Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mai 1793 (JOURNÉE DU 31)
Mai 1793 (journée du 31). C’est la première journée, le premier acte de la tragédie révolutionnaire qui eut pour dénoûment la chute des girondins, consommée deux jours plus tard, le 2 juin.
Aux articles Convention], girondins, montagnards, on trouvera des détails suffisants sur cette grande et funeste lutte. Ici, nous n’avons donc qu’à nous occuper de la péripétie finale, du fait matériel de l’insurrection.
La crise du 31 mai fut le résultat d’une explosion du peuple de Paris contre le parti de la Gironde, qui d’ailleurs avait tout fait pour attiser la haine et soulever les colères. Les violences de la commission des Douze, les arrestations arbitraires que cet instrument de la faction girondine avait fait exécuter, achevèrent de combler la mesure. Paris s’agita, envoya des délégués à la barre de la Convention pour réclamer contre l’emprisonnement des patriotes et des magistrats municipaux, pour demander la suspension des principaux girondins, et enfin forma une assemblée révolutionnaire composée des commissaires de trente-six sections, et qui se constitua en permanence à l’Évêché (29 mai).
Cette assemblée, composée d’environ cinq cents membres, s’augmenta successivement des délégués des douze autres sections. C’était comme une nouvelle Commune qui joua un rôle décisif dans cette révolution, en exprimant d’une manière nette et précise ce que voulait le parti montagnard. Présidée par Hassenfratz (le célèbre chimiste), elle déclara, au nom des sections, que Paris était en état d’insurrection contre la faction aristocratique et oppressive de la liberté (Procès-verbal du 30 mai).
À trois heures du matin, le tocsin de Notre-Dame, puis celui de l’Hôtel de ville, commencèrent à sonner. Quelques heures plus tard, tout Paris était debout et en armes. Les commissaires de l’Évêché, au nom des pouvoirs révolutionnaires qui leur avaient été donnés par les sections, cassèrent la Commune et les autorités de Paris, et les réinstallèrent presque aussitôt. Le but de cette formalité était de leur donner en quelque sorte l’investiture révolutionnaire pour sauver la chose publique. On nomma ensuite Hanriot commandant général provisoire de la force armée de Paris. De minute en minute, la générale, le canon d’alarme et le tocsin rassemblaient les citoyens autour du drapeau de leur section. Un comité révolutionnaire, créé par les commissaires de l’Évêché, la Commune et les Jacobins, s’installa à l’Hôtel de ville et prit la direction du mouvement.
Ainsi, l’insurrection fut essentiellement parisienne, dirigée par le conseil de la Commune, celui du département, les sections et leurs commissaires, etc. C’est un point important à noter. De tous les représentants, Marat seul joua un rôle actif ; dans la nuit, il avait paru à l’Évêché pour encourager les commissaires et leur souffler ses colères et son audace.
Danton, Robespierre et les autres montagnards, bien que favorables au mouvement, n’y prirent personnellement aucune part. Leur intervention, d’ailleurs, eût été superflue : l’unanimité était telle dans la population, qu’à chaque moment affluaient à l’Hôtel de ville les citoyens, les officiers civils, juges de paix, commissaires de police, les officiers judiciaires, les gendarmes, les pompiers, etc., pour prêter le serment révolutionnaire. Paris entier, cela est incontestable, se prononçait contre la Gironde. Mais il n’était encore question que d’une insurrection morale.
À la Convention, les délibérations étaient tumultueuses. Tandis que les girondins réclamaient la destitution des autorités de Paris, l’arrestation de ceux qui avaient fait sonner le tocsin et tirer le canon d’alarme, les montagnards demandaient la suppression de la commission des Douze et appuyaient énergiquement les pétitionnaires, qui venaient d’heure en heure déclamer contre les chefs de la Gironde et réclamer leur suspension. Enfin, un peu plus tard, les envoyés de la Commune parurent pour exprimer les vœux de la population de Paris : création d’une armée révolutionnaire, décret contre les Douze et les Vingt-Deux, déjà dénoncés par les sections de Paris ; établissement, dans les places publiques, d’ateliers d’armes ; licenciement de tous les nobles occupant des grades dans l’armée ; allocation de secours aux femmes et aux enfants des citoyens morts pour la patrie ; arrestation des ministres Clavière et Lebrun.
