Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Ligny (BATAILLE DE), la dernière faveur, le dernier sourire que la fortune ait accordé à Napoléon

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 2p. 509-510).

Ligny (bataille de), la dernière faveur, le dernier sourire que la fortune ait accordé à Napoléon. Les ennemis étaient encore à nos portes lorsqu’il revint de l’Île d’Elbe, et il s’occupa aussitôt, avec son activité ordinaire, de frapper un coup décisif avant qu’ils fussent revenus de la stupeur que leur avait causée ce retour si inattendu. Deux partis se présentaient à Napoléon : marcher à l’est contre le prince de Schwartzenberg, ou se porter au nord sur Blücher et Wellington. Ce fut cette dernière résolution qu’il adopta, certain, s’il parvenait à se jeter entre ces deux ennemis avant qu’ils pussent opérer leur concentration, de les détruire l’un après l’autre et de briser ainsi la coalition. Un prodige de célérité, d’habileté stratégique, c’était de rallier en quelques jours une armée de 124,000 hommes et de la conduire assez rapidement de Paris en Belgique pour que les ennemis mêmes n’en eussent aucun soupçon : ce prodige, Napoléon l’accomplit, et il se trouvait sur le champ de bataille lorsqu’on le croyait encore dans la capitale. L’armée anglaise était cantonnée aux environs de Bruxelles, tandis que les Prussiens, séparés de Wellington par un assez large intervalle, avaient leur base sur Liège ; les deux alliés étaient séparés par la Sambre, qui se réunit à la Meuse près de Namur. Blücher occupait les bords de ces deux rivières avec quatre corps d’armée formant un total d’environ 120,000 hommes. Ziethen, avec le premier corps, occupait Charleroi ; Pirch, commandant du deuxième, était à Namur même ; Thielmann, ayant le troisième sous ses ordres, s’étendait entre Dinant et Namur ; Bulow, avec le quatrième, se tenait à Liège. Une belle chaussée, partant de Namur, conduisait des provinces rhénanes à Bruxelles en passant par Sombreffe, les Quatre-Bras, Genoppe, Mont-Saint-Jean et Waterloo. C’était la seule communication par laquelle les alliés pouvaient se relier entre eux et venir au secours les uns des autres ; aussi n’avaient-ils rien négligé pour s’assurer de tous les points qui y aboutissaient. Mais Napoléon, avec sa profonde sagacité, avait bien prévu que les généraux alliés, tout en cherchant à se rapprocher le plus possible, ne pourraient le faire cependant sans laisser quelques solutions de continuité entre leurs cantonnements, et c’est là qu’il avait résolu de se jeter, comme un coin de fer, pour les séparer et les battre isolément. Le 14 juin (1815) au soir, on ne soupçonnait encore presque rien des mouvements des Français aux quartiers généraux de Bruxelles et de Namur, et Napoléon donnait ses ordres pour qu’à trois heures, au lendemain matin, toutes nos colonnes se missent en marche de manière à se trouver sur la Sambre vers neuf ou dix heures. À gauche, le général Reille, avec le deuxième corps, devait se porter au pont de Marchiennes, situé à une demi-lieue au-dessus de Charleroi, et y franchir la Sambre ; le comte d’Erlon, commandant du premier corps, devait prendre position derrière le général Reille ; au centre, Vandamme avait ordre de diriger le troisième corps sur Charleroi, suivi à quelque distance par le comte de Lobau, chef du sixième corps, et par les troupes de la garde ; de sorte que 124,000 hommes allaient envahir tous les points de la Sambre autour de Charleroi, forcer la ligne ennemie et lui faire essuyer un désastre, si les combinaisons de Napoléon s’exécutaient ponctuellement.

