Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/QUINET (Edgar), philosophe, poëte, historien et homme politique français

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 2p. 549-552).

QUINET (Edgar), philosophe, poëte, historien et homme politique français, né à Bourg (Ain) le 17 février 1803. Il était d’une ancienne famille de la Bresse, dont plusieurs membres furent des magistrats distingués. Son père, Jérôme Quinet, commissaire des guerres sous la République et durant les premières années de l’Empire, a laissé la préface d’un grand ouvrage : Sur les variations magnétiques et atmosphériques du globe. Edgar Quinet avait trois ans quand sa mère l’emmena rejoindre son père, alors attaché à l’armée du Rhin. Il vécut pendant de longs mois au milieu des soldais, qui l’avaient nommé l’Enfant du drapeau, et c’est là qu’il apprit, dit-il, à prononcer le nom de patrie.

De retour en Bresse au commencement de 1807, il passa son enfance à la campagne avec sa mère, qui s’occupa seule de son éducation première ; les leçons qu’il reçut d’elle exercèrent une influence considérable sur son développement moral et intellectuel ; à la grâce railleuse du XVIIIe siècle, elle alliait les qualités sévères et graves qu’elle devait à une éducation protestante.

Après avoir fait son éducation primaire d’une façon aussi irrégulière qu’originale, le jeune Edgar entra, en 1811, au collège de Charolles. Son professeur était un ancien capitaine de dragons, qui se plaisait moins à apprendre à ses élèves l’orthographe et le rudiment qu’à leur raconter ses campagnes. Les classes se passaient le plus souvent en répétition de manœuvres représentées sur la table au moyen de livres rangés en bataille. Par malheur, bientôt l’administration de la guerre s’empara du vieux couvent où se faisaient les classes et le remplit de fourrage ; l’élève n’eut plus pour maîtres qu’un vieux prêtre délié de ses vœux, marié et, comme tel, montré au doigt par tous les habitants, et un pauvre professeur de musique, vrai neveu de Rameau, qui, en lui faisant chanter la Marseillaise, oubliée par tout le monde dans le pays, ouvrit sa jeune âme aux sentiments patriotiques. Sa mère se chargea de la plus forte part de son éducation, qui consista en lectures faites à peu près au hasard, Hamlet, Macbeth, les Caractères de La Bruyère, tout le théâtre de Racine, de Corneille et de Voltaire et les Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël.

Les tragiques événements de 1814 et 1815 furent pour lui la première initiation à la vie politique ; les hontes essuyées par la France, puis le retour de Napoléon de l’Île d’Elbe, Waterloo, la présence des alliés en France firent sur son imagination une impression ineffaçable, dont la trace, brûlante encore, devait se retrouver, bien des innées plus tard, dans les poëmes d’Ahasverus et de Napoléon. Il faut lire, dans son Histoire de mes idées, le récit vibrant de cette indignation toute française d’un enfant de douze ans. Mis au collège de Bourg à la fin de 1815, il y fit sa première communion, non sans témoigner dès lors les sentiments les moins orthodoxes.

En 1817, il vint finir ses études au lycée de Lyon, où il se plongea dans l’étude des classiques, surtout des poètes et des historiens, avec une ardeur passionnée. Un moment il fut sur le point de faire de l’histoire de nos origines nationales l’objet de ses études de prédilection ; il composa même un Commentaire de Grégoire de Tours, resté inédit. En même temps, il entama l’étude des mathématiques, auxquelles l’initia un professeur qui, nous dit-il, « adorait à la fois les contes de fées et le calcul intégral », M. Chachuat. Parmi les lectures qu’il entassait alors et qui enflammaient déjà son imagination, c’est celle d’Atala et René qui détermina sa vocation littéraire en le jetant dans une sorte d’enthousiasme poétique permanent.

Reçu comme admissible aux examens de l’École polytechnique et n’ayant encore que dix-sept ans, il abandonna, avec le consentement de son père, les études scientifiques et revint à Certines, au sein de cette nature sauvage qui, dans son enfance, lui avait déjà inspiré un si vif amour. Mais, tandis qu’il s’abandonnait à ses rêves, à ses lectures et à ses promenades, son père, impatient de lui voir choisir un état, l’emmena à Paris pour le faire entrer à l’École polytechnique. Le jeune homme se refusa énergiquement à suivre une carrière qui l’obligerait à servir le drapeau blanc, et son père finit par consentir à lui laisser étudier le droit. Il y apporta le même zèle de travail qu’il avait déjà montré en d’autres études. Un peu après, on lui fit interrompre ses cours pour le placer chez un banquier ; mais il avait l’imagination trop rêveuse et l’humeur trop indépendante pour se plaire dans cette position nouvelle ; il la quitta et reprit l’étude du droit. Là même, esprit généralisateur et poëte, il s’attachait aux grandes vues d’ensemble, aux considérations philosophiques bien plutôt qu’à l’étude technique des détails. Néanmoins, grâce à l’effort qu’il fit sur lui-même, grâce aussi à son étonnante facilité, il se tira sans encombre de ses trois premiers examens. Il composa même un ouvrage, resté inédit, sur l’interprétation historique et philosophique des lois. Si ces graves études étaient publiées, dit M. Saint-René Taillandier, « elles montreraient bien quelle préparation laborieuse a précédé chez lui les mystiques ivresses de l’imagination. »

