Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Philinte de Molière (LE) ou la Suite du Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers, de Fabre d’Églantine

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 806-807).

Philinte de Molière (LE) ou la Suite du Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers, de Fabre d’Églantine (théâtre de la Nation [Odéon], 22 février 1790). En essayant de continuer, dans une action spéciale, le type créé par Molière, Fabre d’Églantine a été obligé de l’accentuer davantage et il l’a exagéré à la façon dont le comprenait J.-J. Rousseau. « Ce Philinte, disait le philosophe, est un de ces honnêtes gens du grand monde dont les manières ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés qui trouvent toujours que tout va bien parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, legous set bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres ; qui, de leur maison bien fermée, verraient piller, voler, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très-méritoire à supporter les malheurs d’autrui. » Ce type d’égoïste raffiné, si vigoureusement esquissé par J.-J. Rousseau, existe, à n’en pas douter, et il était intéressant de le produire sur la scène, comme a fait Fabre d’Églantine ; mais ce n’est pas là le Philinte de Molière. Alceste, retiré dans ses terres depuis sa rupture avec le genre humain, se rencontre avec Philinte, devenu comte de Valencey, dans un hôtel garni de Paris. Il y est venu pour sauver un malheureux menacé par un fripon ; mais il ne sait point le nom de celui qu’il importe de prévenir. Où le trouver ? Philinte, dont un oncle est devenu ministre, peut le servir ; il s’adresse à lui et l’engage à participer à sa bonne action ; mais Philinte a d’autres soins ; il pense à sa fortune et se soucie fort peu d’obliger un inconnu ; il raille Alceste de ses sentiments chevaleresques et l’engage à s’occuper plutôt de ses affaires. Plus Philinte montre d’égoïsme et de sécheresse, plus Alceste prend en pitié le malheureux inconnu ; mais soudain, par une péripétie très-naturelle et très-vraisemblable, la scène change. Ce Philinte si calme, si tranquille sur le malheur d’autrui, le voilà qui sort de son repos, il éclate, il est hors de lui-même. Qu’est-il donc arrivé ? Il vient de découvrir que cet homme dont la ruine le faisait rire, cet homme volé que défendait Alceste et qu’il refusait de secourir, c’est lui, Philinte, comte de Valencey. Le caractère d’Alceste ne se dément pas ; Philinte est malheureux ; il oublie sa colère pour le secourir, et une fois vainqueur, quand son ami est tiré du danger, il accable de reproches l’indigne mari de la sensible Éliante et le laisse écrasé de remords et murmurant : « J’ai tort. » Il eût mieux valu peut-être intituler cette pièce l’Égoïste que de faire du Philinte de Molière un homme dénué de toute morale et de toute humanité, outre que le voisinage du Misanthrope était écrasant ; mais, à part ce défaut, la pièce est fort remarquable ; le caractère de Philinte est bien tracé, et c’est une idée vraiment heureuse et dramatique d’avoir fait trouver à l’égoïste sa punition dans son égoïsme-même et fait retomber sur lui la conséquence de ses principes. Enfin la préface de cette comédie, dirigée contre l’Optimiste de Colin d’Harleville, passe à bon droit pour une œuvre littéraire très-remarquable. Cette pièce est le chef-d’œuvre de son auteur.