Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution française (HISTOIRE DE LA), depuis 1789 jusqu’en 1814, par M. Mignet

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1120).

Révolution française (HISTOIRE DE LA), depuis 1789 jusqu’en 1814, par M. Mignet (1829, 2 vol. in-8o). Cet ouvrage est un résumé substanciel et raisonné des principaux événements de la Révolution française, à travers ses diverses phases, jusqu’à l’abdication de Fontainebleau et la première entrée des armées alliées dans Paris. L’ouvrage débute par une savante introduction, dans laquelle l’historien énumère les causes principales de la Révolution française et nous parle tout d’abord de la grandeur de ses principes. « Cette Révolution, dit-il, n’a pas seulement modifié le pouvoir politique, elle a changé toute l’existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore ; le sol était divisé en provinces ennemies, les hommes étaient divisés en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs, quoiqu’elle eût conservé ses distinctions ; le peuple ne possédait aucun droit, la royauté n’avait pas de limites et la France était livrée à la confusion de l’arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des privilèges des corps. À cet ordre abusif, la Révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l’arbitraire par !a loi, le privilège par l’égalité ; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, le sol des barrières des provinces, l’industrie des entraves des corporations et des jurandes, l’agriculture des sujétions féodales et de l’oppression des dîmes, la propriété des gênes des substitutions, et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple. »

Le livre tout entier est écrit dans cet esprit libéral, qui a du reste présidé aux ouvrages publiés sur la même matière par MM. Louis Blanc, Thiers et Michelet. Il y a toutefois entre ces historiens et M. Mignet cette différence que, tandis que M. Thiers est visiblement partisan de la royauté constitutionnelle, M. Michelet partisan de la République et M. Louis Blanc partisan de la République démocratique et sociale, on ne voit pas à quel parti politique appartient M. Mignet, tant il prend soin de se montrer impartial. Libéral par raison et par conviction, il est impartial par équité et par conscience. Il dit leur fait sans déguisement et rend justice sans faiblesse à tous les hommes, à tous les partis, comme a voulu le faire Edgar Quinet. Chez la plupart des historiens, Louis XVI, Robespierre, Saint-Just, les girondins et les montagnards ont été l’objet d’appréciations excessives, soit dans l’éloge, soit dans le blâme. Cette critique passionnée est inconnue à M. Mignet. Voici son jugement sur Louis XVI : « Ainsi finit, après un règne de seize ans et demi passé à chercher le bien, le meilleur, mais le plus faible des monarques. Ses ancêtres lui léguèrent une révolution. Plus qu’aucun d’eux il était propre à la prévenir ou à la terminer, car il était capable d’être un roi réformateur, avant qu’elle éclatât, ou d’être ensuite un roi constitutionnel. Il est le seul prince peut-être qui, n’ayant aucune passion, n’eut pas celle du pouvoir, et qui réunit les deux qualités qui font les bons rois, la crainte de Dieu et l’amour du peuple. Il périt victime des passions qu’il ne partageait pas, de celles de ses alentours qui lui étaient étrangères et de celles de la multitude qu’il n’avait pas excitées. » On ne peut reprocher à ce jugement qu’une indulgence excessive. Après le sombre portrait tracé par M. Thiers et l’apologie un peu trop emphatique que l’on trouve dans les Girondins de Lamartine, qu’on lise l’appréciation aussi ferme que modérée de M. Mignet sur Robespierre. « Cet homme, dont les talents étaient ordinaires et le caractère vain, dut à son infériorité de paraître des derniers, ce qui est un grand avantage en révolution, et il dut à son amour propre ardent de viser au premier rang, de tout faire pour s’y placer, de tout oser pour s’y soutenir. Robespierre avait des qualités pour la tyrannie ; une âme nullement grande, il est vrai, mais peu commune ; l’avantage d’une seule passion, les dehors du patriotisme, une réputation méritée d’incorruptibilité, une vie austère et nulle aversion pour le sang. Il fut une preuve que, au milieu des troubles civils, ce n’est pas avec son esprit qu’on fait sa fortune politique, mais bien avec sa conduite, et que la médiocrité qui s’obstine est plus puissante que le génie qui s’interrompt. »

