Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PÉTRARQUE (Francesco Petrarca)
PÉTRARQUE (Francesco Petrarca), l’un des plus grands poëtes de l’Italie et l’un des plus ardents promoteurs de la renaissance des lettres au xive siècle, né à Arezzo le 20 juillet 1304, mort à Arqua, près de Padoue, le 18 juillet 1374. Comme le grand Alighieri, il connut les amertumes de l’exil, les misères de la vie errante et ces mâles et poignantes douleurs des grandes âmes au spectacle des malheurs de la patrie. Son père, messer Pietro ou Petracco di Parenzo, l’un des notaires de la république, ami de Dante, fut banni de Florence à la suite du même coup d’État qui envoya Dante en exil. Ils appartenaient tous les deux au parti des blancs, c’est-à-dire à la fraction démocratique du parti guelfe, qui avait en main la direction des affaires depuis une dizaine d’années, lorsque, en 1301, la faction rivale, celle des noirs ou guelfes aristocratiques, s’empara du pouvoir avec l’aide du pape et de Charles de Valois. Les blancs eurent leurs maisons rasées ou incendiées, leurs biens confisqués et furent bannis du territoire de la république. Messer Petracco se retira à Arezzo, où les réfugiés florentins, accueillis à bras ouverts par les gibelins, qui y dominaient et auxquels ils s’allièrent, constituèrent entre eux une sorte de gouvernement et tentèrent de regagner le terrain perdu. Profitant de la stupeur où l’immense incendie de juillet 1304 avait plongé Florence, incendie qui détruisit plus de deux mille maisons, ils résolurent de surprendre à main armée une des portes de la ville. Petracco di Parenzo figurait avec Dante en tête des assaillants. L’entreprise échoua. La nuit même où il coopérait à cette tentative infructueuse (19-20 juillet), lui naquit son premier fils, appelé d’abord Francesco di Petracco (François, fils de Petracco), et qui changea plus tard ce nom en celui de Petrarca.
Pétrarque passa ses premières années à Incisa, dans le val d’Arno, où sa famille possédait un petit domaine patrimonial qui fut rendu à sa mère, Eletta Canigiani (1307). À l’âge de sept ans, il rejoignit à Pise son père, qui, désespérant de jamais obtenir le rappel de sa sentence de bannissement, résolut bientôt de quitter l’Italie et d’aller relever sa fortune à la cour pontificale d’Avignon, rendez-vous d’une foule d’étrangers et particulièrement des exilés de tous les partis, qu’y envoyaient tour à tour les incessants revirements politiques de cette époque turbulente. La vie était chère à Avignon, ville de luxe et de plaisirs, où la corruption des prélats s’étalait au grand soleil. Les bannis s’installèrent à Carpentras, et Pétrarque y commença ses études sous la direction d’un certain Convenevole da Prato, qui lui apprit la grammaire, la dialectique et la rhétorique. Il alla ensuite étudier le droit et la théologie durant quatre ans à Montpellier (1318-1322), et les trois années suivantes à Bologne ; mais il préférait l’étude de Virgile, de Cicéron et des troubadours provençaux aux subtilités de la scolastique et de la jurisprudence, et ce fut en vain que son père, décidé à faire de lui un légiste, brûla à diverses reprises ses livres favoris. Il devint savant par obéissance et n’en conserva pas moins dans son âme enthousiaste le culte des lettres. La mort de son père (1325) et celle de sa mère, qui suivit de près, le laissèrent libre de suivre son goût invincible pour la poésie et l’éloquence. Mais il était pauvre, et les exécuteurs testamentaires de son père le spolièrent du peu qui lui revenait. Il n’avait d’autre parti à prendre que d’embrasser l’état ecclésiastique. Il se fit tonsurer, mais sans entrer définitivement dans les ordres, quitta les écoles de Bologne et vint à Avignon, où son talent pour la poésie latine le fit rechercher de la cour spirituelle et mondaine de Jean XXII (1327). Ce fut pendant ce séjour à Avignon qu’il vit pour la première fois, dans l’église Sainte-Claire, cette Laure qu’il a immortalisée dans ses sonnets et ses canzone. L’histoire a peu de renseignements sur ce personnage, si gracieux dans les vers du poëte, mais que, à cause de ses perfections idéales, quelques écrivains ont été portés à regarder comme une pure fiction. Dans l’article que nous lui avons eonsacré (v. Laure de Noves), nous avons passé en revue toutes les hypothèses