Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PIERRE Ier, dit le Grand, régénérateur de l’empire russe et l’un des grands hommes des temps modernes

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 987).

PIERRE Ier, dit le Grand, régénérateur de l’empire russe et l’un des grands hommes des temps modernes, né à Moscou le 9 juin 1672, mort à Saint-Pétersbourg le 8 février 1725. Il était le troisième fils du czar Alexis Michaelowitz. À la mort de Fœdor, fils aîné d’Alexis (1682), les boyards donnèrent la couronne à Pierre Ier, âgé seulement de dix ans et qu’ils espéraient dominer. Mais une révolte de la célèbre milice des strélitz les contraignit de partager le pouvoir entre les trois enfants d’Alexis, Ivan, Pierre et Sophie. Cette dernière eut, en réalité, toute l’autorité. Le jeune Pierre, relégué dans une bourgade, entouré d’étrangers sans considération et de jeunes Russes qu’on avait placés près de lui comme des compagnons de plaisir, semblait devoir grandir dans l’ineptie et la dépravation. Mais ce fut précisément ce qui devait le perdre qui prépara sa grandeur. Cette situation même développa son génie et trempa son caractère. Ces étrangers dont il était entouré, aventuriers de toutes les nations, épaves de la civilisation occidentale, lui apprirent à mépriser la barbarie moscovite et firent briller à ses yeux l’éclat des arts et des sciences de l’Europe. Guidé par le génie du Genevois Lefort (v. ce nom), il se livra avec passion à la science militaire, organisa ses compagnons de débauche, en forma, sous le nom de potiechnie, une compagnie qu’il augmenta successivement et qui devint le noyau de l’infanterie russe. Il songeait dès lors à opposer cette forme nouvelle au despotisme turbulent des strélitz. Cependant l’ambitieuse Sophie voyait avec inquiétude poindre et se développer dans l’âme de son frère cette sauvage énergie et cette volonté de fer qui devaient un jour étonner l’Europe et l’épouvanter. Déjà même, dans les conseils du gouvernement, il osait lui résister en face. Elle s’effraya et, pour sauver son autorité menacée, souleva de nouveau les strélitz. Mais il était trop tard. Pierre fit appel à ses partisans, s’entoura de sa fidèle potiechnie et brisa le pouvoir de sa sœur, qu’il fit enfermer dans un couvent. Il demeura alors seul czar et maître absolu de l’empire, car son frère Ivan, effrayé de ces scènes terribles, s’effaça de lui-même et abdiqua le pouvoir (1689). Ici commence une ère nouvelle pour cet empire à demi sauvage. Dompter et discipliner des hordes féroces, en former une nation puissante, créer une armée, une marine, une administration, des finances, emprunter à la civilisation européenne les deux grandes forces des temps modernes, l’art et la science, combattre les préjugés les plus tenaces, corriger les mœurs les plus farouches, substituer au chaos de la barbarie l’ordre, la discipline et l’organisation, tels étaient les projets grandioses de Pierre Ier et telle fut l’œuvre de sa vie. Dirigé surtout par Lefort, qui fut le conseil et la lumière de tout son règne, il jeta les bases de son organisation militaire et entreprit la création d’une marine russe. On attribue cette inspiration à la découverte d’une chaloupe anglaise abandonnée dans un magasin ; mais il est difficile d’admettre que, entouré déjà d’étrangers, Pierre pût ignorer ce que c’était qu’un navire. Quoiqu’il en soit, il s’attacha à l’art de la navigation aussi fortement qu’à la guerre. Des constructeurs hollandais ainsi que des matelots et des ingénieurs furent appelés à Moscou, et, dès 1696, une petite flotte, construite sur la Voronége et descendue sur le Don, assura le succès de la conquête d’Azov sur les Turcs. Dès lors il méditait de faire un voyage dans les principales contrées de l’Europe pour s’instruire des lois, des mœurs et des arts chez les divers peuples. Ce fut en 1697 qu’il commença ses courses, après avoir réprimé par d’affreux supplices un complot des strélitz. Il visita la Livonie, la Prusse, l’Allemagne, la Hollande, et se rendit à Saardam, fameux chantier de construction, où il se fit inscrire sur le registre des charpentiers et où il travailla comme simple ouvrier, inconnu pendant plusieurs mois. Il passa ensuite en Angleterre, où il se mit en relation avec les hommes les plus habiles dans tous les arts et dans les sciences et d’où il emmena un grand nombre d’ouvriers, de matelots, ainsi que des ingénieurs pour son projet d’un canal entre le Don et le Volga, communication qui devait faciliter le commerce dans la mer Noire, la mer Caspienne et la Perse. L’Europe étonnée suivait avec intérêt et admiration les pérégrinations de ce jeune barbare qui avait quitté un trône absolu pour aller, le compas, la cognée ou le scalpel à la main, étudier chez toutes les nations les arts qu’il voulait introduire dans sa patrie pour l’enrichir et la civiliser ; il rappelait ces philosophes de l’antiquité qui allaient s’asseoir au foyer de tous les peuples pour en rapporter la science et la sagesse. Comme il se préparait à passer en Italie, il apprit à Vienne que les strélitz, secrètement excités par sa sœur Sophie, s’étaient de nouveau soulevés. Il partit précipitamment pour Moscou. Rien dans les annales d’aucun peuple ne peut être comparé aux scènes sauvages qui se passèrent alors dans la capitale de l’empiré russe. Le réformateur fit place au bourreau. La milice coupable fut noyée dans le sang, et le czar lui-même, exaspéré jusqu’au délire et retombant dans toute la