Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Marie, poëme par Brizeux

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1201).

Marie, poëme par Brizeux (Paris, 1832). Ce morceau, auquel le poète dut sa réputation, est le récit d’un amour d’enfance, entremêlé parfois de quelque épisode qui ne s’y rattache pas directement, bien que toujours en harmonie avec le sujet. Le récit en lui-même n’eût pas suffi, d’ailleurs, à nous intéresser ; tandis qu’après nous être arrêtés avec le conteur devant quelque beau site de son cher pays armoricain, après nous être reposés à cueillir des fleurs et des fruits aux buissons du chemin, ou à entendre le frais gazouillement des oiseaux dans les haies, nous sommes tout joyeux de retrouver la Laure de notre Pétrarque avec sa coiffe rustique, son corsage rouge et son jupon court, qui laisse voir ses jambes demi-nues. Marie est une petite paysanne qui a pour unique parure la pureté de son cœur et la fraîcheur de ses douze ans : le poëte l’a connue au village, lorsqu’il avait quinze ans, et il faut voir avec quelle tendresse et quelle émotion naïve il rappelle les premiers temps de leurs amours, alors qu’en sortant de l’école ou de l’église ils s’en allaient tous deux, pieds nus et les cheveux au vent, courir dans les bruyères ou sur le bord des lacs après les papillons et les phalènes.

Dante n’a pas mieux aimé sa Béatrix, la noble fille de Florence, que le poëte breton n’a aimé la simple fillette de sa chère vallée, l’ignorante et douce Marie. Et, comme Dante aussi, il lui a fallu la voir passer aux bras d’un autre, car il a quitté le village et l’enfant a grandi ; elle s’est mariée, mais son souvenir n’a pu être arraché du cœur de son premier amant. Il s’inquiète de ce qu’elle devient, de son ménage, de ses enfants ; et un jour qu’il rencontre un villageois en route pour la vallée du Scorf, il lui recommande d’entrer chez Marie, et de lui envoyer un récit de ce qu’il aura vu :

Et ses petits enfants, tu les caresseras ;
Et s’ils ont de ses traits, tu les embrasseras.
Oh ! s’il croît une fleur, une feuille à sa porte,
Daniel, prends-la pour moi ! Déjà sèche, qu’importe ?

Nous ne pouvons passer en revue tous les épisodes qui viennent encadrer le récit, tous les fragments pleins de douceur et de mélancolie qui font au chant principal comme un accompagnement naturel. Mais il en est un bien propre à donner le ton général et le sentiment du poète, et que nous n’hésitons pas, pour notre part, à qualifier de chef-d’œuvre, c’est celui qui nous fait assister au convoi d’une jeune paysanne :

Quand Louise mourut, dans sa quinzième année,
Fleur des bois par la pluie et le vent moissonnée,
Un cortège nombreux ne suivait pas son deuil ;
Un seul prêtre suivait, en priant, le cercueil ;
Puis venait un enfant, qui, d’espace en espace,
Aux saintes oraisons répondait à voix basse ;
Car Louise était pauvre, et jusqu’en son trépas
Le riche a des honneurs que le pauvre n’a pas.
La simple croix de bois, un vieux drap mortuaire
Furent les seuls apprêts de son lit funéraire ;
Et quand le fossoyeur, soulevant son beau corps,
Du village natal l’emporta chez les morts,
À peine si la cloche avertit la contrée
Que sa plus douce vierge en était retirée.
Elle mourut ainsi… Par les taillis couverts,
Les vallons embaumés, les genêts, les blés verts,
Le convoi descendit au lever de l’aurore.
Avec toute sa pompe avril venait d’éclore,
Et couvrait en passant d’une neige de fleurs
Ce cercueil virginal et le baignait de pleurs.
L’aubépine avait pris sa robe rose et blanche,
Un bourgeon étoilé tremblait à chaque branche ;
Ce n’étaient que parfums et concerts infinis ;
Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids.

Nous ne savons rien, dans la poésie contemporaine, de plus attendrissant que cette peinture, rien de plus vraiment beau et de plus simple à la fois. Tout le poème de Marie, et, disons mieux, tout Brizeux est là, Brizeux, le poëte de l’élégance et de la grâce, de la mélancolie sereine, des sentiments tendres et des douces pensées. Si, dans d’autres recueils, et particulièrement dans le poème des Bretons, Brizeux a fait preuve d’un souffle poétique plus vigoureux et plus puissant, il n’a jamais trouvé d’inspirations plus suaves, d’accents plus naturels et plus purs que dans Marie. Ces premiers soupirs d’un jeune cœur qui s’exhalent tour à tour avec la fraîcheur et la grâce de l’idylle, ou bien avec la tristesse et la gravité de l’élégie, cette spontanéité, cette franchise d’émotion, qui sont le caractère et le charme principal de Marie, en font aussi une œuvre à part dans les productions du poète, et nous croyons que M. de Pontmartin a eu raison de dire qu’on pouvait parcourir dans ce seul volume « toute la gamme poétique de Brizeux. » « Marie, écrivait un jour Sainte-Beuve, est le livre poétique le plus virginal de notre temps. C’est même le seul véritablement tel que je connaisse. » Et l’éminent critique raconte qu’il en a vu un exemplaire dans les mains de deux jeunes sœurs, à qui un ami l’avait envoyé parce qu’elles avaient un chagrin ce jour-là, et il avait ajouté de sa main sur le volume ces deux vers, en guise d’épigraphe :

« Lire des vers touchants, les lire d’un cœur pur,
C’est prier, c’est pleurer, et le mal est moins dur. »