Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Ménage (Gilles)
MÉNAGE (Gilles), en latin Ægidius Menagius, érudit, poète et bel esprit, qui a joué un grand rôle dans les querelles littéraires du XVIIe siècle, né à Angers le 15 août 1613, mort à Paris le 23 juillet 1692. Il était fils de Guillaume Ménage, avocat du roi à Angers, et de Guillone Airault, sœur de Pierre Airault, lieutenant criminel dans la même ville. Dès son enfance, il manifesta une véritable passion pour la lecture et des aptitudes intellectuelles, parmi lesquelles la mémoire se montrait sa faculté dominante. Il fit ses études d’humanités, de philosophie et de droit à Angers, sous la direction de son père, puis suivit à Paris, étant tout jeune encore, M. de Loyauté, ami particulier de son père, et fut reçu avocat au parlement de Paris, où il plaida quelques causes. Mais dégoûté bientôt de cette profession, il entra dans l’état ecclésiastique, fut pourvu de quelques bénéfices, et entre autres du doyenné de Saint-Pierre d’Angers, que Guillaume Ménage, son père, avait possédé quelques années, depuis la mort de sa femme, sans néanmoins quitter sa charge d’avocat du roi. C’était l’usage alors : on était d’église sans entrer dans les ordres, sans être prêtre. Pourvu ainsi de bonne heure d’une honnête aisance, il se livra dès lors, avec passion, à l’étude des lettres et à celle des langues ; son ardeur littéraire ne l’abandonna plus qu’avec la vie.
Un accident physique sembla néanmoins vouloir contrarier sa vocation. Étant allé aux Grands Jours de Poitiers en qualité d’avocat, il fut, au retour, attaqué d’une sciatique et obligé de s’arrêter à Angers, près de son père. Il souffrit avec beaucoup de constance qu’on lui appliquât des fers chauds à l’emboîture de la cuisse, et n’en fut pas pourtant guéri. Son père, croyant lui faire plaisir, se démit alors de sa charge d’avocat du roi en sa faveur. Ménage ne voulut pas le refuser étant chez lui ; mais, aussitôt qu’il fut de retour à Paris, il lui en renvoya les provisions. Ce refus irrita son père contre lui ; néanmoins, l’évêque d’Angers les réconcilia et la fortune de Ménage, sans bassesse de sa part, ne fit que s’accroître de revenus de toutes sortes. Ainsi, nous le trouvons, presque à son arrivée à Paris, pourvu de deux bénéfices valant 4,000 livres de rente et d’une pension de 2,000 livres sur la cassette du cardinal Mazarin. Mazarin l’avait enlevé au cardinal de Retz, qui, le premier, l’avait pensionné et disputé au prince de Conti : ce dernier avait voulu l’attacher à sa maison et lui avait fait les offres les plus tentantes. On s’arrachait déjà ce bel esprit.
Lié tout d’abord avec Chapelain et Balzac, qui tenaient alors le sceptre de la littérature, il fonda chez lui, dans son habitation du cloître Notre-Dame, une sorte de cénacle, une académie au petit pied, qui donna longtemps le ton aux gens de lettres. Ces soirées littéraires furent appelées des mercuriales, du jour où elles se tenaient. Ménage, pour avoir déjà obtenu un crédit tel que ses opinions faisaient foi, que ses bons mots couraient la ville et que Mazarin voulut tenir de sa propre main la liste des écrivains dignes de ce nom, Ménage n’avait encore écrit que la vie latine de Montmaur, Vita Gargilii Mamurræ parasitopædagogi, sorte de pamphlet qu’il continua pendant un an ou deux en poursuivant de concert avec Balzac, en prose et en vers, en grec et en latin, le spirituel parasite de l’époque. Une satire en vers burlesques, à la Scarron, la Requête des dictionnaires (1638), dirigée contre l’Académie, fit plus de bruit et lui valut un peu plus tard l’ostracisme de cette assemblée. La fondation de la célèbre compagnie était si récente, les querelles littéraires avaient alors si bien l'avantage de passionner tout le public instruit, que cette satire, œuvre de bien peu d’importance au fond, circula sous le manteau, manuscrite, près de dix ans avant d’être imprimée, et fut analysée, jugée, disséquée avec le plus grand soin par tous les lettrés, les érudits, les hommes du monde. Tallemant des Réaux lui décoche, en passant, ce compliment : « C’est ce que Ménage a fait de meilleur, quoique la versification n’en soit nullement naturelle et qu’il y ait par endroit bien de la traînasserie. » « De toutes les choses qui ont été faites contre cette compagnie, dit à son tour Pellisson, je n’en ai vu que trois qui méritent qu’on en parle. La première est cette Comédie de l’Académie, par Saint-Evremond, qui, après avoir couru longtemps manuscrite, a été enfin imprimée en 1650, etc. La seconde, qui a été moins vue que les autres, est intitulée : Rôle des présentations, etc. La dernière de ces trois pièces est cette ingénieuse Requête des dictionnaires, qu’un imprimeur a aussi publiée naguère en petit, avec beaucoup de fautes, et qui depuis a été imprimée plus correctement in-quarto. Tout le monde sait qu’elle a été composée par M. Ménage, homme non-seulement fort savant et fort poli, mais encore plein d’honneur et d’une solide vertu. Il a toujours beaucoup estimé lui-même l’Académie, et en a parlé honorablement en plusieurs de ses ouvrages ; il était aussi ami particulier et intime, comme il l’est encore aujourd’hui, de plusieurs académiciens dont il est parlé dans cette Requête, et ne l’entreprit, comme il le proteste lui-même, par aucun mouvement de haine ou d’envie, mais seulement pour se divertir, et pour ne point perdre les bons mots qui lui étaient venus dans l’esprit sur ce sujet. » Quoique l’abbé d’Olivet affirme, dans une note sur ce passage de Pellisson, qu’un seul des académiciens nommés dans cette requête burlesque, Bois-Robert, se fâcha sérieusement, on peut dire que cet ouvrage lui valut ses premières inimitiés. C’est à cette occasion que Montmaur disait de lui qu’il fallait forcer l’Académie à l’adopter, comme on force un mauvais sujet à épouser une fille qu’il a déshonorée. Mais l’Académie le bouda toujours.