férocité des mœurs qu’il voulait réformer, exécuta de sa propre main un nombre infini de coupables et contraignit les plus grands personnages de sa cour à faire comme lui l’office de bourreau. Puis, après ces horreurs, il reprit froidement l’exécution de ses plans de réforme, acheva l’institution de sa nouvelle armée, organisée et vêtue à l’allemande, obligea ses sujets à quitter les longues robes asiatiques pour prendre l’habit européen, affranchit les femmes de plusieurs coutumes humiliantes en leur permettant de voir leurs maris avant de les épouser et de paraître dans la société (elles vivaient auparavant recluses à la manière de l’Orient), mit le calendrier russe en harmonie avec celui des nations occidentales, confia à une administration régulière la perception des revenus publics, livrés auparavant aux dilapidations des boyards, imposa les prêtres comme ses autres sujets, défendit les vœux religieux avant l’âge de cinquante ans, laissa vacant le siège patriarcal, dignité qu’il devait abolir vingt ans plus tard (1721) par l’établissement du saint-synode, qui rendit les czars chefs suprêmes de l’Église russe, fonda des écoles de marine et de mathématiques, appela dans ses États, par une espèce de manifeste répandu dans toute l’Europe, les militaires, les artistes et les fabricants qui pouvaient y apporter une industrie ou des talents utiles, fit venir de la Saxe et de la Silésie des troupeaux et des bergers, envoya des métallurgistes dans toutes les parties de son empire où se trouvaient des mines à exploiter, fit partir de tous côtés des ingénieurs et des géographes pour lever des cartes et des plans, enfin établit sur tous les points des fabriques d’armes, d’outils et d’étoffes. Au milieu de ces grandes créations, il poursuivait ses projets de conquête. Déjà, vers 1692, ses Cosaques avaient reculé les limites de l’empire russe en Sibérie jusqu’aux frontières de la Chine. La conquête d’Azov (1696) le fortifiait au midi contre les Turcs et les Tartares de la Crimée. De bonne heure il avait senti la nécessité du commerce maritime ; mais la mer lui était fermée, et la guerre seule pouvait lui ouvrir cette voie de richesse et de civilisation. Toutefois, il ne s’y précipita point ; il attendit que son armée fut prête. Ce ne fut qu’en 1700 que, après être entré dans la ligue du Danemark et de la Pologne contre la Suède, il déclara la guerre à Charles XII. Les commencements n’en furent pas heureux pour le héros moscovite. Battu à Narva et dans plusieurs combats, il ne se découragea point. « Les Suédois nous battront longtemps, disait-il ; mais nous apprendrons à les battre. » Bientôt, en effet, il obtint des succès importants en Livonie, sur le lac Peipous, à Nyenschantz, forteresse auprès de laquelle il jeta les fondements de Saint-Pétersbourg, au milieu des marais de la Neva (1703). La victoire décisive de Pultawa (1709) vint couronner ses travaux et lui livrer la Livonie, l’Ingrie, la Finlande et une partie de la Poméranie suédoise. Ayant recommencé la guerre contre les Turcs, qui avaient accueilli Charles XII fugitif, il se laissa cerner sur le Pruth (1711) et n’échappa à la plus désastreuse défaite que grâce à l’adresse de Catherine, sa seconde épouse, qui gagna le grand vizir et acheta la paix par l’abandon d’Azov et de quelques petits ports sur la mer Noire. Ce fut en reconnaissance de ce service qu’il institua l’ordre de Sainte-Catherine, exclusivement réservé aux femmes. Il répara cet échec par la conquête de la Carélie méridionale et d’Aland (1713-1714). En 1717, il entreprit un second voyage au milieu des nations européennes. Copenhague, les côtes du Danemark et de la Suède, Hambourg, Berlin, le Hanovre, la Hollande et la France furent successivement explorés par lui. Tout le monde connaît son cri d’enthousiasme devant la statue de Richelieu, à la Sorbonne : « Je donnerais la moitié de mon empire à un homme tel que toi pour qu’il m’aidât à gouverner l’autre. » Il signala son retour par une de ces hécatombes humaines qui étaient un de ses moyens de gouvernement. Son fils Alexis, qui n’avait jamais dissimulé son aversion pour les réformes et qui était devenu le chef du parti rétrograde, fut sacrifié à l’inflexible politique du czar, sous prétexte de conspiration, et après avoir vu ses amis expirer dans les tortures. La paix glorieuse de Nystadt (1721), conclue avec la Suède, diverses conquêtes en Perse (1723), la fondation de plusieurs bibliothèques, de l’Académie de Saint-Pétersbourg, de maisons d’éducation, d’orphelins et d’enfants trouvés, une immense activité donnée à tous les travaux d’utilité publique et aux manufactures, des flottes, une armée, des ports, des fortifications, des routes, des canaux, des établissements de charité, des imprimeries, etc., complétèrent l’œuvre immense de ce puissant génie qui a fondé la grandeur de la Russie, aux destinées de laquelle son esprit préside encore par un testament politique qui est devenu la règle de conduite de ses descendants. Pierre le Grand mourut en 1725, épuisé par le travail et surtout par les excès. On ne peut dissimuler les cruautés inouïes, le despotisme, les vices et les débauches de cet homme extraordinaire ; c’est par ce côté mauvais de sa nature, héritage des sociétés barbares, qu’il appartient à sa race et à son pays ; mais ce qui lui méritera l’admiration universelle, ce sont ses hautes facultés d’organisateur, sa persévérance héroïque, ses travaux prodigieux et l’indomptable énergie de sa volonté.

