Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mithridate ou science générale des langues

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 345).

Mithridate ou Science générale des langues, avec l’Oraison dominicale pour exemple, en près de cinq cents idiomes (Mithridates1, oder Allgemeine sprachenkunde, mit dem Vater unser, als Sprachprobe, in beynahe fûnfhundert Sprachen und Mundarten), par J.-Chr. Adelung, continué par J.-Sev. Vater (Berlin, 1806-1817, 4 tomes en 5 vol. in-8°). Cet ouvrage, comme le Catalogo d’Hervas, est dû à. l’inspiration de Leibnitz ; mais il est plus complet que tout ce qui jusqu’alors avait été publié en ce genre et, sous le rapport de l’universalité, il n’a pas été surpassé depuis, malgré les découvertes et les travaux des linguistes modernes. Le titre de Mithridàte a été choisi en souvenir du prince de "ce nom, qui parlait vingt-deux idiomes différents. Ce titre avait déjà été donné à un petit livre bien remarquable pour l’époque où il parut. Le naturaliste Conrad Gesner, qui, au XVIe siècle, avait étudié avec passion les langues orientales, s’en était servi pour un petit traité de philologie comparée qu’il publia en 1558. L’ouvrage de Gesner, complet pour son temps, contenait des notices sur 130 langues ; l’auteur, un des pionniers de la philologie comparative, comme Guillaume Postel, étudiait les rapports et les différences de ces 130 idiomes, et donnait l’Oraison dominicale en 22 langues. Le livra de Gesner, fort remarquable pour son époque et qui occupe une place dans l’histoire de la philologie, était imbu malheureusement de cet esprit chimérique qui régnait trop souverainement dans la science naïve et un peu étonnée de son temps. Ainsi, il divisait l’Inde en deux parties, dont l’une était l’Asie et l’autre l’Ethiopie. Adelung, son continuateur, possède, à coup sûr, un esprit autrement sérieux, qu’il doit à une science incomparablement supérieure. On ne peut mettre en doute ta profonde solidité dé cette intelligence laborieuse que des travaux excessifs ne pouvaient lasser.— Dans cette assiduité constante à d’écrasants labeurs, Adelung, qui travaillait d’ordinaire quatorze heures par jour, n’a jamais fatigué, cependant, les ressorts do sa robuste intelligence.

Après quinze années d’un travail assidu, Christophe Adelung commença la publication du Mithridate. La préface du tome premier est datée de Dresde ; le 20 juillet 1806, l’impression du second était poursuivie activement, lorsque l’auteur mourut le 10 août de cette même année. Mais l’œuvre de ce savant, qui présente un monument de l’instruction, et des connaissances philologiques de l’Allemagne dans les premières années du siècle ; ne devait pas rester inachevée. Sentant la vie lui échapper, Adelung avait désigné, pour continuer le Mithridate, le professeur Severin Vater, auteur d’une grammaire générale et de plusieurs ouvrages philologiques. On remit à Vater les matériaux amassés, parmi lesquels on trouva des documents qui avaient été fournis à Adelung par plusieurs savants ; tels que James Macdonald sur la langue gaélique, Dobrewski sur les langues slaves et Rumi sur la langue hongroise. D’un autre côté, Alexandre de Humboldt mit généreusement à la disposition de Vater tous ses manuscrits relatifs aux langues de l’Amérique, et Hervas lui fit parvenir plusieurs grammaires qu’il avait composées de ces mêmes langues.

Le tome premier du Mithridate traite des langues asiatiques et océaniques, dont le nombre est de 159, avec leurs dialectes. Ces langues sont divisées en deux classes : 1° langues monosyllabiques ; 2° langues polysyllabiques. Dans la première classe, on trouve le chinois, le tibétain le birman, le péguan, les langues annamites (tonkin, cochinchinois, cambodgien) et le siamois. Les langues de la seconde classe sont étudiées ensuite selon leur disposition géographique : 1° au sud de l’Asie, le malais, les langues de l’Inde, c’est-à-dire le sanscrit, le pâli et leurs dérivés ; l’afghan (1) le médique, le persan, etc. ; 2° à l’ouest de l’Asie, les langues sémitiques, comprenant l’araméen, le chaldéen, l’assyrien, le chananéen, le phénicien, l’hébreu, etc. ; puis l’arménien, le géorgien et les langues caucasiques ; 3° dans l’Asie moyenne, les langues turco-tartares, les idiomes mongols, le mandchou et le coréen ; 4° au nord de l’Asie, les langues sibériennes, le vogoul, l’ostiake, le tchérémisse, le wotiake, le samoyède, etc. ; 5° dans les îles de l’Asie orientale, le japonais, le léou-kéou et le formosan ; 6° dans celles de l’Asie méridionale, les langues de Nicobar, Sumatra, Java, Bornéo, Célèbes, des Moluques, des Philippines, etc. ; 7° dans la mer du Sud, les langues de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Guinée, de la Nouvelle-Bretagne, etc. ; des îles Mariannes, Carolines, de la Société, Marquises, Sandwich, etc.

