Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PICHEGRU (Charles), général français

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 943-944).

PICHEGRU (Charles), général français, né à Arbois (Jura) le 16 février 1761, mort à Paris le 5 avril 1804. Ses parents étaient peu aisés ; il fut élevé par charité dans une école que tenaient à Arbois des religieux minimes et montra quelques aptitudes pour les sciences exactes. Un de ses professeurs, le Père Patrault, envoyé au collège de Brienne, tenu par des moines du même ordre, l’emmena avec lui et lui fit avoir une modeste place de répétiteur de mathématiques lorsqu’il eut terminé ses études. On a prétendu qu’il avait eu Bonaparte pour élève ; il parait que les registres de l’établissement démentent cette assertion et que c’est à peine s’ils purent s’y connaître. Pichegru ne songeait alors ni à suivre la carrière de l’enseignement, ni à se faire soldat ; il se croyait quelque vocation religieuse et ce fut le Père Patrault qui le détourna d’entrer dans un couvent. Il s’engagea, en 1783, dans le 1er régiment d’artillerie à pied, franchit vite les grades inférieurs grâce à l’instruction qu’il possédait et fut nommé sergent. C’était, dans cette arme, le bâton de maréchal des roturiers. Il quitta son régiment, rejoignit en Amérique le petit corps d’armée emmené par La Fayette et Rochambeau et revint en France avec le grade d’adjudant sous-lieutenant. Il était à Besançon lors de la prise de la Bastille ; saluant avec un enthousiasme que l’on pouvait croire sincère l’aurore de la Révolution, il organisa dans cette ville les premières assemblées populaires et se fit remarquer par son bruyant patriotisme. Au fond, ce n’était qu’un ambitieux vulgaire, dévoré de la soif du pouvoir et plus encore, comme les événements le prouvèrent, de besoins d’argent. Se sentant quelque capacité, il s’agitait beaucoup, prêt à saisir, dans son intérêt personnel plus que dans celui du pays, la première occasion qui se présenterait. En 1791, sur la proposition d’un club dont il était président, un bataillon de volontaires du Gard, de passage à Besançon, t’élut pour son commandant ; ce fut le point de départ de sa fortune militaire. Ayant rejoint l’armée du Rhin à la tête de sa troupe qu’il avait disciplinée en chemin, il se distingua dans quelques rencontres, puis fut demandé à l’état-major général (1792) et parvint rapidement aux grades de colonel, de général de brigade et de général de division (4 octobre 1793). Les représentants du peuple en mission à l’armée du Rhin, Saint-Just et Lebas, avaient pleine confiance en lui ; à la suite des échecs qu’on venait de subir, les lignes de Wissembourg ayant été forcées, les troupes étaient en pleine désorganisation et battaient partout en retraite. Ils lui donnèrent le commandement en chef et, grâce à son activité, tout changea de face. Pichegru réussit à faire sa jonction avec Hoche, força les lignes de Haguenau, coopéra au beau mouvement de Hoche qui eut pour effet de débloquer Landau, et, quoiqu’il n’eût eu qu’une part indirecte à ces succès, il recueillit toute la gloire de la campagne. C’est que Pichegru n’était pas seulement bon général ; il avait la finesse du limier de police, savait exercer l’espionnage politique en même temps que l’espionnage militaire, surprendre les correspondances des émigrés, dénoncer les menées des royalistes, toutes choses qui le faisaient prendre par Saint-Just et Lebas pour un austère patriote. Hoche, qui trouvait honteux de s’abaisser au métier de délateur, dénoncé lui-même par Pichegru comme suspect, faillit monter sur l’échafaud, et Pichegru reçut le commandement en chef des armées du Rhin et de la Moselle réunies (23 décembre 1793), puis de celle de l’armée du Nord en remplacement de Jourdan (février 1794). En se rendant à son nouveau poste, il traversa Paris et reçut en acclamations le prix de ses services ; il parut dans les clubs, fit provoquer par Robespierre et Collot-d’Herbois des motions enthousiastes aux Jacobins et à la Convention, fut comblé d’éloges et d’honneurs. C’était le héros du jour et l’on eût dit que de son épée dépendaient les destinées de la France.