« Ce monarque, dit Saint-Simon, se fit admirer par son extrême curiosité, toujours tendante à ses vues de gouvernement, de commerce, d’instruction, de police. Tout montrait en lui la vaste étendue de ses lumières et quelque chose de continuellement conséquent. Il allia d’une manière tout à fait surprenante la majesté la plus haute, la plus fière, la plus délicate, la plus soutenue, en même temps la moins embarrassante quand il l’avait établie dans toute sa sûreté, avec une politesse qui la sentait, et toujours, et avec tous, et en maître partout, mais qui avait ses degrés suivant les personnes. Il avait une sorte de familiarité qui venait de liberté ; mais il n’était pas exempt d’une forte empreinte de cette ancienne barbarie de son pays qui rendait toutes ses manières promptes, même précipitées, ses volontés incertaines, sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une. Le désir de voir à son aise, l’importunité d’être en spectacle, l’habitude d’une liberté au-dessus de tout, lui faisaient souvent préférer les carrosses de louage, les fiacres même, le premier carrosse qu’il trouvait sous sa main de gens qui étaient chez lui et qu’il ne connaissait pas… »

On a de lui un Journal de ses campagnes contre la Suède (1698-1714), imprimé par ordre de Catherine II (1773) ; des Lettres et des traductions d’ouvrages français sur la mécanique, l’hydraulique, etc. Parmi les nombreuses histoires de son règne, il faut citer l’Histoire de Russie, par Lévesque (Paris, 1781) et l’Histoire de Pierre le Grand (en allemand), par Halem (Munster, 1803-1805). L’Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire, est peu estimée ; on reproche à l’auteur d’avoir dissimulé les cruautés du czar ; il avait, au reste, reçu des présents considérables pour composer cette Histoire, et il est avéré que ce ne fut point par ignorance qu’il a tu ou excusé une partie des crimes de celui qu’il appelle ailleurs « ce czar Pierre, moitié héros et moitié tigre. » J.-J. Rousseau, dans le Contrat social, a émis, sur Pierre Ier, ses réformes et sa politique, quelques idées tranchantes et systématiquement défavorables qui n’ont pas été ratifiées par la postérité.

Pierre le Grand, comédie en quatre actes, en prose, mêlée d’ariettes, paroles de Bouilly, "musique de Grétry, représentée aux Italiens le 13 janvier 1790. La fameuse Catherine est naturellement l’héroïne de la pièce. Les critiques du temps et l’auteur lui-même ont vanté beaucoup le coloris musical de la partition. Le même éloge a été décerné soixante-quatre ans plus tard à celle de l’Étoile du Nord. C’est le cas de rappeler le mot de Goethe : L’esprit humain avance toujours, mais en spirale. Grétry a introduit dans l’ouverture et dans une ariette le motif d’un pas russe, dansé avec succès à l’Opéra par Mlle Guimard.