Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mémoires d’outre-tombe, par Chateaubriand

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 4).

Mémoires d’outre-tombe, par Chateaubriand (Paris, 1849-1850, 12 vol. in-8o) L’illustre écrivain commença à écrire ses mémoires en 1811 et les termina sous le régime de Louis-Philippe. Pressé par le besoin d’argent, il les vendit à une société commerciale, moyennant 250, 000 francs et une rente annuelle de 12, 000 francs, sous la condition qu’ils ne paraîtraient qu’après sa mort. Cette opération fut loin d’être avantageuse pour les actionnaires qui, aussitôt après la mort de Chateaubriand, s’empressèrent de vendre la reproduction des mémoires au journal la Presse. Ce fut sous forme de feuilletons que le public commença à lire cet ouvrage, admiré jusque-là sur parole et dont on avait dit merveille. L’effet qu’il produisit ne fut point celui qu’on en attendait. Le moment, du reste, était fort mal choisi, car il paraissait en un temps de crise politique qui préoccupait vivement tous les esprits. « De là un double résultat également fâcheux pour les Mémoires d’outre-tombe, dit M. de Loménie. D’un côté, le déchaînement de tous ceux que Chateaubriand blessait dans leurs affections politiques, dans leurs sentiments de famille ou dans leurs prétentions personnelles, soit par des jugements hostiles, soit par un silence qui semblait injurieux à la vanité de plusieurs ; et, d’un autre côté, chez la masse des lecteurs, trop de préoccupations étrangères pour ne pas accepter avec une facilité indifférente les récriminations intéressées et les arrêts sévères des critiques. » Les attaques dirigées contre les mémoires de Chateaubriand furent très-vives, en effet ; mais, pour la plupart, ces critiques étaïent très-justifiées. « Je lis les Mémoires d’outre-tombe, écrivait George Sand, et je m’impatiente de tant de grandes poses et de draperies… L’âme y manque, et moi, qui ai tant aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme… On ne sait pas s’il a jamais aimé quelque chose ou quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation… Et pourtant, malgré l’affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l’abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle. »

Ce qui frappe particulièrement dans le caractère de Chateaubriand, c’est l’égoïsme et l’orgueil. La pensée dominante de toute sa vie a été de paraître sous un beau jour devant la postérité ; il a toujours courtisé l’avenir aux dépens du présent, et cependant il doutait de cet avenir pour ses œuvres et se défiait de son génie. C’est cette constante préoccupation qui explique la façon dont ses mémoires sont conçus et rédigés. On espérait qu’à l’heure où les passions sont apaisées, les illusions dissipées, il se serait appliqué à redresser ses erreurs, à réparer les injustices de l’opinion dont il avait été complice, afin de léguer à son pays sa tardive sagesse ; aussi éprouve-t-on, comme dit M. Charles Benoît, quelque mécompte en voyant que Chateaubriand, lorsqu’il repasse ainsi sur toutes les traces de sa vie, en retrouve tous les enchantements sans doute, mais en reprend également toutes les passions. Au lieu de donner en quelque sorte une nouvelle édition augmentée, mais non corrigée, de René, de l’Itinéraire et du Congrès de Vérone, édition gâtée par l’addition d’un scepticisme amer, d’une vanité sans bornes et d’une violence qui s’oublie parfois jusqu’à la grossièreté, mieux eût valu que le vieil athlète se reposât sur ses lauriers. Ses mémoires affectent le plus souvent l’allure du pamphlet.