auxquelles a donné lieu la Laure de Pétrarque, et, s’il n’est pas certain qu’on doive l’assimiler à Laure de Noves, épouse de Hugues de Sade, selon la tradition la plus ordinairement acceptée, du moins est-il une chose qui reste hors de doute, c’est l’existence réelle de cette femme, qui prit un si grand empire sur l’imagination du poëte et à qui il dut une grande partie de son génie. Cette rencontre décida de la vie de Pétrarque. Exalté par une passion sans espoir, qui triompha du temps, de l’absence, de la mort même de celle qui en était l’objet, il lui rapporta toutes ses pensées, et l’agitation singulière qui marque toute cette période de son existence, ses voyages, ses retours fréquents à Avignon, ses brusques départs témoignant de l’inquiétude de son esprit, au moins autant que ses admirables vers, montrent la force et la ténacité de son amour. « Sa passion fut si vive dès son commencement, dit un des anciens biographes de Pétrarque, Vitarelli, qu’un regard clément ou sévère de son amie, une douce parole, le bonheur de la voir, une légère espérance, une crainte nouvelle, un air de dédain, son visage, ses yeux, ses mains, son port noble et gracieux, et jusqu’à la couleur de ses gants ; tout était pour lui un prétexte à des soupirs non interrompus. » Si éloignés que nous soyons aujourd’hui de ce platonisme exagéré, il nous faut bien admettre, en lisant le poëte, que cet amour épuré, cette sainte et chaste union, dont le souvenir s’est conservé comme l’idéal de l’amour immatériel, eut pour Pétrarque toutes les violences de la plus sensuelle passion.
Après être resté trois ans à Avignon, chantant son amour dans des poésies que l’admiration des siècles a consacrées, cultivant à la fois le vers toscan et le vers latin, il fut emmené à Lombez par un de ses amis d’enfance, Jacques Colonna, placé au siége épiscopal de cette ville, et il y passa tout un été, cherchant à se distraire de son amour par l’étude. Il n’y réussit qu’imparfaitement et entreprit alors un long voyage. Il voulait, dit Vitarelli, aller jusque dans les Indes ; il se contenta de visiter Paris, puis le Brabant et les bords du Rhin, Gand, Aix-la-Chapelle, Liége, Cologne, les Ardennes, où il eut une vision : Laure lui demandait de revenir près d’elle. Il obéit à cette suggestion imaginaire, et, pendant ce nouveau séjour à Avignon, il écrivit au pape Benoît XII, successeur de Jean XXII, une lettre touchante, où il le suppliait de retourner à Rome et de rendre à la grande capitale son antique splendeur (1334). Benoit XII ne se rendit pas à ses vœux, mais il lui donna un canonicat à Lombez et lui promit une prébende. Vers la même époque, il lui fut offert de défendre devant la cour pontificale les droits du prince souverain de Parme, Azzo da Correggio, contre lequel se posait en compétiteur Marsiglio Rossi, et cette cause, qu’il gagna, le mit tout à fait en évidence. Quelque temps après, le désir de voir Rome l’emporta sur les liens qui le retenaient à Avignon ; il s’embarqua à Marseille, aborda à Civita-Vecchia et gagna Rome sous la protection d’une escorte que lui fournit, à Capranica, le comte Orso dell’ Anguillara, un de ses amis, tout le territoire étant infesté de bandes de pillards qui rendaient les routes peu sûres. L’amitié des Colonna lui rendit le séjour de Rome agréable, et, plein comme il était des vieux souvenirs historiques, il visita avec une sorte de vénération les monuments qui les lui rappelaient. Il a traduit, dans quelques-unes de ses poésies, ses émotions d’érudit et d’antiquaire. Dans l’été de 1337, il était de retour à Avignon, après une courte excursion dans les Pyrénées et sur les côtes occidentales d’Espagne. Afin de rester près de Laure, qu’il ne pouvait oublier, il acheta un petit domaine dans la vallée de Vaucluse, sur la Sorgue, à quelques lieues d’Avignon. Laure habitait non loin de là un château, et il pouvait la voir se promener sous les arbres de son parc : c’était un de ses plus grands bonheurs, comme il l’a raconté dans plusieurs de ses sonnets. Du fond de cette retraite, où il se confina trois années, il écrivit un grand nombre de ces sonnets et canzone d’une si admirable pureté de style et qui eurent le mérite, dans l’enfance de l’idiome italien, de le fixer définitivement et de lui faire prendre rang parmi les langues