Adelung ne s’est pas borné a recueillir des versions du Pater, il en a donné aussi, des analyses grammaticales, et,’quandlés Pater lui manquaient, il les a remplacés, soit par des versions d’autres textes, soit par des essais de glossaires. Il rassemble des notions géographiques et historiques sur les peuplés dont il fait connaître les langues ; il exposé les caractères les plus remarquables, distinctifs dé chaque idiome principal ; il discuté avec autant débrièveté que d’éfuditionles points d’histoire ou d’antiquité les plus saillants, concernant les langues et récriture ; mais il fait profession de ne suivre aucune opinion particulière sur leur origine. En’un mot, il’se contente de recueillir, de classer des faits, laissant à ceux qui la suivront le soin périlleux de les systématiser. Toutefois, on peut regretter l’absence dans le Mithridàte d’une collection d’alphabets de toutes les langues, exactement dessinés, avec des explications qui détermineraient la valeur de chaque caractère..

Le tome second parut en 1809. Il est consacré aux langues de l’Europe, et c’est à ce titre qu’il est le plus intéressant pour nous. Ce volume présente pour toute l’Europe environ 50 idiomes ou dialectes principaux, sans y comprendre le turc, qui est regardé comme une langue asiatique. Ces 50 idiomes se trouvent rapportés à 6, qui sont le basque, le celtique, le germanique, le thracico-pelasgique ou grec, l’esclavon et le finnois; mais il y a deux langues, — l’albanais ou épirote, dont l’origine n est pas bien connue, et le hongrois, qui est un mélange de divers idiomes — qui ont été rejetées à part à la fin du volume.

Les six langues principales de l’Europe sont toutes venues successivement de l’Asie avec autant de peuples qui les parlaient. Les descendants de ces peuples forment aujourd’hui la population commune de l’Europe et les 50 idiomes parlés dans.cette partie du monde sont les restes de ces six langues mères, ou bien ils se sont formés de leurs mélanges et des altérations qu’elles ont dû subir. Tous ces idiomes ont des radicaux communs qui tantôt manifestent ces mélanges mêmes produits par les guerres, les conquêtes, les alliances, les relations commerciales, et tantôt décèlent la commune origine des nations qui ont parlé ou qui parlent ces mêmes idiomes.

Les premiers peuples connus en Europe furent les Ibères ou Cantabres, établis dans le midi de la Gaule, dans une partie de l’Italie et particulièrement dans la péninsule hispanique. Le basque, mélangé de latin et d’allemand, contient les restes de la langue ibérienne.

Immédiatement après les Ibères se montrèrent les Celtes, nation plus nombreuse, qui occupa la rive droite du Danube, le nord de l’Italie, la Gaule, les Iles Britanniques et une partie de. l’Espagne. De la langue celtique sont nés deux dialectes parlés encore aujourd’hui, l’un en Irlande et l’autre dans la haute Écosse. Adelung ne veut pas reconnaître comme dialectes précisément celtiques le gallois et le bas-bretou, parce qu’ils Viennent du kymri, qu’il regarde comme un mélange de celtique et de germanique surchargé de latin.

Les Germains suivirent la trace des Celtes dans leurs, migrations vers le nord de l’Europe occidentale, tandis que les Thraces s’établissaient au midi de l’Europe orientale. Enfin, les Finnois et les Slaves paraissent être venus les derniers dans cette marche des peuples de l’Asie vers l’Occident, et ils allèrent se fixer au nord et à l’orient de l’Europe.

De la langue des Germains il est reste trois principales branches : 1° le teuton, subdivisé en supérieur, moyeu et inférieur ; du mélange de ces trois sous-dialectes, dont le second lui-même a cinq rameaux, il s’est formé, au temps de Luther, un idiome appelé haut allemand; 2° le germanique Scandinave, qui a quatre rameaux : le danois, le norvégien, l’islandais et le suédois ; 3° l’anglais, vaste mélange où domine l’élément germanique.

La langue thracico-pélasgiqua est perdue, mais on en trouve les restes dans le grec et le latin, auxquels elle a donné naissance, et qui ont été les plus illustres de toutes les langues connues, à cause des monuments qui les ont consacrés. Du latin, pur ou corrompu, sont sortis l’italien, l’espagnol, le portugais et enfin le français, qui, par son élégance et sa clarté, est devenu la langue universelle de l’Europe moderne.

La famille slave a donné : 1°, l’esclavon oriental, qui a produit le russe liturgique, le russe civil, l’illyrien-servien, l’illyrien-croate et l’illyrien-winde ; 2° l’esclavon occidental, dont les rameaux sont le polonais, le bohémien, le servien et le wende septentrional. Il y a encore l’esclavon lettico-prusso-lithuanien et l’esclavon lettico-polono-lithuanien. Le yalaque est aussi l’esclavon mélangé d’un latin, altéré.

La langue finnoise est la langue mère du finlindais, du lapon, de l’esthonien, et du livonien. Enfin, pour terminer l’ensemble des langues européennes, nous trouvons, l’albanais et le hongrois, qui ont été placés à l’écart.

Le tome troisième du Mithridàte a été publié en deux parties (Berlin, 1812 et 1813), qui embrassent les langues d’Afrique et celles d’Amérique. Il doit son principal mérite, aux matériaux que les deux frères de Humboldt ont mis à la disposition de Vater. Le nombre des idiomes et dialectes décrits y est tellement considérable, que nous n’analyserons pas cette partie de l’ouvrage.

Enfin le tome quatrième parut en 1817. Il contient des additions, des corrections et les tables alphabétiques des auteurs et des langues. En somme, le Mithridate est un des plus beaux monuments linguistiques du siècle et, malgré les défauts qu’on y rencontre et la méthode arriérée qui a servi à en tracer le plan, il sera pendant longtemps encore consulté avec fruit par les philologues qui s’occupent spécialement de la comparaison et de la classification des langues.