Toutefois, avant de tomber, pour d’autres motifs, sous la griffe de Molière et de recevoir les traits ambigus de Boileau, Ménage, appuyé sur tous les beaux esprits et même sur quelques-uns des grands esprits du temps, voyait chaque jour sa renommée croître à la cour et à la ville. Pellisson, Huet, Balzac étaient de ses amis ; Scudéri, Sarrasin le choyaient ; Vaugelas, Chapelain, Conrard, ceux que l’on appelait les politiques de l’Académie lui faisaient l’honneur de craindre ses bons mots, qui n’étaient guère pourtant que des bavardages, où la mémoire jouait le plus grand rôle. Tallemant des Réaux lui-même, si mordant et si caustique, aimait mieux être avec lui que contre lui, ce qui ne l’empêchait pas, du reste, de lui décocher à l’occasion quelque bonne épigramme. « À Angers, dit-il, quoique tout Angevin pour l’ordinaire soit goguenard et médisant, il était fort décrié pour la médisance. Une fille (Mlle de Mourion) lui en faisait un jour la guerre. « Mais » savez-vous bien ce que c’est que la médi- » sance ? lui demanda-t-il. Pour la médi- » sance, dit-elle, je ne saurais bien dire ce que » c’est ; mais, pour le médisant, c’est M. Mé- » nage. » — « À la vérité, dit-il ailleurs, on ne peut nier qu’il ne serve ses amis quand il peut ; mais on ne saurait aussi nier qu’il ne s’en vante furieusement. Il n’est point intéressé mais, comme nous le verrons par la suite, il a bien donné dans la badinerie, et jamais personne n’a plus fait claquer son fouet ; il est de ceux qui perdraient plutôt un ami qu’un bon mot. »
Dans cette période de sa vie, tout entier à l’amour des lettres et de l’érudition, il augmentait considérablement la somme de ses connaissances, se livrait à des lectures assidues, fructueuses pour lui par l’habileté qu’il avait à s’assimiler les idées des autres, à les faire siennes et à les classer pour jamais dans sa prodigieuse mémoire. Trois grands ouvrages qu’il fit imprimer à cette époque témoignent de ses laborieuses études et ne sont même pas sans valeur pour nous, quoique depuis Ménage le champ de l’érudition ait été bien profondément creusé. Tout en suivant assidûment les samedis de Mlle de Scudéri et ses propres mercredis, tout en brochant des épigrammes grecques, latines ou françaises, il avait trouvé le temps d’étudier à fond l’italien et l’espagnol, l’italien surtout, d’écrire dans cette langue un traité assez savant pour l’époque, Origini della lingua italiana, ouvrage qui le fit nommer membre de l’Académie della Crusca, publié en 1650, chez Courbé (1 gros vol. in-4o) ; Origines de la langue française, qui est devenu le Dictionnaire étymologique, enfin, il avait donné, en 1652, ses Ægidii Menagii Miscellanea, composés de toutes sortes de choses, de vers en quatre langues, français, italien, latin et grec, de dissertations latines et françaises, et du fameux Liber adoptivus, où il avait recueilli, comme un monument durable, une foule de pièces élogieuses composées en son honneur par ses amis. C’est ce livre qui lui attira tant d’épigrammes. Les Miscellanea sont un singulier ouvrage ; chaque partie, et elles sont nombreuses, a une pagination particulière : les Ægidii Menagii sylva variorum carminum, comprenant des vers latins de tout genre, comptent 74 pages ; les Græca Ægidii Menagii poemata, 83 ; les Poésies françaises, 126 ; la Requeste des Dictionnaires, 15 ; les Rime d’Egidio Menaggio, 52. Puis vient le Liber adoptivus (Ægidii Menagii Liber adoptivus, in quo doctorum aliquot virorum ad eum et de eo poemata), comprenant la Journée du grammairien parasite Macrin (Macrini parasitogrammatici HMEPA, ad Celsum) ; des pièces tirées des papiers de Charpentier (Papirius Carpentanus) ; des vers latins adressés par Ménage à Balzac et par Balzac à Ménage, et quantité d’autres à Guillaume Ménage son frère, à Annibal Fabrot, aux savants frères Du Puy, à Adrien de Valois ; un sonnet à lui adressé par Maynard ; des vers de Colletet ; la Vita Gargilii Mamurræ parasitopædagogi, avec quatre très-curieuses gravures, deux lettres françaises de Balzac à Ménage, et deux lettres latines de Ménage à la reine Christine de Suède, la dernière datée du 1er des ides de février 1650 ; la Pompe funèbre de Voiture, à M. Ménage, par M. Sarrasin, en prose et en vers ; enfin, toutes les pièces du procès relatif aux trois unités, à propos des comédies de Térence, procès qu’il soutint contre l’abbé d’Aubignac, qui eut du retentissement autant au moins que la fameuse dissertation sur les sonnets de la Belle Matineuse, ou bien sur ceux de Job et d’Uranie, procès qui fit couler des flots d’encre et tint en suspens toute la cour. En loyal adversaire, Ménage publia dans son recueil les dissertations de son adversaire en même temps que les siennes propres, ce qui fait qu’aujourd’hui rien ne manque au dossier, pour notre édification.