Écrite avec ce calme inaltérable, l’Histoire de la Révolution par M. Mignet n’a rien de ce caractère dramatique et presque romanesque qu’elle acquiert sous la plume de Michelet. Comme lui, cependant, M. Mignet appartient à l’école philosophique et ne se borne pas au simple récit des faits ; il recherche minutieusement les causes et les conséquences, afin de s’élever à des considérations d’un ordre supérieur, toutes au profit des principes de justice et de liberté. M. Mignet voit dans les grandes évolutions des sociétés une sorte de fatalisme qui, pour n’avoir rien de providentiel, ne lui semble pas moins irrésistible. D’après cette doctrine, étant donnée la situation politique et morale de la France en 1789, la Révolution française était imminente et inévitable ; bien plus, elle devait fatalement traverser ses phases diverses pour aboutir infailliblement à l’Empire, Toutefois, M. Mignet ajoute : « Il serait pourtant téméraire d’affirmer que la face des choses n’eût pas pu devenir différente ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est que la Révolution, avec les causes qui l’ont amenée et les passions qu’elle a employées ou soulevées, devait avoir cette marche et cette issue. » Ainsi formulée, cette théorie de M. Mignet n’a rien d’incompatible avec la liberté de l’homme. Elle ne lui refuse pas la faculté de modifier et même quelquefois de supprimer les causes ; mais ces causes subsistant et se maintenant, elle refuse à l’homme le pouvoir d’en empêcher les effets. Il ne faut pas méconnaître cependant que cette théorie tend à restreindre l’importance attribuée sur le cours de la Révolution aux grandes individualités de cette époque. M. Mignet est trop logique pour ne pas admettre cette conséquence. Aussi, ni Mirabeau, ni Danton, ni Robespierre, ni Bonaparte lui-même ne lui semblent-ils avoir été indispensables à l’accomplissement des destinées de la Révolution. Il n’accepte pas les hommes providentiels. Un autre point important du système de M. Mignet est qu’il prend volontiers la raison d’État pour critérium moral des actes politiques. Salus populi suprema lex esto, telle est sa doctrine, comme elle était celle du sénat romain et du comité de Salut public, qu’il absout assez clairement dans les lignes suivantes, où il ne dissimule point sa prédilection pour les montagnards dans leur lutte contre les girondins : « Il est douteux que les girondins eussent triomphé, même en se montrant unis, et surtout que, en triomphant, ils eussent sauvé la Révolution. Comment auraient-ils fait, avec des lois justes, ce que les montagnards firent avec des mesures violentes ? Comment auraient-ils vaincu les ennemis étrangers sans fanatisme, comprimé les partis sans épouvante, nourri la multitude sans maximum, alimenté les armées sans réquisitions ? Si le 31 mai avait eu lieu en sens inverse, on aurait vu dès lors ce qui se montra plus tard, le ralentissement de l’action révolutionnaire, les attaques redoublées de l’Europe, la reprise d’armes de tous les partis, les journées de prairial sans repousser la multitude, les journées de vendémiaire sans pouvoir repousser les royalistes, l’invasion des coalisés et, d’après la politique d’usage à cette époque, le morcellement de la France. La République n’était pus assez puissante pour suffire à tant d’attaques, comme elle le fit après la réaction de thermidor. »

Comme chez tous les historiens de l’école philosophique, on rencontre fréquemment dans les ouvrages de M. Mignet des considérations profondes sur les hommes, les choses et les événements. En voici une, comme spécimen : « Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche et tout la sert. Heureux alors les hommes s’ils savaient s’entendre, si les uns cédaient ce qu’ils ont de trop, si les autres se contentaient de ce qui leur manque ; les révolutions se feraient à l’amiable et l’historien n’aurait à rappeler ni excès ni malheurs ; il n’aurait qu’à montrer l’humanité rendue plus sage, plus libre et plus fortunée. Mais jusqu’ici les annales des peuples n’offrent aucun exemple de cette prudence dans les sacrifices. Ceux qui devraient les faire les refusent, ceux qui les demandent les imposent, et le bien s’opère, comme le mal, par le moyen et avec la violence de l’usurpation. Il n’y a pas eu encore d’autre souverain que la force. »

En somme, l’ouvrage de M. Mignet est remarquable tant au point de vue de la largeur des idées qui l’animent que sous celui du style, qui est ferme, châtié et convient absolument à l’historien.