SERVET (Michel), en espagnol Micael Serveto, médecin, philosophe et hérésiarque espagnol, né en 1509 à Vidanueva (Aragon), brûlé à Genève en 1553. Il quitta l’Espagne à dix-neuf ans. Son père, craignant que son humeur indépendante et son opposition déclarée contre la théologie scolastique ne lui attirassent des démêlés avec l’inquisition, l’envoya étudier le droit à l’université de Toulouse. Il s’y lia avec quelques jeunes gens que préoccupaient les nouveautés religieuses de Luther, et, après quelques mois d’études beaucoup plus bibliques que juridiques, il traversa l’Italie, où il assista au couronnement de Charles-Quint, et se dirigea sur l’Allemagne pour entrer en rapport avec les chefs de la Réforme. Accueilli d’abord avec la plus grande faveur par OEcolampade à Bâle, il ne tarda pas à alarmer le réformateur par des doctrines antitrinitaires. Bucer et Capiton, à Strasbourg, le repoussèrent pour le même motif, et Zwingle maudit comme eux « le méchant et scélérat Espagnol. »
Loin de céder à la réprobation des chefs officiels de la Réforme, Servet en appela au jugement de l’opinion publique. En 1531, il fit paraître à Haguenau son célèbre traité De Trinitatis erroribus libri VII. Quelques mois après, il développa ses idées dans un second écrit, intitulé Dialogorum de Trinitate libri II, de justitia Christi capitula quatuor. Ce traité Des erreurs de la Trinité (ou plutôt Des variations de la Trinité) et ces Dialogues sur le même sujet exposaient, sous une forme trop peu lucide pour nous, mais qui l’était assez pour les contemporains, le système philosophique et théologique de Servet, c’est-à-dire un panthéisme radical. Le succès de ces écrits, sans être éclatant, fut cependant assez grand pour inquiéter et scandaliser les théologiens.
Tout à coup, soit prudence, soit caprice, Servet quitta l’Allemagne, dit adieu à la théologie et vint à Paris étudier la médecine sous deux des plus illustres maîtres du temps, Sylvius et Fernel. Après de brillantes et rapides études, il prit le bonnet de docteur et professa quelque temps à Paris. Comme médecin, il acquit une grande célébrité et fut un des savants les plus profonds de son siècle. C’est à lui qu’on doit, sinon la découverte, du moins la première idée de la circulation du sang (v. Harvey), la description assez précise de la circulation pulmonaire et du rôle de la respiration dans la transformation du sang veineux en sang artériel. Il mentionna aussi le rôle des valvules du cœur dans le mouvement de diastole et de systole, qui n’a pas encore lieu dans la vie intra-utérine, mais qui s’opère aussitôt après la naissance. En ce genre d’études, comme dans les questions théologiques, Servet est lui-même, c’est-à-dire un esprit exubérant, déréglé, inégal, aussi profondément sagace parfois que chimérique ailleurs, et toujours très-attaché à ses propres opinions, très-peu soucieux de respecter la tradition, témoin son Traité des sirops [Syruporum universa ratio] (Paris, 1537, in-4o), auquel il ajouta ces mots significatifs : Ad Galeni censuram diligenter exposita. Cet ouvrage rompt en visière avec la Faculté et propose de substituer aux vieux errements médicaux une prétendue méthode supérieure. Le démêlé s’envenima au point de nécessiter l’intervention du parlement.