La campagne qu’il ouvrit dans les Flandres (avril 1794) fut remarquable entre toutes celles de la République ; elle suffit pour le placer à la tête des tacticiens de l’époque. Les lignes de frontière étaient perdues ; les Autrichiens, commandés par le prince de Cobourg, maîtres de Condé, de Valenciennes, de Landrecies, n’étaient plus qu’à quarante lieues de Paris, et l’armée, entretenue dans le plus complet dénûment, démoralisée par des échecs successifs, conservait à grand’peine ses positions. Après avoir vainement essayé de percer le centre des Autrichiens couverts par la forêt de Mormale et où le comité de Salut public enjoignait de tenter le principal effort, il résolut d’obéir à ses propres inspirations ; se portant sur Cassel, il y battit dans une première rencontre l’aile droite des ennemis commandée par Clairfayt, déconcerta ce général par la rapidité de ses manœuvres et acheva de le tourner par les combats de Menin et de Courtray (10 et 11 mai 1794) ; Moreau, qui servait en second sous ses ordres et commandait son aile droite, remporta, quelques jours après, sur le prince de Cobourg, la bataille de Tourcoing (18 mai). Comme Clairfayt se retirait à la nouvelle de cette défaite, Pichegru l’atteignit à Rousselaer le 10 juin et, le 13, à Hooglède ; il le battit encore dans ces deux rencontres, et la victoire de Jourdan à Fleurus, à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse récemment organisée (27 juin 1794), acheva de chasser de la Flandre l’armée des coalisés. Ypres, Bruges, Ostende, Gand, Anvers, Tournay, Bois-le-Duc tombèrent au pouvoir des Français. Au cours de cette glorieuse série de victoires s’étaient accomplis les événements du 9 thermidor ; Pichegru, reniant l’étroite affection qui l’avait uni à Robespierre et à Saint-Just, applaudit à leur chute et écrivit à la Convention pour la féliciter : « La République ne peut que prospérer, disait-il, depuis que les triumvirs Saint-Just et autres ennemis du peuple et des soldats ont été punis de leurs forfaits ! » Pour l’attirer à eux, les chefs de la réaction thermidorienne l’accablèrent d’honneurs ; quoique Moreau et Jourdan eussent contribué au moins autant que lui aux résultats de la guerre de Flandre, il fut proclamé le libérateur de la République, son buste fut couronné dans une séance de la Convention et il n’y eut pas assez de voix à la tribune, dans les clubs, pour célébrer ses talents et ses vertus. Pichegru acheva la campagne en s’emparant de Nimègue, que protégeait un camp retranché (novembre 1794) et, après une infructueuse attaque sur l’Île de Bommel, formée au-dessous de Nimègue par le Wahal et la Meuse, il fit prendre à l’armée ses quartiers d’hiver. Il était alors malade et, désireux de prendre quelque repos, il s’installa à Bruxelles. Au milieu de cette armée qui manquait de tout, dont les soldats marchaient les pieds enveloppés de guenilles ou de tresses de paille, couverts de vermine et en haillons, les officiers et les généraux eux-mêmes partageaient le sort du soldat et Pichegru avait gagné, en même temps que ses victoires, une horrible maladie de peau. Retranché derrière la Meuse et le Rhin, Clairfayt comptait sur ces obstacles naturels et sur la rigueur de la saison pour arrêter l’élan imprévu des républicains. Ce fut au contraire l’hiver qui décida Pichegru à rouvrir aussitôt les hostilités ; dès le milieu de décembre, la Meuse et le Wahal étant gelés de façon à pouvoir porter le canon, l’audacieux général vit là une occasion d’entreprendre en Hollande, où la guerre n’est rendue difficile que par ces fleuves, une campagne sans précédent. Il ne prit même pas le temps d’achever sa guérison et, encore souffrant, il fit franchir la Meuse à son artillerie, surprit la garnison hollandaise de l’île de Bommel (28 décembre), s’empara de Bréda, passa le Wahal comme il avait passé la Meuse et menaça le quartier général du prince d’Orange, établi à Gorcum. Jamais le froid n’avait été si vif ; le thermomètre marquait, à la fin de décembre, 17° au-dessous de zéro et, si l’audace du général doit être admirée, que d’héroïsme manifestait cette armée mal nourrie, mal