Dans un dernier hiver qu’il passa au foyer domestique à Certines, tout en traçant le plan de plusieurs grands poèmes, il aborda sans autres ressources que celles d’une imagination juvénile la philosophie de l’histoire. Il entreprit une Histoire de la conscience humaine et de la personnalité morale, puis une étude considérable sur les Institutions politiques dans leurs rapports avec la religion, où les principales époques de la civilisation chrétienne étaient personnifiées soit par un saint, soit par un monument. Tous ces travaux sont restés inédits. Enfin le nom de Herder et le sujet de son livre, Idées sur la philosophie de l’histoire, fixèrent l’attention du jeune historien philosophe ; il songea à le lire, c’est-à-dire à le traduire. Il fallut apprendre l’allemand. Cette grande entreprise faillit être gravement déconcertée par un voyage en Amérique. Déjà le jeune homme était en Angleterre, où il comptait se familiariser par avance avec la langue et les mœurs anglo-saxonnes ; il y rencontra sur son chemin le volume de Herder traduit en anglais, qui lui fit oublier son départ. Au bout d’un an, toutefois, il allait s’embarquer sur un paquebot transatlantique, quand une lettre de sa mère le rappela au chevet de sa sœur mourante. Il revint, elle guérit, mais le voyage d’Amérique n’eut pas lieu. Quinet s’en consola en publiant une œuvre de ses vingt ans : les Tablettes du Juif errant (1823), fantaisie satirique, première, et vive critique des systèmes philosophiques et littéraires du temps, qu’il accusait de ne savoir faire autre chose que « redorer de vieilles superstitions et de vieilles chaînes. » Les Tablettes du Juif errant ont été réimprimées depuis à la suite d’Ahasvérus. Peu à peu la traduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité de Herder, faite d’abord sur l’anglais, puis sur le texte original, fut menée à bonne fin et put paraître en 1825 (3 vol. in-8o) avec une introduction où ce penseur de vingt-deux ans examinait, discutait et jugeait les plus grandes théories sur l’histoire de l’humanité. Le patriarche de la littérature allemande, Goethe, daigna rendre compte de la traduction des Idées sur la philosophie de Herder et recommanda l’introduction qui la précède. En France, le succès ne fut pas moindre. Edgar Quinet, qui jusqu’alors avait eu pour unique protecteur le vaudevilliste Bayard, osa aller offrir un exemplaire de son travail à M. Cousin. Le philosophe le reçut à la manière antique, étendu sur son lit, mais avec une grande bienveillance. Ayant lu le livre du jeune écrivain, il s’écria : « Mais, c’est le début d’un grand écrivain ! » C’est chez Cousin qu’Edgar Quinet rencontra Michelet, qui venait présenter au maître son travail sur Vico ; et c’est de là que date la constante amitié de ces deux hommes qui, en dépit de toutes les divergences d’idées, ont donné à notre temps le modèle d’un demi-siècle d’étroite et indissoluble affection.

Edgar Quinet ne resta pas longtemps à Paris pour jouir de son premier succès. En 1827, on le retrouve en Allemagne, étudiant la philologie, se liant avec les hommes les plus célèbres de l’université d’Heidelberg : avec Niebuhr, Schlegel, Tieck, Goerres, Uhland, Daub, et surtout avec le professeur Frédéric Creutzer, qui l’initiait au symbolisme religieux de l’antiquité. Tout en s’enivrant ainsi de la science et de la poésie allemandes, il complétait sa pieuse étude sur son premier maître par la publication de son Essai sur les œuvres de Herder, C’est également de cette époque (1828) que date un petit opuscule, De l’origine des dieux, qui contient le germe du Génie des religions, et l’élaboration d’un ouvrage sur le Génie des races germaniques, auquel l’auteur a longtemps travaillé sans y mettre la dernière main, et dont il a utilisé les matériaux dans l’Histoire de la poésie et dans Allemagne et Italie. Cette même année, Quinet écrivit au chef du cabinet, M. de Martignac, pour lui demander d’adjoindre à l’armée, envoyée en Morée au secours des Grecs, une expédition scientifique sur le plan de celle d’Égypte. Cette idée ayant été adoptée, il fut élu par l’Institut membre de la commission scientifique de Morée et il partit, malgré les instances de Cousin, qui voulait le retenir. Quinet visita la Grèce en un moment unique. La peste et la guerre dévastaient encore la vieille Hellade ; mais on assistait en même temps à un sublime spectacle, à la résurrection d’un peuple. La relation de ce voyage parut sous le titre suivant : De la Grèce moderne et de ses rapports avec l’antiquité (1830, in-8o).

À son retour de Grèce, le jeune voyageur éprouva une indicible joie. Du plus loin qu’il aperçut les côtes de France, il reconnut le drapeau tricolore replanté sur le sol par la révolution de Juillet. Quinet ne se borna pas à exhaler son enthousiasme politique en œuvres de poésie et de littérature. Par plusieurs brochures : De la philosophie dans ses rapports avec l’histoire politique, l’Allemagne et la révolution, Système politique de l’Allemagne, Avertissement à la monarchie de 1830, il se jette dans le mouvement contemporain, s’élançant même bien loin au delà, car déjà il affirme ses opinions républicaines ; dix-sept ans à l’avance, il marque et décrit la décadence et la chute du système bourgeois adopté par Louis-Philippe, prédit l’avénement prochain de la démocratie ; mais en même temps il publie nombre de travaux purement littéraires et scientifiques, principalement dans la Revue des Deux-Mondes, où parurent : De la révolution et de la philosophie, De l’épopée des Bohèmes, Du génie des traditions épiques de l’Allemagne du Nord, De l’art en Allemagne, etc. ; il s’enfonce dans les bibliothèques, y retrouve les Épopées inédites du XIIe siècle et appelle le ministère à son aide pour reculer de trois siècles l’horizon de notre histoire littéraire. Mal secondé par le ministère et par les savants officiels, il remet à plus tard l’achèvement de ses fouilles littéraires, content d’avoir ouvert une voie où ses contradicteurs mêmes devaient entrer. Il trouva pourtant des défenseurs aussi ardents que ses ennemis : au premier rang, Michelet, Charles Magnin, Jules Janin et Lamennais, qui lui ouvrit les colonnes de l’Avenir, où il publia son rapport. Depuis lors, la découverte d’Edgar Quinet a reçu une éclatante consécration par l’impression des poëmes manuscrits de la Bibliothèque nationale, sans que nul témoignage public autre que ceux de M. Henri Martin et de M. Saint-René Taillandier, dans la Revue des Deux-Mondes, en ait attribué l’honneur et le premier mérite à celui qui avait précédé dans cette voie tous les autres, même le docte et ingénieux Fauriel.