européennes. L’immense épopée dantesque, la première œuvre de longue haleine qui eût été écrite en langue vulgaire, commençait déjà, il est vrai, à circuler en manuscrit, mais elle ne fut popularisée que par l’impression, en 1472, et les sonnets de Pétrarque, d’une langue plus claire et plus courante, répandirent dans le monde lettré, bien plus facilement que la Divine comédie, ce suave et harmonieux dialecte toscan, qui semble fait pour exprimer tous les enthousiasmes et tous les emportements de l’amour. Si admirables que soient les sonnets, disons toutefois qu’il y règne une grande monotonie et que bon nombre d’entre eux sont déparés par de froides allégories, des concetti bizarres, des pensers plus raffinés et plus ingénieux que vrais et profondément sentis. Quoi qu’en dise le poëte, sa passion lui laissait encore l’esprit suffisamment libre, puisqu’il jouait avec légèreté sur les mots et sur le nom même de sa bien-aimée.
Ces poésies en langue vulgaire n’étaient, du reste, que les moindres de ses travaux, quoiqu’il leur doive aujourd’hui presque toute sa gloire. Ce que, de son temps, on apprécia surtout dans Pétrarque, c’est l’érudit et le promoteur de la renaissance des lettres. Dès l’âge où il étudiait à Montpellier et à Bologne, il s’était pris du goût le plus vif pour Virgile, Cicéron, Tite-Live, connus alors des seuls savants ; et, comme la rareté des livres était le plus grand obstacle à la diffusion des auteurs classiques, que bon nombre d’entre eux menaçaient de se perdre, il s’était mis avec une ferveur extraordinaire à la recherche des vieux manuscrits enfouis au fond des monastères ; il les transcrivait de sa main, et, après s’être formé une bibliothèque fort précieuse pour l’époque, il répandit autant que possible ces trésors littéraires, engageant tous ses amis à l’imiter, à renoncer aux rêveries de l’astrologie judiciaire, de la cabale et aux raisonnements en pure perte de la scolastique pour se retremper aux sources vives de l’antiquité. Dans ses voyages, il lit des trouvailles heureuses : à Arezzo, il découvrit les Institutions oratoires de Quintilien ; à Vérone, les Lettres familières de Cicéron ; à Liége, deux plaidoyers du grand orateur. La bibliothèque Laurentiane, à Florence, possède les manuscrits des Lettres familières et des Lettres à Atticus copiées de sa main. Il avait même trouvé un recueil de lettres et d’épigrammes d’Auguste, qu’il croyait avoir sauvé de l’oubli, comme les autres, en le recopiant, et qui cependant s’est perdu depuis. Il forma en outre une belle collection de médailles et de documents de tous genres. La voie nouvelle qu’il ouvrait au savoir, il la parcourut lui-même et donna l’exemple. Il démontra la nécessité des sciences positives, donna à l’histoire, qui se confondait alors avec la légende, ses véritables fondements : l’étude de la chronologie et la recherche des anciens monuments, des inscriptions, des médailles. Il fit honte à ses contemporains de leur ignorance absolue des temps passés et des notions géographiques erronées qui traînaient dans les livres les plus sérieux. Il entreprit aussi de donner à la politique, basée uniquement sur la violence et la bon plaisir, des règles meilleures, tirées du respect du droit et de la justice. C’est l’objet d’un de ses traités latins, De officia et virtutibus imperatoris, dédié au prince de Parme, Azzo da Correggio. Il montra comment il fallait écrire l’histoire en composant une Histoire romaine, un Epitome vitarum virorum illustrium, quatre livres de Choses mémorables (Rerum memorandarum libri IV) et un poëme sur la seconde guerre punique, Africa. Il renouvela l’étude de la géographie dans un Itinerarium syriacum, opuscule d’une grande érudition et qui prouve quels matériaux il avait rassemblés pour l’intelligence des auteurs anciens. L’étude des Pères, et principalement de saint Augustin, lui inspira aussi une autre série de travaux, des commentaires érudits, des traités de morale où perce le goût de la vie religieuse. Mais ses Églogues latines, qui, malgré leur titre anodin, sont de spirituelles satires dirigées contre les prélats voluptueux et les vices mondains de la cour papale, montrent assez qu’il savait séparer le dogme de ceux qui Se disent chargés de l’interpréter. La plupart de ces travaux furent achevés dans sa retraite de Vaucluse.