Les pétitionnaires sont admis aux honneurs de la séance, et, chose assez singulière, sur la motion de Vergniaud. Le même orateur venait même, quelques instants auparavant, de glorifier un mouvement dirigé contre son propre parti, en faisant décréter que, dans cette journée, le peuple de Paris avait bien mérité de la patrie. « Ce jour suffira, s’était-il écrié, pour montrer combien Paris aime la liberté. On n’a qu’à parcourir les rues, à voir l’ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, etc. »
Évidemment, la Gironde voulait ou gagner les sections ou donner le change sur la nature et le but de leur soulèvement.
Bientôt parut une nouvelle députation des autorités de Paris. Lullier, procureur-syndic du département, porte la parole au nom de tous et formule les mêmes demandes avec un redoublement d’énergie.
Robespierre, dans un discours véhément, appuie les demandes des pétitionnaires. Toutefois, après bien des orages, la Convention se borna, dans cette journée, à décréter la suppression de la commission des Douze et la saisie de ses papiers.
Grave échec pour les girondins, qui voyaient ainsi la majorité de l’Assemblée échapper à leur influence et leur royauté pâlir.
Mais cette concession ne parut pas suffisante aux républicains ardents. L’agitation continua le lendemain. Paris resta en armes. Tous les hommes du mouvement étaient convaincus que la Gironde était le grand obstacle et qu’il n’y aurait rien de fait tant qu’on n’aurait pas écarté ce parti, qui depuis dix-huit mois tenait la Révolution en échec et paralysait les efforts des patriotes. C’était l’opinion de Robespierre, de Danton, de toute la Montagne, aussi bien que des sections de Paris, de Pache, le judicieux et honnête maire de Paris, de Chaumette et de son substitut Hébert, des jacobins, des cordeliers, des hommes de l’Évêché, enfin de tous les groupes qui constituaient, dans ses nuances diverses, le grand parti révolutionnaire, dont la Gironde ne paraissait plus alors qu’une secte désormais réfractaire Le 1er juin au matin, le comité révolutionnaire (qu’on nommait aussi comité de salut public des sections) publia une proclamation pour rendre compte aux Parisiens des premiers résultats obtenus, et qui se terminait par ces mots significatifs : « Par ce que la Convention a fait hier, nous attendons ce qu’elle va faire aujourd’hui. Citoyens, restez debout ! »
On ne saurait nier que cette mise en demeure n’eût un caractère impérieux et insurrectionnel. Mais telle était la situation. Au reste, l’ordre le plus admirable continuait à régner à Paris, et cette tranquillité, en de pareilles conjonctures, n’est pas un des caractères les moins remarquables de cette étonnante révolution, qui s’accomplit sans qu’une goutte de sang ait été répandue.
Le soir, Marat se présenta à la Commune, craignant quelque hésitation ; il fit une harangue enflammée, puis monta à l’horloge de l’Hôtel de ville et se mit lui-même à sonner le tocsin. Mais Paris n’avait pas besoin de ces excitations ; après quelques heures d’interruption et de repos, toutes les sections, à l’appel du tambour, se réunissaient de nouveau en armes. La Commune et le comité révolutionnaire envoyèrent de nouveau une députation composée de dix-huit commissaires, et qui se présenta vers minuit à la barre de la Convention. Hassenfratz porta la parole et reproduisit, avec plus d’énergie encore, les mêmes demandes concernant les principaux députés girondins. Cette fois, l’Assemblée décréta que le comité de Salut public lui présenterait, sous trois jours, un rapport concernant la pétition des autorités de Paris. À cette heure, vingt mille hommes en armes étaient campés autour des Tuileries, et ils ne se retirèrent que sur l’ordre de la Commune. Toutefois, le tocsin ne cessa de sonner pendant toute la nuit.