Vers la même époque (juin 1831), M. Quinet publia sous ce titre : De l’avenir des religions, un remarquable article de quelques pages, provoqué sans doute par les nouveautés religieuses qui occupaient la France à cette époque, où il trace à larges traits le plan d’une Histoire générale des religions, et conclut à l’anéantissement des vieux dogmes ou plutôt à leur fusion dans une religion humanitaire du droit et de la liberté.

Durant son séjour à Paris, après la révolution de 1830, Quinet acheva de se former dans l’intimité des Ballanche, des Ampère, des Fauriel, des Magnin et dans le salon de Mme Récamier, où il connut tout ce qu’il y avait alors en France de plus illustre. Après la mort de son père, de 1832 à 1833 il fit un voyage en Italie. C’est là qu’en étudiant les monuments, les hommes, les mœurs, la religion et les révolutions, à Venise, à Florence, à Rome, à Naples, il finit Ahasvérus. On sait que ce grand poème allégorique en prose n’est point, quoiqu’on l’ait dit, un chant de désespoir, mais au contraire un chant de rénovation. On y trouve l’exacte expression d’une maladie que l’auteur nomme « le mal de l’attente. » Ahasvérus errant, c’est « l’esprit enfiévré qui cherche à travers l’ombre le soleil qui va venir », c’est « l’humanité sourdement travaillée dans ses entrailles comme si elle allait enfanter un Dieu. » Le poëme d’Ahasvérus (1833, in-8o), dont nous avons parlé dans un article spécial, remua profondément les esprits sérieux. Cependant ce genre de poésie nuageuse et mystique n’eut pas un succès général. Beaucoup tournèrent en ridicule la prétention de l’auteur d’avoir écrit « l’histoire du monde, de Dieu dans le monde et enfin du doute dans le monde » ; la plupart avouèrent qu’en tout cas il eût fallu l’écrire plus clairement pour être goûté en France.

D’innombrables articles, publiés pendant le règne de Louis-Philippe dans les revues, dans les journaux et en brochures, attestent l’activité infatigable de l’esprit de Quinet et la part qu’il prit à toutes les luttes de sa patrie. Une pensée principale traverse et pénètre toutes ces œuvres passagères, dont quelques-unes ont été recueillies dans le début du livre Allemagne et Italie ; c’est la conviction que l’esprit moderne a besoin d’unir et de concentrer toutes ses forces pour sortir définitivement du moyen âge, « ce grand tombeau », où le catholicisme cherche à faire rentrer les nations. À la mort de Gœthe, il rendit un dernier hommage au grand poète, tout en protestant contre la théorie de « l’art sans patrie », qui est pour lui « l’art sans cœur ». Aussi applaudit-il au réveil de la nationalité allemande et salue-t-il les poëtes du glaive et de l’action, les Kœrner et les Uhland. Quinet mit alors et depuis la plus généreuse ardeur à extirper les vieilles rivalités politiques entre ceux qui se traitaient respectivement de « peuple d’ombres » et « peuple de singes », et à combattre également la gallomanie et la teutomanie. On sait quelle largeur de vues humanitaires il opposa à la verve cavalière d’Alfred de Musset dans la trop fameuse querelle du Rhin allemand. Le Rhin de Quinet l’emporte autant par la pensée sur celui de Musset, qu’il lui est inférieur par la facture poétique.

Quinet était retourné en Allemagne en 1833 et s’y était marié ; il passa quelques mois à Heidelberg et à Baden-Baden, puis vint faire imprimer à Paris son poëme intitulé Napoléon (1836, in-8o). Laissons-le expliquer lui-même et juger ce poëme. « J’ai choisi Napoléon, dit-il, pour sujet d’un poème héroïque, lorsque ses restes étaient proscrits du monde entier. J’ai dénoncé sa mémoire, sitôt qu’elle est redevenue une puissance. Voilà le seul genre d’adulation dont j’aie à m’accuser… J’ai voulu faire Napoléon plus grand que nature, plus noble qu’il n’a été en effet. Mon héros légendaire est retombé sur moi, il m’a écrasé de ses débris. Il m’est arrivé la même chose qu’à Lucain : l’histoire s’est vengée de lui et de moi en substituant à son César et à mon Napoléon l’implacable vérité. » V. Napoléon.

En 1836, M. Quinet réunit en un volume ses études sur l’Allemagne et ses impressions de voyage en Italie, sous le titre de Voyages d’un solitaire (1836, in-8o).

Pendant toute cette période (1834-1839) Quinet, rêvant une Épopée démocratique qui ne vit pas le jour, s’y préparait par d’immenses et précieux travaux d’histoire littéraire. On ferait presque une histoire universelle de l’épopée avec les articles qu’il publia, tant dans la Revue de Paris que dans la Revue des Deux-Mondes, sur les Poëtes d’Allemagne, Homère, l’Épopée latine, la Poésie épique (1836), l’Épopée française, l’Epopée indienne, l’Unité des littératures modernes, le Génie de l’art (1839), etc. Il sortit de ces travaux une Histoire de la poésie épique, exposé rapide et brillant de la tradition poétique et nationale à travers les âges, de l’Iliade au cycle d’Arthur, des Eddas et des Nibelungen aux chants populaires des Slaves modernes. Enfin le poëme de Prométhée (1838, in-8o), nouvel et grandiose essai dans un genre plus allemand que français, vint fermer le cycle des travaux épiques de Quinet. V. Prométhée.

L’ouvrage intitulé Allemagne et Italie (1839, 2 vol. in-8o), mélange intéressant de critique, de philosophie, de poésie et d’actualité politique, fut mieux accueilli du public, qui y retrouva, groupées et complétées avec talent, quelques-unes des meilleures études publiées déjà par l’auteur. La Critique de la Vie de Jésus par Strauss (1838), faite non pas au nom d’une théologie mesquine, mais dans l’esprit le plus philosophique, et destinée principalement à démontrer la personnalité historique du Christ, fut aussi très-remarquée en France et en Allemagne.

