Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Rocroi (BATAILLE DE), gagnée par le duc d’Enghien (depuis, le grand de Condé) sur les Espagnols le 19 mai 1643

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 4p. 1283).

Rocroi (bataille de), gagnée par le duc d’Enghien (depuis, le grand de Condé) sur les Espagnols le 19 mai 1643, cinq jours après la mort de Louis XIII. Don Francisco de Melos, à la tête d’une armée de 26,000 Espagnols, dont 18,000 fantassins et 8,000 cavaliers, avait envahi la Champagne et investi Rocroi. Le duc d’Enghien, qui venait d’être nommé, à l’âge de vingt ans, gouverneur de cette province, se porta aussitôt au secours de la place assiégée avec 15,000 hommes d’infanterie et 7,000 de cavalerie. Mais alors il reçut la nouvelle de la mort du roi et l’ordre de n’engager aucune action décisive, et, comme on connaissait déjà son impétuosité naturelle, le vieux maréchal de L’Hôpital lui fut adjoint comme conseiller chargé de mettre obstacle aux mesures qui pourraient amener une bataille. Mais le prince sut bien éluder ces ordres timides ; il confia ses projets à Gassion, maréchal de camp, qui ne demandait également qu’à se battre, et tous deux, en dépit de L’Hôpital, conduisirent l’armée si près des Espagnols qu’il n’y eut pas moyen de reculer. D’ailleurs don Francisco, croyant avoir bon marché d’une armée française inférieure eu nombre et commandée par un général de vingt ans, avait même négligé d’occuper les issues qui menaient jusqu’à lui ; il s’était contenté de mander au général Beck l’ordre de venir le rejoindre avec sa cavalerie. Ce fut une raison de plus pour d’Enghien et Gassion de précipiter l’attaque avant cette jonction. Les deux armées occupaient une éminence divisée par un vallon assez profond. Le 19 mai, dès le matin, d’Enghien harangua ses soldats, puis donna le signal de la bataille. « Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, dit Voltaire, attaqua cette infanterie espagnole jusqu’alors invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange ancienne, et qui s’ouvrait avec une agilité que la phalange n’avait pas, pour laisser partir la décharge de huit canons qu’elle avait au milieu d’elle. Le prince l’entoura et l’attaqua trois fois. À peine victorieux, il arrêta le carnage. Les officiers espagnols se jetaient à ses genoux pour trouver auprès de lui un asile contre la fureur du soldat vainqueur. Le duc d’Enghien eut autant de soin de les épargner qu’il en avait pris pour les vaincre. Le vieux comte de Fuentes, qui commandait cette infanterie espagnole et qui, tourmenté de la goutte, se faisait porter en chaise au milieu du massacre et du carnage, mourut percé de coups. Condé, en l’apprenant, dit qu’il voudrait être mort comme lui s’il n’avait pas vaincu. Les Espagnols perdirent 9,000 hommes, tués ou pris, et 20 pièces de canon. Un des chefs de l’armée française ayant demandé à un officier espagnol combien ils étaient avant la bataille : « Il n’y a, répondit-il avec toute la fierté castillane, qu’à compter les morts et les prisonniers. »


Voilà un récit froid et incomplet ; nous allons lui donner le mouvement et la vie en le complétant par la narration épique que Bossuet a faite de cette bataille célèbre, dans le chef-d’œuvre oratoire qui s’appelle l’Oraison funèbre du prince de Condé, et où se trouvent reproduites diverses circonstances que nous avons passées à dessein sous silence.

« À la nuit, qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d’Enghien reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. À la veille d’un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ! Et l’on sait que le lendemain, à son heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

« Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste eu déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porter dans sa chaise et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers les bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier. Mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.

« Pendant que, d’un air assuré, il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie ; on ne voit plus que le carnage ; le sang enivre le soldat jusqu’à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils alors le jeune prince dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi les milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Le prince fléchit le genou, et, dans le champ bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. »

Cette fameuse journée de Rocroi inaugura la gloire militaire de la France et celle de Condé ; à partir de cette époque, la haute idée qu’on avait conçue en Europe des troupes espagnoles tourna en faveur de nos soldats qui, depuis cent ans, n’avaient pas remporté un aussi éclatant triomphe