Au milieu même de ces débats scientifiques, qui eussent dû, semble-t-il, absorber toutes ses pensées, le jeune Villeneuve (c’était le nom que Servet avait pris en France) revenait encore en secret à sa passion favorite. Il écrivait à Calvin pour obtenir de lui une conférence ou discussion (disputatio) sur des matières théologiques. Le lieu et le jour fixés, il parait, d’après Théodore de Bèze, que Servet manqua au rendez-vous ; on peut supposer, en tout cas, que ce ne fut pas par crainte de se mesurer avec le grand théologien réformé. En 1534, pressé par le besoin, il se rendit à Lyon et entra comme correcteur dans une imprimerie, où il publia, annotée par lui, la Géographie de Ptolémée (1535, in-fol.), une Bible annotée aussi, des arguments pour la Somme théologique de saint Thomas et quelques autres compilations. En 1537, il revint à Paris et obtint du parlement un arrêt qui mettait fin aux poursuites dirigées contre lui par la Faculté de médecine. En 1538, il s’établit à Charlieu, près de Lyon, comme médecin. Enfin, en 1541, il eut la bonne fortune de rencontrer à Lyon Pierre Paulmier, archevêque de Vienne (Dauphiné), homme d’un esprit bienveillant, libéral et favorable aux savants. Pour mettre Servet à l’abri des persécutions, P. Paulmier lui offrit l’hospitalité dans son propre palais à titre de médecin. Dans cet asile sûr, Servet put pratiquer son art et continuer à travailler pour les libraires. Recherché par l«s premières familles de la province, estimé comme médecin, honoré comme ami de l’archevêque, aimé pour son caractère doux et agréable, il eût pu passer à Vienne des années heureuses si son humeur inquiète et sa passion pour la théologie militante ne l’avaient jeté encore une fois dans les discussions religieuses. Le désir qu’il avait de creuser avec ses propres forces ces questions, si brûlantes alors, le poussait à tenter une réforme plus complète et plus logique que celle de Luther et de Calvin, la reconstitution du pur christianisme, c’est-à-dire de ce qui était, suivant lui, la religion primitive et authentique du Christ. Confiant en ce qu’il croyait la vérité, il ne douta pas qu’elle ne dût éclater à tous les yeux, et il n’avait pas de plus vif désir que celui d’en faire l’épreuve sur le chef même de la Réforme française, Calvin. Mis en relation avec lui par Frellon, libraire de Lyon, il lui écrivit, lui communiqua quelques manuscrits où Calvin découvrit tout autre chose qu’une restauration du christianisme ; il y vit un panthéisme très-caractérisé. Servet, du reste, exposait ses vues à Calvin en le traitant d’égal, sinon d’inférieur. Cette arrogance ne contribua pas peu à irriter le réformateur, qui rompit en février 1546 toute relation avec son adversaire. À cette époque (13 février 1546) Calvin écrivait à Farel la lettre où se trouvent ces paroles sinistres : « Servet m’a envoyé un énorme volume de ses rêveries en m’avertissant, avec une outrecuidance fabuleuse, que j’y trouverais des merveilles inouïes. Il m’offre de venir ici (à Genève), si cela me convient ; mais je ne veux pas y engager ma parole, car, s’il venait, je ne souffrirais pas, pour peu que mon autorité eût de puissance, qu’il en sortît vivant. » Abel Popin, prédicateur genevois, et Pierre Viret, réformateur de Lausanne, à qui Servet s’adressa encore, le repoussèrent également, et force lui fut d’essayer seul la réforme radicale à laquelle il se croyait appelé. Un libraire de Bâle ayant refusé d’imprimer le livre qui devait être le manifeste de cette réforme, Servet décida deux imprimeurs de Vienne, Balthazar Arnollet et Guillaume Guéroult, a établir un atelier clandestin. Ainsi vit le jour le fameux traité Christianismi restitutio. (Pour l’analyse de ce traité et pour l’histoire du volume, qui est très-curieuse, v. Restitution du christianisme.) Cet ouvrage était moins l’exposition d’une hérésie limitée qu’un plan complet de réforme ; s’il avait pu se répandre, l’effet en eût peut-être été immense et Servet n’aurait pas été considéré comme un simple antitrinitaire, mais bien comme un réformateur. Cependant le souffle d’ardent panthéisme qui anime tout l’ouvrage devait choquer les chrétiens du XVIe siècle, surtout parce que ce panthéisme s’appliquait à transformer ou plutôt à bouleverser la christologie orthodoxe.