vêtue et supportant gaiement les plus grandes fatigues ! En moins de deux mois, la Hollande entière était soumise ; infanterie, artillerie, cavalerie, tout marchait au pas de course, franchissant rivières, fleuves et bras de mer avec une telle rapidité que les commissaires de la Convention avaient peine à suivre les troupes. La veille de l’occupation d’Utrecht, Pichegru fut obligé d’écrire aux représentants Bellegarde Lacoste et Joubert pour presser leur arrivée: « Ne perdez pas un instant, citoyens représentants, leur disait-il, demain nos troupes occuperont Utrecht. » En effet, les représentants arrivent le 19 janvier et, le même jour, ils reçoivent une députation de la province de Hollande chargée de traiter avec eux de la capitulation. Le lendemain, 20 janvier 1795, Pichegru, toujours accompagné de ces représentants, faisait son entrée à Amsterdam et en prenait possession au nom de la république française. Les Français furent reçus dans cette ville, non en ennemis, mais en libérateurs, par un peuple qui avait déjà tenté de secouer le joug du stathouder. « Un fait que l’histoire ne doit pas omettre, dit Lacretelle, c’est que le jour de l’entrée des Français à Amsterdam la Bourse de cette ville fut ouverte. Toutes les opérations commerciales eurent lieu comme de coutume et les dettes furent acquittées avec la même fidélité. » La conquête d’Amsterdam était d’une grande importance ; elle eut encore cet avantage de décider la prompte soumission des autres provinces unies. Quinze jours après, les états particuliers de la Zélande, la dernière de ces provinces, signaient une capitulation.

Cette campagne est incontestablement une des plus singulières dont fasse mention l’histoire. « Le merveilleux lui-même vint s’ajouter, dit M. Thiers, à cette opération de guerre déjà si extraordinaire ; une partie de la flotte hollandaise mouillait près du Texel ; Pichegru, qui ne voulait pas qu’elle eût le temps de se détacher des glaces et de faire voile vers l’Angleterre, envoya des divisions de cavalerie, plusieurs batteries d’artillerie légère vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzée était gelé ; nos escadrons traversèrent au galop ces plaines de glace, et l’on vit des hussards et des artilleurs à cheval attaquer, comme une place forte, ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent à ces assaillants d’une espèce si nouvelle. »

Pendant que l’armée française s’installait en garnison dans les principales villes de la Hollande et que les représentants en mission, se conduisant avec la plus louable prudence, raffermissaient par de sages mesures administratives et politiques l’œuvre du général, Pichegru vint à Paris jouir de son triomphe. En ce moment, sa renommée était universelle ; il avait non-seulement battu la coalition et délivré le sol de la république, mais porté ses armes victorieuses bien au delà de la frontière et conquis une riche province. L’Europe était frappée de terreur ; la Convention lui décerna le titre de Sauveur de la patrie et, comme elle se trouvait elle-même menacée, lui confia momentanément le commandement des troupes qui gardaient la capitale. Pichegru s’était trouvé venir à Paris juste au moment où allait éclater l’insurrection du 12 germinal (1er avril 1795). À la tête des troupes et des sections restées fidèles à la représentation nationale, il paralysa l’insurrection, déblaya la salle des séances envahie et assura l’exécution des décrets de la Convention. C’étaient des décrets de proscription contre quelques-uns des représentants, membres de l’ancien comité de Salut public et que poursuivait la réaction thermidorienne. Pichegru courut personnellement de grands dangers en voulant escorter lui-même les voitures qui emportaient les proscrits ; couché plusieurs fois en joue, accueilli au Gros-Caillou, par des coups de canon, il parvint néanmoins à passer et vint le lendemain, à la barre de la Convention, annoncer que les décrets étaient exécutés. « Le vainqueur des tyrans, lui répondit le président, ne pouvait manquer de triompher des factieux. » Il reçut l’accolade fraternelle, eut les honneurs de la séance et