Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PIE V (Michel GHISLIERI, saint), pape, successeur du précédent

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 957-958).

PIE V (Michel Ghislieri, saint), pape, successeur du précédent, né près d’Alexandrie, d’une famille obscure, en 1504, mort à Rome en 1572. Il entra dans un couvent de dominicains et se fit remarquer par son caractère rigide, sa piété extatique et son zèle ardent pour les intérêts de l’Église. Sa haine violente contre les hérétiques le fit nommer inquisiteur de la foi dans le Milanais et la Lombardie, puis cardinal en 1557, enfin inquisiteur général de toute la chrétienté, évêque de Sutri, de Mondovi, etc. Élu pape en 1566, il porta sur le trône pontifical son inflexible rigidité ; le supplice du feu était l’argument terrible dont il se servait pour rétablir la pureté de la foi. Le célèbre écrivain Aonius Paléarius fut une de ses victimes ; il fut brûlé pour avoir écrit que l’inquisition était un poignard aiguisé contre les savants. Les annales du temps sont pleines d’exécutions de ce genre. Pie V se signala également par ses violents efforts contre les protestants d’Allemagne, de Pologne, de Prusse, de France, des Pays-Bas, et l’histoire lui attribue la plupart des conspirations papistes qui troublèrent le règne d’Élisabeth d’Angleterre. Ce pontife s’attacha à réformer les mœurs par des règlements de police et de discipline, chassa de Rome les courtisanes, défendit les combats de taureaux dans le cirque, interdit le trafic des indulgences, força les cardinaux à donner l’exempte de la continence et de la piété, obligea les évêques à la résidence. Inflexible défenseur des maximes qui établissaient la domination du saint-siège sur toutes les puissances séculières, il fit de nouvelles additions à la fameuse bulle In cœna Domini, qui renferme toute la doctrine ultramontaine. Sa ligue contre les Turcs eut peu de succès, malgré la célèbre victoire de Lépante ; il ne put y attirer ni les rois de Pologne et de France, ni l’empereur d’Allemagne, et en fut réduit à solliciter l’appui des Perses et des Arabes. Il n’eut pas le temps de recevoir leurs réponses, car la mort l’emporta peu après (1572). Clément XI le mit au nombre des saints, en 1713. Pie V a laissé des Lettres qui ont été publiées à Anvers (1640, in-4o) et rééditées par M. de Potter (Bruxelles, 1887, in-8o). On doit à M. de Falloux une Histoire de saint Pie V pape (Paris, 1844,2 vol. in-8o).

Pie V (LETTRES DE SAINT) sur les affaires religieuses de son temps en France, suivies d’un Catéchisme catholique romain comprenant la législation pénale ecclésiastique en matière d’hérésie, par M. de Potter (Bruxelles, 1827, in-8o). Les Lettres de Pie V, recueillies à Rome au XVIIe siècle par Fr. Goubau, secrétaire d’un ambassadeur d’Espagne auprès du saint-siége, et publiées par lui (Anvers, 1640, in-4o), passèrent alors inaperçues au point que Lacretelle, qui aurait pu si utilement en appuyer la thèse qu’il soutient dans son Histoire des guerres de religion, ne les a pas même citées. Les historiens catholiques, comme Gabourd et M. de Falloux, ne les ignoraient certainement pas, mais ils ont eu soin de laisser de côté ces documents qui auraient contredit leurs affirmations.

Les lettres de Pie V sont intéressantes à divers points de vue, surtout pour l’historien qui étudie les causes des guerres de religion et les rapports de la cour de Rome avec la cour de France au sujet des protestants. « Ce serait, dit M. de Potter, faire injure au lecteur que de chercher à lui inspirer l’indignation et l’horreur que les sentiments exprimés dans ces lettres doivent naturellement et nécessairement faire naître chez tout homme non dégradé par le fanatisme. » Elles prouvent jusqu’à l’extrême évidence que la Saint-Barthélemy fut conseillée et provoquée directement par les conseils du pape. En vain les historiens ecclésiastiques et les apologistes de la papauté s’évertuent à soutenir le contraire, il faut se rendre et la lumière est faite. Pie V, dans sa correspondance diplomatique, reproche sans cesse à Charles IX ce qu’il appelle son excès d’indulgence à l’égard des hérétiques et le menace de la colère divine, s’il ne les fait égorger sans pitié. Il lui écrit, à la date du 28 mars 1569, au sujet de la bataille de Jarnac : « Plus le Seigneur nous a traités vous et moi avec bonté, plus vous devez profiter avec soin et diligence de l’occasion que vous offre cette victoire pour poursuivre et détruire tout ce qui reste encore d’ennemis, pour arracher entièrement toutes les racines et jusqu’aux moindres fibres d’un mal si terrible et si fortement établi… Vous y parviendrez si aucun respect humain ne peut vous induire à épargner les ennemis de Dieu, qui n’ont jamais épargné Dieu, qui ne vous ont jamais épargné vous-même. Car vous ne réussirez point à détourner la colère de Dieu si ce n’est en le vengeant rigoureusement des scélérats qui l’ont offensé et en leur infligeant la punition qu’ils méritent…