C’est à la fin de 1838 qu’Egar Quinet quitta sa résidence de Heidelberg pour entrer dans l’enseignement public. Il n’était encore pourvu d’aucun grade universitaire supérieur, quand M. de Salvandy le nomma professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Lyon. Il passa, en 1839, son doctorat à Strasbourg, où il soutint une thèse française. Sur l’art, une thèse latine, De indicæ poesis antiquissimæ natura et indole. Il ouvrit son cours, le 10 avril 1839, par une magnifique introduction sur l’Unité morale des peuples modernes. De 1839 à 1840, il entra très-franchement dans la voie qu’il devait suivre jusqu’à ce qu’on l’arrêtât. En attendant, le 29 avril 1839, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Les leçons de Lyon, littéraires et religieuses tout à la fois, roulèrent sur les civilisations antiques et sur les idées dont sortit plus tard le Génie des religions. Elles obtinrent un immense succès ; la jeunesse lyonnaise, éveillée à la vie nouvelle, se rangea autour du maître avec enthousiasme ; M. Victor de Laprade fut un des auditeurs les plus fervents. M. Fortoul, qui depuis fut ministre de l’instruction publique et des cultes, exprimait ainsi son admiration au professeur lui-même : « Ah ! si l’on savait à Paris ce qu’est votre cours, on prendrait la poste pour y assister. » On le sut bientôt, car M. de Salvandy vint s’asseoir un jour sur les bancs de la Faculté des lettres de Lyon, et, après la leçon, il félicita l’orateur du talent avec lequel il avait fait accepter à un auditoire aussi nombreux et aussi divers ses idées sur le christianisme. Ce jour-là, M. Quinet avait montré les rapports de l’Évangile de saint Jean avec la religion des Perses, avec Philon et avec le néoplatonisme. À cette époque, humilié pour la France du rôle que son gouvernement lui faisait jouer dans la question d’Orient, Edgar Quinet, pour exciter la nation à retrouver le sentiment de sa dignité, n’hésitait pas à lancer deux vives brochures, l’une intitulée 1815 et 1840 (1840, in-8o ), l’autre : Avertissement au pays (1840, in-8o), où, « sans amour ni haine pour la couronne », il disait la vérité, toute la vérité, déplorant le divorce de la bourgeoisie avec le peuple, prévoyant déjà l’heure où la caste des enrichis, à force de vouloir être tout, forcerait la prolétariat à la traiter en ennemie ; il montrait au gouvernement sa faiblesse, son impopularité, sa nullité, et concluait en demandant au peuple français de briser la chaîne honteuse des traités de Paris et de Vienne, de « consentir à être ce que la nature l’a fait, le peuple de la démocratie par excellence ! »

Des tendances républicaines aussi hardiment affichées n’empêchèrent point M. Villemain, alors ministre, de créer exprès pour M. Quinet une chaire de littérature méridionale au collège de France (30 juillet 1841). Le professeur refusa d’abord une offre qui pouvait compromettre son indépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui avait érigé la corruption en système ; mais M. Villemain lui répondit aussitôt que le collège de France était précisément l’asile par excellence de la liberté de penser. La nomination ministérielle ayant été confirmée par l’assentiment des professeurs du collège de France, M. Quinet finit par accepter. Il revint à Paris et commença immédiatement ses leçons. Ainsi placé an plus haut degré de l’enseignement public, Edgar Quinet, de concert avec ses deux amis Michelet et Mickiewicz, prit pour mission d’être le guide de la jeunesse française vers la liberté. Durant les trois premiers semestres, étudiant les origines de la pensée méridionale, esquissant ces admirables portraits des grands poëtes italiens du moyen âge, que l’on retrouve achevés dans les Révolutions d’Italie, il sut gagner l’ardente sympathie de ses jeunes auditeurs. D’autre part et en même temps que son frère d’armes, M. Michelet, il déploya le drapeau de la liberté religieuse et philosophique ; il démontra la mortelle influence des jésuites sur les peuples méridionaux en particulier et, en général, sur tous les peuples qui avaient accepté ou accepteraient, de gré ou de force, le poison de leurs doctrines. Publiées en un volume, sous ce titre : les Jésuites (1843, in-8o), les six leçons de M. Quinet eurent sept éditions et de nombreuses traductions anglaises, italiennes, hollandaises, ainsi que les leçons sur le même sujet de Michelet, qu’elles complètent et qui les complètent.

Ces six leçons de M. Quinet, du 10 mai au 14 juin 1843, furent autant de batailles. À la première, les cléricaux accourus remplissaient l’amphithéâtre et, quand le maître apparut, ils l’accueillirent par une tempête de vociférations. Sentant bien qu’il représentait le droit et la liberté, calme, il resta à son poste et attendit trois quarts d’heure un silence que sa fière attitude réussit enfin à imposer ; alors il parla ; on l’interrompit, mais bientôt il reprit son discours, et, quand il l’acheva, sa dernière phrase fut couverte de frénétiques applaudissements. La jeunesse libérale, en force, avait contraint la société de Jésus à se taire et à se cacher. On se figurerait difficilement aujourd’hui quel effet produisit cette lutte par delà l’enceinte du collège de France, non-seulement dans le pays, mais dans toute l’Europe. Les ultramontains poursuivaient MM. Michelet et Quinet des plus noires calomnies, attiraient sur eux et les vaines foudres du Vatican et la répression plus efficace de l’autorité civile. L’affaire fut portée devant la Chambre des députés par un soi-disant libéral, le 27 mai ; néanmoins, le gouvernement n’osa pas risquer, comme disait M. Cousin, un coup d’État contre le Collège de France ; et, en dépit des évêques et des cardinaux, les cours de MM. Michelet et Quinet continuèrent à entretenir une agitation qui semblait devoir renouveler la bataille philosophique du XVIIIe siècle. Dans ses Observations sur la controverse soulevée à l’occasion de la liberté d’enseignement, l’archevêque de Paris, avec onction à l’exorde et violence à la péroraison, accusa les deux professeurs « d’attaquer le clergé tout entier sous le nom d’une société reconnue par les lois. » Quinet écrivit aussitôt une Réponse à Mgr l’archevêque de Paris (1843), où, comme dans un précédent écrit (la Controverse nouvelle ; que deviennent les Écritures ? ), il retourna contre qui de droit ce qu’il y avait de spécieusement libéral dans les arguments archiépiscopaux, posant le vrai principe de l’enseignement public, principe repris plus tard et mieux développé dans l’Enseignement du peuple, c’est-à-dire le devoir et le droit pour l’État de propager et de représenter la civilisation moderne. L’année précédente, Quinet avait fait paraître le Génie des religions (1848, in-8o), son ouvrage le plus étendu sur l’histoire philosophique des religions. Ce livre, plein de vastes aperçus, écrit d’un style ample et beau, bien que trop dithyrambique, fut d’autant plus remarqué qu’il était en France le premier du genre. L’auteur essaya d’y montrer que la religion est l’âme du peuple, le principe de son organisme politique et social ; mais en même temps il démontra que les diverses religions n’ont qu’un caractère purement naturel, et non miraculeux. En 1843, M. Quinet répondait aux attaques dont il était l’objet de la part des cléricaux par un nouvel écrit : la Liberté de discussion en matière religieuse. Dans les derniers mois de cette année et les premiers de 1844, il visita l’Espagne et le Portugal. Peu après, il publia l’Inquisition et les sociétés secrètes en Espagne (1844, in-8o). Ce ne fut que deux ans plus tard que parut la relation de son voyage, Mes vacances en Espagne (1846, in-8o), un de ses meilleurs livres ; il eut un très-grand succès en France et en Espagne, grâce la traduction du ministre Lopez.

