Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LAURE DE NOVES, Provençale illustrée par Pétrarque

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 1p. 251).

LAURE DE NOVES, Provençale illustrée par Pétrarque, née à Avignon, ou peut-être à Noves, petit bourg situé à peu de distance de cette ville, vers 1308, morte à Avignon le 6 avril 1348. Son père était Audibert de Noves, chevalier, possesseur de beaux domaines dans le comtat d’Avignon. Elle épousa, le 16 janvier 1325, Hugues de Sade, un des ancêtres de ce marquis de Sade, fameux par ses romans obscènes. Une de ses sœurs prit le voile dans un couvent d’Avignon. Elle se fit remarquer, au milieu de la corruption des mœurs de la ville papale, par son honnêteté, sa vertu, sa pudeur, autant que par le charme de son visage et de toute sa personne ; mais elle serait sans doute restée bien obscure, si elle n’avait rencontré, dans Pétrarque, le chantre de toutes ses perfections.

Une note latine, inscrite par Pétrarque en marge de son Virgile, et dont l’authenticité est aujourd’hui prouvée, est le document le plus certain concernant celle que le poëte a immortalisée. Nous traduisons cette note textuellement : « Laure, illustre par ses propres vertus et longtemps célébrée dans mes poésies, apparut pour la première fois à mes yeux, dans le premier temps de mon adolescence, l’an du Seigneur 1327, le sixième jour du mois d’avril, dans l’église Sainte-Claire, à Avignon, à l’heure matinale, et, dans cette même ville, au mois d’avril, le même sixième jour, à la même heure du matin, mais l’an 1348, cette pure lumière fut enlevée à la vie, tandis que moi j’étais par hasard à Vérone, hélas ! ignorant de mon malheur. La fatale nouvelle m’en parvint à Parme, par l’intermédiaire de mon cher Louis, cette même année, au mois de mai, le dixième jour au matin. Ce corps très-chaste et très-beau fut placé dans l’église des Frères mineurs, le jour même de sa mort, sur le soir. Son âme, comme Sénèque parle de Scipion l’Africain, est retournée, j’en suis sûr, au ciel d’où elle était venue. Pour conserver le cruel souvenir de cet événement, je trouve une amère douceur à l’écrire de préférence sur ce livre, qui revient souvent sous mes yeux, pour que je sache qu’il n’y a plus rien désormais qui puisse me plaire dans cette vie ; mon lien le plus fort étant brisé, la vue fréquente de ces paroles et l’estimation du temps qui fuit m’avertira qu’il est l’heure de quitter Babylone. Avec la grâce de Dieu, cela me sera facile en songeant fortement et virilement aux inutiles soucis, aux vaines espérances et aux événements inattendus de ma vie passée. » Le précieux Virgile où se trouve cette note manuscrite est déposé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan ; il a fait un court séjour à notre Bibliothèque nationale, de 1796 à 1815. La certitude avérée de ce document coupe court à toutes les hypothèses des critiques et érudits qui n’ont voulu voir dans cette Laure du poëte qu’un personnage imaginaire, une fiction idéale. Laure ne fut pas, pour Pétrarque, une Iris en l’air, comme l’a avancé Voltaire.

Maintenant y a-t-il identité entre la Laure de Pétrarque et Laure de Noves, mariée à Hugues de Sade ? C’est là un point beaucoup plus délicat. Rien, dans les vers ou dans la prose du poëte, ne jette aucun jour sur la question ; il lui a consacré trois cent dix-huit sonnets et quatre-vingt-huit chansons ; il a composé pour elle, après sa mort, ses Triomphes, qui sont d’admirables élans de poésie funèbre et, dans tout cela, aucun indice ne révèle la personnalité même de celle qu’il célèbre. L’auteur anonyme d’une Vie de Pétrarque, imprimée dès 1471, et qui fut contemporain du poëte, dit que Laure n’était pas mariée ; qu’elle se nommait Laurette, habitait un château près d’Avignon, fut la muse de Pétrarque, tout en restant chaste, et que, de son côté, le poëte refusa au pape, qui l’en priait, de l’épouser, de peur de voir diminuer son amour pour elle. Un antiquaire italien, Velutello, a corroboré ce témoignage de ses propres recherches, et l’abbé Costaing, reprenant tous les arguments invoqués par les adversaires de Laure de Noves, prétend, dans sa Muse de Pétrarque (1820), que la maîtresse idéale du poëte fut Laure des Baux, de la maison d’Orange, dont le tombeau se voit encore à Galas. Cette dernière hypothèse doit être écartée, puisqu’on a le témoignage de Pétrarque sur le lieu de sépulture de celle qu’il avait chantée.