Cette querelle à propos des trois unités est un chapitre de l’histoire des mœurs littéraires au XVIIe siècle. L’abbé d’Aubignac et Ménage, jusque-là assez bons amis, après avoir chaleureusement disputé, tout en se promenant dans le Luxembourg, sur les beautés de détail des comédies de Térence, agitèrent la question de savoir laquelle était la plus conforme à ces fameuses règles d’Aristote, qui ne se trouvent pas dans Aristote, comme l’a fait judicieusement observer Andrieux. Ménage penchait pour l’Hécyre ; d’Aubignac hésitait à se prononcer. Rentré chez lui, Ménage relit son Térence et trouve, à sa grande surprise, que l’Heautontimorumenos est à la fois une pièce excellente et tout à fait en dehors des prétendues règles d’Aristote. Immédiatement il écrit une dissertation là-dessus : Térence s’est soustrait à la loi des trois unités, peut-être même l’a-t-il entièrement ignorée. Là-dessus grandes réclamations de d’Aubignac ; il compose un mémoire : Térence justifié, adressé à M. Ménage. Comment est-on assez audacieux pour supposer que Térence s’est soustrait aux règles d’Aristote, formulées par lui, d’Aubignac ! De son côté, Ménage ne perd pas de temps et lance une Réponse au discours de M. abbé d’Aubignac, etc. Or, le fond de la querelle qui engagea les deux champions dans cet interminable tournoi de paroles reposait sur ceci : Ménédème, l’un des personnages, travaille-t-il à la terre, tandis que Chrémès lui parle, ou bien est-il nuit alors et Ménédème, revenant des champs, porte-t-il sa pioche sur son épaule ? Tout est là, car, cette question résolue, on saurait si l’action dramatique pouvait s’étendre chez les anciens à plus de douze heures. Heureux savants, qui n’avaient pas d’autre inquiétude !
Un autre aspect singulier de la vie de Ménage apparaît rien que dans les sujets et les dédicaces de ses poésies en toute langue. Ce volume fourmille de pièces de vers amoureuse et quintessenciées, suivant la mode du temps, mode qu’il contribua beaucoup à introduire, pour sa part. Inutile d’ajouter que ces amours furent purement platoniques et que tout s’y passait en conversation. Nous rencontrons, par exemple, dans les poésies françaises, les Pêcheurs ou Alexis, idylle dédiée à Mme la marquise de Sévigny (Sévigné) : c’était l’orthographe longtemps suivie. Le nom de la marquise revient encore fréquemment dans les poésies italiennes et latines ; puis celui de Mlle de La Vergne, puis celui de Mme de Crécy de Longueval. Ces trois beautés se partagèrent son cœur et ses hommages. Mme de Crécy de Longueval, fille de La Martellière, célèbre avocat, était fort galante, nous dit Tallemant, et Ménage en devint le commensal, avec la permission du mari, soit que celui-ci n’attachât aucune importance aux manèges de cet amoureux transi, soit qu’il s’inquiétât peu des intrigues de sa femme, ce qui était fort commun dans ce temps-là. Ménage, jeune alors, se jeta, paraît-il, dans cet amour avec une grande sincérité ; mais il eut beaucoup à souffrir de la coquetterie de cette belle ; il fit non pas bien des chansons pour elle, mais beaucoup de vers grecs, beaucoup de vers latins ; il soupira en italien et en français ! Quelle récompense obtint toute cette linguistique ? Il est difficile de le savoir au juste. Ménage renonça, non sans peine, à cette passion.
