Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/SANTERRE (Antoine-Joseph), célèbre révolutionnaire et général républicain

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 1p. 195-196).

SANTERRE (Antoine-Joseph), célèbre révolutionnaire et général républicain, né à Paris le 16 mars 1752, mort le 6 février 1809. Sans nous attarder à réfuter les fables relatives à ce personnage, et qu’on rencontre dans la Biographie Michaud et un peu partout, nous donnerons ici un résumé succinct, basé sur les faits et sur les documents également authentiques et irrécusables.

Fils d’un maître brasseur, Santerre, qu’on se plaît souvent à représenter comme un démagogue inculte et grossier, reçut une bonne éducation au collège des Grassins ; il suivit même les cours de physique sous l’abbé Nollet et acquit en chimie des connaissances sérieuses qui, plus tard, le mirent à même de faire quelques découvertes précieuses pour la fabrication de la bière.

À l’âge de vingt ans, sa famille l’établit brasseur au faubourg Saint-Antoine, et, dans la même année (1772), il épousa une jeune fille, à laquelle l’attachait une passion romanesque et qu’il eut la douleur de perdre moins d’un an après.

Il chercha quelque consolation dans le travail, dans l’étude des sciences, se lia avec les savants les plus distingués et fit faire des progrès considérables à son art qui, chez nous, était encore dans l’enfance. C’est ainsi qu’il substitua les rigoureuses appréciations thermométriques aux tâtonnements incertains, imagina de faire servir le coke pour la dessiccation de l’orge, employa le premier une machine à vapeur, imita avec perfection les bières anglaises, l’ale et le porter, dont la fabrication resta longtemps une spécialité dans sa famille, etc.

En 1778, il se remaria ; mais il paraît qu’il ne trouva pas dans sa nouvelle épouse l’affection qu’il désirait et que cette union de convenance fut pour lui la source de cuisants chagrins domestiques. Son ardeur au travail fit heureusement diversion à ses peines intimes, sans toutefois les lui faire oublier. Son établissement prit des développements nouveaux et atteignit un haut degré de prospérité. Avant la Révolution, il était non-seulement un des principaux et des plus honorables industriels de Paris, mais encore un des plus populaires et des plus estimés. Sa bienfaisance et sa générosité lui avaient mérité l’affection chaleureuse de la population laborieuse et pauvre de son quartier et le surnom de Père du faubourg. Dans les hivers rigoureux, il employait le plus grand nombre possible d’ouvriers ; dans les disettes, sa maison s’ouvrait pour de nombreuses distributions de vivres ; dans les désastres publics, incendies et autres, le secourable brasseur était toujours un des premiers, avec ses chevaux et ses garçons ; enfin, malades, indigents, insolvables, affligés de toute espèce étaient toujours assurés de trouver chez lui accueil cordial et familier, secours, bons offices et bons conseils.

Quelque prévention que l’on ait, on est bien forcé de reconnaître que, en agissant ainsi longtemps avant les événements, il obéissait à l’impulsion de son cœur, et nullement en prévision d’un rôle à jouer.

En outre, il n’est pas tout à fait puéril de rappeler que ce « faubourien », qu’on a souvent dépeint comme une manière de brute, appartenait à la bourgeoisie riche et cultivée, qu’il était un homme du monde, comme on dirait aujourd’hui, de manières élégantes, amateur de chevaux, habitué du sport, amusement anglais qui commençait à se répandre chez nous, souvent vainqueur aux courses de Vincennes et cité comme un des beaux hommes de Paris et l’un des meilleurs et des plus hardis cavaliers du temps, avec le duc d’Orléans et le célèbre Franconi.

En 1789, Santerre fut au nombre des électeurs nommés par les assemblées primaires pour élire les députés de Paris et le 13 juillet, au moment où la garde nationale de Paris se constituait, il fut nommé tout d’une voix chef de bataillon. Il combattit vaillamment à l’attaque de la Bastille, donna l’idée de mettre le feu à des voitures de fumier et de fagots, pour forcer la garnison à capituler, et s’occupa ensuite de délivrer les prisonniers (qu’il fit soigner chez lui) et d’éteindre le commencement d’incendie qui pouvait se communiquer au magasin des poudres et faire sauter le quartier. Comme récompense de sa conduite, il reçut plusieurs des clefs de la forteresse, qui depuis ont été conservées dans sa famille.

