Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/O’CONNELL (Daniel), célèbre homme politique, surnommé le grand agitateur de l’Irlande

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 1218-1219).

O’CONNELL (Daniel), célèbre homme politique, surnommé le grand agitateur de l’Irlande, né à Carhen, comté de Kerry, le ! 6 août 1775, mort à Gênes le 15 mai 1847, j Son père, Morgan O’Conneîl, était un gentilhomme campagnard, très-attaché au catholicisme, et qui, comme presque tous les Irlandais, prétendait être de race royale. Dans une situation de fortune fort gênée, il faisait, pour vivre et pour nourrir ses dix enfants, le commerce, principalement celui de la contrebande. Daniel, l’aîné de ses fils, apprit à lire et à écrire à une école de village. Son oncle, Maurice O’Conneîl, l’adopta, se chargea de son éducation et lui laissa par la suite sa terre de Darrynane, où, devenu célèbre, il devait mener une existence presque féodale. Après avoir été pendant quelque temps en pension à Redington, Daniel fut envoyé en France au collège catholique de Saint-Omer (1791), d’où il passa avec son frère, en 1792, au séminaire irlandais de Douai. À la fin de cette année, les établissements religieux ayant été fermés, O’Conneîl dut retourner avec son frère en Irlande. En attendant l’argent nécessaire pour le voyage, Daniel fut profondément impressionné par le spectacle de l’agitation révolutionnaire qui régnait alors à Douai et de l’antipathie profonde de la population contre les catholiques. « Lorsqu’il s’enfuit de cette terre, qui était à ses yeux la Ninive et la Babylone des temps modernes, dit M. John Lemoinne, et qu’il toucha de nouveau le sol anglais, son premier acte fut, dit-on, de fouler aux pieds la cocarde tricolore qu’il avait été obligé de porter ; elle n’était pour lui que le symbole

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de l’athéisme et de la révolte. Or, O’Conneîl ne fut jamais un philosophe ni un révolutionnaire, ni même un libéral ; il était avant tout et par-dessus tout un Irlandais et un catholique. ■

Sous l’impulsion très-vive de ses idées religieuses, O Connell songea d’abord à se faire prêtre ; mais son tempérament robuste et sanguin, sa passion pour la chasse, la pêche, pour tous les exercices du corps, son exubérance de sève le firent renoncer à la carrière ecclésiastique, et il résolut de suivre celle du barreau. Lorsqu’il eut terminé ses études de droit, il se fit inscrire comme avocat au barreau de Dublin (1793), où, grâce à son extrême subtilité, à son étonnante puissance de travail, à son éloquence imagée et torrentueuse, à son assurance sans égale, il conquit rapidement la première place. La même année où il débutait comme avocat, un soulèvement, que devait appuyer un corps de troupes françaises, éclata en Irlande contre l’Angleterrre. Mais cette prise d’armes n’eut d’autre résultat que de replacer l’Irlande sous un régime de compression violente, et, deux ans après, l’acte d’Union avec l’Angleterre s’accomplit. O’Conneîl assista à ce triste spectacle d’un parlement national, acheté au prix de 31 millions, se suicidant et vendant l’indépendance législative de son pays. Ce fut à cette occasion qu’il s’occupa pour ia première fois de politique active et qu’il prononça son premier discours dans une assemblée de catholiques.

Quelques années plus tord, O’Conneîl, devenu possesseur de la fortune de son oncle, épousa (1807) une de ses cousines, dont il eut sept enfants. Ses éclatants succès au barreau, où il lui arriva de gagner par an de 400,000 à 500,000 fr., l’avaient mis complètement en évidence. C’est alors qu’il résolut de se faire l’interprète des vœux de l’Irlande, non point pour réclamer une nationalité séparée de celle de l’Angleterre, mais pour demander l’égalité des droits promise par Pitt et ajournée par ses successeurs, pour revendiquer l’émancipation des catholiques. Dès qu’il se fut mis a l’œuvre, avec cette ardeur passionnée qu’il apportait en toutes choses, il fut acclamé par les Irlandais catholiques comme leur véritable chef. Il devint, surtout à partir de 1812, l’inspirateur du Comité catholique, le souffle de l’agitation populaire, l’âme de toutes les réunions, la voix de toutes les plaintes, l’arbitre de tous les conseils. Infatigable travailleur, il quittait son cabinet après de longues heures de travail, se rendait au tribunal, où il plaidait de nombreuses affaires, et le soir, devenu tribun populaire, il haranguait le peuple dans des meetings, où il retraçait avec une éloquence véhémente, débordante d’images et d’hyperboles, les misères et les griefs de l’Irlande opprimée par l’Angleterre. « Pendant les vingt ans et plus qui précédèrent le bill d’émancipation, écrivait-il plus tard à lord Shrewsbury, tout le fardeau de la cause reposa sur moi. Je dus organiser les meetings, préparer les résolutions, dicter les réponses aux correspondants, examiner le cas de tout individu alléguant un grief personnel, réveiller les apathies, animer les tièdes, contenir les violents, prémunir les nôtres, tantôt contre le danger do se heurter aux prescriptions de la loi, tantôt contre les pièges qu’on tendait de toutes parts contre nous, enfin combattre en tout temps les attaques de nos puissants et nombreux ennemis. «