Le cours fait par M. Quinet en 1844, du 20 mars au 18 juin, roula sur l’ultramontanisme et fut reproduit dans son livre intitulé l’Ultramontanisme ou la Société moderne et l’Église moderne (1844, in-8o). Non content d’avoir sondé et jugé sévèrement le passé, le courageux professeur discutait le présent, entr’ouvrait l’avenir. « Le jésuitisme, disait-il, a compromis le catholicisme : prenez garde que le catholicisme ainsi engagé ne compromette le christianisme ! » Bientôt même, dans le Christianisme et la Révolution française (1845, in-8o), il entamait la question d’incompatibilité entre le catholicisme et les idées modernes, prouvait la nécessité et l’urgence de la séparation absolue de l’Église et de l’État, écrasait le dogme de l’infaillibilité du pape sous le dogme nouveau de la souveraineté du peuple. Mais on réussit bientôt à lui couper la parole ; car le gouvernement commençait à céder aux exigences intolérantes du parti clérical : toutefois, à la Chambre des pairs, le 14 avril 1845, le ministre de l’instruction publique avait reconnu lui-même la complète indépendance du collège de France, lequel, à son tour, réuni en assemblée le 13 juillet, répondit, par un vote de 17 voix contre 7, à M. de Salvandy, que MM. Quinet et Michelet n’étaient point sortis des bornes de leur programme et que le collège de France approuvait leur enseignement. Quant à Mickiewicz, Polonais exilé, il avait dû quitter sa chaire par ordre de l’autorité. Après le triomphe obtenu dans l’assemblée des professeurs du collège de France, la jeunesse crut de son devoir de faire une grande manifestation en l’honneur de ses trois maîtres. C’est à cette occasion que fut frappée, avec des fonds recueillis au moyen d’une souscription, une médaille sur laquelle étaient gravées les têtes de Quinet, Michelet et Mickiewicz, avec cette inscription au revers : Ut omnes unum sint, et cette légende : la France et les auditeurs du collège de France. Les étudiants allèrent en corps porter la médaille aux trois professeurs. Cependant, aux Tuileries, M. Guizot proposait les mesures les plus violentes contre l’enseignement de Quinet, qu’il considérait comme révolutionnaire. En 1846, le professeur ayant pris pour programme de son cours la Littérature et les institutions comparées de l’Europe méridionale, ce mot institutions frappa le ministre, qui dépêcha un de ses plus souples diplomates, M. Dés. Nisard, vers M. Quinet, afin de le prier officieusement de faire plaisir au ministre en effaçant ce gros mot d’institutions. M. Quinet refusa. Le lendemain l’affiche du cours parut sans le mot institutions. Le professeur protesta avec énergie (3 décembre) ; le mot ne fut pas rétabli, et la chaire des littératures méridionales se trouva vide. La fermeture du cours, suspendu non par la mauvaise humeur du maître, comme on le faisait dire, mais par ordre de l’autorité, amena de la part des étudiants une grande manifestation.

Au commencement de 1847, M. Edgar Quinet, ayant perdu sa mère, se rendit à Charolles pour les funérailles. N’ayant pu trouver de pasteur protestant, il se décida à rendre lui-même à sa mère les devoirs religieux (7 février) et prononça sur sa tombe un émouvant discours. Vers la même époque l’opposition du collège électoral de Bourg choisit Edgar Quinet pour candidat à la Chambre des députés ; mais il ne fut point élu. À cette époque, l’éminent philosophe prit une part active à l’agitation réformiste. En juillet 1847, outré du rôle odieux auquel un gouvernement sans principes venait d’abaisser la France au seul profit de l’Angleterre, il lança une de ses plus incisives brochures, la France et la Sainte-Alliance en Portugal, dans laquelle il annonçait la chute prochaine du gouvernement de Juillet. En même temps, il assembla, mit en ordre, rédigea les innombrables documents de son grand ouvrage, les Révolutions d’Italie, où il indique « comment une nation chrétienne peut mourir et renaître plusieurs fois. » Le premier volume de ce travail parut au commencement de 1848, et la publication fut interrompue par la révolution du 24 février, à laquelle Quinet prit une part très-active. Un des premiers il entra aux Tuileries, le fusil à la main. Presque aussitôt après la proclamation de la République eut lieu la réouverture de son cours du collège de France qui fut un événement. Si grande était la foule, que le collège de France se trouva trop étroit. On dut se transporter dans le grand amphithéâtre et dans la vaste cour de la Sorbonne. C’est là que, salué par de chaudes acclamations, pariant pour lui-même ainsi que pour ceux qui, avec lui, avaient été victimes de l’arbitraire, il s’écria : « Au nom de la République, nous rentrons dans ces chaires. La royauté, nous les avait fermées, le peuple nous y ramène ! » Et il prononça un de ses plus beaux discours.