Aux journées d’octobre, il suivit avec son bataillon La Fayette à Versailles et fut chargé de la garde d’une des grilles du château. Pendant la disette de cet hiver de 1789-1790, il fit des sacrifices énormes, acheta partout du riz et des troupeaux de moutons, qu’il faisait accommoder dans sa brasserie, et il nourrissait ainsi tous les pauvres du faubourg. Dans les émeutes de ce temps, qu’on l’accuse d’avoir presque toujours suscitées, il joua, au contraire, un rôle d’apaisement et de conciliation et faillit même compromettre sa popularité, que des émissaires du parti de la cour s’efforçaient de miner par l’intrigue et la calomnie. On fit aussi, cela est avéré, des tentatives inutiles pour le gagner à prix d’argent.

Après le massacre du Champ-de-Mars, il fut, comme beaucoup de patriotes, menacé, poursuivi, et il jugea prudent de se mettre en sûreté pendant quelque temps. L’amnistie rendue lors de l’acceptation de la constitution lui permit bientôt de reparaître au grand jour. Au 20 juin 1792, on le vit à la tête du faubourg et il fut un des chefs de cette manifestation populaire. Il contribua d’ailleurs, avec Pétion, à maintenir une sorte de discipline dans l’envahissement des Tuileries et à empêcher qu’aucune violence sérieuse ne fût commise.

Le 10 août suivant, la Commune l’investit du commandement en chef de la garde nationale parisienne, pour remplacer Mandat, qui venait d’être tué. Il était alors dans tout l’éclat de sa popularité, comme l’a dit le poëte Barthélémy :

Et comme chef unique, ils ont élu Santerre.
C’est le roi des faubourgs, c’est leur Agamemnon,
Un de ceux dont le peuple idolâtre le nom.

Il y avait du danger à accepter ce commandement insurrectionnel ; Santerre n’hésita pas. Il vint à l’Hôtel de ville, au premier ordre de la Commune, et il y fut retenu pour expédier des ordres et prendre les mesures que commandaient les circonstances. Il ne put donc prendre aucune part personnelle à l’attaque du château. Dès son entrée en fonction, il fut chargé de transférer la famille royale au Temple et de veiller à sa garde, de concert avec douze délégués de la Commune, Chargé le 31 août d’aller passer en revue les gardes nationales de Versailles, il ne revint à Paris que le 4 septembre et ne put donc prendre qu’alors quelques mesures pour empêcher la continuation des massacres des prisons. Le 23 octobre, il fut nommé maréchal de camp, toujours comme commandant des sections armées. Dans son poste difficile de gardien du Temple, il montra constamment autant de fermeté que de convenance, et jamais les prisonniers n’eurent à se plaindre de ses procédés.

Le 21 janvier, en vertu de ses fonctions, il dut escorter Louis XVI jusqu’à l’échafaud. Ici se place un épisode dont la célébrité nous impose le récit critique et l’examen.