En organisant sur toute la surface de l’Irlande la grande agitation qui prit pour drapeau l’émancipation catholique, O’Conneîl ne se montra pas seulement un chef audacieux, un infatigable jouteur, un tribun éloquent, il fut encore le plus retors et le plus prudent des légistes. Il avait pris pour système de faire tout ce que ia loi ne défendait pas, mais de ne jamais la violer, et de ne faire en aucun cas appel à la force. « La loi avait beau avoir mille bras, dit M. Lemoinne, le Protée insaisissable de l’association catholique avait plus de mille formes, et il les prenait tour à tour avec une facilité désespérante. Comme dans la législation anglaise c’est en général la lettre qui domine l’esprit, il fallait faire une loi nouvelle contre chaque nouvelle démonstration. > Mais si O’Conneîl témoignait constamment le plus grand respect pour la loi, il s’en fallait de beaucoup qu’il Ht preuve de la même modération envers ses adversaires politiques. Pour les combattre, il n’hésitait point a, employer l’invective et l’injure et montrait un complet dédain de la vérité. Aussi s’attira-t-il, à diverses reprises, des provocations en duel. Dans une rencontre qu’il eut en 1815 avec un membre de la.municipalité de Dublin, nommé Desterre, il tua son adversaire et en éprouva de poignants remords. Peu après, Robert Peel, alors secrétaire du vice-roi d’Irlande, lui envoya ses témoins, mais la rencontre entre les deux adversaires fut empêchée. À partir de cette époque, O’Conneîl fit vœu de ne jamais se battre, et il y resta fidèle malgré les nombreux défis que continua à lui attirer la licence sans bornes de son langage.

En 1823, le Comité catholique, supprimé par une loi, changea de nom et devint l’Association catholique, qui poursuivit le même but sous la direction de son fondateur O’Conneîl. En peu de temps cette association étendit ses ramifications sur toute l’Irlande. En tsîs, elle comptait plus de 15,000 membres, possédait des journaux dans toutes les ’villes de quelque importance, multipliait partout les meetings et avait pour revenus une contribution volontaire fixée, en 1823, à 10 centimes par semaine et par tête, et payée par

  • millions d’Irlandais. En ce moment, l’agitation

était à son comble ; un membre au Parlement, Francis Burdett, posa devant la Chambre des communes la question de l’émancipation des catholiques irlandais, et demanda qu’on examinât les lois contra lesquelles ils protestaient. Cétte motion, combattue par le ministère, fut repoussée à la Chambre des lords. O’Connell pensa alors qu’il était temps de montrer a l’Angleterre la puissance du parti dont il était le chef. Au mois de juin de cette même année 1828, une élection devant avoir lieu à Clare, O’Connell posa sa candidature, bien que le serment imposé aux députés lut fermât la Chambre des communes. Son adversaire, Fitzgerald, jouissait d’une grande considération personnelle et s’était montré favorable à la cause de l’émancipation. Il n’en fut pas moins battu, et O’Connell se vit nommé par 2,057 voix contre 982. Ce triomphe éclatant, célébré dans toute l’Irlande, eut son contre-coup à Londres. Le ministère comprit qu’il était temps, s’il voulait éviter la guerre civile, d’écouter les justes réclamations des Irlandais, et présenta lui-même un bill d’émancipation, qui fut voté parla Chambre des communes, puis parla Chambre de3 lords (10 juin 1829). O’Connell avait attendu pour se présenter à la Chambre des communes qu’elle se fût prononcée sur le bill. S’étant refusé a prêter.le serment tel qu’il était formulé au moment de son élection, cette élection fut cassée et il retourna en Irlande pour se représenter devant ses électeurs. Ses compatriotes l’accueillirent comme un triomphateur, lui décernèrent alors le titre de libérateur et, après avoir été réélu, il revint à Londres, où cette fois il put entrer sans obstacle au Parlement.