Le livre était à peine sorti de la presse et n’était pas encore en vente qu’un exemplaire en était arrivé à Genève, et ce fut cet exemplaire qui, dénoncé aux autorités catholiques de France par une main protestante de Genève, amena la condamnation de Servet. Calvin y fut-il pour quelque chose ? C’est ce qu’ont essayé de nier MM. Guizot, Paul Henry, Rilliet de Candolle ; M. Eugène Rambot et quelques autres écrivains suisses laissent la question dans le doute ; M. Galiffe, de Genève, et M. Émile Saisset, dans ses articles de la Revue des Deux Mondes, n’hésitent pas à prononcer la culpabilité de Calvin. Voici les faits allégués de part et d’autre :
Il y avait à Genève, parmi les réfugiés français qui formaient le parti de Calvin, un certain Lyonnais nommé Guillaume Trie ou de Trie, qui, par zèle religieux, dit M. Saisset, et aussi peut-être par suite de mauvaises affaires, s’était expatrié et avait embrassé la religion réformée. Il entretenait une correspondance suivie avec un de ses parents, Antoine Arneys, établi à Lyon, catholique ardent, qui voyait avec grand déplaisir un membre de sa famille engagé dans l’hérésie et s’efforçait de le ramener au giron de l’Église. Ce fut de ces deux hommes que Calvin se servit. Lui seul avait entre ses mains l’ouvrage, non encore livré au commerce et qui ne portait pas de signature ; lui seul en connaissait l’auteur ; et quelque temps après, Antoine Arneys dénonçait le livre à l’inquisition de Lyon, en nommait l’auteur et accompagnait sa dénonciation de l’index et des quatre premières feuilles de la Restitution du christianisme.
Lyon avait alors pour gouverneur et pour archevêque le cardinal de Tournon, si célèbre par son zèle ardent contre les hérétiques. Pour seconder ses vues, il avait demandé à Rome un inquisiteur nommé frère Matthieu Ory, qui prenait la qualité de « pénitencier du saint-siège apostolique et d’inquisiteur général au royaume de France et dans toutes les Gaules. » L’inquisiteur et le cardinal enjoignirent au lieutenant général du roi en Dauphiné, M. de Maugiron, de faire arrêter Michel Servet. Celui-ci, mandé aussitôt chez M. de Maugiron, se disculpa de l’accusation et offrit de faire visiter sa maison ; on n’y trouva rien. Même insuccès chez l’imprimeur Arnollet ; on eut beau interroger tous les ouvriers, aucun ne reconnut avoir travaillé au livre dont on leur montrait deux ou trois feuillets. L’enquête avorta faute de preuves, mais les inquisiteurs ne renoncèrent pas à leur proie. Matthieu Ory dicta à Arneys une lettre destinée à Guillaume Trie, lettre où il le sommait de sortir des généralités et d’envoyer à Lyon le traité entier au lieu des quatre premiers feuillets. Trie n’envoya pas le traité ; à quoi bon, en effet ? Servet et ses imprimeurs pouvaient toujours nier, puisqu’il n'y avait aucun nom d’auteur, de ville ni d’imprimeur. Il fit mieux : il envoya des lettres écrites par Servet à Calvin, dans lesquelles se trouvaient les mêmes propositions hérétiques. « Je vous mettray en main, plus pour le convaincre (répondit-il à son ami, qu’il savait être le confident des inquisiteurs), deux douzaines de pièces escriptes de celuy dont il est question, où une partie de ses hérésies est contenue. Si on luy mettoit au devant le livre imprimé, il le pourroit regnyer, ce qu’il ne pourra faire de son escripture. Parquoy les gens que vous dictes, ayant la chose toute prouvée, n’auront nulle excuse s’ils dissimulent plus ou qu’ils diffèrent à y pourvoir..... Mais je vous confesseray une chose, que j’ay eu grande peine à retirer ce que je vous envoyé de monsieur Calvin ; non pas qu’il ne désire que tels blasphèmes exécrables ne soyent réprimez, mais pour ce qu’il luy semble que son debvoir est, quant à luy qui n’a poinct de glaive de justice, de convaincre plustost les hérésies par doctrine, que de les poursuyvre par tel moyen ; mais je l'ay tant importuné luy remonstrant le reproche de legiereté qui m’en pourroit advenir s’il ne m’aydoit, qu’en la fin il s’est accordé à me bailler ce que verrez. »
