Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LATOUCHE (Hyacinthe-Joseph-Alexandre THABAUD, connu sous le nom de Henri DE), littérateur français

Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 1p. 238).

LATOUCHE (Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud, connu sous le nom de Henri de), littérateur français, né au Blanc (Indre) en 1785, mort à Aulnay, près de Paris, le 9 mars 1851. Ses études, commencées au collège de Pontlevoy et terminées à Paris, furent peu soignées, et ses travaux littéraires, même ceux de son âge mûr, s’en ressentirent ; avec beaucoup de talent, d’imagination et de malice, Latouche ne parvint jamais à avoir le style égal et solide d’un grand écrivain. Comme presque tous les gens de lettres de son époque, il entra, sous l’Empire, dans la carrière administrative. La protection d’un de ses oncles, M. Thabaud, directeur de la loterie, et du sénateur comte Porcher, le plaça dans les bureaux des droits réunis. Mais la carrière littéraire le sollicitait, et, dès 1811, il présentait à l’Odéon et y faisait jouer une petite comédie en un acte et en vers, les Projets de sagesse, bientôt suivie d’une autre, en trois actes et en vers, Selmours, écrite en collaboration avec Émile Deschamps, et représentée au théâtre Favart. Quelques années plus tard, au retour d’un voyage en Italie qu’il entreprit pour le compte du gouvernement, et dont on n’a jamais connu bien positivement l’objet, il fit représenter au même théâtre, puis à l’Odéon (1818), une petite comédie en un acte et en vers, le Tour de faveur, qui obtint un grand succès et compta jusqu’à cent représentations. On peut trouver dans cette pièce malicieuse le germe des Comédiens, de Casimir Delavigne, et de la Camaraderie, de Scribe. Vers la même époque, Latouche publiait une foule de volumes, qui ne sont que des compilations pour éditeurs:le Procès Fualdès (1818), les Mémoires de Mme Manson (1818), pour la composition desquels il alla tout exprès à Rodez visiter cette héroïne de cause célèbre ; des Lettres sur le Salon de 1819, la Biographie pittoresque des députés, avec M. Bert (1820) ; les Lettres de deux amants de Barcelone (1821) ; cette œuvre romanesque parut peu de temps après la fameuse peste de Barcelone, et ces divers travaux montrent combien Latouche était à la piste des actualités. Les Mémoires de Mme Manson lui rapportèrent de jolis bénéfices, avec lesquels il acheta, près d’Aulnay, le petit ermitage de la vallée aux Loups, qu’il a célébrée dans un de ses romans. Un volume de contes et de poèmes, imités ou traduits de l’allemand, et écrits d’un style très-étudié, manifestait de meilleures aspirations littéraires.

