Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/RABBE (Alphonse), littérateur français

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 2p. 587).

RABBE (Alphonse), littérateur français, né à Riez (Basses-Alpes) en 1786, mort à Paris en 1830. Après avoir fait de brillantes études à l’école centrale des Quatre-Nations, il entra dans l’administration militaire de l’armée d’Espagne, et là, ardent, sans expérience, passionné pour le plaisir, il prit le germe d’une horrible maladie qui empoisonna son existence et le força à changer de profession. Rabbe revint à Paris, où il dut songer à tirer parti de son savoir, n’ayant d’autre moyen d’existence que sa plume. En 1808, il composa l’introduction et plusieurs autres parties du Voyage pittoresque en Espagne par A. de Laborde, et, quatre ans après, il fit paraître un Précis de l’histoire de Russie pour le Tableau de la Russie, publié en 1812 par son compatriote Damaze de Raymond. Quelques autres travaux obscurs lui fournirent des ressources jusqu’en 1814. Toujours souffrant, par conséquent inquiet, chagrin, irritable, il alla réclamer les soins affectueux de sa famille et respirer l’air natal. Ses parents étaient dévoués à la cause royale (1815) ; ils l’attirèrent dans leur parti, et Rabbe y apporta la violence maladive de son humeur. Chargé d’une mission pour les Bourbons d’Espagne, il fut arrêté à la frontière, retenu en prison et ne dut sa délivrance qu’au sanglant désastre de Waterloo. Rabbe avait donné des gages solides à la Restauration triomphante et attendait tout d’elle, mais il fut déçu dans son espoir ; on ne lui offrit qu’un assez mince emploi au ministère des affaires étrangères, parce qu’il n’était ni noble ni titré. Indigné, il refusa cette faveur équivoque, se fit recevoir avocat et inscrire au barreau d’Aix, où il plaida avec quelque succès ; mais, ennuyé bientôt de la procédure, Rabbe se rendit à Marseille en 1819 et publia une brochure intitulée De l’utilité des journaux politiques publiés dans les provinces. En même temps, il fit paraître le premier numéro d’un journal d’opposition, le Phocéen, qui vécut deux ans et succomba après avoir subi plusieurs procès devant la cour d’assises d’Aix. En 1822, Rabbe reprit le chemin de Paris, où il continua à faire avec ardeur du journalisme politique, toujours dans le sens du libéralisme le plus prononcé, et il contribua au succès de l’Album, des Tablettes universelles et du Courrier, dont il devint rédacteur en chef. À la même époque, il travaillait pour les libraires et donnait les ouvrages suivants  : Résumé de l’histoire d’Espagne (1823) ; Résumé de l’histoire de Portugal (1824) ; Résumé de l’histoire de Russie (1825, in-18), pour la collection des Résumés de Félix Bodin ; l’introduction des Mémoires sur la Grèce, par Maxime Reybaud ; l’introduction à l’Histoire du Bas-Empire, par Aimé Millet (1825), et une Histoire d’Alexandre Ier, empereur de Russie (1826, 2 vol. in-8o). Ces ouvrages, écrits avec trop de hâte, pèchent par l’exactitude ; mais Rabbe y a montré, par quelques pages brillantes, ce qu’il eût pu faire avec plus de loisir et dans une condition plus heureuse. En 1827, il travailla à la Biographie universelle et portative des contemporains, dont il fut, mais pendant peu de temps, le directeur. On a cité de lui avec éloge les biographies de Canning, de Catherine II, de Benjamin Constant, de David, etc.