En entrant à la Chambre des communes, où il fut successivement député de Kerry, son pays natal (1830), de Dublin (1832-1835), de Kilkenny (1835-1837), de Dublin (1837-1841), et enfin de Cork, le grand agitateur renonça au barreau pour se consacrer tout entier à la défense de son pays, à l’éternelle revendication de ses droits. Ses partisans organisèrent alors en sa faveur une souscription annuelle, récoltée à la porte des églises, et qui s’élevait à une somme considérable. Ce tribut formait sa liste civile. Ses adversaires l’appelèrent alors « le roi mendiant. ». Mais loin d’en rougir, O’Connell s’en glorifiait. ■ Oui, je le dis bien haut, écrivait-il à lord Shrewsbury, je suis le serviteur salarié de l’Irlande, et je me glorifie de ce titre. » Prodigue, aimant le faste et la dépense, il vivait en prince, ayant une suite nombreuse, des équipages, des meutes, paradant au milieu de la foule dans un char traîné par quatre chevaux blancs, la tête couronnée d une toque verte. Et le peuple irlandais, charmé, enthousiasmé, retrouvant dans son héros l’incarnation de ses qualités et de ses défauts, applaudissait aux exhibitions de ce roi de théâtre, qui était en même temps, il est vrai, le souverain de l’opinion.

À la Chambre des communes, O’Connell se mêla activement a-toutes les grandes discussions, parla notamment sur la réforme parlementaire, sur la réforme municipale, et vint chaque année jeter au milieu du Parlement anglais son cri célèbre : « Justice pour l’Irlande. » Mais l’effet qu’il produisait k la Chambre ne répondait point a sa réputation, et son éloquence dépaysée s’annihihait en partie. En 1834, à déposa une motion demandant le rappel de l’union législative qui avait été établie en 1800 entre l’Angleterre, et l’Irlande. Toutefois, comme les wliigs étaient alors au pouvoir, il consentit à ajourner sa motion, soutint la politique de ces derniers avec les quarante députés irlandais, appelés la queue d’O’Connell, parce qu’ils votaient constamment sous son inspiration. Il forma alors l’appoint de la majorité k la Chambre des communes, et tint ainsi pendant plusieurs années sous sa dépendance le gouvernement. . Cette situation, qui froissait vivement l’orgueil anglais, contribua puissamment h la chute du ministère whig, remplacé en 1841 par un cabinet tory.

O’Connell, qui cette même année venait d’être élu lord maire de Dublin, commença aussitôt les hostilités contre le nouveau cabinet. Mécontent de ne pouvoir obtenir l’abolition de la dîme que les catholiques payaient au clergé protestant, et la réorganisation des corporations irlandaises, il recommença l’afitation en Irlande en créant l’Association u rappel de l’Union, À vrai dire, O’Connell ne se taisait au fond aucune illusion sur l’efficacité et l’utilité du rappel. Ce qu’il y voyait, c’était avant tout un moyen pour obtenir du gouvernement, par la crainte d’une insurrection, d’importantes réformes, Bientôt l’agitation prit des proportions" énormes. Dans des meetings monstres qui eurent lieu en 1842 et 1843, dans des lieux rendus célèbres par des traditions nationales, à Tara, à Kildare, k Mullaghmast, O’Connell enflamma par son éloquence la multitude, à un tel point que de toutespartson lui demandade donnerle signal de l’insurrection. Le gouvernement anglais alarmé, craignant à chaque instant de voir éclater la guerre civile, interdit le meeting qui

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devait avoir lieu le 8 octobre 1843 à Cloutarf, envoya des troupes pour empêcher le rassemblement et poursuivit O’Connell, ainsi que plusieurs autres chefs du mouvement, comme coupable de haute trahison. Aussitôt, sur la demande du « roi mendiant, • l’agitation tomba. Traduit devant la cour d’assises, O’Connell, k la suite d’un procès retentissant, fut condamné, le 20 mai 1844, k un an de prison et k 50,000 fr. d’amende. Jusqu’alors le grand agitateur était toujours sorti triomphant de ses luttes avec la loi. Dans deux autres procès qui lui avaient été intentés en 1824 et en 1831, il n’avait point trouvé de juges pour le condamner. Ses luttes toujours heureuses contre les avocats anglais, sa continuelle impunité étaient un des prestiges à l’aide desquels il agissait le plus sur l’imagination populaire. Quand les Irlandais le virent vaincu, ils doutèrent un instant de l’infaillibilité de leur héros. Mais O’Connell fit appel du jugement qui le frappait ; la Chambre des lords cassa l’arrêt et le prisonnier recouvra sa liberté.

