Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/RETZ (Jean-François-Paul DE GONDI, cardinal DE)

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1087).

RETZ {Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de), né à Montmirail le 20 septembre 1613, d'après l'acte de baptême trouvé à Montmirail par M. Feillet (tous les biographes ont mis octobre 1614), mort à Paris le 24 août 1679. Son père, jaloux de conserver l'archevêché de Paris dans sa famille, le destina à la carrière ecclésiastique ; mais le jeune Gondi, quoique élevé dès sa tendre enfance par saint Vincent de Paul, qu'il avait quitté pour entrer chez les jésuites du collège de Clermont, s'abandonna sans retenue à toutes ses passions et crut trouver dans l'éclat de ses galanteries et de ses duels un moyen sûr de rompre, à force de scandale, les projets de sa famille. Au milieu de ses études théologiques, il se livrait à des méditations bien différentes et qui exercèrent une grande influence sur son orageuse carrière. Les conjurations et les troubles politiques de l'antiquité parlaient bien plus haut à son imagination que les maximes de l'Évangile et c'est sous cette inspiration qu'il écrivit à dix-huit ans la Conjuration du comte de Fiesque, ouvrage qui fit dire à Richelieu, « Voilà un dangereux esprit. » Néanmoins, après un voyage en Italie, la perspective de l'archevêché de Paris le fixa dans sa profession ; il prêcha son premier sermon devant la cour, et ce début d'un prédicateur de vingt-deux ans fut couronné d'un éclatant succès. Quoique mêlé secrètement au complot du comte de Soissons contre Richelieu, il ne s'avança pas assez pour se compromettre et semble même s'être rapproché du ministre, qui le fit désigner par Louis XIII mourant comme coadjuteur de Paris, avec le titre d'archevêque de Corinthe in partibus (1643). Ses largesses secrètes, son activité, ses liaisons soigneusement entretenues avec les chefs de quartier, ses caresses au clergé de son diocèse lui valurent une popularité qu'il enviait plutôt avec les espérances d'un chef de parti qu'avec le désir d'une influence purement pastorale. Mazarin en prit de l'ombrage et, par ses tracasseries, jeta le bouillant coadjuteur dans le parti des mécontents. Toujours tourmenté du désir secret de jouer le rôle d'un chef politique, il se mêla activement aux intrigues de la Fronde (1648-1649), devint l'âme de tous les conciliabules qui organisèrent la révolte dans le parlement et dans les rues de Paris (V. FRONDE). Aidé par Mme  de Longueville, il propagea l'agitation dans les provinces ; mais, toutefois, il refusa constamment de traiter avec l'Espagne. Après le retour de la cour, il obtint l'éloignement de Mazarin et le chapeau de cardinal. Sa lutte contre Condé et les mille intrigues auxquelles il se trouva mêlé ébranlèrent sa puissance et diminuèrent sa popularité. Il fut arrêté en décembre 1652 et mis à Vincennes, sans que le peuple de Paris, qu'il avait longtemps remué à sa guise, prît la moindre attitude de résistance. Transféré à Nantes, il s'évada fort adroitement, voyagea en Espagne, à Rome, dans les Pays-Bas et ne rentra en France qu'après la mort de Mazarin. Il se démit alors (1662) de l'archevêché de Paris, dont il était devenu titulaire après la mort de son oncle, et reçut en échange l'abbaye de Saint-Denis. Louis XIV l'envoya ensuite à Rome siéger au conclave où fut élu Clément IX. Ce fut le dernier acte de sa vie politique. Il passa le reste de sa vie dans la retraite, à l'abbaye de Commercy, en Lorraine, ou à l'abbaye de Saint-Denis. Ce qui étonna le plus ses contemporains, c'est qu'il retrancha tout son train de maison, afin de pouvoir payer les dettes énormes qu'il avait contractées au temps de la Fronde. « Vous savez qu'il s'est déjà acquitté de onze cent mille écus, écrivait Mme  de Sévigné à Bussy-Rabutin ; il n'a reçu cet exemple de personne et personne ne le suivra. Enfin il faut se fier à lui de soutenir sa gageure. » Les dettes du cardinal montaient à plus de 4 millions de livres.