Appelé à Rome (1341) par le sénat pour y recevoir la couronne lauréale, décernée au plus grand poëte de l’époque, Pétrarque se vit, à la suite de cette consécration solennelle de son génie, recherché par les plus grands princes italiens. Dans les diverses missions diplomatiques qui lui furent confiées se révéla le patriote, le fils de l’ami de Dante. Il mit tout en œuvre pour arriver à la pacification de l’Italie, déchirée de tous côtés par les guerres civiles. Les Romains le chargèrent d’aller, à la tête de dix-huit des premiers citoyens, exprimer au nouveau pape, Clément VI, le vœu qu’il revînt établir dans leur ville le siège pontifical. Pétrarque ne fut pas plus heureux avec Clément VI qu’avec Benoît XII ; mais le pape le combla d’honneurs, lui donna le prieuré de Migliarino, près de Pise, le chargea d’une mission à Naples et lui offrit la pïace de secrétaire apostolique, que le poëte refusa (1345). Quelque temps après, Pétrarque applaudissait de toutes ses forces à la tentative de Rienzi, qui entreprenait de détruire à Rome la puissance des nobles, d’y rétablir la liberté et de reconstituer l’Italie une, avec Rome capitale. Quoique la réussite de ces projets dût entraîner la ruine de ses plus chers amis, les Colonna, il félicita le tribun de son audace, dans une de ses lettres les plus chaleureuses, Epistola hortatoria de republica capessenda, et il résolut de se rendre à Rome pour le seconder. À son arrivée en Italie, la cause de Rienzi était déjà perdue ; le tribun l’avait ruinée par ses propres violences et les Colonna s’étaient fait massacrer par la populace en essayant de le renverser. Cette malheureuse issue d’un événement qu’il avait appelé de tous ses vœux lui causa une grande douleur. Son idéal politique est assez difficile à dégager ; cependant il paraît avoir eu à peu près les mêmes vues que Dante a exposées dans son Traité de la monarchie ; comme iui, il était devenu gibelin ; comme lui, il voulait voir le monde gouverné par un empereur placé au sommet de la société, tandis que le pape aurait le gouvernement des âmes, et ces deux rois du monde, indépendants l’un de l’autre, égaux l’un à l’autre, seraient réunis dans l’enceinte doublement sacrée de la ville de saint Pierre et de la ville des Césars. Il eut à ce sujet une correspondance très-suivie avec l’empereur. Il l’appela en Italie ; il voulait que le puissant souverain vînt rétablir l’ordre dans cette malheureuse contrée, déchirée par l’anarchie. Rien n’est plus touchant, plus patriotique que ces lettres de Pétrarque. Au moins, si l’empereur ne peut pas rester en Italie, que l’Italie ait un souverain national, dût ce roi être Robert de Naples. Pétrarque rêvait des chimères ; mais en attendant il donnait à ses concitoyens les conseils les plus utiles et les plus pratiques. « Il prêchait, dit M. Mézières, ce qui manquait le plus à ses contemporains, le dévouement à la cause commune, l’oubli des haines, le sacrifice des passions particulières, la concorde entre les États, l’idée de la grande patrie italienne substituée à l’idée de la petite patrie locale. « Je suis Italien, » écrit-il au doge et au conseil de Gênes, qui viennent de remporter une victoire sur Venise, « il convient à un Italien d’être touché des maux de l’Italie. » Et il les conjure de ne pas abuser de leur triomphe, d’accorder la paix aux Vénitiens, d’oublier leurs vieilles discordes. Enfin, il suppliait ses compatriotes d’éloigner de leur pays les étrangers. Les étrangers ont toujours été le fléau de l’Italie moderne ; c’est contre eux que Pétrarque composait une de ses plus belles pièces. « Pour peu, s’écriait-il, que vous montriez un seul signe de pitié, le courage prendra les armes contre la fureur, et le combat sera court, car l’antique valeur n’est pas encore morte dans les cœurs italiens. »
