Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LOUVERTURE (Toussaint, dit), homme politique et général nègre

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 2p. 736-737).

LOUVERTURE (Toussaint, dit), homme politique et général nègre, né à Saint-Domingue en 1743, mort au château de Joux, près de Besançon, le 27 avril 1803. Appartenant à la famille du comte de Noé, Toussaint, lorsqu’il fut en âge de travailler, fut d’abord préposé à la garde des bestiaux ; mais son intelligence précoce ne tarda pas à le faire remarquer de ses maîtres, auxquels, d’ailleurs, il montrait le plus grand attachement. On en fit un cocher, puis il devint surveillant des autres noirs de l’exploitation. Il demeura étranger aux premiers mouvements insurrectionnels, et ne prit part dans la suite à la révolte que pour la défense de l’autorité du roi. Il fut dès lors en relation directe avec Jean-François et Biassou, les chefs des nègres insurgés contre les blancs partisans de la Révolution. Après quelques querelles avec Jean-François, qui l’avait fait jeter en prison, il s’entendit avec lui pour se débarrasser de Biassou, que ses atrocités rendaient odieux. Toussaint devint alors aide de camp de Jean-François, passa avec lui dans le parti des Espagnols, qu’il servit jusqu’en 1794. Mais à cette époque, ayant connu le décret de la Convention qui proclamait la suppression de l’esclavage, il ouvrit des négociations secrètes avec le gouverneur français, qui lui promit le grade de général de brigade. Toussaint, à la tête de ses troupes, vint se mettre aux ordres du général Laveaux, et, par sa défection, détermina la soumission de plusieurs places importantes. C’est à cette époque que Toussaint adopta le nom de Louverture, parce que quelqu’un, voyant l’effet produit par sa trahison, s’était écrié que cet homme-là faisait ouverture partout. Toussaint ne tarda pas à trouver l’occasion de rendre à ses nouveaux alliés les services les plus signalés. À la tête de 10, 000 hommes, il s’empara de la ville du Cap, et mit en liberté le général Laveaux, qu’une faction de mulâtres tenait prisonnier. Cet heureux coup de main fit le plus grand honneur à Toussaint et lui valut le grade de général de division (1795). La paix signée à cette époque avec l’Espagne permit aux Français et à leurs alliés de tourner tous leurs efforts contre les Anglais, que Toussaint tint bientôt étroitement enserrés dans le môle Saint-Nicolas.

Mais alors l’ambition du général nègre ne connut plus de bornes. L’autorité de Laveaux commençait à le gêner ; pour s’en débarrasser, il s’avisa d’un moyen ingénieux:il le fit nommer à l’Assemblée législative. Devenu, après le départ de Laveaux, général en chef des armées de la colonie, Toussaint se sentit encore gêné par la présence de Sonthonax, le commissaire de la République à qui il devait son élévation. Il était alors assez puissant pour ne garder aucun ménagement; il embarqua le commissaire et l’expédia pour la France, en même temps que, par une lettre adressée au Directoire, il essayait d’expliquer sa conduite par des motifs d’intérêt public. Ne pouvant faire mieux, le Directoire approuva les actes du général, mais envoya en même temps un nouveau commissaire, Hédouville. Toussaint n’eut pas de peine, grâce à son immense autorité sur les noirs, à annuler complètement l’autorité du délégué du Directoire, et traita sans lui avec les Anglais, qui consentirent à évacuer leurs dernières positions.

L’autorité de Toussaint devint alors véritablement absolue. À sa voix, les nègres qu’il avait armés consentirent à déposer les armes et à reprendre, sous leurs anciens maîtres, que Toussaint avait remis en possession de leurs propriétés, une situation qui ne différait pas beaucoup de l’esclavage. Quant à Hédouville, il sut le rendre suspect à tout le monde, aux blancs comme aux noirs, et le força à s’embarquer.

Une guerre épouvantable éclata bientôt entre les noirs, commandés par Louverture, et les mulâtres, sous les ordres de Rigaud. Après des alternatives de revers et de succès, Toussaint finit par triompher de son adversaire (1799), qui fut contraint de s’embarquer pour la France. Napoléon, devenu premier consul, voulut avoir raison de ce singulier gouverneur, qui s’insurgeait constamment, au nom de la France, contre les autorités françaises. Louverture feignit de se soumettre et n’en garda pas moins une autorité absolue. Les Espagnols refusant, malgré les traités, de céder la partie de l’île qu’ils occupaient encore, il les y contraignit en s’emparant de Santo-Domingo (1801). Devenu ainsi seul maître de l’île entière, il fit rédiger une constitution qui le nommait président à vie et lui conférait le droit de se choisir un successeur. Une admirable prospérité commença alors pour la colonie, sous l’administration de ce chef intelligent. Toussaint savait attirer les blancs par une sage protection et contenir les noirs par la crainte, frappant au besoin, avec une sévérité exemplaire, les membres même de sa famille, et envoyant à la mort, sur un signe, les rebelles, qui n’osaient même murmurer.