Au petit jour (2 juin), toute la ville était de nouveau sous les armes : la crise allait enfin se dénouer. Plusieurs des girondins, Pétion, Brissot, Guadet, Buzot et d’autres, retenus par leurs amis, ne parurent pas à l’Assemblée. La séance s’ouvrit d’une manière funèbre, par l’annonce des progrès des révoltés de la Vendée et de la Lozère, et ensuite par l’effroyable nouvelle de l’égorgement de huit cents patriotes lyonnais par les modérés de nuance girondine unis aux royalistes de la ville. L’Assemblée était sous l’impression de ces terribles événements, quand le violent et courageux Lanjuinais, royaliste de sentiment, girondin de circonstance, monte à la tribune pour demander, au milieu de la plus effroyable tempête, la cassation de toutes les autorités de Paris et la répression du mouvement. Motion vaine et chimérique ! À ce moment même, plus de cent mille hommes en armes environnaient les Tuileries, et une nouvelle députation venait clamer à la barre : « Sauvez le peuple, ou il va se sauver lui-même ! »
La situation était vraiment tragique, et les montagnards mêmes, par dignité, hésitaient à céder à cette pression en frappant leurs ennemis. L’homme des compromis, Barère, accourt, au nom du comité de Salut public, lire un projet de décret invitant les membres dénoncés à se suspendre volontairement dans l’intérêt de la paix publique. Isnard, Lanthenas, Fauchet déclarent consentir à cette espèce d’ostracisme. Mais l’opiniâtre Lanjuinais proteste, ainsi que Barbaroux ; Marat porte le dernier coup à cet essai de transaction, en criant dédaigneusement : « Il faut être pur pour faire des sacrifices à la patrie. » Billaud-Varenne demande contre les girondins le décret d’accusation par appel nominal motivé. C’était ainsi qu’ils avaient eux-mêmes procédé contre Marat.
Enfin, après une suite d’incidents et d’orages de toute nature, la Convention, apprenant qu’elle était pour ainsi dire consignée dans la salle des séances, se soulève d’indignation, et sort solennellement, son président en tête, pour affirmer sa liberté en traversant les masses armées et en faisant le tour du Carrousel et des Tuileries. Mais à la porte du côté gauche de la place, elle rencontre Hanriot et son état-major ; le nouveau chef des sections armées ne répond aux injonctions qu’en disant aux représentants : « Retournez à votre poste, et livrez les coupables que le pays vous demande ! »
Hérault de Séchelles (le président) voulant forcer le passage, Hanriot fait reculer son cheval, et d’une voix tonnante : « Canonniers, à vos pièces ! »
La pression morale dégénérait évidemment en attentat. Humiliée, indignée, la Convention se présenta sur d’autres points, bien accueillie partout, mais toujours bloquée, environnée d’une forêt de baïonnettes. Elle rentra dans la salle des séances sous l’impression d’une tristesse poignante. Au fond, les montagnards eux-mêmes étaient comme humiliés de leur propre victoire ; toutefois, il fallait une solution, car la situation devenait intolérable. L’Assemblée rendit enfin le décret de suspension des députés dénoncés, en ordonnant qu’ils seraient maintenus en arrestation chez eux. Beaucoup de membres de la Plaine, qui votèrent le décret, pensaient sans doute que cet arrangement laissait quelque espoir de réconciliation. Mais on sait, d’ailleurs, que les girondins se perdirent eux-mêmes en faisant appel à la guerre civile, en soulevant l’insurrection départementale.
On pense bien que nous n’entreprendrons pas de justifier, au point de vue du droit strict, les événements des 31 mai-2 juin. Ce fut certainement une sorte de coup d’État populaire, une violence réelle ; mais, d’un autre côté, il n’est pas moins certain que les choses ne pouvaient plus marcher ainsi, et que les périls publics imposaient une solution rapide, qui, dans l’état des choses, ne pouvait être qu’un déchirement. Le peuple, lassé de tant de luttes intestines, a tranché sommairement la question dans le sens de la Montagne. Qu’on analyse l’histoire, qu’on pèse les hommes, qu’on scrute les faits, et l’on demeurera convaincu que l’instinct populaire ne s’est pas trompé, soit au point de vue de la politique révolutionnaire, soit sous le rapport de la défense nationale.