— Porté en triomphe, acclamé par la multitude, le grand agitateur parut un instant avoir recouvre toute sa puissance ; mais, en réalité, il avait perdu par l’agitation du rappel une partie de son prestige, et son ascendant jusqu’alors incontesté ne tarda pas à être battu en brèche. « Le procès, dit M. Brunet, avait eu pour principal résultat de dissiper en grande partie le prestige qui s’attachait au nom d’O Connell ; beaucoup d’Irlandais, après avoir marché avec une confiance aveugle sur les pas du grand agitateur, commencèrent à se lasser de ses promesses toujours infructueuses et toujours renouvelées ; des dissentiments éclatèrent. Se laissant aller à une fougue trop ardente, il lança à plusieurs reprises de tristes invectives contre la France ; une partie de la presse catholique s’éleva contre ces violences. À la fin de 1844, une dissidence sérieuse éclata entre O’Connell et son plus énergique soutien, le clergé. Un bill sur les donations pieuses accordait aux catholiques des garanties importantes. Plusieurs prélats pensèrent qu’il serait insensé de ne pas en profiter. L’archevêque de Dublin partagea cette façon de voir. O’Connell s’y montra très-contraire ; il vit ses recommandations repoussées, son autorité morale détruite. » En même temps, un schisme se déclarait dans son propre parti, entre la jeune et la vieille Irlande. Les membres de la jeune Irlande demandèrent qu’on sortît de l’agitation légale, qu’on fît appel aux armes, qu’on cherchât des alliés parmi les démocrates de l’Angleterre et de l’étranger. O’Connell qui, au fond, n’était que catholique et n’avait nul goût pour la démocratie, pour un large système de liberté, fut effrayé par ce courant nouveau et s’efforça Se l’arrêter. Lorsqu’un ministère whig prit le pouvoir en 1846, O’Connell s’empressa de lui offrir son appui et son adhésion, co qui lui aliéna un grand nombre de ses compatriotes. Sur ces entrefaites, un fléau terrible vint fondre sur l’Irlande. La famine vint faire oublier le rappel ; la question politique disparut devant la question d’alimentation. Encore une fois O’Connell se montra au Parlement et implora la pitié de l’Angleterre pour l’Irlande décimée ; mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. Sa vigoureuse santé s’était profondément altérée et ses puissantes facultés s’affaiblissaient de jour en jour. Au commencement de 1847, il partit pour l’Italie, traversa Paris et arriva à Gênes. Là, il ne put continuer sa route, s’alita et mourut peu après.’ D’après ses dernières volontés, son cœur fut envoyé k Rome et son corps à Dublin, où on lui fit de somptueuses funérailles. « O’Connell, dit M. J. Lemoinne, avait une indomptable vigueur de corps et d’esprit, une énergie infatigable, une grande prédilection pour des faiblesses toutes terrestres, un fonds inépuisable de gaieté, l’art suprême de passionner les masses, une éloquence qui passait alternativement de la grâce la plus tendre k la violence la plus triviale, une incomparable puissance d’invective et un trésor d’injures à rendre jaloux les héros d’Homère... Ii était l’image de l’Irlande ; il en. avait les grandeurs et les faiblesses, les vertus et les vices. Il en avait la poésie, l’éloquence, la chaleur, la mobilité, la trivialité, l’entrain, le plus audacieux et le plus effronté dédain de ta vérité. C’est pour eelaqu’il fut aimé, adoré, déifié par ce peuple, dont il était la plus vivante et la plus complète expression, . Hors de l’Irlande, il était tout à fait dérouté et dépaysé. Dans le Parlement, son auditoire lui manquait ; il ne trouvait guère d’admirateur, et, qu’on nous permette le mot, il ne trouvait pas de compère. I ! se sentait toujours un étranger au milieu de cette Aère société anglaise ; en un mot, il était mal à son aise. Il ne pouvait plus répandre k flots ses images et ses métaphores, qui faisaient le bonheur des Irlandais ; ni parler de ses lacs et de ses montagnes, ni injurier grossièrement le Saxon, ni abuser de cette merveilleuse facilité qu’il avait pour confondre le faux avec le vrai. Il était obligé de polir sa sauvago éloquence, et sa verve ne lui venait plus. Quand lord Stanleyi’accabtait de ses orgueilleux sarcasmes, bien souvent il ne trouvait pas la réplique. Mais d’autres fois, poursuivi et traqué comme un sanglier, il so retournait, lançait des bordées terribles d’apostrophes et d’invectives, et s’en allait ensuite au

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milieu de son royaume et de son peuple leur demander justice des humiliations qu’il avait subies pour eux. »

O’Connell n’a laissé qu’un seul ouvrage, de médiocre valeur : Mémoires sur l’Irlande indigène et saxonne (Dublin, 1843). Ses principaux Discours ont été publiés par son fils John, à la suite de la Vie de Daniel O’Connell (Dublin, ’1846-1847, 2 vol. in-S°), Son Oraison funèbre a été prononcée, à Home, par le Père Ventura en 1847, et à Paris, par le Père Lacordaire en 1848.