Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MARIE L’ÉGYPTIENNE (sainte)

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1188-1189).

MARIE L’ÉGYPTIENNE (sainte). La vie de cette sainte excentrique, dont les hagiographes racontent sérieusement les hauts faits, n’est qu’une légende invraisemblable parmi celles qui le sont le plus. Elle vivait au Ve siècle de notre ère et était née dans les environs d’Alexandrie ; à douze ans, elle quitta sa famille pour venir se livrer à la débauche dans cette capitale de l’Égypte et, d’après la confession qu’elle fit elle-même à Zozime, elle exerça pendant dix-sept ans le métier de prostituée. « Ce n’était pas que je fisse payer le crime, dit-elle au pieux anachorète ; je ne cherchais qu’à contenter la fougue d’une passion effrénée et je m’imaginais que le plus sûr moyen d’y parvenir était de m’abandonner gratuitement aux libertins. » Un jour, elle vit des pèlerins qui s’embarquaient pour Jérusalem, et fut prise du désir d’aller avec eux ; comme elle n’avait pas de quoi payer son passage, elle proposa d’y suppléer en servant aux plaisirs de tous ceux qui voudraient ; les pèlerins acceptèrent, ce qui était un peu léger pour de saints hommes comme eux. C’est ce scabreux épisode que les imagiers du moyen âge ont traduit en représentant Marie l’Égyptienne se livrant au batelier pour passer l’eau. À Jérusalem, il ne lui fut pas possible d’entrer dans le temple : une force secrète l’en repoussait, à cause de l’abomination de sa vie, et elle alla se purifier au désert. C’est là que sous Théodose le Jeune, quarante-sept ans après le commencement de sa pénitence, le moine Zozime, qui errait au hasard de ce côté-là, fut tout surpris de voir une sorte de fantôme, une femme entièrement nue, qui l’appela par son nom quoiqu’elle ne le connût aucunement, et lui fit cette curieuse confession. En supputant les années, elle devait alors avoir soixante-seize ans, Elle lui raconta que durant les premières années, cette vie lui avait été dure ; qu’elle avait beaucoup regretté le temps où elle faisait l’amour et mangeait à discrétion du poisson en buvant de bons vins, mais que depuis elle s’y était habituée. Elle récitait du reste des fragments des Évangiles sans jamais avoir eu connaissance des livres saints ; mais Dieu sait donner à l’homme l’intelligence. L’année suivante, Zozime la revit et lui apporta une petite provision de dattes, de figues et de lentilles ; c’était au bord du Jourdain et elle marchait sur les eaux sans la moindre difficulté. Cette fois il lui demanda son nom, ce qu’il avait jusque-là négligé de faire, et bien lui en prit car, étant revenu une troisième fois dans ces parages, il la trouva morte. C’est d’après le récit de Zozime, conservé dans un monastère de Judée, que cette légende a été écrite ; son étrangeté l'a rendue populaire. Les poëtes et les peintres s’en sont maintes fois inspirés.

— Iconogr. Le monument iconographique le plus curieux qui ait été consacré à sainte Marie l’Égyptienne était la série de vitraux qui décorait l’église de Paris placée sous son vocable. Toute l’histoire de la pécheresse repentie s’y déroulait, exprimée en traits naïfs et avec cette ingéniosité qui distinguait les imagiers du moyen âge. Ils n’en avaient omis aucune particularité, pas même l’épisode scabreux de la sainte offrant son corps au batelier pour payer le passage ; mais ce vitrail fut jugé indécent et on l’enleva en 1600. C’est l’église de Sainte-Marie-l’Égyptienne qui, par corruption, a donné son nom à la rue de la Jussienne. D’ordinaire les peintres se sont attachés, dans la vie de la sainte, aux divers épisodes de sa pénitence. Autant ils ont donné de grâce et de beauté à Marie-Madeleine, autant ils ont représenté Marie l’Égyptienne ravagée par les macérations. Ribera s’est plu tout particulièrement à nous montrer chez cette pénitente les effets d’un ascétisme presque barbare ; dans un tableau de lui qui est au musée de Madrid, elle est tellement décharnée que sa poitrine et ses bras n’ont plus rien de féminin. Le musée de Montpellier possède une peinture analogue signée : Iusepe de Ribera Espanol f., 1641. La sainte, demi-nue, debout, les mains jointes, les regards levés vers le ciel, prie avec ardeur devant une pierre sur laquelle sont une tête de mort et un morceau de pain. Cette peinture est d’un coloris clair et vigoureux. Au musée de Dresde est une Sainte Marie l’Égyptienne du même peintre, beaucoup moins effrayante : elle est à genoux près de sa tombe, tenant un bout de son suaire dont un ange tient l’autre extrémité ; sa tête, ornée d’une abondante chevelure, lutte ici de fraîcheur et de grâce avec celle du messager céleste. « Ce tableau, dit M. Viardot, est peint dans la manière douce et suave du Corrége. » Michel Lasne a gravé une Sainte Marie l’Égyptienne d’après Ribera.