En faveur de l’identité de Laure de Noves avec la Laure de Pétrarque, on a trouvé dans un de ses traités latins un souvenir de ses amours ; il y dit que Laure approche chaque jour de la tombe, épuisée qu’elle est par les maladies et par ses nombreuses couches. Donc Laure était mariée : donc c’était Laure de Noves. Malheureusement les mots crebris partubus, écrits crebris ptubus par abréviation dans certains manuscrits, sont remplacés par : crebris perturbationibus dans les autres, ce qui donnerait : « Épuisée par de graves soucis » et non par des couches. Tout est ainsi remis en question. La date de la mort, qui est la même ou à peu près, 3 avril 1348, pour Laure de Noves, d’après les documents d’Avignon, 6 avril 1348 pour celle de Pétrarque, d’après la note marginale du Virgile, serait certainement suffisante, en toute autre biographie, pour qu’on pût assimiler l’un à l’autre les deux personnages ; mais Avignon était alors désolé par une peste terrible qui fit périr en sept mois cent vingt mille personnes, cette fameuse peste appelée noire à Florence, et dont Boccace a fuit l’émouvant tableau dans le Décaméron ; deux personnes du nom de Laure ont bien pu mourir ensemble dans une telle épidémie. Enfin, en 1533, François Ier, passant par Avignon, voulut voir le tombeau de Laure, dans l’église des Frères mineurs ; il fut ouvert par ses ordres : on trouva parmi les ossements un petit coffret renfermant une médaille de bronze et un parchemin. La médaille offrait le profil d’une femme se cachant pudiquement les seins ; sur le parchemin était écrit un sonnet, signé de Pétrarque. Ainsi cette tombe était bien celle de la femme que le poëte avait aimée : si les écussons gravés sur la pierre tumulaire avaient offert les armoiries de la famille de Noves ou de celle de Sade, la question d’identité serait résolue, mais ils étaient absolument frustes, effacés ; on ne distinguait qu’une rose sculptée au sommet de la pierre. Depuis, ce tombeau a été détruit, avec l’église des Cordeliers.

L’abbé de Sade, dans ses volumineux Mémoires sur la vie de Pétrarque (1764-1767), a démontré cette identité, qui est probable, mais non certaine. Du moins a-t-il bien réussi à dégager la personnalité même de Laure de Noves, qu’avant lui il était permis de prendre pour une fiction.

Pétrarque n’eut avec celle qu’il célébra, quelle qu’elle soit, que des relations toutes platoniques. Il est douteux même qu’il l’approchât, qu’il fût admis chez elle ; il se contentait, on le voit par ses vers, de la rencontrer à l’église, de la regarder de loin se promener sous les orangers de son parc, et même il avait acheté près d’Avignon un petit domaine, afin de se rapprocher d’elle. Il la rendit célèbre, de son vivant, au point que Charles de Luxembourg, depuis empereur d’Allemagne, étant de passage à Avignon, se la fit présenter entre toutes les grandes dames de la ville et la baisa au front et sur les yeux. Pétrarque a relaté l’événement dans un sonnet. Cet amour, qui resta pur, n’était pourtant pas exempt chez lui des tourments sensuels, car il se plaint souvent de la violence de ses désirs ; mais Laure sut toujours le contenir, tout en conservant son affection, et les fréquents voyages du poëte à travers l’Europe, ses retours constants à Avignon et à Vaucluse témoignent à la fois de ses ennuis, de ses inquiétudes, et du besoin continuel qu’il avait pourtant de revoir l’objet aimé.

Les poésies de Pétrarque sont le plus beau monument qui ait été élevé en l’honneur de Laure ; on croit, de plus, avoir son image dans un bas-relief que des érudits prétendent avoir appartenu à Pétrarque, et dans quelques peintures de Simon de Sienne, ami du poëte, qui sont encore à Avignon. Le peintre fit son portrait, et il a souvent placé la même figure dans ses autres compositions ; on la trouve, entre autres, sous la voûte du péristyle de l’ancienne cathédrale. Le basrelief appartient à une famille florentine ; le portrait fait par Simon de Sienne ne subsiste que dans les gravures de certaines éditions de Pétrarque.