Le 15, à l’heure fixée, toutes nos colonnes s’ébranlèrent ; le général Pajol, avec sa cavalerie légère, refoula les avant-postes prussiens, puis, aidé du général Rogniat, qui le suivait à la tête de quelques compagnies du génie et des marins de la garde, il pénétra de vive force dans Charleroi et se lança à la poursuite des Prussiens, qui se repliaient en toute hâte. Une des divisions du général Ziethen s’arrêta au village de Gilly, puis s’abrita derrière un gros ruisseau venant de l’abbaye de Soleilmont, où elle réussit à arrêter notre cavalerie. Mais bientôt Napoléon, arrivant sur ce point, fit charger les Prussiens par les troupes de Grouchy, de Pajol, d’Exelmans et de Vandamme ; les ennemis, culbutés de toutes parts, battirent en retraite après une perte de quelques centaines d’hommes tués et de 300 à 400 prisonniers, avantage qui nous coûta le général Letort, un de nos plus braves et de nos plus intelligents officiers de cavalerie. Nous restâmes ainsi maîtres du débouché de la plaine de Fleurus, où Napoléon espérait livrer bataille le lendemain à toute l’armée prussienne. L’armée française occupait alors les positions suivantes : sur la droite et dans les bois de Lambusart, le corps de Grouchy avec la cavalerie légère de Pajol et les dragons d’Exelmans, ayant son avant-garde à Fleurus ; un peu en arrière, Vandamme avec son infanterie ; à l’extrême droite, Gérard avec le quatrième corps ; au centre, la garde, la grosse cavalerie, la réserve et le sixième corps, commandé par le comte de Lobau ; à gauche, sur la route de Bruxelles, le maréchal Ney, Reille, d’Erlon et Lefebvre-Desnouettes. Ney avait reçu l’ordre de s’établir aux Quatre-Bras, position importante par laquelle il devait arrêter les Anglais s’ils se portaient au secours des Prussiens. C’est dans cette circonstance qu’un événement regrettable, surtout pour celui qui en fut l’objet, se produisit au corps du général Gérard : le 15, au matin, le général de Bourmont passa à l’ennemi, accompagné de son aide de camp, le colonel Clouet. Cet incident ne pouvait exercer aucune influence sur les résultats de la bataille qui se préparait ; mais il augmenta la défiance des soldats envers leurs chefs, qui commençaient à leur devenir suspects dès qu’ils n’étaient pas anciennement connus et respectés.

Le duc de Wellington assistait à une fête donnée par la duchesse de Richmond, à Bruxelles, lorsqu’il apprit l’apparition subite de l’armée française ; il quitta cette soirée sans trouble pour aller expédier ses ordres ; mais il lui était de toute impossibilité de faire arriver aux Quatre-Bras des forces suffisantes pour influer sur l’action qui se préparait entre les Français et les Prussiens ; ce point ne pouvait être occupé que par les troupes anglaises ramassées dans les environs. L’armée prussienne, au contraire, se trouvait réunie presque tout entière entre Fleurus et Sombreffe. Napoléon donna immédiatement ses ordres en conséquence et écrivit lui-même une lettre au maréchal Ney pour lui recommander d’occuper fortement la position des Quatre-Bras, pendant qu’il irait à Fleurus livrer bataille aux Prussiens.