Toutefois, un orage terrible s’amassait contre la domination de Toussaint. Malgré ses avances à Bonaparte, à qui il écrivait : Le premier des noirs au premier des blancs, il n’avait pu réussir qu’à irriter cet orgueil immense, qui ne comprenait que l’obéissance absolue. Une autre raison décida Bonaparte à réduire Saint-Domingue, « le besoin de se débarrasser » des 130, 000 hommes de l’armée de Moreau !  L’expédition partit, conduite par le général Leclerc. Les noirs se défendirent avec l’énergie du désespoir. Obligé de se replier dans les mornes, Louverture livra aux flammes la ville du Cap. Mais enfin, battu, trahi par ses généraux et même par un de ses fils, Toussaint, après avoir tué 11, 000 hommes à l’ennemi, se vit contraint de faire sa soumission à des conditions honorables pour lui. Mais, par une infâme trahison, que l’histoire ne saurait flétrir comme elle le mérite, le malheureux fut attiré dans un traquenard, arrêté, embarqué avec sa famille et expédié en France. À son arrivée, Napoléon eut la lâcheté de le faire interroger sur l’endroit où il avait caché ses trésors : « J’ai perdu bien autre chose que des trésors ! » dit froidement le prisonnier. Enfermé d’abord au Temple, à Paris, il fut ensuite transféré au château de Joux (1802), où un jour il fut trouvé mort, de froid, disent les uns, empoisonné, disent les autres.

Quelque jugement qu’on forme sur cet homme vraiment extraordinaire, on ne peut lui contester une très-haute intelligence, un admirable talent pour gouverner les hommes, une merveilleuse habileté à punir et à pardonner à propos, sinon au point de vue de la justice et de l’équité, au moins à celui de la politique. Séduire les blancs et dominer les noirs, tel fut son système constant, système qui lui réussit d’une façon merveilleuse, parce qu’il était basé sur la connaissance exacte du caractère des deux races : Toussaint Louverture, dans son existence longue et agitée, eut l’occasion de trahir beaucoup de causes ; mais tout prouve que s’il eût pu asseoir son autorité sur des bases durables, il aurait travaillé avec succès à la prospérité de la colonie.

Louverture (Toussaint), drame en cinq actes et en vers, par Lamartine, représenté au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 6 avril 1850. Le caractère de Toussaint Louverture, les circonstances qui ont signalé sa lutte ouverte contre les Français et précédé de peu la fin de sa carrière si étrange et l’on peut dire si glorieuse, la grandeur véritablement héroïque de son entrevue avec ses deux fils, qu’il invite à choisir entre lui et les Français, tous ces faits, rigoureusement historiques, offraient des éléments admirables pour le drame le plus émouvant. Mais Lamartine est tombé dans des erreurs capitales, qui ont lieu d’étonner de la part d’un si grand talent. Une analyse rapide de la pièce suffira pour prouver la justesse de notre appréciation.

Le premier acte est conçu comme le début d’un opéra. Des danses et des chants encadrent un morceau lyrique, la Marseillaise noire, dont le refrain se répète en chœur. L’amour d’Adrienne, nièce du dictateur, pour Albert, son fils aîné, dont le nom véritable est Placide, est un de ces hors-d’œuvre qui passaient pour nécessaires au temps de Corneille et de Racine, mais que le public ne supporte plus aujourd’hui.

Au deuxième acte, l’escadre française est signalée. Toussaint Louverture donne ses ordres à ses lieutenants, Dessalines, Christophe, etc., qui les reçoivent avec une défiance visible. À cette scène succède un monologue étrange, qui ne convient ni au temps, ni au lieu, ni au personnage. Le dictateur s’attendrit, s’apitoie sur les douleurs de sa mission. Il songe à ses enfants et il hésite ; c’est un moine qui vient raffermir son courage ébranlé. Adrienne reparaît en ce moment ; Toussaint-Louverture se met en route sous sa conduite, déguisé en mendiant aveugle, afin de surprendre les plans du général Leclerc, chef de l’expédition contre Saint-Domingue.

Le troisième acte tout entier repose sur cette mesquine invention d’opéra-comique. La protection accordée à l’aveugle par Pauline Bonaparte, femme du général, est aussi romanesque qu’inadmissible. Le général se jette complaisamment dans le piège en remettant au prétendu mendiant une lettre pour le chef des noirs. Ici se place un dialogue entre le dictateur et ses fils qui ne le reconnaissent pas. En ce moment survient le général Moïse, qui, lui non plus, ne reconnaît pas son oncle, et vient livrer ses plans aux Français. Le faux aveugle le poignarde et s’enfuit au milieu d’une grêle de balles, laissant Adrienne entre les mains des ennemis.

Au quatrième acte, les fils de Toussaint-Louverture visitent Adrienne, prisonnière. Celle-ci se trouve être la fille du général Leclerc et d’une sœur de Toussaint-Louverture.

Au cinquième acte, nous retrouvons Toussaint-Louverture dans les mornes du Chaos, sa dernière retraite. Ses enfants vont lui porter une lettre du premier consul. Cette scène se recommande par des accents d’une incontestable vérité. L’amour paternel est profondément senti, et l’auteur trouve pour le peindre des couleurs dignes du sujet. Malheureusement, le père Antoine, ce moine malencontreux, revient déclamer sur la sainteté de la cause des noirs. Albert retourne auprès des Français, abandonnant au désespoir Adrienne, à qui son oncle confie le drapeau noir, cet emblème de la lutte jusqu’au dernier soupir. C’est la désigner cruellement aux balles françaises, et sans utilité, car sa mort ne dénoue rien.

Trop d’invention, dans un sujet si riche en lui-même, voilà le défaut capital de ce drame, où l’intérêt est tué par la recherche même de l’intérêt, Nous n’avons pas besoin de dire qu’on trouve dans cet ouvrage un grand nombre de beaux vers, et que le style en est constamment harmonieux : il est de Lamartine.