« Que votre Majesté prenne pour exemple et ne perde jamais de vue ce qui arriva au roi-Saül : il avait reçu l’ordre de Dieu, par la bouche du prophète Samuel, de combattre et d’exterminer de telle manière les infidèles Amalécites, qu’il n’en épargnât aucun, dans aucun cas et sous aucun prétexte. Mais il n’obéit point à la volonté de Dieu, il fit grâce au roi des Amalécites ; aussi, peu de temps après, sévèrement réprimandé par le même prophète qui l’avait sacré roi, il fut enfin privé du trône et de la vie. Par cet exemple, Dieu a voulu enseigner à tous les rois que négliger la vengeance des outrages qui lui sont faits, c’est provoquer sa colère et son indignation contre eux-mêmes. »

La mort simple des coupables d’hérésie ne suffit pas au pieux pontife ; il faut des supplices. Il écrit à Catherine de Médicis (13 avril 1569) : « Pleine de confiance vous devez, d’accord avec votre fils, le roi Très-Chrétien, employer toutes vos forces pour venger les injures faites à Dieu tout-puissant et à ses serviteurs, en traitant les rebelles avec une juste sévérité. C’est ainsi seulement que, leur ayant infligé la punition que méritent leurs forfaits, le Seigneur se laissera fléchir… N’épargnez aucun moyen, aucun effort pour que ces hommes exécrables périssent dans les supplices qui leur sont dus. »

Le même jour, il écrit au roi de France : « Si, mû par un motif quelconque, vous négligiez de poursuivre et de punir les injures faites à Dieu (ce que nous sommes loin de croire), certes, vous finiriez par lasser sa patience et par provoquer sa colère. Plus il vous a traité avec douceur, plus évidemment vous devez venger les affronts qu’il a soufferts. En cela, il faut que vous n’écoutiez les prières de qui que ce soit ; que vous ne cédiez ni à l’amitié ni aux liens du sang ; mais vous devez vous montrer inexorable pour tous ceux qui oseraient vous parler en faveur des plus scélérats des hommes. Nous vous y exhortons autant que le comporte notre amour de père et notre office de pasteur. Nous ne doutons pas que vous ne l’eussiez fait de votre propre mouvement ; cependant, nous avons voulu exciter Votre Majesté par nos avis paternels, quoique nous eussions toutes les preuves possibles de l’activité de son zèle. »

Pie V écrit peu après à Catherine : « La colère de Dieu ne saurait être apaisée autrement que par la juste vengeance que vous prendrez des insultes qui lui ont été faites. Si Votre Majesté continue, comme elle a fait constamment dans la rectitude de son âme et dans la simplicité de son cœur, à ne chercher que l’honneur de Dieu tout-puissant et à combattre ouvertement et ardemment les ennemis de la religion catholique, jusqu’à ce qu’ils soient tous massacrés, qu’elle soit assurée que le secours divin ne lui manquera jamais et que Dieu lui préparera, ainsi qu’au roi son fils, de plus grandes victoires ; ce n’est que par l’extermination entière des hérétiques que le roi pourra rendre à ce royaume l’ancien culte de la religion catholique, pour la gloire de son propre nom et pour votre gloire éternelle. C’est là ce que nous devons demander journellement à Dieu dans nos prières. »

