Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mithridate vii, eupator, dit aussi mithridate le grand

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 346).

MITHRIDATE VII, Eupator, dit aussi Mithridate le Grand, l’un des plus implacables ennemis de la domination romaine. On l’a souvent comparé au grand Annibtil, mais il lui fut évidemment intérieur. Il avait, il est vrai, les vastes projets et l’indomptable volonté du chef des mercenaires, mais non son génie stratégique. Sa gloire fut d’être pendant quarante ans, pour les barbares des bords du l’ont-Euxin, ce qu’Annibal avait été pour ceux de l’Espagne, de l’Afrique et de la Gaule, une sorte d’intermédiaire et d’instructeur, sous les auspices duquel ils envahissaient l’empire. Mais ces hordes, tirées du Caucase, de la Crimée et des bords du Danube, sans discipline et sans organisation, ne pouvaient lutter contre les redoutables légions romaines, et Mithridate, malgré son énergie et ia puissance de sa haine, devait à 3a fin succomber dans cette lutte grandiose. Il était fils de Mithridate VI et il lui succéda vers 123 av. J.-C. Il n’avait alors que treize ans et il se retira dans la solitude pour échapper aux complots quU’environnaient. Il n’eut pour ainsi dire pas d’enfance, car l’histoire nous le montre préoccupé dès ce moment de sa destinée future, et s’y préparant par de longues études et par les plus violents exercices corporels, s’accoutumant par degrés à toutes les sortes de poisons, afin d’être à l’abri des tentatives de ses ennemis, parcourant les pays voisins afin d’en étudier les forces, développant enfin son corps et son esprit pour les luttes qu’il prévoyait. Dés son début dans le gouvernement, ce terrible adolescent montra qu’il était bien de la trempe des despotes que l’Orient craint et vénère : il fit mettre à mort sa mère et ses tuteurs, puis sa femme, qui était en même temps sa sœur. Il conquit ensuite le Bosphore Cimmérien, la Galatie, la Phrygie, la Cappadoce et plusieurs autres provinces. Mais les Romains, inquiets de ses progrès, le forcèrent à abandonner une partie de ses conquêtes (99 av. J.-C). Mithridate voue alors à ces puissants ennemis une haine mortelle, se prépare en silence, attire plusieurs princes dans son alliance, rassemble une armée formidable et se jette sur les provinces de l’Asie Mineure ; il se présente partout comme un libérateur, favorise le soulèvement des peuples contre l’odieux, despotisme des Romains, et, par des ordres secrets envoyés dans les villes, fait égorger en un jour 100, 000 chevaliers, publicains, usuriers, marchands d’esclaves, dignes représentants de l’avidité romaine (88). Maître de l’Asie, il envoie une armée en Grèce et s’empare de toutes les îles de la mer Egée. Puis, pour mieux, cimenter son alliance avec les Grecs, il se rend à Éphèse et épouse une Grecque, l’infortunée Monime, dont Racine a immortalisé le nom. Mais Sylla accourt de Rome, et, vainqueur à Athènes (87), à Cheronée et à Orchomêne, écrase ou corrompt les lieutenants de Mithridate, passe en Asie, et, après une suite de victoires, force le roi de Pont à demander la paix et à abandonner ses conquêtes (85). Cette paix ne fut qu’une trêve, pendant laquelle Mithridate répara ses pertes, fit de nouvelles alliances, soumit plusieurs peuples de la Coichide et du Bosphore et rassembla une nouvelle armée. En 75, il envahit la Bithynie et va mottre le siège devant Cyzique. Lueullus le chasse successivement de toutes ses positions, le poursuit jusqu’en Arménie, où il avait trouvé auprès du roi Tigrane, son gendre, de nouvelles forces pour combattre les Romains, l’écrase de nouveau, lui et ses ulliés, et l’aurait ruiné sans ressource, si lui-même n’eût été rappelé à Rome par un décret. L’infatigable Mithridate profite de cette absence pour reconquérir son royaume (67). Deux ans plus tard, Pompée, l’homme des victoires faciles, vint achever l’œuvre de Lucullus en terrassant ce formidable ennemi sur les bords de l’Euphrate ; il n’osa pourtant le poursuivre dans ses repaires du Caucase et du Bosphore. Dans sa fuite même, le héros barbare conçoit Je gigantesque projet de précipiter les hordes seythiques sur l’Italie ; mais ses sujets s’épouvantent d’une telle entreprise et son fils Pharnace le trahit. Brisé par là fortune, le vieux roi veut s’empoisonner, et, ne pouvant y parvenir, par l’habitude qu’il avait des poisons les plus violents, il se fait tuer par un soldat gaulois (63). Son souvenir est resté vivant parmi les tribus des côtes de la mer Noire, et aujourd’hui encore on montre, non loin d’Odessa, un rocher battu par la mer, qu’on nomme le Trône de Mithridate.