resta exposé pendant plusieurs heures aux regards de l’Assemblée et du public, qui se fixaient de toutes parts sur lui seul. La Convention, en lui continuant le commandement en chef de l’armée du Nord, plaça, en outre, sous ses ordres l’armée du Rhin et l’armée de Sambre-et-Meuse ; il se trouvait ainsi être à la tête de presque toutes les troupes de la république. De retour à son quartier général, il accomplit encore un beau fait d’armes, la prise de Manheim ; ce fut son dernier coup d’éclat. Parvenu à l’apogée de la puissance qu’un grand citoyen peut obtenir dans un État libre, il lui sembla que la république n’avait pas assez fait pour lui ou plutôt que, sous cette forme de gouvernement, les grades, les dignités sont en quelque sorte amovibles, à la merci de la faveur populaire et que la monarchie seule pouvait le fixer à tout jamais dans la haute position qu’il avait acquise. Mis au courant de toutes les intrigues royalistes par les correspondances qu’il avait maintes fois surprises, il n’était pas sans savoir que les Bourbons cherchaient depuis longtemps parmi les généraux républicains un homme à vendre et, de leur côté, ceux-ci avaient deviné ses secrètes ambitions, car ils lui dépêchèrent à son quartier général d’Altkirch un de leurs plus adroits émissaires, le libraire Fauche-Borel. Dès la première entrevue (14 août 1795), Fauche-Borel, qui l’avait abordé sous le prétexte de lui dédier un opuscule inédit de Jean-Jacques, lui proposa de but en blanc de trahir la république ; Pichegru ne s’étonna aucunement et posa ses conditions. Un autre intrigant, le comte de Montgaillard, le mit immédiatement en rapport avec le prince de Condé, et des correspondances s’échangèrent. Pichegru proposait d’opérer sur le Rhin la jonction des deux armées qu’il commandait avec la petite armée royaliste et de faire crier : « Vive le roi ! » à ses soldats, pourvu qu’on leur donnât à chacun un écu. Pour lui, il demandait, une fois Louis XVIII proclamé roi de France, le gouvernement de l’Alsace, le château de Chambord, 1 million en argent, 200,000 livres de rente, la terre d’Arbois qui prendrait le nom de Pichegru, 12 pièces de canon, le cordon de Saint-Louis et du Saint-Esprit et enfin la dignité de maréchal de France. On souscrivit à tout ; mais comme, pour la réussite de ce plan, il fallait qu’on lui livrât le passage du Rhin et qu’on se méfiait de lui, ce projet fut abandonné. Pichegru proposa alors de se faire battre en toute rencontre et de prêter la main à l’invasion. « Allez sur-le-champ informer le prince de Condé, écrivait-il à Montgaillard, que j’espère pouvoir enfin effectuer la réunion. J’ai laissé à Manheim pour défendre la place 9,000 à 10, 000 hommes, tout ce que j’ai de plus mauvais dans mon armée. J’espère qu’il en reviendra peu et que les Autrichiens en feront bon compte. J’ai donné le commandement au général Montégut, officier sans talents et que je regarde comme hors d’état de soutenir longtemps le siège ; Manheim rendu, qu’on m’attaque, qu’on me poursuive sans relâche, et je réponds du succès. » (Montgaillard, Mémoires concernant la trahison de Pichegru dans les années III et IV.) Heureusement, l’infamie ne put être entièrement consommée. Le prince de Condé attendait, pour risquer l’aventure, le succès d’une expédition qui allait se tenter sur les côtes de Bretagne et celui d’une insurrection royaliste qui se préparait à Paris. D’un autre côté, l’Autriche, qui avait eu vent des négociations, réclamait sa part du gâteau ; elle demanda l’Alsace en échange de son appui et déclara qu’elle ne laisserait pas à l’armée de Condé seule l’honneur de rétablir en France les princes légitimes. On ne put s’entendre, et Pichegru, obligé par le comité de Salut public de faire une démonstration sur le Rhin, manœuvra seulement de façon à gagner du temps en sacrifiant, comme il en était convenu, une partie de ses troupes. Il se laissa repousser par Clairfayt et recula jusqu’à Landau et la ligne des Vosges, abandonnant Jourdan et l’armée de Sambre-et-Meuse dans une position critique. « Le plus grand crime qu’un homme puisse commettre, disait Napoléon à Sainte-Hélène