La même sainte est représentée sur le volet d’un triptyque de l’ancienne école flamande, qui appartient au musée de Bruxelles (n° 80) : elle est nue et velue, selon la tradition et tient dans la main droite les trois pains qu’elle emporta dans sa solitude, sur les bords du Jourdain, où elle demeura quarante-sept ans... Un tableau de Greuze, représentant Sainte Marie l’Égyptienne dans le désert, fut payé 84,000 francs, en assignats, à la vente de Duclos-Dufresnoy en 1795 ; il appartenait en 1816 à Lucien Bonaparte. Des images de cette sainte ont été gravées par Lanfranc, par Nic. Bazin (1695, d’après Ch. Le Brun), par Claude Charpignon ou Carpion (d’après Th. Blanchard). Un tableau de Cuzes, Sainte Marie l’Égyptienne recevant la communion des mains du moine Zozime, était autrefois dans la chapelle consacrée à cette sainte, à Paris (rue Montmartre). Le même sujet a été gravé par Ch. Duflos d’après L. Baugin, et peint par Vanni, de Sienne, pour l’église Sainte-Marie-de-Carignan, à Gênes. La Mort de sainte Marie l’Égyptienne a été peinte par le Baroche (musée de Munich) et par M. Eugène Thirion (Salon de 1863). Au Salon de 1864, M. James Bertrand a exposé une Sainte Marie l’Égyptienne repentante.

Marie l’Égyptienne (Maria AEgyptiaca), poëme espagnol du XIIIe siècle. L’auteur, qui est resté anonyme, était évidemment un moine. Le sujet du poème est celui qui était si familier au moyen âge et dont l’épisode caractéristique se voyait peint sur les vitraux de quelques églises.

Des le XIe siècle, Hildebert, évêque du Mans, composa un poëme en vers latins sur cette singulière légende ; Rutebeuf traita le même sujet en vers français. L’auteur inconnu de l’œuvre espagnole suit à peu près le récit tel qu’il a été inséré dans les Acta sanctorum et dans la Légende dorée. Il a su peindre d’une manière assez vigoureuse les désordres de la pécheresse à Alexandrie, la vie de cette femme qui, selon l’énergique expression de d’Aubigné, « depuis douze ans jusques à l’âge du mépris, ne refusa homme. » Il y a même, dans ce vieux castillan, comme dans notre français du XVIe siècle, des grâces mignardes qui adoucissent l’expression toujours un peu crue de ces vieux auteurs. Voyez par exemple le portrait de la jolie courtisane : « Non, jamais reine ni comtesse ne fut belle comme celle-ci ! Elle avait les oreilles rondes, blanches comme du lait de brebis, les yeux et les sourcils noirs, le front blanc jusqu’aux boucles blondes des cheveux, la joue colorée comme la rose pourpre, la bouche petite et par-dessus tout une mine charmante. Son col et sa poitrine semblaient la fleur de l’églantier ; ses seins, jeunes et purs, deux pommes. Les bras, le corps et tout le reste étaient blancs comme le cristal ; jetée dans le bon moule, ni grasse ni fluette, ni longue ni courte, sa taille était parfaite. Mais laissons là sa beauté, je ne pourrais vous la dire tout entière, je veux vous parler de ses habits et de leurs parures. Le pire jour de la semaine elle n’eût pas voulu se vêtir de drap ; elle prenait assez d’or et d’argent au monde pour s’habiller à son gré. Toujours elle portait des robes de toile de soie et se couvrait d’un manteau d’hermine ; jamais ne chaussait autres bottines sinon de maroquin tailladé, brodées d’or et d’argent avec lacets de soie pour les attacher. Telle était, sa bonne façon, qu’à tout le monde elle tournait la tête. » Ce portrait, tracé de la main du vieux maître inconnu qui composa ce poëme, n’est-il pas singulier de couleur et de précision ? Le poète nous édifie au sujet de toutes les débauches de son héroïne ; il nous la montre attirant tous les jeunes gens de la ville chez elle, où l’on joue, où l’on soupe, où les épées sortent du fourreau, où le sang coule pour elle. Il n’est pas moins énergique dans la peinture des pénitences de la sainte. Cette seconde partie est horrible et sert de repoussoir aux descriptions gracieuses du début.