Il est donc positif que c’est Calvin qui a fourni les lettres sans lesquelles Servet ne pouvait être convaincu d’être l’auteur du Restitutio christianismi ; or, les livrer à Arneys, c’était livrer l’auteur au bourreau, comme le dit très-bien M. Saisset. L’hypocrisie de Calvin, faisant semblant de se laisser arracher de force ce qu’il brûlait de livrer, ajoute encore à l’odieux de sa conduite, mais elle lui ménage un faux-fuyant. Dans le cours de son procès, Servet l’ayant accusé d’être l’instigateur et le véritable auteur de son arrestation à Vienne : « Il n’est jà besoin, dit Calvin, d’insister plus longuement à rembarrer une calomnie si frivole, laquelle tombe bas quand j’auray dit en un mot qu’il n’en est rien. » Les partisans de Calvin en cette affaire, ceux qui croient qu’il ne fut absolument pour rien dans la condamnation de Servet à Vienne, se basent sur cette affirmation, dont il serait téméraire, disent-ils, d’infirmer la véracité.
L’envoi de Guillaume Trie arrivé à destination, Servet était perdu. Pour ne pas l’alarmer, on le pria de venir en toute hâte soigner des détenus malades à la prison de la ville. Servet donna dans le piège sans défiance et fut aisément arrêté. Les interrogatoires suivirent. On s’y prit habilement ; on lui montra d’abord quelques lignes assez insignifiantes écrites de sa main et qu’il avoua, espérant qu’on lui pardonnerait les légères hérésies qui pouvaient s’y trouver ; mais le lendemain on lui montra toute la liasse de ses lettres à Calvin, qu’il ne pouvait plus désavouer.
Après quelques jours d’incarcération, Servet parvint, grâce probablement à la connivence de quelqu’un des hauts personnages du lieu dont il avait été le médecin et l’ami, à s’évader par un jardin. Le procès continua cependant et se termina par une condamnation à mort, à laquelle Servet n’échappa qu’en quittant le territoire français, après avoir erré sur la frontière pendant trois mois. En sortant de France, il ne savait où aller. Il songea d’abord à l’Espagne, puis à l’Allemagne, et s’arrêta enfin à l’Italie, où les idées avancées en religion avaient plus de chance d’être moins vite poursuivies qu’ailleurs. Malheureusement pour lui, il prit par la Suisse. Le 17 juillet 1553, il arrivait à Genève. Il y resta ignoré pendant trois semaines et fut arrêté le 13 août. On prétend qu’il était allé entendre un sermon de Calvin, poussé par une curiosité bien téméraire. Est-ce un retard, comme Servet l’a dit, l’attente d’une occasion pour s’embarquer sur le Léman ou bien une intention de lutte avec Calvin qui le décida à venir et à séjourner à Genève au péril de sa vie ? On ne sait. Il est probable qu’il n’y a pas là un simple hasard. Servet, non guéri par sa mésaventure, voulut probablement venir braver Calvin jusque dans sa tanière et affronter une discussion publique avec lui. En ce moment, le réformateur était battu vigoureusement en brèche par ses adversaires ; sa situation chancelait. Servet dut vouloir profiter de cette occasion favorable, et, au contraire, Calvin se raffermit à ses dépens, car le bûcher de Michel Servet frappa de terreur tous les esprits.