en rappelant cet acte odieux, c’est de faire égorger froidement les hommes dont la vie est confiée à sa discrétion et à son honneur. » Pichegru commit ce crime, mais inutilement ; l’insurrection royaliste avait échoué à Quiberon et le soulèvement essayé à Paris aboutit à la journée du 13 vendémiaire. Dès qu’une conspiration se gâte, les habiles cherchent à retirer leur épingle du jeu ; à peine le Directoire était-il installé, en vertu de la constitution de l’an III, qu’il reçut du comte de Montgaillard, ce louche aventurier, le secret des négociations. Telle était cependant la situation précaire du gouvernement, qu’on n’osa pas faire arrêter au milieu de ses troupes celui qu’on appelait encore le glorieux vainqueur de la Hollande ; on se borna à le surveiller étroitement et à paralyser toutes les opérations qu’il voulait tenter. Se voyant découvert, Pichegru offrit sa démission, qui fut acceptée, et le Directoire poussa la condescendance jusqu’à lui proposer l’ambassade de Suède, qu’il refusa. Il se retira dans l’abbaye de Bellevaux, qu’il avait achetée, et parut vouloir rentrer entièrement dans la vie privée ; il n’en était rien et ses relations continuèrent avec les princes de Bourbon qui, après s’être crus joués, se prêtèrent à ses nouveaux projets comme le joueur hasarde de nouvelles sommes pour rattraper l’argent perdu. Pichegru leur fit croire qu’il lui serait encore plus facile de les servir comme simple citoyen qu’à la tête de son armée et continua de recevoir les neuf mille louis de pension annuelle qui lui étaient alloués à titre d’arrhes depuis le commencement des négociations. Son plan était arrêté ; certain de réussir en présentant sa candidature à la députation dans son pays natal, fier d’avoir donné le jour au sauveur de la patrie, il comptait bien moins, une fois au conseil des Cinq-Cents, jouir, à cause de son passé glorieux, d’une influence prépondérante. Maître de l’un des deux conseils et adoré, comme il croyait l’être encore, des soldats qu’il avait conduits à la victoire, il jouerait le rôle de Monk quand il le voudrait. Le prince de Condé se rallia à ces projets qui ouvraient de nouvelles perspectives, et tout réussit d’abord à souhait ; Pichegru, nommé membre des Cinq-Cents, lors du renouvellement par tiers de cette assemblée (mai 1797), fut aussitôt porté à la présidence par ses collègues et sa main fut visible dans toutes les intrigues qui paralysèrent le Directoire, au point que la chute du gouvernement et la perte de la république semblaient imminentes. Les Bourbons se voyaient déjà à Paris ; Pichegru avait fait de sa maison le centre de l’opposition réactionnaire ; il vivait entouré de chouans, d’émigrés rentrés, d’intrigants royalistes. Fauche-Borel, qui l’obsédait et servait d’intermédiaire à la correspondance active échangée entre le comte de Lille, le prince de Condé et l’ex-général républicain, le pressait de tenter un coup de main, alors facile. Pichegru, attendant toujours l’occasion, se laissa prévenir et le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797) renversa toutes ses espérances. Il se laissa arrêter sans résistance. Fauche-Borel, sur lequel on ne put mettre la main, réussit à s’enfuir, mais il laissait des papiers fort compromettants pour Pichegru ; d’ailleurs, le Directoire avait reçu de Moreau toute la correspondance de l’ex-général républicain avec le prince de Condé ; les hasards de la guerre l’avaient fait tomber entre ses mains avec les bagages d’un général ennemi. Les preuves étaient accablantes ; le Directoire pouvait demander la mort du traître ; il se contenta de le comprendre sur la liste des soixante-dix membres des deux conseils, journalistes et autres, condamnés sans jugement à la déportation, par mesure de sûreté publique, le lendemain du coup d’État. La correspondance de Pichegru servit de base à l’exposé de la conspiration que publia le Directoire et montra aux moins clairvoyants à quels périls venait d’échapper la république. La clémence prévalut pourtant et, des soixante-dix individus portés sur la première liste des déportés, quinze seulement subirent leur peine ; Pichegru