Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Liaisons dangereuses (LES), célèbre roman de Laclos

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 2p. 460).

Liaisons dangereuses (les), célèbre roman de Laclos (1782, 4 parties in-12). Il en est de ce livre comme des musées secrets ; on pourrait écrire sur le seuil : « Le public n’entre pas ici ; » pourtant, l’étude des dépravations morales, comme celle des maladies honteuses, a son utilité, et ceux même que pousse seule une âpre curiosité peuvent encore en retirer des fruits salutaires. Pris dans sa contexture générale, ce livre, qui a fait scandale, est d’une haute moralité puisqu’il peint sous des couleurs effrayantes les résultats du vice, du crime et même des faiblesses ou des simples égarements ; s’il ne peut être classé parmi les œuvres utiles, c’est que l’auteur, en homme de son temps, s’est complu jusqu’à la délectation aux peintures et aux situations licencieuses. On lui a reproché, avec raison, de s’être égaré dans cet étalage de la corruption élégante, et sous le prétexte d’avertir les bonnes âmes, d’avoir fait un cours de dépravation en démontrant, ex professo, la tactique des séducteurs.

Deux personnages dominent toute l’action, la marquise de Merteuil, une grande dame éhontée, et le comte de Valmont, un roué sans entrailles, qui a été autrefois son amant. Tous deux corrompus jusque dans la moelle, ils ne cherchent qu’à répandre cette gangrène du vice qui les ronge ; mais la femme est bien plus ingénieuse que l’homme ; c’est elle qui lui trace ses plans et qui lui jette dans les bras ses victimes. Elle veut d’abord faire de Valmont l’amant de Cécile de Volanges, une ingénue dont la pudeur l’offusque ; comme Valmont est occupé autour d’une chaste et vertueuse présidente, Mme de Tourvel, l’horrible marquise endoctrine la naïve jeune fille, la fait succomber avec le chevalier d’Anceny et la livre ensuite toute souillée à Valmont. Elle a bien soin, dans sa scélératesse, d’instruire de tout la mère de Cécile, type de la mère imbécile et coquette ; puis elle prend pour elle-même d’Anceny, qu’elle enlève à Cécile, et la malheureuse fille va s’ensevelir dans un cloître. Cependant Valmont a réussi à faire capituler la présidente, grâce à la marquise et surtout à un religieux, dont il fait sa dupe ; cette nouvelle victime voit bientôt sa honte rendue publique et meurt de désespoir. Quand la Merteuil et Valmont ont ainsi tout souillé et tout tué autour d’eux, ils se croient dignes l’un de l’autre ; mais, en se regardant en face, ils se trouvent hideux : Valmont refuse de reprendre son ancienne maîtresse ; elle le fait tuer en duel par d’Anceny et continue à traîner, au milieu du mépris universel, son infâme existence.

Ce roman est un tableau énergique de la corruption des mœurs ; c’est la contre-partie des romans de ruelle de Crébillon fils et de tous les petits contes voluptueux de l’époque. Il est un peu trop poussé au noir ; ses deux héros ne sont presque plus des types humains, ils offrent les têtes grimaçantes de deux monstres ; mais il y a un art extrême dans l’arrangement des parties, le style est élégant et sobre, et l’on rencontre çà et là, au milieu de peintures trop libres, des pages vraiment touchantes. Les types secondaires sont vrais, vivants ; ils reproduisent avec une grande fidélité cette frivole société du XVIIIe siècle, ce luxe des parvenus et des grands seigneurs, ce dédain pour le peuple, et toute cette légère insouciance d’un monde près de finir. Ce livre en dit le dernier mot.

M. Paul de Saint-Victor en a très-bien caractérisé la portée dans les lignes suivantes : « L’adultère a son prosélytisme, le vice a sa propagande. Toute courtisane est doublée d’une entremetteuse. Ce sujet diabolique a été traité par Laclos dans son détestable chef-d’œuvre des Liaisons dangereuses, et de quelle griffe de démon ! La marquise de Merteuil personnifie, dans un type affreusement fouillé, ces pestiférées avides de répandre le poison dont elles sont remplies. Mais quelle science du mal, quel génie de la perdition dans ce Lucifer féminin ! Avec quel art consommé elle distille et insinue sou venin ! Machiavel de boudoir, Laclos a fait en elle sa Princesse. On dirait parfois ce serpent, terminé par une tête de femme, que Raphaël enroule autour de l’arbre du fruit défendu. »