Aussitôt informé de sa présence à Genève, Calvin ne négligea rien pour exécuter tout ce qu’il annonçait déjà sept ans auparavant. « Je ne veux point nier, dit-il dans l’ouvrage qu’il a publié peu de mois après le dénoûment du drame, que ce n’ait esté à ma poursuite qu’il fut constitué prisonnier. » Les lois de Genève statuaient que quiconque accusait un homme de quelque crime que ce fût devait s’enfermer avec lui en prison, afin d’être puni, s’il l’avait calomnié, de la peine même qu’entraînait l’accusation. Calvin déclara que son temps était trop précieux pour qu’il remplît cette formalité et s’en déchargea sur son secrétaire, Nicolas Delafontaine. La procédure commença immédiatement et fut conduite régulièrement pendant les deux mois suivants.
Calvin dressa un extrait des livres de Servet et même de ses manuscrits, pour servir de guide aux interrogatoires et indiquer les points où il errait. Servet demanda en vain une discussion publique. Dès la seconde séance, Berthelier, fils de l’héroïque libérateur de Genève et chef du parti anticalviniste, parait avoir tenté de défendre Servet contre le ministre Colladon, qui venait de remplacer Delafontaine. Le lendemain, Calvin lui-même entra ouvertement en lice. Pour donner une idée de ces débats, ridiculement atroces, où la vie d’un homme dépendait des subtilités les plus nuageuses de la scolastique, rappelons que Servet était, entre autres choses, accusé d’impiété pour avoir traduit la Géographie de Ptolémée, livre où la terre sainte est, contrairement aux récits bibliques, présentée comme un pays stérile. « Ce vilain chien, dit Calvin, étant ainsi abattu par si vives raisons, ne fit que torcher son museau en disant : « Passons outre, messieurs, il n’y a point là de mal. »
Au fond de toutes les hérésies de Servet, il n’y en avait qu’une, le panthéisme. Voici comment Calvin en arracha l’aveu décisif à la sincérité courageuse de Servet : « Comme il prétendait, dit Calvin, que toutes créatures sont de la substance de Dieu et comme pleines de Dieu, moi, estant fasché d’une absurdité si lourde, répliquay à l’encontre : Comment, povre homme, si quelqu’un frappait ce pain ici avec le pied et qu’il dist qu’il foulle ton Dieu, n’aurois-tu point horreur d’avoir assujetti la maiesté de Dieu à tel opprobre ? Alors il dit : Je ne fay nulle doute que ce banc et ce buffet, et tout ce qu’on pourra monstrer ne soit la substance de Dieu. De rechef quand il luy fut objecté que donques à son compte le diable serait substantiellement Dieu, en se riant, il respondit bien hardiment : En doutez-vous ? Quant à moy, je tien ceci pour une maxime générale, que toutes choses sont une partie et portion de Dieu, et que toute nature est son esprit substantiel. »
Le 21 août, le petit conseil, considérant que « le cas importait à toute la chrestienté, » évoqua l’affaire enlevée aux tribunaux inférieurs. Il décida que, d’une part, on prendrait des informations à Vienne, et que, d’autre part, on demanderait l’avis des autres Églises de Suisse. Il y eut de nouveaux interrogatoires théologiques si abstrus, qu’à peine y peut-on démêler le sens des distinctions ou se jouaient les théologiens du temps. Servet répondit avec une grande présence d’esprit, sans chercher à choquer ses juges, mais en maintenant pourtant ce qui touchait à ses convictions essentielles. On comprit alors qu’il serait par trop monstrueux de condamner un homme pour ses croyances et on tâcha d’insinuer que Servet avait voulu troubler la ville et l’Église de Genève ; on l’appela le Sematteur d’hérésie. Nous laissons à regret les épisodes nombreux et vraiment curieux de ces tristes discussions, où l’on regrette de voir tant de subtilité pédantesque mise au service de tant de cruauté. La réponse de Vienne arriva bientôt, racontant les condamnations de Servet et exigeant qu’il fût remis aux mains des autorités françaises ; les Genevois le retinrent cependant et voulurent avoir le privilège de donner ce grand exemple à la chrétienté, se piquant de prouver ainsi la rigide pureté de leur doctrine. Un incident grave sembla un moment devoir sauver Michel Servet : c’est la querelle de Calvin avec Berthelier et le conseil relativement au droit d’excommunication. Le conseil étant composé en partie de calvinistes, en partie d’ennemis de Calvin et enfin de magistrats indécis et neutres, les fluctuations de l’opinion publique pouvaient amener un revirement favorable à Servet. C’est dans un de ces moments de défiance à l’endroit de Calvin qu’on avait décidé de ne pas s’en rapporter à son accusation et de demander l’avis des Églises suisses. Calvin lutta avec son énergie ordinaire. Disposant de la chaire, il en profita pour y tonner contre Berthelier et les libertins, et puis contre Servet lui-même, qu’il dépeignit à ses auditeurs sous des traits épouvantables. En même temps, il écrivait aux Églises consultées et les pressait de répondre d’une manière favorable ; la recommandation était d’autant plus nécessaire que, dans une affaire précédente, celle de Bolsec, les Églises de Berne, Bâle, etc., avaient recommandé la modération et blâmé l’emploi de la force. Cette fois il n’en fut pas de même. Sans se prononcer pour la peine de mort, les Églises reconnurent toutes la culpabilité de Servet, l’atrocité de ses hérésies, le danger de l’impunité, etc. En attendant l’arrivée de ces avis, le conseil autorisa Servet à soutenir contre Calvin une discussion par écrit. Un des passages les plus remarquables du mémoire de l’accusé, confirmé par d’autres extraits de ses ouvrages, est celui où il pose en principe qu’on ne doit persécuter ni surtout mettre à mort aucun homme pour ses opinions théologiques, fussent-elles même erronées ; c’était là proclamer le principe de la liberté de conscience.
Dans sa prison, Michel Servet était traité avec la plus grande cruauté. Non content de le faire malmener et injurier par ses amis durant les interrogatoires, de le traiter lui-même d’âne, de bélître et de porc, Calvin voulait qu’il goûtât, dans un cachot infect, une anticipation du supplice. « Il me voult ici faire pourrir, écrivait le malheureux aux membres du conseil ; les poulx me mangent tout vif, mes chausses sont deschirées et n’ay de quoi changer ny pourpoint ny chemise, que une meschante. Il y a trois semaines que je demande avoir audiance et n’ay pu l’obtenir. Le froid me tormante grandement, à cause de ma colique et rompute (hernie), laquelle m’engendre des autres povretés que ay honte de vous escrire. C’est grand’ cruaulté. Pour l’amour de Dieu, donnez-y ordre, ou pour pitié ou pour le devoyr ! » À la lecture de cette requête, le conseil voulut ordonner qu’on remit un peu de linge à Servet ; Calvin s’y opposa vivement, il demandait aussi un avocat ; Calvin fit répondre que c’était inutile ; il était, en effet, jugé et condamné d’avance.
Enfin, les lettres des Églises de Berne, Bâle, Zurich et Schaffhouse arrivèrent et mirent fin aux hésitations du conseil. Calvin et son parti avaient épuisé la liste des questions possibles et impossibles. On était entré jusque dans les détails les plus intimes, « comment, vu son grand âge, il s’était pu contenir si longtemps sans se marier, » et d’autres questions qui ne pourraient s’exprimer qu’en latin. 