Puis au duc d’Anjou (26 avril) : « Nous vous exhortons, très-cher fils en Jésus-Christ, de même que nous avons fait dans plusieurs de nos précédentes lettres, à faire tous les efforts en votre pouvoir pour empêcher qu’en France les rebelles, ennemis de Dieu, n’échappent et ne demeurent impunis ; cherchez, au contraire, à les faire punir des supplices déterminés par les lois du royaume, et qu’ils se sont attirés par leurs noirs forfaits envers Dieu et envers le roi votre frère. C’est à vous, non-seulement à mettre en œuvre tous les moyens possibles pour que les lois soient observées, que justice soit faite et qu’on ne commette pas le péché de traiter les coupables avec indulgence, mais aussi à vous montrer vous-même inexorable pour tous ceux qui oseraient vous parler en faveur de ces hommes scélérats. »

Les mêmes menaces, les mêmes insinuations sanguinaires, dignes en tous points d’un tourmenteur juré, se succèdent à chaque page, durant tout le volume, avec une monotonie désespérante. Après la bataille de Moncontour, Pie V exhorte le roi à faire massacrer les prisonniers protestants s’il ne veut attirer sur lui la colère divine (lettre du 20 octobre 1569) : « Tant qu’on n’agira pas franchement et sans hésitation dans les choses qui concernent la religion chrétienne, Votre Majesté sera tourmentée par les discordes et les dissensions intestines, et le royaume ne jouira d’aucune tranquillité. Vous devez donc, pour obtenir un résultat si salutaire, mettre à mort ceux qui ont porté des armes criminelles contre Dieu tout-puissant et contre Votre Majesté, ensuite instituer des inquisiteurs de la scélératesse hérétique dans chacune de vos villes, et enfin prendre toutes les mesures nécessaires au moyen desquelles, avec l’aide de Dieu, on pourra relever l’État abattu et lui rendre sa première splendeur. »

Pie V ne vit pas s’accomplir la Saint-Barthélémy, mais il est hors de doute qu’il en aurait bondi de joie ; Grégoire XIII, son successeur, en faisant frapper en l’honneur du massacre une médaille dont le livre de M. de Potter a reproduit la gravure, s’est parfaitement conformé, quoi qu’on ait pu dire, à la politique du saint-siége. Ces excitations permanentes à un sanglant coup d’État religieux devaient fatalement porter leurs fruits. Cela n’empêche pas M. Gabourd de s’écrier : « La religion catholique n’a pas besoin d’être justifiée d’un attentat auquel elle demeure totalement étrangère ; qui osera imputer à l’Église une exécution désavouée par elle ? » (Abrégé élémentaire de l’histoire de France, 1866, in-18.) M. de Falioux, l’apologiste de Pie V, se contente de vanter sa « fermeté, » sans entrer dans des détails qui seraient gênants ; il passe entièrement sous silence ces lettres qui compromettraient sa thèse.

