Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Napoléon II
NAPOLÉON II (François-Charles-Joseph-Napoléon Bonaparte, duc de Reichstadt), né aux Tuileries le 20 mars 1811, mort à Schœnbrunn (Autriche) le 22 juillet 1832. Comme pour Louis XVII, la légende d’abord, puis les faits ont consacré ce nom de Napoléon II, qu’il n’a jamais légalement porté. La destinée de ce jeune homme, qui fut salué roi de Rome en naissant, à qui Napoléon comptait bien laisser son vaste empire et qui mourut simple prince autrichien, a quelque chose d’étrange et de mystérieux qui a fasciné les poètes ; mais l’historien pourrait presque la laisser de côté, tant elle a peu d’importance. Sa naissance fut saluée avec un enthousiasme dont les écrivains contemporains et même ceux de la génération suivante se sont plu à se faire l’écho ; ils nous montrent toute la capitale comme en suspens et retenant son haleine, tandis que le canon des Invalides annonçait la délivrance de l’impératrice, un peuple immense autour des Tuileries, comptant les coups de canon et laissant enfin échapper une joie qui tenait du délire lorsque le vingt-deuxième annonça qu’un enfant mâle était l’héritier de César. L’accouchement de Marie-Louise avait été laborieux ; on fut obligé d’employer le forceps, et la vie de l’enfant fut un moment menacée. Aussitôt qu’il eut jeté un cri, il fut créé roi de Rome, grand-aigle de la Légion d’honneur, grand-croix de la Couronne de fer et il reçut la Toison d’or. Casimir Delavigne et Michaud sentirent l’inspiration descendre sur leur front et composèrent chacun un dithyrambe. La ville de Paris offrit, pour berceau du jeune prince, ce magnifique vaisseau de vermeil, emblème de Lutèce, que l’on a vu longtemps au musée des Souverains ; puis, après tant de marques d’enthousiasme, réel ou simulé, le silence se fit autour du roi de Rome ; on sut seulement que Napoléon lui avait donné pour gouvernante la duchesse de Montesquiou, afin de suivre les royales traditions, et les feuilles officielles racontèrent, suivant l’habitude, quelques traits enfantins de l’altesse au maillot. Le 6 septembre 1812, sur les bords de la Moskova, la veille de la terrible bataille de ce nom, Napoléon, qui était justement en train de perdre, par ses gigantesques folies, son trône et celui de son fils, reçut de Paris, des mains de M. de Beausset, préfet du palais, le portrait du roi de Rome, peint par Gérard. Le grand artiste l’avait représenté à demi couché dans son berceau, jouant, en guise de hochets, avec le sceptre et le globe du monde. L’empereur s’interrompit au milieu de ses dispositions pour la bataille du lendemain et montra, tout joyeux, ce portrait à son état-major ; il le fit saluer par sa garde. Il ne revit son fils que deux fois, à son retour de la Bérézina et après Leipzig ; il le présenta alors aux officiers de la garde nationale parisienne, réunis aux Tuileries pour le premier jour de l’an 1814, et le confia à leur patriotisme, dans une de ces scènes théâtrales qu’il affectionnait. La frontière était alors envahie de toutes parts. Paris allait être menacé, et Napoléon, revenant peu de temps après sur ses dispositions premières, prescrivit à son frère Joseph de faire retirer l’impératrice et le roi de Rome au sud de la Loire. Marie-Louise et son fils, accompagnés du roi Jérôme et d’une faible escorte de cavaliers, arrivaient à Blois en même temps que les alliés entraient à Paris (30 mars 1814) ; quelque temps après, ils étaient à Orléans, où ils logèrent à l’évêché. Là, il se passa un fait odieux que les historiens bonapartistes ont laissé de côté. Le roi Jérôme, qui savait qu’un des fourgons renfermait des diamants pour une somme énorme et quatre millions en or, résolut de laisser là l’impératrice et de sauver la caisse. Au milieu de la nuit, il essaya d’enlever le fourgon laissé à la garde d’une seule sentinelle, sur le parvis de la cathédrale, et comme la sentinelle, qui ne connaissait que sa consigne, menaça d’appeler aux armes, Jérôme lui cassa la tête d’un coup de pistolet ; le poste accourut au bruit et l’on arrêta le voleur. C’était une affaire manquée. Tel était pourtant le trouble qui régnait alors qu’on le relâcha, malgré le flagrant délit, et qu’il continua le voyage jusqu’à la frontière. Cet épisode scabreux de l’histoire des Bonaparte est raconté par Vaulabelle (Histoire des deux restaurations), et les pièces justificatives existent aux archives d’Orléans. On sait que Maubreuil a aussi prétendu avoir été chargé par divers personnages, entre autres par Talleyrand, d’assassiner le roi de Rome pendant ce voyage, s’il en trouvait l’occasion, ou tout au moins d’enlever le fameux fourgon aux diamants, but, comme on le voit, de bien des convoitises. Ce ne fut donc pas sans danger que l’impératrice et son fils réussirent à gagner le Rhin, qu’ils franchirent près de Huningue à la fin d’avril.