Mithridate est un des princes de l’Orient qui ont exercé le plus de prestige et laissé les plus fortes traces dans l’histoire. Brave autant qu’agile et fort, il était le meilleur soldat de son armée et il dirigeait sans peine trente-deux chevaux dans leur course. Agé de soixante-dix ans, il continuait à combattre et son corps était couvert d’autant de cicatrices qu’il avait livré de batailles. Par la pompe dont il aimait à, s’entourer, par son mépris pour la vie humaine, c’était un roi de l’Asie ; par son indomptable courage, un chef barbare ; par son goût pour les lettres, les sciences, les médailles, c était un prince grec. Il avait appris les idiomes de tous les peuples de l’Asie et pouvait parler vingt-deux langues et s’entretenir sans interprète avec autant de nations à demi barbares. Il a été


ainsi jugé par Montesquieu : « De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithridate seul se défendit avec courage et les mit en péril… Les proscriptions, dont la coutume commença dans ces temps-là, obligèrent plusieurs Romains de quitter leur patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts ; il forma des légions où il les fit entrer, et qui furent ses meilleures troupes. D’un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions civiles, occupée de maux plus pressants, négligea les affaires d’Asie et laissa Mithridate poursuivre ses victoires ou respirer après ses défaites. Rien n’avait plus contribué à perdre la plupart des rois que le désir manifeste qu’ils témoignaient de la paix ; ils avaient détourné par là tous les autres peuples de partager avec eus un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais Mithridate fit d’abord sentir à toute la terre qu’il était ennemi des Romains et qu’il le serait toujours… Cette disposition des choses produisit trois grandes guerres, qui forment un des beaux morceaux de l’histoire romaine, parce qu’on n’y voit pas des princes déjà vaincus par les délices et l’orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, comme Philippe, Persée et Jugurtha, mais un roi magnanime, qui, dans les adversités, te ! qu’un lion qui regarde ses blessures, n’en était que plus indigné. » Malheureusement, toutes ces brillantes qualités ont été ternies par sa perfidie et sa cruauté.

Cette faculté précieuse que possédait Mithridate dé rester insensible aux effets du poison, à cause de l’habitude qu’il en ava.it contractée dans sa jeunesse, est demeurée proverbiale, et il y est fait de fréquentes allusions en littérature :

« L’histoire, ma fille, l’histoire ! il faut bien que je t’en donne. Et je te la donnerai franche et forte, simple, vraie, amère, comme elle est ; ne crains pas que, par tendresse, je l’édulcore d’un miel faux. Mais il ne m’est pas imposé, pauvre enfant, de te faire boire tout, de te prodiguer à flots ce terrible fortifiant où dominent les poisons, de te donner jusqu’à la lie la coupe de Mithridate. » ». Michelet.

1 II existe beaucoup d’hommes qui se sont habitués aux sentiments bas, comme on dit que Mithridate s’était habitué au poison  ; leur souplesse est extrême, ils adoptent tous les masques, ils affectent toutes les vertus pour atteindre le but qu’ils se proposent. »

(Galerie de littérature.) Au temps de majeunesse, ah ! l’admirable chosel Quand on prenait l’amour, c’était a faible dosa, Et, comme ce bon prince aux poisons aguerri, On avait tant aimé, qu’on en était guéri.

L. Bouilhet.

« Montrant Mazarin habile à tirer parti de l’excès même des accusations et des haines, à les neutraliser et à les tournera son profit : 0 Le cardinal Mazarin, dit Mme de Motteville, avait fait des injures ce que Mithri- date avait-fait du poison, qui, au lieu de le tuer, Vint enfin, par la coutume, à lui servir de nourriture. »

Sainte-Beuve.