La fin du cardinal de Retz fut aussi mystérieuse que sa vie avait été agitée ; il fut emporté par une fièvre rapide et mourut à l'hôtel de Lesdiguières, près de la Bastille. Pour des motifs restés inconnus, son enterrement eut lieu de nuit, avec une certaine pompe. En qualité d'abbé commendataire de Saint-Denis, il avait le droit d'être inhumé dans la vieille nécropole royale ; sa volonté fut respectée sur ce point, mais le monument qu'il avait, par son testament, ordonné d'élever sur sa tombe ne fut jamais exécuté. Il ne fut pas même placé de pierre tumulaire ni d'inscription, probablement sur l'ordre même de Louis XIV, peu soucieux de voir éterniser la mémoire de l'homme qui avait autrefois mis la monarchie en péril. Mais cette jalousie de Louis XIV est précisément ce qui a assuré le repos aux dépouilles du cardinal ; tandis que les cendres des rois étaient jetées au vent, durant la tourmente révolutionnaire, le cercueil du cardinal de Retz resta paisible dans son coin, près de la grille du chœur, où rien ne trahissait sa présence.

Bien des jugements ont été portés sur ce personnage, dont la vie tout entière paraît une réaction contre la profession où l'avaient jeté les ambitions de sa famille et qui, sans manquer d'esprit et de résolution, s'agita pour faire de grandes choses au milieu de petites intrigues et de petits événements. Une justice que lui ont rendue ses ennemis eux-mêmes, c'est que, s'il changea plusieurs fois de parti, il n'en trahit aucun ; il fut inconstant, mais ne fut jamais un traître. Il a laissé des Mémoires excessivement curieux et qui font partie de la collection des Mémoires sur l'histoire de France. Ils ont été imprimés pour la première fois en 1717 (Nancy), mais d'une façon incomplète ; les éditions depuis 1837 seules ont donné le texte complet, mais très-incorrect, d'après le manuscrit autographe qui se trouve encore à la Bibliothèque nationale ; la seule édition correcte est celle que vient de donner, avec de nombreuses et très-curieuses notes et beaucoup de faits nouveaux, M. Feillet dans la Collection des grands écrivains de France (Hachette, 1872, 2 vol. in-8°). M. Feillet a élucidé avec une grande érudition les points obscurs de la vie et des œuvres du fameux cardinal. Malheureusement il n'a pu combler une lacune regrettable ; les deux cent cinquante premières pages de ces curieux Mémoires, celles où l'auteur racontait les équipées, les duels, les galanteries de sa jeunesse, manquent dans le manuscrit comme dans toutes les éditions ; elles ont été supprimées par les premiers dépositaires de l'ouvrage.

Retz (Mémoires du cardinal de) [1717, 4 vol. in-12]. Ce monument historique est resté un livre à part dans la foule des mémoires qui grossissent les matériaux de l'histoire de France. « Les Mémoires du cardinal de Retz sont écrits, dit Voltaire, avec un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l'image de sa conduite. » Il les composa dans sa retraite de Commercy, vers 1665, avec l'impartialité d'un philosophe, mais d'un philosophe qui ne l'avait pas toujours été. Il ne s'y ménage pas, mais il n'y ménage pas davantage les autres. On y trouve les portraits de tous ceux qui jouèrent un rôle dans les intrigues de la Fronde. Ces portraits, souvent très-naturels, sont quelquefois gâtés par un reste d'aigreur et d'enthousiasme et trop chargés d'antithèses. Si son style conservait partout la même force, les meilleurs historiens grecs et latins n'auraient rien qu'on pût mettre au-dessus ; mais il ne faut pas perdre de vue que la gloire d'écrivain supérieur, qui lui est justement restée, est, comme le fait observer Laharpe, celle à laquelle l'auteur songeait le moins, et qu'il adresse ses Mémoires à une amie intime, comme une confidence épistolaire. Il y parlait de ses galanteries ; ce qui prouverait que sa retraite fut plus philosophique que chrétienne. Des religieuses auxquelles le manuscrit avait été confié rayèrent ce qui regardait ses faiblesses ; mais cette version paraît peu vraisemblable. Dom Calmet, parfaitement au courant de ce qui regarde ces Mémoires, dit que les ratures furent faites par dom Hennezon, abbé de Saint-Méhul, confesseur et ami du cardinal.