fut un de ceux-là. Embarqué à Rochefort et conduit, avec ses compagnons, dans les marais pestilentiels de Sinnamari, il eut la chance d’échapper aux atteintes meurtrières du climat, puis, profitant de la semi-liberté qui lui était laissée, il s’évada, parvint à Surinam et de là se rendit à Londres, où il reçut du gouvernement anglais un accueil chaleureux. Résidant tantôt à Londres, tantôt à la suite des armées ennemies, Pichegru devint l’âme de toutes sortes de machinations. Durant la campagne de 1799, qui fut si fatale à la république, il accompagnait l’état-major autrichien et était attaché à la personne de l’archiduc Charles ; un peu plus tard, il figura dans l’état-major du général russe Korsakoff et donna, dit-on, à ce dernier, avant la bataille de Zurich, d’excellents conseils dont il ne sut pas profiter. Triste rôle pour le sauveur de la patrie ! La victoire étant revenue aux armées françaises, il se réfugia en Prusse, y noua des relations avec le comte d’Entraigues, un des émissaires des Bourbons dont il machinait encore le retour ; le gouvernement français exigea son expulsion et il dut retourner en Angleterre. Là il fut encore au centre de toutes les intrigues qui avaient pour but soit de rallumer la guerre en Vendée, soit d’attenter à la vie du premier consul. Sa participation, comme celle même de Georges Cadoudai, à l’attentat de la rue Saint-Nicaise n’a pu être prouvée, mais il était alors en Angleterre et très-lié avec le célèbre chef de chouans. Un nouveau complot fut tramé à la fin de 1803 et, cette fois, Cadoudal et Pichegru en étaient les chefs avérés avec un prince de la maison de Bourbon qu’on n’a jamais pu déterminer, le comte d’Artois, le duc d’Enghien ou le prince de Condé, et qui, du reste, abandonna les conjurés au moment décisif. Cadoudal s’étant rendu secrètement à Paris (août 1803), Pichegru le suivit de prés et fut spécialement chargé de rallier à la cause des royalistes Moreau, alors considéré comme le premier général du monde après Bonaparte et resté fidèle aux idées républicaines. Quelques entrevues eurent lieu : l’une, le soir, près de la Madeleine, l’autre à Chaillot, dans le domicile secret de Georges, sans aucun résultat. Les deux anciens frères d’armes se réconcilièrent et Moreau adhéra bien au projet de faire disparaître, de façon ou d’autre, le premier consul, mais pour le remplacer par lui, Moreau, et non par les Bourbons dont il se souciait peu. Les pourparlers durèrent deux mois sans que la police de Bonaparte, si vigilante pourtant, fut mise en éveil et soupçonnât même la présence à Paris des deux incorrigibles conspirateurs accompagnés d’un certain nombre d’affiliés. Mais, parallèlement à ce qui se tramait à Paris, une autre intrigua était nouée à Munich par les ministres anglais en Hesse, en Wurtemberg et en Bavière, et cette intrigue, découverte par un agent français, mit entre les mains du premier consul le fil conducteur de la seconde. Il connut ainsi le point des côtes de Bretagne où se pratiquaient les descentes des conjurés (la falaise de Biville), le chemin de contrebandiers qu’ils suivaient et jusqu’aux étapes, préparées loin des grandes routes, qui leur permettaient de franchir incognito la distance qui sépare les côtes de la Manche des portes de Paris. L’arrestation et les aveux d’un certain nombre d’agents subalternes ne laissèrent plus de doute sur la connivence de Moreau et sur la présence, dans la capitale, de Georges et de Pichegru. Moreau fut arrêté à Grosbois ; mais les deux derniers déjouèrent longtemps les recherches de la police. Bonaparte fit alors voter par le Corps législatif une loi par laquelle tout individu qui les recèlerait, ainsi que soixante de leurs complices dont le signalement était donné, serait puni de mort. Paris fut fermé pendant plusieurs jours, les portes furent étroitement gardées et des canots que montaient des marins de la garde consulaire surveillèrent la Seine. Pichegru trouva pourtant des amis dévoués qui le reçurent, et entre autres un des ministres mêmes de Bonaparte, Barbé-Marbois, qui avait été jadis déporté avec lui à Sinnamari ; mais personne ne se