On attribue communément à Santerre le roulement de tambours qui empêcha Louis XVI d’être entendu de la multitude ou plutôt de la force armée qui remplissait la place. Cependant la chose est douteuse. On sait combien cet épisode est devenu fameux dans les traditions populaires. Ce roulement de tambours a pris avec le temps une importance telle que, si l’on s’en rapportait à ces impressions naïves, on ne serait pas éloigne d’admettre que le roi n’aurait pas été exécuté s’il eût pu parler au peuple et qu’il eût été sauvé par une sorte d’insurrection de la pitié. L’attitude et les sentiments énergiquement exprimés des spectateurs, des sections armées, des fédérés marseillais et autres, les précautions minutieuses qui avaient été prises, les formidables dispositions militaires ne permettent pas d’attacher la moindre importance à cette illusion. Quoi qu’il en soit, cet étouffement de la dernière parole d’un mourant a été justement désapprouvé. Il est probable, cependant, qu’il faut moins y voir un outrage à un ennemi vaincu qu’un excès de précaution qu’aucun danger, d’ailleurs, ne justifiait. La responsabilité doit-elle en retomber entièrement sur Santerre ? C’est une question qu’il serait difficile de résoudre avec une certitude absolue, quand on connaît la multitude des assertions contradictoires qui se sont produites sur ce mince épisode de notre histoire révolutionnaire. Cependant, l’examen scrupuleux des pièces officielles, des journaux du temps, des mémoires, de quelques pièces inédites, des notes mêmes de Santerre et des réclamations de sa famille nous ont conduits aux résultats suivants. Des indices sérieux permettent de conjecturer que le cas où Louis XVI voudrait parler au peuple avait été prévu dans les ordres donnés au commandant en chef des troupes. Or, ce commandant était alors le général Berruyer ; Santerre ne commandait que les sections. Une vingtaine de tambours étaient placés devant l’échafaud pour battre la marche pendant l’entrée et le placement de la force armée sur la place de la Révolution, et vraisemblablement aussi pour couvrir la voix du patient, dans le cas où il aurait prononcé un discours que ses partisans pouvaient attendre comme un signal d’explosion. Cependant, ces tambours cessèrent un moment de battre, soit sur un geste du roi, soit sur l’injonction de Santerre qui, dans une de ses notes, se fait honneur de cette interruption pendant laquelle le prince put prononcer les quelques paroles que l’on connaît. C’est alors que fut exécuté le fameux roulement. Qui en avait donné l’ordre ? Quelques journaux nomment le commandant général ; d’autres ne mentionnent même pas cette circonstance. Le procès-verbal des commissaires du conseil exécutif n’entre dans aucun détail. Le rapport des commissaires de la Commune dit simplement : « Il a voulu parler au peuple ; Santerre s’y est opposé. » Mais ces spectateurs officiels étant placés assez loin, aux fenêtres de l’hôtel de la Marine, les incidents et les détails étaient nécessairement perdus pour eux. Un témoignage plus grave est celui de l’abbé Edgeworth, le dernier confesseur de Louis XVI, qu’il a courageusement assisté jusque sur la plate-forme de l’échafaud. Il désigne comme ayant commandé impérieusement aux tambours de rouler « un homme à cheval en uniforme national. » Or, il semble que, si c’eût été Santerre, il l’eût simplement désigné par son nom. En supposant même qu’il ne connût pas précédemment l’homme qui avait une si bruyante renommée, ne l’avait-il pas vu le matin venir au Temple et se présenter devant le roi, qu’il était chargé de conduire à l’échafaud ? ne l’avait-il pas vu commander les sections et chevaucher pendant ce long trajet près du carrosse où il était lui-même avec le condamné ? ne l’avait-il pas depuis plus de deux heures à ses côtés et sous les yeux ? Cet « homme à cheval » était peut-être un officier des sections, le comédien Dugazon, suivant Mercier, et suivant d’autres un ancien page de Louis XVI, qui probablement exécutait dans cette circonstance un ordre envoyé par Berruyer, peut-être bien aussi transmis par Santerre, dont le rôle aurait alors été tout passif. Les royalistes eux-mêmes ont disculpé le célèbre brasseur. La Quotidienne du 27 janvier 1827 contient à ce sujet un article assez curieux, où elle fait remonter la responsabilité à Berruyer qui, suivant cette version, serait même venu après l’exécution annoncer aux commissaires qu’il avait commandé un roulement « pour étouffer la voix du tyran, pendant que cet imbécile de Santerre perdait la tête et le laissait parler. » Enfin, on a imprimé que le maréchal duc de Trévise avait également désigné Berruyer, en ajoutant que ce général avait reçu du gouvernement des ordres très-positifs à cet égard.

Il paraît donc établi que l’ordre du roulement a été donné par Berruyer, qui commandait en chef, et que si Santerre l’a transmis, ce qui n’est pas très-sûr, il n’a fait que se conformer à l’injonction de son chef.

Un détail assez curieux, c’est que c’est au commandant de la garde nationale de Paris que Monsieur (depuis Louis XVIII) notifia en quelque sorte officiellement sa prétendue qualité de régent et l’avènement fictif de Louis XVII, semblant reconnaître ainsi uniquement le fait de la force, non du droit de la Révolution. Santerre remit cette singulière pièce diplomatique a la Convention.