Dans l’acte d’abdication de Fontainebleau, Napoléon avait réservé les droits du roi de Rome, proclamé empereur sous le nom de Napoléon II, avec Marie-Louise comme régente. Cette clause fut considérée comme non avenue par les alliés, maîtres de la France et décidés à rétablir les Bourbons. Ce fut également en vain qu’à son départ pour l’île d’Elbe, il demanda que sa femme et son fils pussent l’accompagner ; les alliés décidèrent que le jeune prince serait confié à son grand-père, l’empereur d’Autriche, et qu’il porterait, dès lors, le titre de duc de Reichstadt. Durant les Cent-Jours, Napoléon renouvela sa réclamation ; il ne lui fut même pas fait de réponse, et l’issue de la bataille de Waterloo coupa court aux négociations. Quelques membres de la Chambre proclamèrent une seconde fois Napoléon II, en vertu de la seconde abdication ; les manœuvres du duc d’Otrante empêchèrent toute action efficace jusqu’à ce que les alliés fussent dans Paris, et alors on trouva qu’il était trop tard. Pendant ce temps, le jeune prince, entouré d’une garde soupçonneuse et objet de précautions infinies, était retenu à Vienne et confié à un gouverneur qui prit le nom de grand maître, le comte de Dietrischtein, spécialement chargé d’empêcher qu’il n’eût la moindre communication avec le dehors, surtout avec des Français. Cet enfant inquiétait l’Europe ; et, en effet, l’alliance des républicains et des bonapartistes, devenus amis en face des Bourbons, la force encore redoutable des débris de l’armée réunie derrière la Loire offraient des points d’appui sérieux, à ceux qui auraient voulu prolonger l’Empire. De plus, il est certain que, aux mains de l’Autriche et de ses alliés, Napoléon II était un épouvantail qui leur servait à tenir en respect les Bourbons, à exiger d’eux une plus dure rançon de la France ; à la moindre velléité de résistance, ils menaçaient de le reconnaître. Après la conclusion des traités, les alliés ne songèrent plus qu’à se garantir eux-mêmes et à empêcher à tout prix que le fils suivit jamais les traces de son père.
Par une première convention, le duché de Parme avait été donné en souveraineté à Marie-Louise, avec réversibilité au duc de Reichstadt (11 juin 1817) ; la clause de réversibilité fut annulée quelques années après, sur la demande des Bourbons, qui voyaient avec terreur qu’un jour, une fois souverain, il pourrait vouloir compter avec eux. Afin de mater ce qu’il pouvait avoir d’intelligence, on négligea son éducation au point qu’à seize ans il ne savait rien de l’histoire de France. Retenu comme prisonnier dans les palais impériaux, principalement à Schœnbrunn, objet d’une surveillance qui ne se relâchait pas un instant, il ne vit jamais que des personnes étrangères à son entourage domestique, dom Manuel de Portugal, qui était de séjour à Vienne et grand ami du comte de Metternich, et, dans ses dernières années, Marmont, duc de Raguse, chassé de France par la révolution de 1830. Aucun écrit ne lui parvenait sans avoir été scrupuleusement examiné par ses gardiens ; jamais, surtout, on ne permit qu’il reçût des nouvelles de son père, qui, de son côté, était laissé à son égard dans la plus complète ignorance. Quand il eut quinze ou seize ans, on lui fit apprendre l’histoire, réduite à une simple chronologie, et quelques théorèmes de géométrie. On prétend que, surpris de tant de précautions, il se serait écrié un jour : « Mais que veulent-ils donc faire de moi ? Pensent-ils que j’aie la tête de mon père ? » Rarement on put le voir en public ; c’était un beau jeune homme, d’une taille élevée, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, très-bon écuyer et se plaisant à monter à cheval. L’empereur François le créa colonel d’un régiment, puis gouverneur de Gratz, en Styrie, une ville qu’il ne connaissait même pas.