Nommé colonel de la 11e légion de la garde nationale de Paris, élu peu après, par 53,268 suffrages, représentant du peuple à l’Assemblée nationale par le département de l’Ain, il fit partie du comité des affaires étrangères et siégea sur les bancs de la gauche. Au milieu des difficultés qui surgissaient, il signala d’avance presque tous les écueils et ne se trompa sur aucun des dangers qui menaçaient la République. Dès le premier jour, il avait conjuré le gouvernement provisoire de faire voter la France, sans tarder, sous le coup de l’événement du 24 février. Plus tard, il fut de ceux qui voulurent faire nommer le président par l’Assemblée. Sa conduite pendant l’insurrection de Juin, comme colonel de la garde nationale, fut celle d’un vrai républicain. Après le combat, il faillit être percé de baïonnettes en couvrant de son corps des insurgés prisonniers. Au moment de l’expédition romaine, qu’il avait prévue, annoncée et combattue à la tribune et dans la presse, il prononça deux discours et lança sa brochure : Croisade autrichienne, française, napolitaine, espagnole contre la république romaine (1849, in-12), qui eut sept éditions, véhémente protestation dans laquelle il prédit que la guerre d’une république contre une république au profit d’un pape les tuerait toutes les deux.

Lors des élections pour l’Assemblée législative (13 mai 1849), M. Quinet fut réélu dans le même département et continua a suivre la même ligne politique. Il n’y prononça qu’un petit nombre de discours, préférant répandre ses idées au moyen de brochures populaires. C’est ainsi qu’il publia : l’État de siège (1850, in-12), où il dénonça les mesures de rigueur qui pesaient sur sept départements ; l’Enseignement du peuple (1850, in-12), brochure dans laquelle il insistait avec beaucoup de force sur l’incompatibilité qui existe entre le principe catholique et le principe républicain, et formulait avec une grande autorité un projet d’organisation de l’instruction nationale tendant à l’établissement durable de la liberté ; Révision (1851, in-12), où il indique les périls de la situation. Dans les votes qu’il émit à la Constituante et à la Législative, M. Quinet fit preuve d’une rare perspicacité, d’une singulière justesse de coup d’œil politique. Après le 10 décembre 1848, lorsque le président de la république fut élu et que Louis Bonaparte devint le chef de l’État, le représentant de l’Ain jugea que tous les dangers de la République étaient réunis dans cette élection. Il ne manqua aucune occasion de faire l’opposition la plus vive au nouvel élu : ce fut son delenda Carthago. Après les revues de Satory, il demanda et vota plusieurs fois la mise en accusation du président. Enfin, il fut du petit nombre des républicains qui votèrent la loi proposée par les questeurs, laquelle pouvait seule peut-être empêcher le coup d’État.

Vers la même époque, il proposait par un discours la séparation de l'Église et de l'État dans l'enseignement. Il ne prouva pas moins d’intelligence de la situation quand, en 1850, il publia dans la Presse des Lettres concernant l’impôt sur le capital dans la république de Florence, où il posait le fondement historique de la réforme financière et montrait qu’il n’était pas antisocialiste à la manière de certains républicains, qu’il comprenait, au contraire, toute l’importance du problème social, sans vouloir le trancher par la force. Pendant qu’il siégeait à l’Assemblée, M. A. Dumesnil le suppléait dans sa chaire au collège de France. Le maître fut acclamé une dernière fois au quartier Latin en mars 1851.

À la veille du 2 décembre, dans la dernière session de l’Assemblée législative, plus qu’aucun autre de ses collègues, M. Quinet se préoccupait de l’influence croissante du pouvoir exécutif. Lors de la discussion de la proposition des questeurs notamment, il pressa ses amis de la voter, en dépit de leurs répugnances, avec une insistance qui leur paraissait alors exagérée et où ils purent reconnaître depuis un très-sage pressentiment. Enfin, dans un dernier discours prononcé dans les bureaux à la fin de novembre, il annonça sans détour que notre république subirait bientôt le sort des républiques américaines du Sud et qu’elle périrait infailliblement sous la dictature. Le 2 décembre arriva. Edgar Quinet subit les conséquences de ses opinions républicaines, qui ne pouvaient s’accommoder d’aucune transaction avec les vainqueurs. Il fut expulsé de France par le décret du 9 janvier 1852, pour avoir été fidèle à son serment.

Jeté dans l’exil, M. Quinet ne perdit pas un seul jour. Ses travaux ont été plus nombreux, peut-être plus importants que dans ses jours de liberté. Son séjour à Bruxelles (depuis le 11 décembre 1851 jusqu’au 28 mai 1858) est une des périodes les plus fécondes de son activité philosophique et littéraire.

Il avait perdu, au commencement de 1851, sa première femme ; il épousa à Bruxelles, en secondes noces, la fille du poète moldave Assaki, qui, admiratrice enthousiaste du grand écrivain, devait devenir sa consolation et la compagne de ses travaux. C’est dans les Mémoires d’exil qu’il faut lire cette partie intime de l’existence du proscrit.