On assiste à la lente destruction de ce beau corps que le poète avait dépeint avec tant de charme. « Les chairs roses comme la fleur se flétrissent, les oreilles pendent, les lèvres se hérissent de poils, la face est ridée, la poitrine est noire comme de la poix ; les bras et les doigts semblent des fuseaux, les pieds sont gonflés par des plaies. À chaque épine qui la meurtrit, elle perd un péché ! » Les vingt dernières années de sa pénitence, ce furent des anges qui la nourrirent. Un moine d’un couvent voisin, Don Gozimas (Zozime), l’ayant rencontrée, recula d’effroi ; mais elle l’appela par son nom, lui qu’elle n’avait jamais vu, lui fit une confession entière, et reçut la communion. Quelque temps après, elle mourut. « Sentant son heure venue, elle abaissa ses paupières, ferma sa bouche, s’entoura de ses cheveux comme d’un linceul et, ayant croisé ses bras sur sa poitrine, rendit son âme que les anges recueillirent ! » Zozime revint l’enterrer, et comme il regrettait de ne pas avoir amené de compagnons pour l’aider à creuser la fosse, un lion accourut et l’aida à ensevelir la sainte.

Cette singulière composition, où la légende est suivie pas à pas, a un grand mérite poétique. Elle est écrite en vers de huit syllabes, mais avec des négligences ; le rhythme n’est pas toujours observé. Au point de vue historique, elle est curieuse en ce que la langue du poète est presque encore l’idiome des troubadours provençaux ; un critique espagnol, Perez Beyer, l’ayant regardée sans chercher à mieux s’en rendre compte, crut qu’elle était écrite en limosin. Comme dans le Poëme du Cid et dans le Livre d’Apollonius, on rencontre bon nombre de mots latins, Deus, corpus Christi, Ave Maria, uxor, etc, et d’expressions appartenant à notre vieux français. Ce poëme a été réimprimé dans la collection de Sanchez, Poesias anteriores al siglo XV.

Marie-l'Égyptienne OU la Jussienne (ÉGLISE Sainte-) Quelques auteurs pensent que cette église, qui était située dans la rue Montmartre, à 1 angle septentrional de la rue de la Jussienne, existait dès le règne de Louis IX. Toutefois, le plus ancien titre qui en fasse mention d’une manière positive date de 1372. Elle était désignée sous les noms de chapelle ou d’église de Quoque-Héron, de l’Égyptienne, de l’Égyptienne de Blois, de la Gipecienne ou de la Jussienne. On ne connaît pas l’origine de ces différentes dénominations.

On voyait dans l’église de la Jussienne un vitrail remarquable par sa naïveté ; sainte Marie l’Égyptienne était représentée au moment où, traversant une rivière et n’ayant pas de quoi payer son passage, elle offrait de prostituer son corps à celui qui voudrait payer pour elle ; assise dans le bateau, elle relevait sa robe jusqu’aux genoux ; sous le vitrait se trouvait cette légende : Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son passage. La confrérie des marchands drapiers était établie dans cette église, qui fut démolie vers 1792.