Depuis la mort de Napoléon, le parti libéral en France tournait volontiers les yeux vers lui ; il ne parait pourtant pas qu’aucune tentative sérieuse ait été faite pour le délivrer. Son nom servait de signe de ralliement à l’opposition. Béranger en fit le thème d’une de ses chansons, les Deux cousins, où il supposait une épître adressée par le duc de Reichstadt au duc de Bordeaux. Barthélémy fit le voyage de Vienne pour lui remettre un exemplaire de son poëme, Napoléon en Égypte, et ne put parvenir à le voir ; il composa à ce sujet, sous le titre du Fils de l’homme (1829), une si éloquente apologie de Napoléon II, qu’il se vit condamner à trois mois de prison pour écrit séditieux. On trouve dans les notes de ce poème quelques détails assez curieux sur le jeune prince, entre autres cette réponse que fit le comte de Dietrichstein à sa demande d’audience : « Ne savez-vous pas que la politique de l’Autriche et celle de la France s’opposent à ce qu’aucun étranger et surtout un Français soit présenté au prince ?... Est-il bien vrai que vous soyez venu à Vienne pour le voir ? On se fait en France des idées bien fausses et bien ridicules sur ce qui se passe ici. Le prince n’est pas prisonnier, mais il se trouve dans une position toute particulière. Soyez bien persuadé qu’il ne voit, ne lit et n’entend que ce que nous voulons. S’il recevait une lettre, un livre qui eût trompé notre surveillance, il ne le lirait pas sans que nous lui eussions dit qu’il peut le faire sans danger. Son premier soin serait de nous le remettre. » Tenu dans cet état de sujétion, le fils de Napoléon ne tarda pas à s’étioler ; sa tristesse et sa pâleur maladive frappaient les quelques personnes qui purent l’apercevoir et firent même conjecturer qu’on le soumettait à un régime particulier, renouvelé des empoisonnements lents du moyen âge. Barthélémy, qui put apercevoir le jeune prince au théâtre, s’est fait l’écho de ce bruit :
À la cour de Pyrrhus j’ai vu le fils d’Hector !...
Quel germe destructeur, sous l’écorce agissant,
A sitôt défloré ce fruit adolescent ?
Ce qui est certain, c’est que, accablé à vingt ans de la plus grande lassitude, indifférent à tout et même à la vie, il s’écriait sans cesse : « Qu’on me laisse mourir en paix. » Au lendemain de la révolution de 1830, une fraction du parti libéral, qui avait fait son idole du fils de Napoléon, songea à l’appeler au trône ; Talleyrand, ce ténébreux artisan de toutes les trames de 1814 et de 1815, se chargea même de faire agréer cette proposition à l’Autriche ; mais il fut accueilli si froidement qu’il repartit de Vienne le soir même de son arrivée. Les bonapartistes s’agitèrent plus secrètement ; la comtesse Camerata, fille de la princesse Bacciochi, fit remettre au duc de Reichstadt deux lettres dans lesquelles elle lui rappelait la mort de son père à Saint-Hélène et l’exhortait à le venger. Il refusa dans des termes qui prouvent que sa réponse lui fut dictée. En 1831, lorsqu’il fut question de donner un roi à la Belgique, quelques enthousiastes mirent encore en avant le nom du duc de Reichstadt. Ce fut alors à Louis-Philippe d’avoir peur : « Nous ne souffrirons jamais, s’écria Casimir Périer, qu’un membre de la famille Bonaparte règne aux portes de la France, ni que Bruxelles soit un foyer de révolutions. » Il est bien probable que le prince ne sut jamais l’honneur qu’on avait voulu lui faire ; l’année suivante, il délivra d’inquiétude tous les souverains en mourant, suivant les uns, du cancer d’estomac héréditaire dans sa famille, et, suivant d’autres, de phthisie. Il avait un peu plus de vingt et un ans. On lui fit des funérailles magnifiques et son corps fut inhumé dans la cathédrale de Vienne. Sa mort a inspiré à Victor Hugo une de ses plus belles odes, Napoléon II, dans le recueil intitulé Feuilles d’automne.