On a des renseignements plus précis sur sa liaison avec la marquise de Sévigné ; elle avait été son élève, et il se prit à adorer, en grec et en latin, des charmes physiques et intellectuels qu’il se flattait, au moins pour les seconds, d’avoir contribué à développer chez elle. La marquise le traitait en ami, sans conséquence ; elle se contentait de lui abandonner ses beaux bras nus, qu’elle ne tenait pas pour trop chers, nous dit Bussy, et ce fut tout. Ménage ne pouvait se défendre d’attendre davantage ; mais, comme Oronte, il désespérait en espérant toujours. On trouve un indice de ses sentiments intimes dans l’épître dédicatoire de ses Observations sur la langue française (1673), où il dit au chevalier de Méré : « Je vous prie de vous souvenir que lorsque nous faisions notre cour ensemble à une dame de grande qualité et de grand mérite, quelque passion que j’eusse pour cette illustre personne, je souffrais volontiers qu’elle vous aimât plus que moi, parce que je vous aimais aussi plus que moi-même. » Le dépit perce à travers cette phrase ; il est encore bien plus visible dans une anecdote que raconte Bussy. Il est évident que Ménage ne fut jamais pour Mme de Sévigné que ce qu’on appelle en Italie un patito, et qu’on appelait, au XVIIe siècle, un mourant, parce qu’il était de règle qu’un poëte ou qu’un écrivain affligé de cette maladie mourût pour sa belle chaque fois qu’il lui faisait un sonnet. Voici l’anecdote :
« Ménage étant devenu amoureux de Mme de Sévigny, et sa naissance, son âge et sa figure l’obligeant de cacher son amour autant qu’il pouvait, se trouva un jour chez elle dans le temps qu’elle allait sortir pour aller faire quelques emplettes ; sa demoiselle n’étant point en état de la suivre, elle dit à Ménage de monter dans son carrosse avec elle. Celui-ci, badinant en apparence, mais, en effet, étant fâché, lui dit qu’il lui était bien rude de voir qu’elle n’était pas contente des rigueurs qu’elle avait depuis si longtemps pour lui, mais qu’elle le méprisait encore au point de croire qu’on ne pouvait médire de lui et d’elle. « Mettez-vous, lui dit-elle, mettez-vous dans mon carrosse si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous. »
Si Ménage, comme le remarque Bayle, avait eu un bénéfice à charge d’âmes, s’il avait été véritablement prêtre, il aurait été fâché qu’on le soupçonnât de faire sérieusement la cour aux dames ; mais il ne portait même plus la soutane, comme chez {{Mme|de Crécy}, et il enrageait d’être traité comme un ami qui ne peut pas être un amant. Il décocha contre Bussy, qui était alors à la Bastille, une épigramme latine de sa bonne encre :
IN BUSSIADEN
Francorum proceres, media (quis credat ?) in aula,
Pœna levis : Lodoix, nebulonem carcere claudens,
Sic nebulo gladiis quos formidabat iberis,
« Au milieu même de la cour de France, qui le croirait ? Bussi en a offensé les grands par un écrit affreux. Peine trop légère : Louis, faisant enfermer l’effronté, ôte à cet indigne général son emploi militaire. Ainsi le drôle est soustrait aux coups d’épée espagnols, qu’il craignait, et aux coups de bâton français, qu’il a mérités. »
Bientôt il se résigna à ne plus être pour Mme de Sévigné qu’un ami, un confident. Cela lui coûtait bien encore quelques grands soupirs. « Je suis votre confesseur, lui dit-il un jour, et j’ai été votre martyr. — Et moi votre vierge, » riposta en riant la marquise.
Ménage aima aussi passionnément, et toujours au même titre, {{Mme|de La Fayette}, alors qu’elle n’était encore que Mlle de La Vergne. Bon nombre de ses épigrammes latines sont adressées à cette dernière et nous trouvons dans l’une d’elles un jeu de mots bien galant ; il suffit de savoir, pour le comprendre, que Laverna était, chez les Romains, la déesse des voleurs, et qu’il avait tout naturellement ainsi latinisé le nom de Mlle de La Vergne :
AD LAVERNAM
Omine felici nomen præsaga dedere
Tu veneres omnes cunctis formosa puellis,
« Les destins prévoyants, heureuse fille, t’ont donné un nom significatif. La belle Laverna préside aux larcins ; toi, plus belle encore, tu dérobes les charmes de toutes les jeunes filles et les sens de tous les hommes. » Malheureusement, pour un homme qui ne vivait guère que de plagiats ou tout au moins de larcins littéraires, il était dangereux de chanter la déesse des voleurs. On ne manqua pas de lui retourner spirituellement l’épigramme :
Lesbia nulla tibi, nulla est tibi dicta Corinna,
Sed quum doctorum compiles scrinia vatum
« Tu ne chantes ni Lesbie ni Corinne ; nulle Lesbie n’est adorée dans tes vers ; mais comme tu dépouilles les paperasses des vieux auteurs, il est tout simple que Laverna soit l’objet de ton culte. »
Il faut noter que les liaisons des écrivains, des poëtes avec les dames de qualité, leurs épigrammes, sonnets et madrigaux tenaient une grande place dans les préoccupations du temps ; on en parlait, chacun disait son mot ; c’était l’événement du jour, l’histoire galante et l’histoire littéraire. Des écrivains sérieux y faisaient allusion comme à des choses d’importance ; ainsi le Père Bouhours, reprenant aigrement Ménage à propos d’une citation sans valeur, dit : « Que ne citait-il Mme de Sévigné et Mme de La Fayette, qui sont de sa connaissance ? » Sentez-vous la perfidie ? Ménage ne s’y trompa point, et lui répondit sur le même ton :
« Le Révérend Père Bouhours m’accuse en cet endroit d’avoir aimé Mme de Sévigné et Mme de La Fayette. Je répondrai à cette accusation dans la Défense de mes mœurs, et j’y répondrai de sorte que les rieurs dont le Père Bouhours affecte le suffrage ne seront pas de son côté. »
Ainsi Ménage méditait dès lors la composition d’un livre spécial, destiné à réhabiliter sa propre vertu. Il était difficile qu’un tel homme, un tel type, avec ses travers et ses qualités, son grec, son latin, ses belles marquises, ses dissertations sur des riens, ses querelles littéraires et ses plagiats, échappât au regard pénétrant de Molière. Sans avoir contre lui le moindre ressentiment personnel, sans inimitié aucune, et seulement parce qu’il le considérait comme un personnage comique, Molière le mit sur la scène, sous le nom de Vadius, et le fit disputer avec Trissotin. La scène est trop dans toutes les mémoires pour que nous en détachions même un fragment ; mais combien de vers, d’allusions, de fines railleries s’éclairent plus vivement, si l’on sait que Vadius est Ménage aussi bien que Trissotin est Cotin ! Prise absolument, ce n’est que le dialogue de deux pédants admirablement peints et dessinés ; mais, pour la société du XVIIe siècle, elle avait de plus le mérite d’être d’une admirable ressemblance ; les masques étaient des visages.