En mai 1793, il fut envoyé avec une division pour combattre les insurgés vendéens. Ses troupes se composaient surtout de volontaires levés par la Commune de Paris et dont beaucoup n’étaient pas armés ou étaient armés de piques (pour une guerre où, le plus souvent, on ne pouvait joindre l’ennemi). Son corps faisait partie de l’armée de Saumur. Il combattit fort bravement devant cette ville (Moniteur du 16 juin), mais partagea la défaite commune, protégea la retraite avec le général Berthier et sauva la caisse de l’armée et une partie de l’artillerie et des bagages. Il prit encore part à plusieurs autres affaires malheureuses, où d’ailleurs il ne commandait qu’en sous-ordre, repoussa, avec des forces bien inférieures, une vigoureuse attaque des Vendéens à Doué (14 septembre), mais fut battu quelques jours après à Coron. Appelé à Paris pour fournir des renseignements précis sur les événements de cette guerre, il fut ensuite renvoyé à son poste et, quelque temps après, arrêté à Rennes comme suspect d’orléanisme, amené à Paris et enfermé aux Carmes. Il en sortit après le 9 thermidor et donna sa démission. Cette accusation d’orléanisme, dont il fut plusieurs fois victime (il fut de nouveau arrêté, puis relâché en juin 1795), ne reposait d’ailleurs sur aucun fait. Santerre n’était l’agent de personne ; il avait eu autrefois quelques relations purement hippiques avec le duc d’Orléans (tous deux étaient grands amateurs de chevaux) ; mais il était sincèrement attaché à la République, qu’il servit avec un désintéressement tel que, quand il rentra dans la vie privée, il était à peu près ruiné. Pendant sa première détention, sa brasserie s’était arrêtée. Sa femme, qui lui était aussi opposée de principes politiques que de caractère, tira sa dot et tout ce qu’elle put arracher de cette maison en désarroi et vécut, dès lors, seule et à part, non sans persécuter constamment son époux de demandes d’argent. Sa fabrique vendue, ses affaires arrangées, il resta à Santerre une cinquantaine de mille francs pour vivre lui et ses trois enfants.

En 1797, il obtint d’être chargé d’achats de chevaux pour la République. Il voyagea dans ce but en Belgique et en Allemagne, refit ensuite sa fortune par des spéculations heureuses sur les biens nationaux et devint propriétaire de la rotonde du Temple et d’un petit château aux environs de Paris.

Au 18 brumaire, Bonaparte se préoccupa vivement du faubourg Saint-Antoine et de Santerre.il dit brutalement à l’un des directeurs, Moulins : « On me fait savoir que le faubourg Saint-Antoine s’agite. Faites avertir Santerre qu’au premier mouvement je le fais fusiller. »

Mais, d’ailleurs, l’ancien chef du grand faubourg était fatigué de luttes et sa vie politique était bien terminée. Néanmoins, traqué par la police de Bonaparte, il dut se cacher pendant quelque temps, puis parvint à se faire oublier et même à faire admettre son fils comme officier d’état-major et ingénieur géographe dans l’armée. Ami de Berthier, à qui il avait autrefois sauvé la vie, il usa souvent de ses bons offices pour rendre de nombreux services ; car son naturel obligeant et humain, sa facilité à donner, à soulager toutes les misères ne s’étaient pas attiédis. Sous le Consulat, il lui prit la velléité de rentrer dans l’armée, et il s’adressa dans ce but à Bonaparte, qui se borna à le réintégrer dans son grade de général, avec le traitement de réforme, marque de bienveillance qui ne l’empêchait pas de le faire espionner jusque dans son intérieur.

Vers la fin de sa vie, Santerre se laissa entraîner par le beau-père de l’un de ses fils dans des spéculations désastreuses et fut ruiné d’un seul coup si complètement qu’il fut obligé d’abandonner tout à ses créanciers, jusqu’à une partie de sa pension de retraite. Le chagrin, quelques attaques de paralysie, une chute, un affaiblissement des facultés mentales le conduisirent rapidement au tombeau, au milieu de cruelles souffrances (6 février 1809). Il était âgé de cinquante-sept ans.

Bien qu’il fût pour ainsi dire oublié, l’ombrageuse police de l’Empire craignit des funérailles tumultueuses et intercepta, dit-on, les lettres d’invitation ; en sorte qu’il n’y eut presque personne derrière le char funèbre de ce chef révolutionnaire qui avait régné un moment sur Paris, commandé à 100,000 hommes et tenu en quelque sorte entre ses mains les destinées d’un grand peuple.