L’auteur semble prendre plaisir à médire de tout le monde. Il pose aux yeux de la postérité et se diminue par les efforts mêmes qu’il fait pour se grandir. « Moi, s’écrie-t-il, je n’ai jamais cru au temps où je vivais ; moi, j’ai été sans foi dans les rois, comme sans convictions à l’égard des peuples ; moi, je ne me suis soucié de rien, excepté de mes songes, à condition encore qu’ils ne durassent qu’une nuit. » Et plus loin : « En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure ; je suis républicain par inclination, bourbonien par devoir et monarchiste par raison. » Ce dédaigneux scepticisme n’est qu’un habile moyen d’expliquer les fréquentes contradictions qu’on remarque dans ses actions, ses paroles et même ses écrits, et que ne réussit pas toujours à lui faire éviter le point d’honneur, ce constant mobile de ses déterminations. En prenant la gloire pour le pivot autour duquel gravitent toutes ses actions, et lui-même pour le centre de tous les événements de son siècle, il croit établir artificiellement l’harmonie de sa carrière. Dans ces souvenirs d’un vieillard morne et qui se regrette naïvement lui-même, on retrouve toujours René. « C’est, dit M. Charles Benoît, partout et toujours René, tel qu’il vous est apparu au début, avec sa nature ardente, indomptable, sauvage même, dont jamais ni la fréquentation des hommes, ni la fortune, ni les revers de la vie n’ont pu tempérer entièrement la sève originale. Le voilà avec sa mobilité maladive, âpre au désir, facile au dégoût, prompt à se lasser du réel, à épuiser le néant de toutes choses ; puis soudain, quand on le croit abattu, sur les ailes d’une imagination radieuse reprenant son essor vers les rêves magnifiques ou se rejetant avec passion vers les choses de la vie. » Ce qu’il aime, c’est la lutte ; il entre, comme René, avec ravissement dans le mois des tempêtes ; c’est’l’homme des crises : on sent que chez lui le poëte domine toujours et finit souvent par absorber l’homme.

La vanité constante et amère qui s’étale dans ces Mémoires avec si peu d’indulgence pour les autres et tant d’aigreur pour les gloires contemporaines, a fait oublier le talent de l’écrivain, bien que, selon la remarque de Sainte-Beuve, « au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s’en trouve d’ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sente à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines k côté de bizarres puérilités, et des passages d’une grâce, d’une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur. »

La première partie des Mémoires, celle qui offre la peinture des jours d’enfance et d’adolescence, est pleine de charme ; on y reconnaît une plume plus légère et plus pure, malgré la bigarrure d’un remaniement postérieur. À partir de 1837, les coups de pinceau deviennent plus lourds, plus heurtés, plus brisés. L’auteur cesse d’être juste ; il dit trop des uns, trop peu des autres. Il a d’ailleurs si bien compris ses torts, qu’il écrivait lui-même : « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition’de cinquante années. »

Chateaubriand maltraite également et juge souvent avec un étonnant esprit de dénigrement, non-seulement les hommes politiques, mais encore les écrivains. À ses yeux, Bernardin de Saint-Pierre manque d’élévation d’âme ; Rousseau, Chamfort ne sont que des écrivailleurs ; Byron est accusé d’avoir copié l’auteur des Mémoires, Mme de Staël de n’avoir pas fait son éloge à une époque où il était encore inconnu. Puis, par des retours soudains et contradictoires, il porte aux nues, quelques pages plus loin, ceux qu’il vient de traîner dans la fange ; aussi, fait-il l’effet d’un acteur en scène plutôt que d’un homme convaincu.

Sa vanité est d’une puérilité incroyable. « Qu’aurait été le siècle sans mes écrits ? » demande l’auteur, qui n’hésite pas à écrire : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. » Lorsqu’il veut être gai, son rire crie ; il rappelle la gaieté du fossoyeur d’Hamlet. « Entre les divers portraits ou statues qu’il a essayé de donner de lui, dit Sainte-Beuve, M. de Chateaubriand n’a réussi qu’à produire une seule œuvre parfaite, un idéal de lui-même où les qualités avec les défauts nous apparaissent arrêtés à temps et fixés dans une attitude immortelle, c’est René. » Quant au Chateaubriand des Mémoires, vieillard sceptique, morose et quinteux, c’est un portrait de fantaisie, une œuvre d’imagination dans laquelle le seul trait exact est l’abus des contradictions. Le style est aussi inégal que l’homme ; à côté de pages simples, dignes, correctes et chaleureuses, se rencontrent des tirades affectées, bizarres, froides et fatigantes. En résumé, non-seulement cet ouvrage n’a rien ajouté à la réputation de l’auteur, mais encore il a contribué à la diminuer en donnant le signal de la réaction contre l’admiration de convention dont on l’entourait comme d’une auréole.