Cotin ne se releva jamais d’un coup si rude ; Ménage n’en fut qu’étourdi ; il avait au fond, malgré ses travers, des qualités réelles, une valeur littéraire incontestée, et il ne se sentait pas si profondément blessé. Il feignit même de ne pas se reconnaître, et Molière ne le poussa pas à bout. Déjà après les Précieuses ridicules, avec une entière bonne foi, Ménage avait dit à Chapelain : « Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être indiquées si finement. Il nous faudra brûler ce que nous adorions. » Sans doute fit-il un égal profit des Femmes savantes, autant que le lui permettaient son caractère et ses habitudes. Boileau plaisantait agréablement ses galanteries et ses amours platoniques dans les deux vers si connus :
Si je pense dépeindre un galant de notre âge,
Ma plume, pour rimer, a rencontré Ménage.
Mais ne voulant pas offenser sérieusement un homme qu’il estimait, il changea les rimes, suivant sa coutume :
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,
Ma plume, pour rimer, trouve l’abbé de Pure.
Ni Molière ni Boileau, heureusement pour lui, ne mirent aucun acharnement à lui trouver des ridicules. À propos d’une pièce de vers, intitulée Christine, églogue, composée pour la fameuse reine de Suède, qui l’admit dans son intimité, Ménage eut bien à supporter quelques traits satiriques de l’abbé Gilles Boileau, qui, dans un Avis à Ménage, s’amusa à relever ses larcins, à montrer qu’il avait la mauvaise habitude de remplir ses vers avec des hémistiches empruntés ; mais cette querelle s’apaisa vite. C’est avec le Père Bouhours qu’il eut à soutenir les plus rudes escarmouches.
Ménage, en 1673, avait publié chez Barbin, in-12, ses Observations sur la langue française ; il y relevait sans trop d’amertume quelques assertions grammaticales émises par l’auteur des Doutes sur la langue française, lequel auteur, sous le voile de l’anonyme, n’était autre que Bouhours. Celui-ci répliqua aigrement par des Remarques nouvelles (1675), dans lesquelles il affectait de ne parler de « monsieur Ménage » que sur le ton le plus affecté, et en rejetant, comme des néologismes impropres ou mal faits, de très-bons mots, dus, en effet, à Ménage, et aujourd’hui parfaitement naturalisés dans notre langue : sagacité, sécurité, urbanité, prosateur, insidieux, impardonnable, inobservation, etc. Le bon goût était assurément du côté de Ménage, qui voulait à toute force franciser ces mots, parfaitement bien faits et très-utiles. Bouhours rejetait toutes ces expressions parce que Ménage les proposait, et, pour le blesser plus cruellement (ces savants sont impitoyables !), il ne trouva d’autre moyen que de lui mettre sous les yeux le portrait de la discrétion, de la modestie et de la simplicité, sous le nom de Vaugelas. C’était attaquer de biais ; mais le coup était sûr, et la preuve c’est qu’il porta. « Qu’y a-t-il de plus élégant et de plus modeste, insinuait Bouhours, que ces belles Remarques, qu’il a travaillées avec tant de soin et où il a mis tant d’années ? Il choisit bien les auteurs qu’il cite ; il ne confond pas les modernes avec les anciens ni les bons avec les mauvais. Les raisonnements qu’il fait ne sont ni vagues ni faux ; il ne s’amuse point à des questions inutiles ; il ne remplit point son livre de fatras et de je ne sais quelle érudition qui ne sert à rien ou qui ne sert qu’à fatiguer les lecteurs… Mais ce que j’estime infiniment, il parle toujours en honnête homme ; il ne dit rien qui blesse la pudeur ou la bienséance ; il ne se loue point ; il ne fait point le docteur ; il ne dit jamais : Selon moi, ce mot est bon ; Selon moi, ce mot ne vaut rien ; Dites sur ma parole, etc. Enfin, il ne se propose point pour modèle, et je suis assuré que, si la traduction de Quinte-Curce avait paru avant les Remarques sur la langue française, il n’y aurait pas renvoyé les lecteurs en disant partout : Voyez mon Quinte-Curce ; Je me suis servi de ce mot dans mon Quinte-Curce ; J’ai employé cette phrase dans mon Quinte-Curce. »
