtel de Rambouillet.