souciait de l’abriter plus de quelques heures et souvent il lui fallut payer 7,000 ou 8,000 francs.cette précaire hospitalité. Il menait cette vie errante et inquiète depuis huit ou dix jours, lorsqu’un de ses anciens officiers d’état-major, un nommé Le Blanc, promit d’indiquer sa retraite moyennant finance. « Il fut, dit Napoléon (Mémorial de Sainte-Hélène), victime de la plus infâme trahison. C’est vraiment la dégradation de l’humanité ; il fut vendu par son ami intime. Cet homme que je ne veux pas nommer, tant son crime est hideux et dégoûtant, ancien militaire qui depuis a fait le négoce à Lyon, vint offrir de le livrer pour 100,000 écus. Il raconta qu’ils avaient soupé ta veille ensemble ; la nuit venue, lui, fidèle ami, conduisit les agents de police à la porte de Pichegru, leur détailla la forme de la chambre, ses moyens de défense. Pichegru avait des pistolets sur sa table de nuit, la chandelle était allumée, il dormait. On ouvrit doucement la porte avec de fausses clefs que l’on avait fait faire exprès, on renversa la table de nuit, la lumière s’éteignit et l’on se colleta avec Pichegru éveillé en sursaut. Il était très-fort ; il fallut le lier et le transporter nu ; il rugissait comme un taureau. « C’est rue Chabanais, le 28 février, que se passait ce petit drame ; Pichegru fut mené au Temple par le commissaire de police Comminges, roulé et ficelé dans une couverture. Le premier consul refusa de payer à Le Blanc les 100,000 écus que la police lui avait promis et lui fit répondre seulement que sa conduite était horrible ; mais il était bien aise de tenir Pichegru, et l’arrestation de Cadoudal, le 9 mars suivant, fit tomber les bruits qui couraient et d’après lesquels toute cette conspiration avait été imaginée par la police. Pichegru, dans les interrogatoires qu’il subit, s’attacha à ne compromettre ni Moreau, ni Cadoudal, refusa absolument d’avouer quel était le but des conjurés, leurs moyens d’exécution et, après un peu plus d’un mois de détention, persuadé qu’il ne sortirait de prison que pour monter à l’échafaud, il se résolut au suicide ; on le trouva étranglé avec sa cravate. Le bruit courut alors que ce suicide était simulé et que Pichegru avait été étranglé secrètement par ordre de Bonaparte.

Cette assertion doit être reléguée au rang des fables ; Bonaparte, qui fit faire publiquement le procès de Moreau, celui de Georges et de ses complices, n’avait aucun intérêt à se débarrasser de Pichegru ; il voulait, au contraire, lui pardonner. « Belle fin, dit-il à Réal, chargé de l’instruction de l’affaire, belle fin pour le vainqueur de la Hollande ! Mais il ne faut pas que les hommes de la Révolution se dévorent entre eux. Il y a longtemps que je songe à Cayenne ; c’est le plus beau pays de la terre pour y fonder une colonie. Pichegru y a été proscrit ; il le connaît, il est de tous nos généraux le plus capable d’y créer un grand établissement. Allez le trouver dans sa prison, dites-lui que je lui pardonne, que ce n’est ni à lui, ni à Moreau que je veux faire sentir les rigueurs de la justice. Demandez-lui combien il faut d’hommes et de millions pour fonder une colonie à Cayenne ; je les lui donnerai et il ira refaire sa gloire en rendant des services à la France. » Ces promesses furent transmises à Pichegru ; il n’y vit qu’un leurre destiné à lui arracher le secret de la conspiration, et il est impossible de savoir s’il se trompait ou non ; il préféra se donner la mort.

La Restauration, qui confia le portefeuille de la guerre au général Bourmont, le transfuge de Waterloo, ne pouvait négliger la réhabilitation de Pichegru. Louis XVIII lui fit ériger dans le cimetière Sainte-Catherine un tombeau monumental et décréta (6 novembre 1815) qu’une statue lui serait érigée sur la place publique d’Arbois, sa ville natale. Cette statue, en marbre, œuvre de J.-E. Dumont, fut exécutée seulement en 1828 et exposée, l’année suivante, dans la cour du Louvre. L’inauguration devait avoir lieu avec solennité, mais les compatriotes de Pichegru manifestèrent une telle répugnance pour l’effigie du traître, qu’il fallut renoncer à cette royale fantaisie.