La ruine de ses patriotiques espérances l’avait plongé dans l’affliction ; il reçut un autre coup mortel en apprenant, à Parme, la mort de Laure, événement qu’il consigna, en termes qui marquent sa profonde douleur, en marge d’un Virgile manuscrit actuellement déposé à la bibliothèque Ambrosienne de Milan ; nous avons reproduit cette note dans la biographie de Laure. La mort de Laure lui inspira de nouveaux chefs-d’œuvre, ses Triomphes, et le disposa aux méditations les plus graves, il résolut de vivre désormais avec la régularité et l’austérité que lui imposait la possession des bénéfices et des dignités ecclésiastiques qu’il avait reçus plus à titre de poëte que de clerc ; il rêvait de s’enfermer dans quelque monastère, mais Clément VI l’appela près de lui, et il profita de sa faveur pour adoucir la captivité de Rienzi et pour donner au pape d’excellents conseils sur les moyens de pacifier Rome, en y rétablissant à la fois l’ordre et la liberté. Padoue et Venise l’acceptèrent à diverses reprises comme arbitre de leurs différends : spectacle nouveau que cette puissance d’un simple littérateur, d’un poëte et d’un érudit, consulté et écouté sur les plus grandes affaires. En 1354, il négocia la paix entre la république de Gênes et celle de Venise, au nom de Jean Galéas ; la même année, l’empereur Charles IV l’appela à Mantoue et s’entretint longuement avec lui ; Pétrarque lui développa les vues qu’il lui avait déjà exposées après la chute de Rienzi, et d’après lesquelles l’empereur devait se constituer le médiateur de l’Italie ; il l’accompagna à Milan, où Charles IV se fit sacrer, et fut encore, deux ans plus tard, député près de lui à Prague, par les Visconti.
Cependant les fatigues de l’âge, jointes à ses chagrins, lui faisaient désirer de se retirer des agitations du monde. Il s’établit d’abord dans une villa, près de Garigliano, puis dans le monastère de Saint-Simplicien, près de Milan ; Galéas Visconti le tira encore une fois de sa retraite pour l’envoyer à Paris, près du roi Jean II, le complimenter sur sa délivrance. On doit à ce voyage la description que Pétrarque a donnée, dans une de ses Lettres familières, du déplorable état où se trouvait alors la France (1350). À son retour, il habita successivement Padoue et Venise, où il offrit sa riche bibliothèque à la république. Ce fut le commencement de la célèbre bibliothèque de Saint-Marc, et il accepta en retour son logement dans un des palais de l’État ; enfin, en 1370, il se fixa dans es monts Euganéens, à Arqua, près de Padoue, où il s’était fait bâtir une petite maison ; de toutes les demeures de Pétrarque, à Vaucluse, à Milan, à Padoue, à Arezzo, à Parme, c’est la seule qui existe encore. Les dernières années de sa vie furent remplies par l’étude et les exercices religieux ; les jeunes et les veilles épuisèrent une santé déjà très-altérée ; mais les maladies fréquentes qui vinrent accabler sa vieillesse ne purent interrompre ses travaux ; à Arqua, il occupait encore cinq secrétaires, auxquels il dictait son active correspondance et des traités d’érudition, ou qu’il occupait à transcrire des manuscrits. Un matin, ils le trouvèrent mort dans sa bibliothèque.
Pétrarque avait eu d’une dame d’Avignon deux enfants naturels : un fils, nommé Jean, dont les vices lui causèrent de cruels soucis et qui mourut quelques années avant lui, et une fille, Tullia, qui épousa un gentilhomme milanais, Francesco da Brossano, l’exécuteur testamentaire du poëte.