Vers midi (16 juin 1815), nos troupes se déployèrent dans la plaine de Fleurus, présentant un ensemble d’environ 64,000 hommes ; les Prussiens s’étendaient devant nous, se montrant d’instant en instant plus nombreux ; une des plus terribles batailles du siècle allait s’engager. L’ennemi se portait en masse sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles ; à mesure que ses troupes parvenaient à la hauteur de Sombreffe, elles faisaient demi-tour à gauche et s’établissaient vis-à-vis de Fleurus, occupant un terrain extrêmement favorable à la défensive. Le ruisseau de Ligny, sorti d’un pli de terrain le long de la chaussée, coulait de notre gauche à notre droite, presque parallèlement à cette chaussée, traversait les trois villages de Saint-Amand-le-Hameau, Saint-Amand-la-Haye et le Grand Saint-Amand, puis se détournait brusquement, passait à travers le village de Ligny et allait tomber dans un affluent de la Sambre. Au delà de son lit, le terrain présentait un amphithéâtre chargé de 80,000 hommes ; au sommet de cette position, on distinguait le moulin de Bry, puis le village de Bry lui-même. Les trois villages de Saint-Amand et celui de Ligny étaient occupés par deux des divisions Ziethen, repoussées la veille de Charleroi ; le corps de Pirch, fort de 30.000 hommes, appuyait cette première ligne ; celui de Thielmann se tenait en avant du Point-du-Jour, endroit où la route de Charleroi joint la route de Namur. Au milieu de la plaine de Fleurus s’élevait un moulin sur le toit duquel monta Napoléon pour observer l’armée prussienne, qu’il évalua à environ 90,000 hommes. Il résolut aussitôt de l’attaquer avant qu’elle pût être secourue par les Anglais, qui n’avaient pu être prévenus de son apparition que douze heures plus tard. Pour rendre la lutte plus décisive, il imagina de faire contribuer une partie des forces de Ney en les ramenant sur les derrières de l’armée prussienne pour l’envelopper. Ney, établi aux Quatre-Bras, à trois lieues de Fleurus, ne pouvait encore avoir à combattre qu’une faible partie de l’armée anglaise, et 12,000 ou 15,000 hommes, sur les 45,000 qu’il avait à sa disposition, se rabattant sur Ligny et Saint-Amand, devaient amener un triomphe aussi complet qu’à Austerlitz et à Friedland.

Vandamme, avec ses trois divisions, vint se déployer devant Saint-Amand, ayant à son extrême gauche la division Girard et la cavalerie du général Domon ; Gérard, chef du quatrième corps, s’établit devant Ligny ; la garde tout entière occupa l’intervalle qui séparait Vandamme de Gérard. Toutes ces troupes, y compris la cavalerie, formaient une masse de 64,000 hommes.

À deux heures et demie (16 juin 1815), Napoléon donna le signal de l’attaque, et Vandamme lança aussitôt la division Lefol sur le Grand Saint-Amand ; elle pénétra dans le village à travers les jardins et les vergers et en chassa les Prussiens à coups de baïonnette. Mais au delà se trouvait le lit du ruisseau, derrière lequel se tenait en réserve la division Steinmetz, qui cribla nos soldats de balles et de mitraille, puis s’ébranla pour reprendre le village. Repoussée une première fois, elle revint à la charge, et quelques-uns de ses bataillons essayèrent de tourner le Grand Saint-Amand ; Vandamme lança alors contre eux une brigade de la division Berthezène et dirigea la division Girard contre les deux autres villages, Saint-Amand-la-Haye et Saint-Amand-le-Hameau, où nos troupes se maintinrent malgré tous les efforts des Prussiens. Pendant ce temps-là, le général Gérard s’avançait en trois colonnes sur le village de Ligny, qui s’étendait sur les deux rives du ruisseau. Assailli par un feu formidable, il fit amener une nombreuse artillerie et cribla le malheureux village de tant d’obus et de boulets qu’il en rendit le séjour impossible aux Prussiens qui s’y étaient établis. Les voyant s’ébranler, il lança sur eux ses trois colonnes, et alors s’engagea une lutte terrible, une des plus sanglantes de ces vingt années de guerre, car la haine bien connue des Prussiens pour nous avait provoqué une sorte de rage chez nos soldats, et des deux côtés on ne faisait pas de quartier. Enfin, après des prodiges de valeur et d’énergie, nos soldats parvinrent à se soutenir dans l’intérieur de Ligny, sans cesse ramenés en avant par leur intrépide général, qui les conduisait épée à la main. Mais là, comme à Saint-Amand, nous ne pouvions déboucher au delà des positions conquises. Aussi le vieux Friant, qui commandait les grenadiers à pied de la garde et qui avait une expérience consommée des choses de la guerre, dit-il à Napoléon en lui montrant les réserves prussiennes rangées en amphithéâtre jusqu’au moulin de Bry : « Sire, nous ne viendrons jamais à bout de ces gens-là, si vous ne les prenez à revers au moyen d’un des corps dont vous disposez. — Sois tranquille, lui répondit Napoléon ; j’ai déjà ordonné ce mouvement trois fois, et je vais l’ordonner une quatrième. » En effet, l’empereur avait déjà expédié plusieurs fois à Ney l’ordre de manœuvrer dans ce sens ; de plus, il savait que le corps de d’Erlon, mis en marche le dernier, devait être encore assez rapproché pour qu’il fût facile de le ramener sur Saint-Amand. Malheureusement le comte d’Erlon, tiraillé en tout sens par des ordres contraires, par ceux de Napoléon, qui voulait l’amener à lui pour changer la défaite de Blücher en désastre, et par ceux de Ney, son supérieur immédiat, qui voulait l’établir aux Quatre-Bras, où il craignait d’avoir à combattre toute l’armée anglaise ; le comte d’Erlon, disons-nous, ne sut être utile ni à l’un ni à l’autre, et perdit un temps si précieux à marcher vers Napoléon ou à se diriger sur Ney, suivant le dernier ordre qu’il recevait. Évidemment, néanmoins, il eût dû se porter à Ligny ; mais, en ces tristes circonstances, nos généraux, tout en conservant leur héroïque intrépidité, avaient perdu tout sang-froid.