11 n’y avait plus qu’à porter la sentence amplement préparée par ce volumineux dossier. Elle fut prononcée dans la séance du jeudi 26 octobre 1553. Le peu d’amis que Servet avait dans le conseil furent écartes ; Calvin n’y laissa venir ce jour-là que ses créatures et ceux qui au cours du procès avaient montré de l’animosité contre l’accusé. D’après cette sentence, Servet était convaincu d’avoir, tant dans ses livres que dans ses manuscrits, notamment dans son traité De Trinitatis erroribus, « proféré blasphèmes grandement scandaleux contre la sainte et individue Trinité, persévéré en ses faulses erreurs, infectant d’icelles plusieurs pays ; fait imprimer un aultre livre en cachette dans Vienne en Daulphiné, rempli des mêmes hérésies, horribles et exécrables blasphèmes ; d’avoir appelé la Trinité un Cerberus, ou monstre à trois têtes ; d’avoir soutenu que le baptême des petits enfants n’est que diablerie et sorcellerie ; le tout au cruel murtrissement, perdition et ruine de plusieurs pauvres âmes. » Cette curieuse pièce se termine ainsi : « Il nous apert toy, Servet, avoir des longtemps mys en avant doctrine faulse et pleinement héréticale, et icelle, mettant arrière toutes remonstrances et corrections, avoir d’une malicieuse et perverse obstination, persévéramment semée et divulguée jusques à impression de livres publiques contre Dieu le Père, le Fila et le Sainct-Esprit, brefz contre les vrays fondemens de la religion chrestienne, et par cela tasché de faire schisme et troble en l’Église de Dieu, dont meintes âmes ont pu estes ruinées et perdues, chose horrible et espouvantable, scandaleuse et infectante ; et navoir heu honte ny horreur de te dresser toutallement contre la majesté divine et saincte Trinité ; ains avoyr mys peyne et testre employé obstinément à infecter le monde de tez hérésies et puante poyson héréticale, cas et crime d’hérésie griefz et détestable et méritant griève punition corporelle. À ces causes et aultres justes, à ce nous mouvantes, désirans de purger l’Église de Dieu de tel infectement et retrancher dicelle tel membre pourry ; ayans heu bonne participation de conseil avec nos citoyens, et ayans invoqué le nom de Dieu, pour faire droit jugement, séant pour tribunal au lieu de nos majeurs, ayans Dieu et ses sainctes escriptures devant nos yeux, disans au nom du Père, du Filz et du Sainct-Esprit par iceste nostre deffinitive sentence, laquelle donnons ycy par escript, Toy, Michel Servet, condamnons a debvoir estre lie et mené au lieu de Champel, et là debvoir estre a un pilotis attaché, et brusle tout vifz avec ton livre tant escript de ta main que imprimé, jusques a ce que ton corps soit reduict en cendre ; et ainsin finiras tez jours pour donner exemple aux aultres qui tel cas vouldroient commettre. »
Ce jugement rendu par des laïques ignorants contre un théologien accusé d’erreurs métaphysiques serait du plus haut ridicule s’il n était un monument d’iniquité barbare et cruelle ; il fut exécute le lendemain, 27 octobre. Quelques protestations s’élevaient bien dans le peuple et jusqu’au sein des conseils : un jurisconsulte italien, Gribaldo, faillit payer de sa vie cet acte de courage auquel un petit nombre d’hommes hardis se joignirent. Mais ces voix rares et faibles ne pouvaient sauver le malheureux. Il aurait peut-être, s’il l’eût voulu, pu échapper à la mort ; il lui eût suffi de se rétracter comme l’avait fait naguère Bolsec, comme le fil cinq ans plus tard Valentin Gentilis. Servet eut plus de courage, et malgré tout ce qu’a dit Calvin pour noircir les derniers moments de sa victime, s’il laissa échapper des cris de détresse à l’annonce de la sentence ou à la vue du bûcher, il n’en persista pas moins dans son refus courageux de toute rétractation. On ne négligea rien pourtant pour lui en arracher une. Calvin se rendit avec deux conseillers à la prison et l’adjura de se repentir. Servet eut la noblesse de lui dire qu’il lui pardonnait et de lui demander même pardon des violences de langage auxquelles il avait pu se laisser aller contre son accusateur. Un peu après, le réformateur de Neuchâtel, G. Farel, arriva pour assister le malheureux à ses derniers moments. Jusqu’au pied du bûcher, les théologiens restèrent les mêmes, inflexibles et sans pitié. Farel somma Servet de renier ses erreurs, ses mensonges. « Je me suis peut-être trompé, répondit