En 1819 se place un des faits importants de sa vie ; nous voulons parler de sa publication des œuvres d’André Chénier. Parmi les nombreuses critiques auxquelles a donné lieu la manière dont Latouche a rempli la mission qu’on lui avait confiée, nous croyons que c’est dans Sainte-Beuve qu’il faut chercher l’expression parfaite de la justice et de la vérité. C’est pourquoi nous nous en tiendrons à la relation que l’illustre critique a faite des détails de cette affaire et au jugement, à notre avis définitif, qu’il en a porté. « La publication des poésies d’André Chénier, dit Sainte-Beuve, est le grand titre de Latouche, le grand fait littéraire auquel restera attaché son nom. Le nom d’André Chénier n’était pas tout à fait inconnu en 1819 ; quelques mois après sa mort, la Décade philosophique avait publié de lui la Jeune captive; M. de Chateaubriand, dans une note du Génie du christianisme, Millevoye, dans une note de ses Élégies, avaient donné aussi des fragments qui avaient vivement excité l’intérêt des amis de la Muse. Depuis la mort de Marie-Joseph Chénier, M. Daunou était dépositaire des ouvrages inédits d’André. Les libraires Foulon et Baudoin, qui traitèrent des œuvres d’André Chénier avec la famille, dirent qu’ils connaissaient un jeune littérateur qui saurait prendre tous les soins nécessaires à une première édition. Ce jeune littérateur, de trente-quatre ans déjà, était Henri de Latouche. Les papiers lui furent remis, et, au premier coup d’œil, il porta un jugement dont on ne saurait assez lui savoir gré, et qui est aujourd’hui son premier titre d’honneur. Il comprit à l’instant qu’il avait affaire, non pas, comme on le disait dans le monde des purs classiques et de Marie-Joseph, à un jeune poète intéressant, qui promettait beaucoup, et qui avait laissé des fragments incorrects qu’il aurait perfectionnés avec l’âge, mais à un maître déjà puissant, novateur, hardi et pur à la fois, pur jusque dans ses négligences. En un mot, M. de Latouche, en cette occasion, fit un acte de goût original et courageux, ce qui est aussi rare et plus rare encore qu’un acte de courage dans l’ordre civil. » Examinant ensuite si Latouche a été assez scrupuleux sur les détails de cette publication, s’il ne s’est pas autorisé à des suppressions, des additions, des corrections, etc., Sainte-Beuve continue:« On peut discuter sur tous ces points et arriver à reprocher à Latouche quelques légèretés, sans diminuer pour cela l’importance du service capital qu’il a rendu à la littérature et à la poésie du XIXe siècle. Ce que seraient devenues ces adorables poésies d’André Chénier si elles étaient tombées en d’autres mains, en des mains académiques de ce temps-là, ce qu’elles auraient subi de retranchements, de corrections et de rectifications grammaticales, on n’ose y songer. Honneur donc à M. de Latouche de les avoir senties tout d’abord, de les avoir reconnues en frère, en poète, et de nous les avoir rendues (sauf quelques points de détail), telles qu’il les avait reçues ! » On trouve dans un volume de M. Lefèvre-Deumier, les Célébrités d’autrefois, un témoignage utile à enregistrer relativement aux modifications apportées aux manuscrits d’André Chénier et tant reprochées à Latouche. « J’ai vu, dit M. Deumier, j’ai tenu les manuscrits, et ils étaient tous de la main de Chénier ou d’un de ses frères. On a accusé Latouche d’avoir mutilé ces reliques, d’avoir introduit dans ce livre un assez grand nombre de fragments qui n’étaient que de véritables faux. C’est une accusation mensongère. Si de Latouche a eu quelque tort en cette affaire, c’est, dans son enthousiasme craintif pour une gloire dont il fut le premier arbitre, de s’être un peu méfié du public, d’avoir affaibli, par prudence, quelques expressions qui lui semblaient d’une énergie triviale ou d’une crudité dangereuse ; d’avoir, en quelques endroits, remplacé par des points, ou même par rien, des vers qu’il ne trouvait pas à la hauteur des autres; d’avoir corrigé, çà et là, quelques rimes qui lui paraissaient insuffisantes. » Malgré tout, il subsiste, relativement à certaines pièces du recueil, les plus faibles, des doutes que Béranger a contribué à accréditer et que corrobora l’attitude même de Latouche. Ainsi, l’on croit que la célèbre pièce qu’André Chénier, suivant la légende, aurait écrite au moment d’être appelé à l’échafaud:

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime le soir d’un beau jour, etc.,

est tout entière de l’éditeur. Latouche s’en est, dit-on, vanté ; il est vrai que ce n’est pas une raison.

Il était poète lui-même et fut un des premiers à se lancer dans le romantisme, encore mal défini. Ce combattant de la première heure n’est pas, sans doute, à la hauteur des maîtres qui vinrent ensuite ; mais on trouve dans ses divers recueils, qui parurent de 1819 à 1830, quelques qualités pittoresques, et, çà et là, des vers d’une certaine couleur. Malgré tous ses efforts, il resta toujours plus près de Delille et de Chênedollé, qu’il rajeunit, que de Lamartine et de Victor Hugo. Dans ses vers licencieux, il est de l’école de Parny ; et cette impuissance qui le tourmentait, lui qui aurait voulu être un des maîtres de la jeune école, ce retour involontaire à des formes abolies, fut une des causes de l’aigreur qu’il porta dans les querelles littéraires.

Le côté le plus original de son caractère se manifeste dans les mystifications qu’il se plaisait à faire avaler au public et dans les mauvais tours qu’il aimait à jouer, même à ses meilleurs amis. En 1823, il avait fait paraître sous son nom un conte d’Hoffmann, Olivier Brusson; en 1826, comme on parlait assez mystérieusement d’un petit roman inédit de Mme de Duras, Olivier, lu seulement dans quelques cercles du noble faubourg, Latouche eut une idée ingénieuse. On connaissait vaguement la donnée du livre : le héros aimait une jeune femme, en était aimé, et il s’éloignait pourtant, bien qu’elle fût libre. D’où venait cet obstacle secret au bonheur d’Olivier ? L’explication finale qu’en donnait Mme de Duras était parfaitement simple et selon les scrupules de la morale. Latouche composa sur ces indices un petit roman scabreux et le fit paraître, sans nom d’auteur, sous le titre d’Olivier, dans la forme d’impression des autres romans de Mme de Duras. « Plus d’un lecteur, dit Sainte-Beuve, y fut pris, et se dit avec étonnement : « Est-il possible qu’une personne comme Mme de Duras, qu’une femme du monde, qu’une femme, soit allée choisir une pareille donnée ? Mais c’est incroyable, c’est révoltant ! » Cependant, M. de Latouche riait et se frottait les mains. » C’étaient là les malices familières à Latouche. Il s’amusait aussi à glisser ce qu’il appelait des couleuvres dans les articles qu’il fournissait aux journaux, de façon à leur attirer toutes sortes de désagréments. Ainsi, dans une revue des beaux-arts, au Constitutionnel, on put lire la phrase suivante : « On remarque, parmi les plus jolis dessins de M. Isabey, la figure en pied d’un enfant qui porte dans ses deux mains un énorme paquet de roses. Cette association des couleurs du printemps et des grâces de l’enfance rappelle et rassemble des idées d’espérance. Au milieu du bouquet, l’auteur a jeté de jolies fleurs bleues. Ces fleurs se nomment en allemand wergiss mein nicht (ne m’oubliez pas). » La malice est si bien cachée que la censure laissa passer. Le lendemain seulement on s’aperçut que l’enfant d’Isabey s’appelait le roi de Rome ; que l’assemblage de bleu, de blanc et de rose n’était autre que le drapeau tricolore, le tout couronné du n’oubliez pas… celui qui est en Allemagne. On était en 1817, sous le ministère de Richelieu ; le Constitutionnel fut supprimé du coup. De même, Latouche glissait dans le Globe, feuille ministérielle, des allusions bien enveloppées au fameux cierge que porta le maréchal Soult un certain jour de procession, au grand émoi de tous les rédacteurs, qui s’en aperçurent beaucoup trop tard. Rien ne le rendait heureux comme ces petites malices, qui nous paraissent bien inoffensives, mais qui lui firent beaucoup d’ennemis.