Durant les premiers mois de son séjour à Bruxelles parut le second volume de ses Révolutions d’Italie. Publiée à Paris en 1852, la dernière partie de cette œuvre est digne de la première, plus belle encore peut-être et plus significative. Petrucceli della Gattina, membre du comité du Salut public à Naples en 1848, auteur de la Sintesi della storia d’Italia, n’a pas craint d’inscrire cette dédicace sur la première page de son livre : « À Edgar Quinet, Il Colombo d’Italia. » Pourtant un autre historien, M. J. Ferrari, dont nous analyserons ailleurs l’ouvrage (v. Révolutions d’Italie), s’est trouvé depuis en désaccord avec l’historien français. Des comités se sont formés en Italie pour élever un monument à M. Quinet en souvenir de ce livre et des services qu’il a rendus. Il publia ensuite : les Esclaves (1853, in-8o), sombre et vigoureux poème dramatique dédié par l’exilé aux exilés (v. Esclaves) ; l’Histoire de la fondation des Provinces-Unies, Marnix de Sainte-Aldegonde (1854, in-12), qui valut à l’auteur d’être compté parmi les savants officiels de la Hollande, en qualité de membre de l’Académie de Leyde, titre qui fut offert spontanément à l’ancien professeur du collège de France. Il fit paraître ensuite, dans la Revue des Deux-Mondes, un admirable morceau de critique historique, la Philosophie de l’histoire de France (1855), sorte de préface du grand ouvrage qu’il a publié depuis sous ce titre : la Révolution. En 1856, il reprit la cause des nationalités, pour laquelle il avait travaillé déjà. La Revue des Deux-Mondes publia les Roumains, où se trouvent affirmés et prouvés les imprescriptibles droits des Moldo-Valaques à s’unir en corps de nation et à entrer dans la cité européenne. Touchés d’un tel appui, qui leur venait juste à l’occasion du conflit oriental, les Roumains des deux principautés, simples citoyens et boyards, unionistes et autonomistes, oubliant leurs divergences d’opinion, se hâtèrent de rédiger et de signer de nombreuses adresses en l’honneur du noble exilé qui avait revendiqué pour eux une patrie. Depuis, en 1867, l’assemblée souveraine et le gouvernement roumains lui ont conféré la grande naturalisation d’honneur, ainsi qu’à MM. Michelet et Gladstone. En 1857, l’ancien ennemi des jésuites résuma tous ses travaux antérieurs sur la question religieuse et en posa les conclusions pratiques dans la Lettre à Eugène Sue sur la situation religieuse et morale de l’Europe (Bruxelles, 1856, in-32) et, plus au long, dans la Révolution religieuse au XIXe siècle (1860, in-18), publiée d’abord dans la Libre Recherche (mai 1857). Il fit paraître, l’année suivante, l’Histoire de mes idées, autobiographie plus vraie que les Confessions de Rousseau et parfois non moins éloquente. On a reproché seulement à cet intéressant ouvrage de s’être trop étendu sur l’enfance de l’auteur et de s’arrêter où commencerait le plus vif intérêt.

Ayant protesté contre l’amnistie du 15 août 1858, M. Quinet quitta la Belgique et se réfugia en Suisse, à Veytaux, village situé près de Montreux, au fond d’un petit golfe du Léman, auprès du château de Chillon, et devenu célèbre par ce séjour même. Mme Quinet en a fait une description délicieuse dans ses Mémoires d’exil, auxquels nous renvoyons pour tout ce qui touche cette partie de la biographie de Quinet.

Parmi les publications nombreuses et diverses fruit des loisirs laborieux de Veytaux, les œuvres principales sont : Merlin l’enchanteur (1860, 2 vol. in-8o), grande composition qui rappelle les essais de poésie mystique et mythique de l’auteur et qui offre des beautés de premier ordre, au milieu d’allégories trop hardies pour le commun des lecteurs (v. Merlin) ; Œuvres politiques (1860, 2 vol. in-12) ; l’Histoire de la campagne de 1815 (1862, in-8o), fruit de recherches précises et savantes faites sur les champs de bataille de la Belgique et éclairées de ces grandes vues théoriques si chères à l’esprit de notre philosophe ; l’Expédition du Mexique (1862, in-18), brochure qui fournit une nouvelle et éclatante preuve de la perspicacité prévoyante du génie de Quinet ; Pologne et Rome (1863, in-8o ; France et Italie (1866, in-8o) ; France et Allemagne (1867, in-8o) ; la Question romaine devant l’histoire (1867, in-18), brochures offrant un grand intérêt politique et où Quinet montre, entre autres, à quels dangers nationaux l’Empire a exposé la France ; l’article Panthéon, dans le Paris-Guide (1867). Mais le plus grand ouvrage de cette période et un des plus grands de l’œuvre de Quinet, c’est sa Révolution (Paris, 1865, 2 vol. in-8o), composition de la plus haute originalité, où l’auteur, se servant des mémoires d’un conventionnel, juge les hommes et les actes de la Révolution d’après des vues très-neuves qui ont soulevé d’orageuses controverses politiques et historiques et qu’il défendit dans une brochure intitulée Critique de la Révolution (1867, in-8o). Nous ne nous étendons pas ici sur l’appréciation de cette œuvre considérable, à laquelle nous consacrons un article spécial. Le dernier grand ouvrage de Quinet à Veytaux est la Création (1870,2 vol. in-8o), composition d’un caractère tout nouveau dans l’œuvre du grand penseur ; c’est là que, à tous les sujets d’étude qu’il a magistralement abordés dans sa longue carrière, il ajoute le domaine des sciences naturelles, dont il cherche à ébaucher la synthèse philosophique.

Tout en s’occupant de ces travaux de longue haleine, M. Edgar Quinet n’avait cessé de suivre d’un œil attentif les destinées politiques de la France. Ce fut avec une joie profonde qu’il vit enfin l’opinion, secouant sa torpeur, amener le grand mouvement libéral et républicain qui vint ébranler l’Empire sur ses bases lors des élections générales de 1869. Une candidature lui ayant été offerte alors à Paris, il refusa de l’accepter. Comme Victor Hugo, il voulait rester dans l’exil jusqu’au jour où la France jetterait à terre le joug odieux qu’elle portait depuis le 2 décembre 1851 ; sa conscience s’indignait à la pensée de prêter serment au triste César qui avait débuté par le parjure. « Il est bon, je crois, écrivit-il alors, qu’il se trouve des hommes dans un parti qui poussent le scrupule jusqu’à la dernière limite. C’est par ces sacrifices que se refont les forces morales non-seulement d’un parti, mais d’un peuple. » Mais, s’il refusa de se porter candidat, il salua, avec l’enthousiasme lyrique qui n’a jamais tari chez lui, le premier signal de la régénération politique de son pays dans une brochure intitulée le Réveil d’un grand peuple (1869, in-8o).