Chaque phrase, chaque remarque, chaque insinuation pénétrait dans le vif. Dans un autre endroit, il accablait Ménage d’éloges ironiques : « Est-ce se moquer, disait-il, de M. Ménage que de l’appeler savant homme ? Ne l’est-il pas, en effet ? Et avons-nous en France un homme plus universel ? En avons-nous un qui soit tout ensemble comme lui grammairien, poëte, jurisconsulte, historien, philosophe ? C’est dommage qu’il ne soit aussi théologien. S’il avait lu saint Augustin et saint Thomas autant qu’il a lu Coquillard et Rabelais, qu’il cite à toute heure, ce serait le premier homme du monde. »
Ménage ne se contint plus. Il avait été modéré dans ses remarques sur les Doutes ; il éclata cette fois, en publiant, toujours chez Barbin, la seconde partie de ses Observations sur la langue française (1675, in-12). On peut se convaincre de son ressentiment contre le révérend Père jésuite en parcourant seulement la table des renvois. On y lit ceci : « Bouhours. Le Père Bouhours n’a point lu la Bible, p. 484. — Ne sait ce que c’est que propre et que figuré, p. 57. — Antipode de M. de Vaugelas, p. 80. — Fausses règles de grammaire du Père Bouhours, p. 87 et 310. — Le Père Bouhours ne sait pas l’italien, p. 95 et 446. — Ignorant des étymologies, p. 115. — Mauvais logicien, p. 95 et 170. — Ne sait ce que c’est que règle de grammaire, p. 150. — Ne sait ce que c’est que justesse, p. 183. — Bévue du Père Bouhours dans un passage de Varron, p. 191. — Remarques sur les endroits des livres de langue du Père Bouhours qui regardent les dames, p 204. — Fautes de langue du livre des Doutes du Père Bouhours, p. 242. — Fausse délicatesse du Père Bouhours, p. 260. — Remarques puériles du Père Bouhours, p. 373. — Fautes de langue du livre des Remarques du Père Bouhours, p. 386. — Fausse règle du Père Bouhours touchant l’usage des participes passifs dans les prétérits, p. 455, etc. »
C’est de la colère à la Vadius, et, dans une querelle de ce genre, la modération apparente, l’ironie contenue du Père Bouhours étaient bien préférables à tous ces éclats. À quelques années de là, en 1784, un échec plus sensible encore fut infligé à Ménage : l’Académie lui ferma ses portes. Deux places vaquaient en même temps : celle du grand Corneille, destinée à son frère Thomas, et celle de Cordemoy, destinée à Ménage, « qui, par quantité d’ouvrages savants et utiles, dit l’abbé d’Olivet, avait réparé le tort que sa Requête des dictionnaires, pur badinage de sa jeunesse, avait pu lui faire dans l’esprit de quelques académiciens. Une puissante brigue fit tomber cette seconde place à M. Bergeret, par une préférence injuste,
Dont la troupe de Ménage
Appela comme d’abus
Au tribunal de Phébus,
dit hardiment Benserade dans ses Portraits des quarante académiciens, lus en pleine Académie le jour même que M. Bergeret fut reçu (2 janvier 1685). » Toute la maison Colbert, dit Ménage, « fit une affaire de conséquence de cette affaire ; MM. de Seignelay, de Croissy, le coadjuteur de Rouen, le duc de Saint-Aignan sollicitèrent en personne pour Bergeret, avec plusieurs dames de la cour. » Anti-Baillet, chap. i.xxii.) Or, ce Bergeret qu’on lui opposait, et qui forçait ainsi les portes de l’Académie grâce aux Colbert, n’avait rien écrit ; il n’avait d’autre titre que d’être secrétaire de la chambre et du cabinet et protégé par la maison Colbert. « N’est-ce pas, dit Segrais dans ses Mémoires-anecdotes, une injustice insupportable qui fut faite à M. Ménage lorsque l’Académie française, qui était disposée à le recevoir en sa compagnie, fut forcée de donner ses suffrages à M. Bergeret ? Quel mérite avait M. Bergeret pour occuper cette place ? »
Ménage mourut d’une fluxion de poitrine, quelques années après cet échec. Il y avait bien peu d’écrivains avec lesquels il n’eût pas été en querelle de son vivant, aussi ne le ménagea-t-on pas même après sa mort. La Monnoie lui adressa l’épigramme suivante :
Laissons en paix monsieur Ménage ;
C’était un trop bon personnage
Souffrez qu’à son tour il repose,
Lui dont les vers et dont la prose
Nous ont si souvent endormis.