Cependant Blücher lançait de nouvelles troupes sur Ligny, jonché déjà de 4,000 cadavres ; le général Gérard, redoublant d’art et de courage, ne se laissa point arracher sa conquête ; mais il dut employer ses dernières réserves et fit dire à Napoléon qu’il était à bout de ressources. Du côté de Saint-Amand, le général prussien tenta de même un suprême effort, marchant de sa personne à la tête de ses soldats ; une de ses divisions parvint même à pénétrer dans Saint-Amand-la-Haye ; mais le général Girard y rentra bientôt et réussit à s’y maintenir. Malheureusement il fut frappé à mort dans cette lutte désespérée ; ses deux généraux de brigade furent également mis hors de combat, et un tiers de sa division gisait sur cet épouvantable champ de bataille. Napoléon, ne voyant point arriver le comte d’Erlon sur les derrières de l’armée prussienne pour l’enfermer entre deux feux, imagina alors un moyen de briser la résistance opiniâtre de l’ennemi ou du moins de rendre la prolongation de la lutte infiniment meurtrière pour lui. Ayant découvert une éclaircie dans la rangée d’arbres qui bordait le ruisseau de Ligny, il y fit établir quelques batteries de la garde, qui, prenant les Prussiens en écharpe, causèrent aussitôt d’horribles ravages dans leurs rangs. Cependant il ne suffisait pas d’abattre des hommes par centaines ; il fallait absolument en finir ce soir-là même avec l’armée prussienne, pour courir à l’armée anglaise le lendemain. En conséquence, Napoléon prescrivit à Friant de se porter avec la garde à la hauteur du village de Ligny, de passer derrière ce village et de franchir ensuite le ruisseau ; mouvement dont le résultat devait être de couper en deux l’armée prussienne. Nos troupes franchissent le ravin, et une effroyable mêlée s’engage de nouveau, La cavalerie prussienne charge impétueusement nos carrés, qui l’attendent de sang-froid et couvrent la terre d’hommes et de chevaux, tandis que les cuirassiers de Milhaud fondent sur elle au galop. Blücher, repoussé des trois Saint-Amand, accourt pour rallier les troupes restées autour du moulin de Bry ; il est heurté par nos cuirassiers, renversé et foulé aux pieds des chevaux. Couché à terre, l’intrépide vieillard vit, en frémissant de rage, nos escadrons sabrer sa cavalerie et achever enfin la défaite de son armée. Il réussit toutefois à s’échapper, grâce à l’obscurité de la nuit, qui commençait à envelopper le champ de bataille. En même temps, nos troupes débouchaient de tous les points à la fois de l’autre côté du ruisseau, dont les Prussiens nous abandonnaient enfin les bords ensanglantés, laissant le terrain couvert de 18,000 morts ou blessés, et, ce qui était le but de Napoléon, nous livrant la grande chaussée de Namur à Bruxelles, qui était leur seule ligne de communication avec les Anglais.

Ligny et Waterloo (1815), par Achille de Vaulabelle. V. Waterloo.