Servet, mais je n’ai ni menti ni péché. » Farel insista, l’engagea à demander aux assistants de prier pour lui ; Servet y consentit avec une humble et vraie piété. Mais Farel voulait une rétractation ; il menaça Servet de ne pas le suivre jusqu’au bûcher s’il persistait à soutenir son innocence. Servet garda le silence. Le cortège ayant traversé la ville sortit par la porte Saint-Antoine et atteignit le plateau de Champel. Là, Servet s’écria : Ô Jésus, fils du Dieu éternel, aie pitié de moi ! La subtilité théologique reparut en ce moment suprême ; on voulut le forcer à dire : Fils éternel de Dieu, au lieu de Fils de Dieu éternel ; il s’y refusa constamment. « Voyez, s’écria alors Farel s’adressant au peuple, quelle force a Satan quand il possède une âme ! Cet homme était grandement savant et il eût pu marcher dans la bonne voie, mais Satan l’a possédé : prenez garde qu’il ne vous en arrive de même ! » Enfin Servet fut lié par le bourreau à un pieu dressé sur le bûcher ; on avait placé sur sa tête une couronne de chaume enduite de soufre et on lia sur sa cuisse la Restitutio christianismi. Le bûcher, formé de fagots verts, s’alluma lentement ; des gens du peuple y jetèrent du bois mort pour abréger les tourments du malheureux ; après avoir poussé un cri déchirant et balbutié jusqu’à la fin une prière, il expira. La tradition représente Calvin caché derrière une fenêtre pour repaître ses regards du supplice de Servet ; vive et symbolique image de l’acharnement passionné et cruel de Calvin contre sa victime. La mort même de Servet n’y mit pas un terme, et, quelques mois après, Calvin publiait un livre où il exposait les abominables erreurs de Servet et chargeait sa mémoire de honteuses et lâches calomnies.
« Les opinions religieuses de Michel Servet, dit M. Émile Saisset, ont exercé une influence considérable sur les esprits de son temps. Il y a eu des servetistes en Allemagne, en Suisse, en Italie. Étroitement liée au protestantisme qu’elle tend à dissoudre et au socinianisme qu’elle vient susciter, l’hérésie de Michel Servet est le lien de ces deux grandes phases du mouvement religieux du XVIe siècle. Ce n’est pas tout : il n’y a pas seulement dans Michel Servet un grand hérésiarque, il y a aussi un philosophe. On doit le rattacher à ce groupe de penseurs qui s’enflammèrent d’enthousiasme pour le platonisme alexandrin. Ce torrent d’idées panthéistes et mystiques qui agita sans la troubler l’âme candide de Marsile Ficin, qui égara Patrizzi et perdit Giordano Bruno, ce même flot entraîna Michel Servet ; mais ce qui le sépare des purs platonisants, ce qui donne à sa doctrine une physionomie originale, c’est qu’il entreprit de fondre ensemble son panthéisme néo-platonicien et son christianisme hérétique ; c’est qu’il essaya, non sans génie, une sorte de déduction rationnelle des mystères du christianisme ; c’est, en un mot, qu’il tenta au XVIe siècle une œuvre qui semblait réservée à la hardiesse du nôtre, une théorie du Christ, ce qu’on appellerait aujourd’hui une christologie philosophique et, qui plus est, une christologie panthéiste. À ce point de vue, Michel Servet se présente aux regards de l’historien sous un jour nouveau. On ne voit plus seulement en lui le rival et la victime de Calvin, le médecin novateur, le chrétien hérésiarque, mais le théologien philosophe et panthéiste, précurseur inattendu de Malebranche et de Spinoza, du Schleiermacher et de Strauss... Esprit confus d’ailleurs, il n’a pas su donner à sa pensée cette précision lumineuse qui fait la vraie force, ce caractère pratique et simple qui donne l’influence. Sa théologie profonde, mais subtile et raffinée, est tombée dans l’oubli, sa philosophie néoplatonicienne a été emportée dans le naufrage ; mais ce qui n’a pas péri, ce qui ne pouvait pas périr, c’est la grande idée d’une explication rationnelle des mystères chrétiens. »