Pie V (vie de saint), par M. de Falloux (Paris, 1844, 2 vol. in-8o). Cet ouvrage a fondé la réputation littéraire du célèbre homme d’État clérical ; ce n’est qu’une lourde et pédante apologie poursuivie péniblement par l’auteur en se tenant avec prudence à côté de l’histoire, des faits réels et des documents les plus indéniables. Le fond de sa thèse est qu’une réaction violente contre les théories du XVIIIe siècle s’est produite en France au sortir de la Révolution et qu’il est utile d’en profiter au profit des gloires méconnues ou vilipendées par la philosophie voltairienne. On lui parle en vain de la vieillesse du catholicisme, en faveur duquel il se dispose à combattre. Il prévoit lui-même l’objection : « Vous n’avez reconduit qu’un vieillard infirme sur le seuil des catacombes, disaient-ils, et votre souverain pontife n’est plus dans Rome qu’une ruine au milieu des ruines. Sa voix y meurt sans écho ; les peuples en ont pour jamais détourné l’oreille et les penseurs d’Europe ne lui prêtent plus d’attention. » Cela est vrai et restera vrai quoique le catholicisme, comme le paganisme sous les Césars, soit toujours honoré des pagani du XIXe siècle. Le souffle littéraire et philosophique s’est retiré de l’Église. Le génie est ailleurs ; quand une étincelle s’en égare encore dans l’Église, on se hâte de l’éteindre : le feu prendrait au vieux monument, auquel il faut la paix des tombeaux. Lamennais en est un exemple récent. À cela M. de Falloux ne répond pas, ou plutôt il répond par son œuvre : l’Église, n’ayant chez elle aucune plume pour la défendre, a besoin d’être défendue par des laïques. Qu’on défende la papauté du moyen âge, la chose est faisable. Durant un millier d’années, l’état social fut fondé sur le christianisme et la papauté devint ainsi l’expression de l’état social. Au XVIe siècle, la scission eut lieu avec la violence que l’on connaît. La papauté essaya d’arrêter cette évolution ; mais par cela seul que la société n’était plus exclusivement chrétienne, qu’elle s’était fait une autre destinée, aspirait à un autre avenir, le catholicisme légal devenait illégitime, n’était plus l’organe de la conscience publique, et les efforts tentés par lui en vue d’empêcher cette conscience de se manifester au dehors ou même d’exister constituent la violation du droit naturel. Voilà pourtant l’œuvre de Pie V. Il ne visait à rien moins qu’à supprimer la Réforme en Europe et à en chasser l’islamisme. La bataille de Lépante ne chassa point l’islamisme, et la Saint-Barthélemy, qui eut lieu au lendemain de la mort du pape dominicain, ne tua pas la Réforme. Pie V échoua comme allait faire Sixte V. Ses moyens d’action étaient immenses, son énergie personnelle très-rare. Au service d’une bonne cause, Pie V eût été un grand homme, quoique ignorer l’esprit de son temps et croire au rétablissement de ce que le temps a condamné soient de graves défauts de l’entendement. Il y a quelque chose de plus fort qu’un homme ; ce quelque chose c’est la logique des faits. En présence de la nécessité inexorable, l’activité qu’on déploie pour y mettre obstacle a quelque chose de puéril. Aussi ne lit-on pas sans rire la période suivante dans laquelle M. de Falloux a voulu contrefaire Bossuet : « Remettre les armes aux mains de Lavalette ; intervenir dans les diètes orageuses de l’Allemagne ; maîtriser le caractère chancelant de Maximilien ; se jeter au milieu des combats entre les huguenots et les catholiques ; exhorter Charles IX à la fermeté, Catherine sa mère à la droiture ; pacifier la Corse et fléchir ses vainqueurs ; soutenir Marie Stuart de ses conseils, la cause écossaise de ses deniers ; affronter la puissance de l’Angleterre, sommer Élisabeth de régner selon Dieu ou de descendre du trône ; modérer ou exciter Philippe II, jeter le manteau de l’Église sur toute l’étendue de l’Amérique ; dérober des peuples sauvages à la cruauté de leurs maîtres ou à l’abrutissement de la servitude ; pénétrer dans les secrets complots des Maures ; éveiller la surveillance (lisez : établir l’inquisition), à l’égard de l’islamisme vaincu et persévérant au cœur de la chrétienté ; combattre dans les Pays-Bas l’hérésie naissante (le duc d’Albe) et trancher avec le glaive de la toute-puissante parole la révolte de Louvain ; revenir sur ses pas auprès de Maximilien pour consolider une œuvre imparfaite et redresser un esprit qui s’égare ; courir en Pologne pour dompter des passions irascibles et calmer d’impatients chagrins ; venger malgré lui Borromée à Milan ; couronner malgré l’empire un serviteur de l’Église à Florence ; déjouer les ruses de la politique sans recourir à aucun déguisement, vaincre les penchants de ta nature sans entrer dans aucune faiblesse, faire prévaloir partout en un mot les principes contre la force dès qu’elle s’aveugle et prêter sa propre force aux principes dès qu’ils succombent, telle est l’esquisse d’un grand règne, telle serait la gloire d’un grand pape, et cependant ce n’est que la moitié de la gloire de Pie VI » Assurément, c’est qu’il faut plus d’une période pour la contenir, car celle-ci n’est pas courte. M. de Falloux ne parle pas de la bulle In cœna Domini, dans laquelle le pape revendique la souveraineté universelle au nom du saint-siége et fait des princes temporels de simples délégués du pouvoir spirituel. En revanche, les pièces justificatives de l’auteur contiennent une apologie de la conduite des souverains pontifes dans l’affaire de la Saint-Barthélémy. M. de Falloux affirme que Pie V n’a jamais excité Charles IX et Catherine de Médicis à faire un massacre général des huguenots et que Grégoire XIII ne savait pas ce qu’il faisait en célébrant la Saint-Barthélémy par des réjouissances publiques, qu’il a été trompé par de faux rapports. Quelques extraits des Lettres de Pie V suffiraient pour détruire cette douce illusion ; aussi M. de Falloux a-t-il pris soin de ne pas les citer dans ses pièces justificatives.