Au milieu de ses luttes contre la maladie et la pauvreté, Rabbe, au lieu d’un régime calmant, faisait un usage immodéré du café pour remonter son énergie, et, lorsque la surexcitation nerveuse lui était devenue insupportable, il la combattait par l’opium. Une inflammation du péricarde s’était déclarée vers la fin de 1829 ; une rechute eut lieu le 27 décembre et il s’éteignit dans la nuit qui commençait une nouvelle année. Il a ordonné que son corps fût conduit directement au champ du repos. Voici le portrait d’Alphonse Rabbe, tracé par Armand Carrel dans le premier numéro du National qui parut le 8 janvier 1830 : « Il était entré dans le monde à la suite de brillantes études, avec un esprit remuant, un caractère intrépide, des passions vives, une belle figure, de l’esprit, du cœur, un geste mâle et parlant, une éloquence noble, hardie, animée, entraînante. Il avait à peine vingt-six ans lorsque l’avenir que lui promettaient tant d’avantages se ferma devant lui sans retour. Il fut atteint d’une horrible maladie dont il ne sortit, au bout de deux ans, que défiguré, mutilé, rendu presque méconnaissable. Ainsi affligé, il lui fallut vivre, après avoir vainement désiré et plusieurs fois tenté de mourir ; mais vivre retiré et presque caché, lui dont le besoin le plus impérieux était de communiquer avec les hommes et d’en être écouté, aimé, applaudi ! La maladie avait encore eu pour effet de ruiner entièrement sa fortune ; il lui fallait écrire pour exister. Vivant en grande partie séparé des affaires courantes, sans intérêt et presque sans espoir personnel dans nos luttes, il ne fit guère en politique que d’éloquents hors-d’œuvre. Il écrivit deux livres d’histoire, des abrégés, des résumés, genre qui ne convenait à aucun talent moins qu’au sien. Ce ne furent que des compilations faites avec hâte et fatigue et dans lesquelles étaient jetées des pages éloquentes, expression de ses misanthropiques douleurs. Comme tous les hommes voués à un extrême malheur, il voyait, il enviait malgré lui des heureux dans tous ceux que le sort avait moins maltraités que lui. Il avait vu successivement tous les hommes de son âge s’avancer en réputation, en situation, en bien-être, suivant les progrès naturels de la vie, et lui, immobile dans la sienne, volontairement exilé des sociétés où le talent est deviné, encouragé, poussé, récompensé, il se regardait trop facilement comme délaissé par ceux qu’à la longue il lui fallait perdre de vue. On pouvait déplorer en lui cette disposition injuste et trop cruellement expliquée par une solitude flétrie et souffrante. Mais bon, aimant, généreux, il était toujours prêt à recommencer la vie, à se reprendre à toutes sortes d’illusions avec le premier jeune homme que le hasard lui faisait rencontrer et qui annonçait quelque avenir. Il avait renoncé pour son compte à la réputation, dont il lui était si douloureux de se sentir digne. La plus douce récompense du talent, celle qui se recueille au sein d’un monde brillant et que, dans son langage figuré, il appelait la gloire argent comptant, devant toujours lui manquer, il n’y avait point de prix équivalent à ses yeux. « Je ne suis, disait-il peu de jours avant de mourir, qu’un surnuméraire dans la vie, qu’un débris d’homme ; je partirai sans avoir rien fait. Heureux si quelques amis ont su ce que je pouvais faire ! » Mais, pour tous ceux qui l’ont fréquenté, pour tous ceux qui l’ont entendu, ne fût-ce qu’une fois, il n’y eut jamais de débris plus noble et plus regrettable. Quand il parlait de lui, de sa vie ; quand il peignait ses impressions, ses souffrances, quand il racontait ce qu’il avait appris ou vu, il était admirable. Alors, son langage si abondant et si riche, sa diction si virile et si noblement accentuée, sa pantomime si spontanée, si heureuse, tout, jusqu’à sa physionomie dévastée, était expression, mouvement, peinture, entraînement. » Rabbe avait dans la conversation des mots heureux, des tours brillants qu’il ne retenait pas et qu’il ne retrouvait plus lui-même la plume à la main. D’ailleurs, un trouble nerveux s’emparait de lui et le faisait souffrir quand il avait écrit un peu de temps. De là vient que sa réputation ne paraissait pas toujours justifiée par ses écrits de longue haleine. M. Jules Claretie a publié en 1866 une étude sur Alphonse Rabbe.