La valeur d’un homme du tempérament et du caractère de Ménage ne réside pas seulement dans ses livres, elle est aussi dans ses bons mots, dans ses conversations, qui, du reste, ont influé sur la langue, tout aussi bien que des traités en règle ; grâce à la transformation qu’elle subissait à cette époque même. Ménage était un homme de goût, un raffiné, quoiqu’il se soit laissé quelquefois emporter au delà des bornes ; il passait pour un critique plus mordant que sûr et l’on osait à peine affronter son appréciation. Son nom était synonyme de censeur dans la langue littéraire. On le voit dans Tallemant, lorsque Gilles Boileau se hasarda à dauber lui-même ce critique redouté à propos de l’églogue de Christine. « Je ne suis pas fâché, dit Tallemant, que Ménage ait enfin trouvé son Ménage. » Sa conversation, quoiqu’elle soit aujourd’hui refroidie pour nous, garde encore une physionomie spirituelle, pleine de bon ton. Par exemple, il disait qu’il y avait trois plaisants prédicateurs, à Angers : Costar, qui n’avait qu’un sermon ; le prieur des Matras (Charles Bautru, prieur de Matras), qui n’en avait que la moitié d’un, parce qu’il demeurait toujours à mi-chemin ; et le prieur de Pommier qui, montant en chaire, demeurait le plus souvent la bouche ouverte sans prononcer une parole. Il disait que les traductions de d’Ablancourt étaient comme une femme d’Angers qu’il avait aimée belle, mais peu fidèle. D’Ablancourt le laissait dire, et répondait : « Nous sommes amis, mais je ne prétends pas l’empêcher de babiller. Nous faisons comme l’empereur et le Turc, qui laissent un certain pays entre eux deux où il est permis de faire des courses sans rompre la paix. »
Telle était la conversation aisée, amusante, pas trop précieuse, de la société où vivait Ménage. Tout autre était l’homme des querelles littéraires, emporté, violent, incapable de soutenir la contradiction, ayant maille à partir non-seulement avec d’Aubignac et Bouhours, querelles que nous avons rapportées, mais encore avec Cotin, Salo, Baillet et Cousin. Il faut dire que, comme ces derniers ne lui reprochaient guère que ses larcins continuels aux anciens et aux modernes, ils étaient sur un terrain beaucoup plus solide que d’Aubignac et Bouhours, et se montraient bien plus agressifs. Le Journal des savants, en termes sérieux, a bien jugé ce côté faible de Ménage, quelque temps après sa mort ; cette page est un portrait à la plume : « Parlant naturellement beaucoup et aimant à débiter ce qu’il savait, il ne laissait qu’à peine la parole aux autres dans toutes les assemblées. Pour s’en excuser, il disait que, quand il était en Anjou, il y passait pour taciturne, parce que les autres y parlaient encore plus que lui. Sa mémoire, qui était prodigieuse, lui fournissait sur toutes sortes de sujets des vers grecs, latins, italiens et français, qu’il répétait souvent, sans crainte d’ennuyer ceux qui ne les entendaient pas. Elle lui fournissait aussi quantité de bons mots qu’il avait appris dans sa jeunesse, et dont les meilleurs étaient du prieur Bautru des Matras. Ses contes paraissaient étudiés, parce qu’il les exprimait toujours en mêmes termes ; ce qui donna lieu à un des plus anciens de l’Académie française de dire un jour qu’il savait parfaitement son Ménage, et que depuis trente ans qu’il lui entendait faire ses contes, il n’y en avait plus aucun qui lui fût nouveau. » Mme de Rambouillet, dans un moment de franchise, lui avait dit la même chose en face, un jour qu’il bavardait plus encore que d’ordinaire : « Voilà qui est admirable, monsieur Ménage, mais présentement dites-nous donc quelque chose de vous. »
Celui qui en a dit le plus de mal et dans le style le plus mordant, c’est Tallemant des Réaux : « Dès qu’on parle de quelque chose : « Vous souvient-il, dit-il, du mot que je dis sur » cela ? » Car jamais il n’y eut une plus sèche imagination et il n’entretient les gens que de mémoire. Toutes les fois qu’il a mangé chez moi, nous avons pris plaisir à lui faire dire une même sottise. On n’avait qu’à lui dire : « Monsieur Ménage, je vous prie, donnez-moi » une pomme de reinette ; il me semble que » vous vous y connaissez bien. — Vous avez » raison, disait-il aussitôt, car je me pique de » me connaître en trois choses, en œufs frais, » en pommes de reinette et en amitié. » Voyez le bel assemblage ! Cela me fait souvenir de M. de Mâcon, Lingendes (Jean de Lingendes, nommé évêque de Mâcon en 1652), qui disait que les trois livres qu’il aimait le mieux, c’étaient la Bible, Érasme et l’Astrée ; et aussi de M. de Beaufort. Un jour qu’il était chez Mme de Longueville, cette princesse dit qu’il n’y avait rien au monde qu’elle haît plus que les araignées ; Mlle de Vertus dit qu’elle ne haïssait rien tant que les hannetons. « Et » moi, dit M. de Beaufort, je ne hais rien » tant que les mauvaises actions. » Voilà qui était à peu près assorti comme les œufs frais, les pommes de reinette et l’amitié. »
Mais quels qu’aient été les défauts, les travers, les ridicules même d’un homme qui mérita d’être travesti en pédant fieffé par Molière, sous le masque de Vadius, et faisant la paire avec Cotin, Ménage n’en conserve pas moins pour nous une physionomie. Son activité littéraire, ses recherches érudites, n’ont pas été sans profit ; sa vanité, qu’il poussait fort loin, il est vrai, ne lui enlevait pas nécessairement son mérite ; il n’est pas jusqu’à ses amours platoniques et purement spirituels qui ne puissent tourner à son avantage. Comme le remarque Bayle, « ses liaisons avec des dames de beaucoup d’esprit lui ont fait honneur dans le monde ; car il est si rare que tant de grec et tant de grammaire n’étouffe pas les talents qu’il faut avoir pour être d’une conversation polie et galante auprès des dames de qualité, que c’est une espèce de prodige. »
Ses plagiats mêmes, si ce mot n’est pas trop fort, appliqué aux appropriations littéraires de Ménage, ne méritaient pas tant de fracas. Voyons un de ceux que lui reproche le plus aigrement Gilles Boileau. Gombault avait composé cette poésie un peu sèche :
Pour sujet de mes vers en la fleur de mon âge,
J’ai cherché quelque nymphe illustre, belle et sage,
Et qui pût m’inspirer cent ouvrages divers.
Telle et plus merveilleuse Olympe est arrivée ;
Mais le ciel m’a trop tard ses trésors découverts :
Je ne cherchais plus rien lorsque je l’ai trouvée.
Ménage imagine là-dessus le joli sonnet italien suivant, qui a bien plus de grâce que ce madrigal, et que les Italiens eux-mêmes ont trouvé fort bien tourné :
Vago di fama, e cupido d’onore,
Nel dolce tempo della prima etade,
Giva cercando nubile beltade,
E del mio canto degna e del mio ardore.