À la nouvelle de la révolution du 4 septembre 1870, M. Edgar Quinet, après avoir adressé aux Allemands, qui pénétraient au cœur de la France, un vain appel à la fraternité des peuples, accourut à Paris. Un décret du gouvernement de la Défense nationale lui rendit sa chaire de langue et de littérature de l’Europe méridionale au collège de France (17 novembre 1870). Pendant la durée du siège, il écrivit dans le Siècle des articles éloquents, dans lesquels il attaquait avec une vigoureuse indignation la conduite de la Prusse à l’égard de la France républicaine. « Ô France ! chère patrie, écrivait-il au moment où les Allemands bombardaient Paris (janvier 1871), jamais tu ne fus si grande qu’en ce moment où, pillée, saccagée, assassinée par ces doucereux Vandales, qui juraient n’en vouloir qu’à ton oppresseur, tu es seule à représenter, à garder l’honneur du genre humain. Depuis qu’ils te tiennent assiégée, qu’est devenue la justice ? où y en a-t-il une parcelle ? Plus de liens pour personne, plus de parole. L’Europe entière n’est plus qu’un corps sans âme à la merci d’une troupe de uhlans. »

Le 8 février 1871, M. Quinet était élu député de la Seine à l’Assemblêe nationale, le cinquième de la liste, par 199,478 voix. À Bordeaux, le 1er mars, il prononça un discours contre les préliminaires de paix, contre la mutilation de la France, car, dit-il, « c’est la guerre à perpétuité sous le masque de la paix. » Lorsque l’Assemblée s’installa définitivement à Versailles, il devint, avec MM. Louis Blanc et Peyrat, l’inspiration du groupe de l’extrême gauche. Depuis lors, il n’a cessé de voter contre toutes les mesures qui lui ont paru contraires à l’affermissement de la République et à l’établissement de la liberté. Au mois de mai 1871, il proposa d’apporter des modifications au fonctionnement du suffrage universel, voulant que les villes eussent une représentation distincte de celle des campagnes ; mais sa proposition ne fut appuyée que par 23 voix. Quelques mois plus tard, il déposa une proposition demandant la dissolution de l’Assemblée. Depuis lors, il n’a prononcé aucun discours dans les séances publiques ; mais il a signé divers manifestes de l’extrême gauche, notamment celui du 13 juin 1871, et s’est mis fréquemment en communication avec le public et ses électeurs par des lettres publiées dans les journaux. Parmi ces lettres, dans lesquelles il a fait preuve de sa clairvoyance habituelle, nous citerons : celle du 20 décembre 1871, sur la nécessité du maintien de la République ; celle du 12 décembre 1872, sur la dissolution ; celle du 23 avril 1873, au sujet de l’élection Barodet ; celle du 30 mai 1873, sur la situation après la chute du pouvoir de M. Thiers ; celle du 23 août 1873, au sujet de la tentative faite pour rétablir la monarchie avec le comte de Chambord, etc. Le 7 février 1873, il écrivit à Garibaldi pour protester contre les allégations d’hommes « qui, ne pouvant le comprendre, ont encore une fois cherché à ternir sa gloire. » Dans une lettre adressée, en septembre 1874, aux membres de la Ligue de la paix et de la liberté, qui l’avaient invité à prendre part à leur réunion, il écrivait ces lignes : « Jamais notre Europe n’a eu plus faim et soif d’une parole de droiture, de raison, de vérité ; car on ne peut nier que l’appétit de la servitude ne plonge un certain nombre d’hommes dans une sorte de démence où disparaissent toutes les notions les plus simples qui, jusqu’ici, avaient régi les sociétés humaines. Prononcez-les, ces paroles de raison auxquelles les peuples aspirent. Aidez-nous à ne pas tomber dans la pire des barbaries, la barbarie hypocrite et subtile. On a voulu espérer que l’ère des révolutions est close. Je commence à craindre que ce ne soit là une fausse espérance. La liberté seule pouvait fermer l’ère des révolutions ; prenons garde que la réaction ne la rouvre. »

Convaincu de l’impuissance de l’Assemblée, M. Quinet n’a cessé de voir dans la dissolution de la Chambre le seul moyen efficace pour sortir d’une situation regardée longtemps comme inextricable. Cependant, malgré ses répugnances profondes, sacrifiant à la discipline des idées bien arrêtées, il a voté avec toute la gauche, en seconde lecture, le 3 février 1875, le projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics.

Depuis son retour en France, M. Edgar Quinet a publié trois ouvrages, dont les deux derniers surtout sont fort remarquables : le Siège de Paris et la défense nationale (1871, in-18) ; la République, condition de la régénération de la France (1872, in-8°), où il affirme avec une grande éloquence les principes de la philosophie de la liberté, et l’Esprit nouveau (1874, in-8°), livre qui résume le travail de sa vie et fait connaître les conclusions auxquelles il est arrivé sur les principales branches de l’esprit humain.

Poëte médiocre ; philosophe hardi, mais un peu nuageux, manquant de clarté, se plaisant dans le mythe et le symbolisme ; penseur profond ; historien éminent, avant tracé des voies nouvelles ; politique clairvoyant, passionnément épris de liberté, ayant une foi convaincue et raisonnée dans l’avenir de la République ; écrivain éloquent, chaleureux, poétique, M. Edgar Quinet est un des plus grands remueurs d’idées de l’époque, un des hommes de notre temps qui font le plus d’honneur à la fois à la France et à son parti.

La librairie a entrepris, en 1856, deux éditions in-8° et in-18 des Œuvres complètes de M. Edgar Quinet, qui forment jusqu’ici 12 volumes. On consultera avec fruit sur cet éminent penseur : Edgar Quinet, sa vie et son œuvre (1859, in-8°), par M. Ch.-L. Chassin, et une intéressante étude publiée par M. Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux Mondes le 1er juillet 1858. — Sa femme, Mme {sc|Quinet}}, née Assaki, s’est fait connaître par deux ouvrages intéressants : les Bords du lac Léman, mémoires d’exil (1868, in-8°), où elle raconte avec charme, avec l’éloquence du cœur, la vie de son mari pendant son exil en Suisse, et Paris, journal du siège (1873, in-18), livre émouvant, où l’auteur raconte au jour le jour tout ce qu’elle a vu pendant les cinq mois de l’investissement de Paris par les Allemands.