Il ressort des Mémoires du cardinal de Retz qu'une pensée sérieuse animait la Fronde et que le coadjuteur avait quelques-unes des grandes qualités qu'il demande à un chef de parti ; malheureusement, la Fronde était composée d'éléments hétérogènes ; c'était en réalité un assemblage de factions. Gondi fut donc obligé de dissiper en intrigues des ressources d'imagination et de jugement qui, dans un autre milieu et à une autre époque, auraient pu être mieux employées.

Le cardinal de Retz s'efforce de prouver que sa conduite avait pour mobile une ambition avouable, et que la Fronde, cette conspiration avortée de passions, de vœux et d'intérêts divers, eut sa raison d'être et son but. D'après lui et en accentuant toutes ses paroles, M. de Sainte-Aulaire a pu dire que la Fronde, considérée à un point de vue général, dans son origine et dans son principe, avait été une réaction nécessaire de l'esprit public, un mouvement tumultueux, il est vrai, de la bourgeoisie, de la magistrature, de la noblesse et même du peuple, comme appoint révolutionnaire, contre la centralisation excessive et illégale, contre la monarchie absolue, contre le despotisme royal, tel que l'avait fait Richelieu. On a même vu dans les menées du turbulent cardinal une pensée d'opposition constitutionnelle.

Une des plus belles pages de ce livre (elle est souvent citée) est celle où le cardinal décrit la vague constitution ou plutôt le néant d'institutions politiques qui régissait la France sous la monarchie absolue. Mazarin avait demandé au parlement s'il prétendait poser des bornes à l'autorité royale, et le parlement avait éludé la réponse. « Si la compagnie se fût prononcée pour l'affirmative, dit Retz, elle eût déchiré le voile qui couvre le mystère de l'État. Chaque monarchie a le sien. Celui de la France consiste dans cette espèce de silence religieux et sacré sous lequel on ensevelit, en obéissant presque toujours aveuglément aux rois, le droit que l'on ne veut croire avoir de s'en dispenser que dans les occasions où il ne serait pas même de leur service de leur plaire. Aussitôt que le parlement eut seulement murmuré, tout le monde s'éveilla. L'on chercha, en s'éveillant, comme à tâtons, les lois ; on ne les trouva plus, l'on s'effara, l'on cria, on se les demanda et, dans cette agitation, les questions que les explications firent naître, d'obscures qu'elles étaient et vénérables par leur obscurité, devinrent problématiques et de là, à la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire ; il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut croire du droit des peuples et de celui des rois qui ne s'accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. » Ces observations sont d'un esprit sagace et pénétrant ; mais s'il voyait clair dans le jeu des rois, de Retz cherchait beaucoup plus à tirer parti de sa clairvoyance dans son propre intérêt que dans intérêt de l'État, et c'est là son infériorité vis-à-vis des grands hommes de la Révolution.

Tandis que les uns ne trouvent en lui qu'un spirituel intrigant, un factieux frivole, capable de soulever une émeute, mais incapable de faire une révolution, d'autres, toujours d'après la lecture de ces mêmes Mémoires, affirment que le cardinal de Retz s'y montrait grand homme d'État, profond politique et le comparent à un Mirabeau auquel il n'aurait manqué que les circonstances. C'est l'opinion de M. de Sainte-Aulaire ; c'est aussi celle de lord Chesterfield. « Les réflexions critiques du cardinal de Retz, dit-il, sont les plus profondes, les plus justes que j'aie jamais lues. Ce ne sont point les réflexions étudiées d'un politique à système qui, sans la moindre expérience des affaires et sans sortir de son cabinet, écrit et débite des maximes : Ce sont les réflexions qu'un grand génie formait d'après une longue expérience et une longue habitude des grandes affaires ; ce sont les conséquences justes tirées des événements et non d'une simple spéculation. » Il faut beaucoup rabattre de ces éloges. « On s'est fait, de nos jours, dit Henri Martin, beaucoup d'illusions sur la portée des vues du cardinal ; s'il est profond dans ses observations, c'est à la manière des poëtes comiques et des auteurs de maximes, et non point à la manière des hommes d'État. Quelques généralités éloquemment banales sur les despotismes nouveaux et les vieilles libertés perdues ne sont pas une théorie constitutionnelle. Que voulait-il ? La monarchie contrôlée par le parlement ? Le parlement n'était qu'un instrument pour lui. La monarchie des états généraux ? En aucune façon ; lorsque l'on réclama les états généraux, il ne s'associa point à cette réclamation. En réalité, il n'eut jamais de système et ne voulut le mouvement que pour le mouvement même. »