Tal Filli ho travato io, mercé d’amore,
Giunta a sommo saper somma bontade ;
Ogni chiara virtude, ogni onestade
Han caro albergo nel suo nobil core.
Le ride nella guancia un lieto aprile.
Più candido è ’l suo sen di neve pura,
Oscuran gli occhi suoi del sole i rai.
Ninfa non fù, Damon, cosi gentile.
Ma’ ché ? mi giunse ’nvan tanta ventura,
Non più cercava quando la trovai.
Gilles Boileau, après ces deux citations, s’écrie qu’un vol si manifeste accompli en plein jour aux dépens de « l’illustre monsieur Gombault » est un cas pendable et s’apitoie lamentablement sur ces pauvres Italiens qui, ignorant nos richesses, croiront lire du Ménage et liront du Gombault. Franchement Ménage a bien fait d’enchâsser en un sonnet d’une forme agréable et poétique une idée gracieuse qu’il avait rencontrée comme perdue dans une brève et sèche pièce de vers ; mais sa meilleure excuse est surtout de l’avoir transportée dans une autre langue ; il n’y avait pas là de quoi tant crier.
Enfin, il ne faut pas oublier que Ménage a rendu d’éminents services à la langue, tout autant par son influence sur les salons et les ruelles, par le ton qu’il y faisait dominer, que par ses livres et la direction qu’il imprima aux cénacles littéraires. Nous lui devons les Origines de la langue française, ouvrage où tout n’est pas excellent, il s’en faut, où bien des étymologies sont forcées et impossibles, mais qui, tel qu’il est, révèle de l’érudition, du goût, la patience des recherches, de vastes lectures, et qu’il est juste que la postérité reconnaisse comme la première tentative faite en faveur des études étymologiques dans la langue française. Comme poëte, il ne peut être rangé que parmi les poetæ minores, et encore ! Cependant on lui doit quelques épigrammes bien tournées et des madrigaux présentables. Ce qui diminue le mérite de ces productions, c’est le contraste plaisant de leur valeur réelle avec les prétentions excessives de leur auteur ; s’il se fût montré plus modeste, peut-être lui aurait-on gardé une meilleure place. « Ménage a prouvé, dit très-bien Voltaire, qu’il est plus facile de faire des vers en italien qu’en français. Ses vers italiens sont estimés, même en Italie, et notre langue doit beaucoup à ses recherches. Il était savant en plus d’un genre. » Cette courte appréciation révèle certainement de l’estime, et de la part d’un tel juge elle a une singulière valeur. Bayle, qui n’était pas non plus facile à la louange, a appelé Ménage le Varron français ; il faisait grand cas de son mérite et le qualifie « d’un des plus savants hommes de son temps. » Il trouve que ses œuvres, et spécialement le Menagiana, dont il faisait un cas particulier, sont des témoignages éclatants « de l’étendue d’esprit et de l’érudition qui est le caractère propre de cet écrivain. »
En voilà assez pour qu’on ne songe plus trop à Vadius.
Les ouvrages dus à la plume laborieuse de Ménage sont les suivants : le Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue française (Paris, 1650-1694, in-4o), ouvrage qu’il remania souvent et qui fut, pour ainsi dire, l’étude de toute sa vie ; les Miscellanea (1652, in-4o), qui contiennent la Requête des dictionnaires, les pamphlets latins contre Montmaur, les pièces relatives à sa querelle avec le P. Bouhours sur les comédies de Térence, etc. ; Poemata (Paris, 1656 ; Elzévir, 1663), recueil de poésies latines, italiennes et françaises ; Observations sur la langue française (1672-1676, 2 vol. in-12) ; des études sur la langue et la littérature italiennes : Observationi sopra l’Aminta de Tasso (1653, in-4o) ; Origini della lingua italiana (Paris, 1669) ; Annotazioni sopra la Rime di Monsignor della Casa (1667, in-8o) ; Mescolanze (1678, in-8o) ; des éditions érudites : Diogène Laërce, avec un commentaire (Londres, 1663, in-fol.) ; Juris civilis amœnitates (Paris, 1664, in-8o), dissertations latines dont le fond appartient à Scipion Gentilis ; Mulierum philosopharum historia (Lyon, 1690, in-12), appendice à Diogène Laërce ; Poésies de Malherbe, avec notes et remarques (Paris, 1666, in-8o) ; Histoire de Sablé, contenant la généalogie des seigneurs de cette ville jusqu’à Louis Ier, comte d’Anjou (1686, in-4o) ; Vita Menagii Matthæi canonici Andegavensis (1674, in-8o) ; l’Anti-Baillet (1690, 2 vol. in-12), ouvrage de polémique littéraire dirigé contre un de ses contemporains et en général fort maladroit ; enfin le Menagiana (1693, in-12, et 1713-1716, vol. in-12) ; c’est le recueil de ses conversations et de ses bons mots, rédigé par Galand, Boivin, Pinçon, l’abbé Dubos et de Valois, un des recueils de ce genre les mieux faits et les plus copieux, mais on l’a peu à peu étendu et défiguré en y insérant nombre d’anecdotes controuvées. Tel qu’il est, il donne cependant une physionnomie assez exacte de Ménage, comme homme littéraire et comme homme du monde.