Comme journaliste, Latouche eut de l’esprit et de la verve. En 1828, il acheta le Figaro et se fit une certaine renommée de pamphlétaire. Piqué au vif de quelques critiques, dont il ne sut que s’irriter, il se mit à accuser tous ses confrères de jalousie et de haine contre sa personne. Il se considérait volontiers comme une victime, parce qu’il n’arrivait pas à obtenir un succès éclatant, et il accusait son époque d’un déni de justice à son égard. La vérité, c’est que, ne comptant pas assez sur lui-même et sur son talent pour arriver à la réputation qu’il ambitionnait, il ne cessa jamais d’employer tous les petits moyens, toutes les ruses qu’il supposait pouvoir lui abréger le chemin. Quelques-uns de ses ouvrages méritent pourtant de n’être pas oubliés ; entre autres, la Correspondance de Clément XIV et de Carlin (1827), dont il emprunta l’idée, sans en rien dire, à une lettre de l’abbé Galiani. Fragoletta renferme de jolies pages, disséminées malheureusement dans une foule de détails qui blessent la morale et rebutent le lecteur ; c’est l’histoire d’un hermaphrodite. M. de Latouche se complaisait, en prose comme en vers, dans les sous-entendus équivoques et lubriques. En 1831, il fit représenter au Théâtre-Français une grande comédie en cinq actes, sur laquelle il fondait sa gloire future, la Reine d’Espagne ; la donnée scabreuse du sujet était si peu sauvée que la pièce tomba net ; elle n’eut qu’une représentation. Aigri de plus en plus, Latouche vit dans cette chute une ligue de tous les critiques et se déchaîna violemment contre eux. Un de ses articles du Figaro, la Camaraderie littéraire, lui attira une brutale réplique de G. Planche, qui s’était cru atteint : les Haines littéraires. Ce fut une sorte d’exécution, et Latouche dut à l’avenir se montrer moins blessant ; il quitta, du reste, le Figaro peu de temps après. Pendant sa direction, il eut encore une bonne fortune. Ce fut lui qui devina le premier tout le talent de George Sand, comme il avait reconnu, douze ans auparavant, celui d’André Chénier. Vers 1831, G. Sand arrivait du Berry et c’est à lui qu’elle alla se recommander. Latouche lui donna d’abord accès au Figaro, puis lui procura un éditeur pour son premier roman, « et c’est ainsi, dit spirituellement Sainte-Beuve, qu’il lui était toujours réservé d’ouvrir aux autres la terre promise, sans y entrer lui-même. » Dès 1832, Latouche se retira presque complètement du monde ; il alla habiter sa chère vallée aux Loups, petite maison de campagne voisine d’Aulnay, et célèbre par le séjour qu’y fit Chateaubriand.

On a encore de lui, outre une foule d’articles et de fragments épars dans tous les recueils de son temps, la Vallée aux loups (1833), contes, nouvelles, paysages, où se trouvent des pages réussies, et des romans, inférieurs à ses premiers : Grangeneuve (1835) [V. GRANGENEUVE] ; France et Marie (1836) [v. FRANCE] ; Léo (1840, Un mirage (1842), Adrienne (1845) ; les Adieux, poésies (1843) ; les Agrestes, poésies (1844). Enfin, un dernier volume de vers a été recueilli et publié après la mort de l’auteur par son amie, Mlle de Plougergues, sous le titre de : Encore adieu (1852).