Le fait est qu'il est impossible de voir autre chose qu'un brouillon dans l'homme qui a écrit : « J'ai fait les troubles (ceux de la Fronde) parce que je les avais prédits, et je fomente un mouvement révolutionnaire parce que je me suis opposé à la conduite qui l'a fait naître. » Il faut d'ailleurs une grande bonne volonté pour voir dans l'auteur des Mémoires un Mirabeau. Il n'a pas flatté son propre portrait ; il s'y peint tel qu'il est, en s'efforçant cependant de donner à ses vices une sorte d'éclat ; loin de rougir de ses égarements de libertin et de rebelle, d'intrigant et d'hypocrite, il semble regretter le rôle important qui lui fournissait les occasions de s'y livrer. Peu de livres offrent des théories plus complètes de sédition ; on y découvre tous les moyens de tromper et de soulever le peuple ; les maximes les plus hardies s'y présentent sous un aspect séduisant. Le conventionnel Legendre lisait les Mémoires du cardinal de Rets et les appelait le Bréviaire des révolutionnaires.

Reste l'écrivain ; à ce point de vue, le cardinal de Retz a de grandes qualités ; il a du nerf, des lueurs de style qui éclairent la phrase, des bonheurs d'expression qui peignent d'un mot un homme et dessinent un caractère. Retz est plutôt un bon peintre qu'un exact narrateur. D'abord sa mémoire et même son imagination, car son esprit avait une trempe romanesque, le trompent assez souvent. En second lieu, son amour-propre intervient dans ces scènes rétrospectives, malgré un ton de franchise et l'aisance d'une conversation animée qui inspirent de la confiance. Retz cherche continuellement à se faire valoir ; il veut avoir rempli le premier rôle dans toutes les affaires, tenu le fil de toutes les intrigues, entrepris seul les choses les plus hardies. « Le style du cardinal est comme son génie, dit Laharpe, plein de feu et de hardiesse, mais sans régie et sans mesure. On peut reprocher à quelques-uns de ses portraits des antithèses accumulées et forcées ; mais ce défaut, qui est rare chez lui, n'empêche point que le naturel de la vérité ne domine dans sa diction... Il sait raconter et peindre ; mais on voit, par les témoignages de ses contemporains, que sa mémoire le trompe assez souvent sur les faits et les dates et que ses prétentions le rendent quelquefois injuste sur les personnes. Il a beaucoup de franchise sur ce qui le regarde, moins pourtant qu'il n'en veut faire paraître, et son amour-propre, qui le conduisait dans ses écrits comme dans ses actions, avoue quelques fautes, pour faire croire plus aisément à une suite de combinaisons qu'il est trop facile d'arranger, après les événements, pour que l'on puisse toujours les attribuer à la prudence. Malgré cet artifice, ce qu'il peint le mieux dans ses ouvrages, c'est lui-même, et l'on peut dire de lui, comme de César, qu'il a fait la guerre civile et l'a écrite avec le même esprit. Ses inclinations et ses principes percent de tous côtes ; sa politique est tournée tout entière vers les dissensions domestiques ; toutes ses maximes sont adaptées à des temps de cabale et de discorde, et il ne juge presque les hommes que par ce qu'ils peuvent être dans les factions, c'est-à-dire sur le modèle qu'il est plus que personne en état de fournir, d'après lui. Enfin, ses Mémoires, pleins d'esprit, d'agrément, de saillies, d'imagination, de traits heureux, laisseront toujours l'idée d'un homme fort au-dessus du commun. »

Parmi les portraits qu'a tracés la plume hardie du cardinal de Retz, on distingue principalement ceux de la reine, de Mazarin, de Gaston d'Orléans, de Condé, de Turenne, de La Rochefoucauld, de Mme  de Longueville et de son frère, le prince de Conti, de Mme  de Chevreuse et de Mme  de Montbazon, enfin celui de Mathieu Molé. Dans ces petits cadres, le peintre est incomparable ; ses portraits sont moins des figures que des caractères. Une finesse malicieuse, une touche ferme et délicate, un trait acéré, une hardiesse cruelle, telles sont les qualités de son talent en ce genre. Mal en est advenu à Mazarin d'avoir posé devant lui ; cette page satirique a été acceptée par l'histoire.