Les œuvres de Pétrarque se divisent en deux parties, les œuvres italiennes et les œuvres latines. Les premières se composent des Rime in vita e in morte de madonna Laure, consistant en environ trois cents sonnets, cinquante canzones et six poëmes en terze rime intitulé Triomphes, chants lugubres qui sont comme autant d’apothéoses de la femme aimée. La première édftion des Rime est de 1470 (Venise, gr. in-4o) ; il en a été fait depuis des éditions innombrables. Parmi les traductions françaises, nous citerons la plus ancienne, celle de Vasquin Filhieul, de Carpentras, qui reproduit l’original vers par vers et avec une grande fidélité ; la vieille langue du traducteur a par moments presque toute la grâce du toscan (Avignon, 1555, in-8o), et les Triomphes de Pétrarque, trad. du baron d’Opède (Paris, 1538, in-8o). Les œuvres latines sont : l’Africa, poëme, trois livres d’Épîtres et douze Églogues, et une suite de traités philosophiques, politiques ou religieux : De remediis utriusque fortunæ libri II ; De vita solitaria libri II ; De otio religiosorum libri II ; Apologia contra Galium ; De officio et virtutibus imperatoris ; Rerum memorandarum libri IV ; De vera sapientia ; De contemptu mundi ; Vitarum virorum illustrium epitome ; De vita beata ; De avaritia vitanda. Ces traités se trouvent dans la grande édition des Œuvres de Pétrarque (Bâle, 1581, 2 vol. in-fol.), qui contient en outre l’Itinerarium syriacum, une traduction latine de la Griselidis, de Boccace, sous le titre de : De obedientia ac fide uxoria, et une volumineuse correspondance : Epistolæ familiares ; variæ ; ad veteres illustres ; seniles ; sine titulo. On ne connaît de traduction française que celle du traité De remediis utriusque fortunæ, traduit sous ce titre : le Sage résolu contre la fortune, par Nicolas Oresme (Paris, 1534) et par Grenaille (Rouen, 1663, 2 vol. in-12) ; il existe des autres traités des traductions italiennes.
« Pétrarque, dit M. Villemain, est le plus indigène des poëtes de sa nation ; rien n’a vieilli dans son langage ; ses vers ont tellement saisi l’imagination, que la langue a été fixée par l’admiration pour le poëte. Il y a dans les idiomes humains un point de vérité et de perfection que le génie peut deviner et hâter. Par la vivacité de l’émotion, par le soin curieux de l’harmonie, Pétrarque a trouvé l’expression nécessaire du sentiment, l’expression qui ne peut périr que lorsque la tangue se détruira tout entière. Après cela, Pétrarque était-il grand poëte dans toute l’étendue de l’expression ? Son imagination embrassait-elle fortement autre chose que ce qui faisait sa passion ? Je ne le crois pas. À cela même tient sa supériorité dans le genre où il a renfermé sa gloire. Ce n’est pas que la force lui manque. Décrire une promenade, un accident de fête, célébrer la fontaine de Vaucluse, tout cela n’exige que grâce et douceur. Mais son âme est capable quelquefois aussi de sérieux et d’énergie. Parmi tant de sonnets tendres et délicats, il en est où les plus hautes vérités morales sont rendues avec l’accent d’une forte poésie. C’est toujours le même caractère de perfection dans le style et d’élégance dans la brièveté ; mais c’est un langage austère et sublime sur la mort, sur le génie, sur la divinité. De ces fêtes pontificales d’Avignon et de ces douces retraites qui n’entretenaient sa pensée que de la présence ou du souvenir de Laure, il sort pour flétrir les vices de l’Église, pour féliciter de généreux défenseurs des droits de l’Italie, pour réveiller le courage dans les cœurs italiens, pour exciter les rois à la croisade… Ainsi ce poëte de la tendresse a été, en même temps, le premier lyrique de l’Europe moderne ; le premier, il a trouvé des sons qui, pour les contemporains, avaient toute la force du plus généreux patriotisme ; et lorsque tant de siècles ont passé, cette poésie est tellement naturelle aux Italiens, a gardé tant de sympathie avec leurs urnes, que la conquête et le pouvoir craignent encore de l’entendre et ne la laissent pas réciter impunément. C’est une réponse au reproche vulgaire de fadeur et de mollesse. »
Le centenaire de Pétrarque a été fêté avec une grande solennité, le 20 juillet 1874, à Padoue, Avignon et Arqua. Les fêtes d’Avignon ont eu surtout du retentissement ; des concours poétiques, en langue française et en langue provençale, avaient été ouverts quelques mois auparavant, et des fleurs d’or et d’argent, des couronnes, des rameaux, des médailles, des coupes, des prix de toutes sortes ont été décernés d’une main libérale à un grand nombre de lauréats. Un buste de Pétrarque a été inauguré à la fontaine de Vaucluse.