Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Homme qui rit (L'), roman, par Victor Hugo

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 364-365).

loup, sur leurs caractères et leurs humeurs réciproques. Une nuit de neige, leur repos est troublé ; on frappe à la porte de la cahute, et Ursus recueille un pauvre enfant de dix ans, horriblement contrefait et mutilé, qui porte dans ses bras une petite fille endormie. L’être difforme rit toujours ; Ursus, impatienté, lui ordonne de cesser sa grimace : mais c’est la figure naturelle du pauvre enfant. Les comprachicos (voleurs d’enfants) qui « démarquent les gens comme on démarque son mouchoir, » lui ont imprimé pour toujours sur la face ce masque au rire grotesque, en lui fendant la bouche jusqu’aux oreilles, puis l’ont jeté à terre en regagnant les côtes d’Espagne. Le récit de l’enfant, sa course à travers la nuit et la neige, sa rencontre d’un pendu, puis d’une femme morte sur le sein de laquelle il a recueilli la petite fille, sont peut-être les pages les plus saisissantes que Hugo ait jamais écrites. Ursus regarde la petite fille : elle est aveugle ! Le garçon s’appelait Gwymplaine ; Ursus baptise la petite, Déa. Tel est le prologue.

L’œuvre débute par le portrait de lord Clancharlie, pair d’Angleterre, républicain au fond du cœur, exilé à Genève sous Charles II et traité de vieux fou par ses collègues ralliés aux Stuarts. Victor Hugo a peint de main de maître ce portrait politique, et les vingt pages qu’il lui consacre, pleines d’une amertume ironique, traduisent ses propres inspirations de patriote et d’exilé. À la mort du vieux gentilhomme, le roi a fait passer son héritage et ses titres à une de ses créatures, lord David Dirry-Moir, bâtard du lord, et l’a fiancé à la duchesse Josiane, une de ses bâtardes à lui. Puis l’auteur franchit d’un bond une période de vingt-quatre ans et nous met en présence de ses quatre principaux personnages, qui ont grandi et sont prêts à entrer en lutte. Gwynplaine et Déa s’adorent chastement dans la cahute roulante, sous les yeux d’Ursus et d’Homo ; la difformité de Gwymplaine n’est rien en effet pour l’aveugle, et l’affreux bateleur, dont le masque, toujours le même, excite un rire irrésistible, ne laisse transparaître à celle qu’il aime que les qualités ineffables d’un cœur affectueux et dévoué. Quant à la beauté de Déa, c’est quelque chose d’idéal, et, après ses types gracieux d’Esméralda, de Cosette et de Déruchette, le maître a su trouver sur sa palette des nuances plus exquises encore. Gwymplaine n’a qu’une frayeur, c’est que Déa recouvre la vue. L’autre couple, celui de lord David et de la duchesse Josiane, est non moins finement étudié ; le lord n’est qu’un parfait gentleman, mais Josiane, admirablement belle, comme Déa, est un impossible mélange de chasteté physique et d’aspirations à la débauche. « Elle vit, dit l’auteur, dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême. » C’est une Messaline vierge, une bacchante immaculée. La peinture de ces personnages et de leur position respective remplit tout le second volume, qui ne mentionne d’autre événement que l’arrivée à Londres des saltimbanques. En revanche, il est plein de digressions sur l’histoire et les mœurs de l’aristocratie anglaise, digressions d’une érudition étonnante et parfois si touffue qu’on se prend à douter de la réalité des recherches. Quelques hors-d’œuvre, comme une scène de boxe, esquissée d’un ton vigoureux, font une saillie heureuse au milieu de ces steppes dans lesquels on se croyait à jamais perdu. À Londres, Gwymplaine est le roi des bateleurs, gràce à son rire monstrueux ; il est dans l’âge où les passions parlent, et il commence à se sentir ému en présence de Déa ; « la colonne vertébrale a ses rêveries, » dit l’auteur. Un soir, la duchesse Josiane vient assister à une représentation, et quelques jours après Gwymplaine reçoit ce billet : « Tu es horrible et je suis belle ; tu es histrion et je suis duchesse ; je suis la première et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t’aime, Viens. » Gwymplaine dédaigne cette déclaration cynique ; mais ses triomphes suscitent des haines. Ursus a des démêlés avec la police, à cause d’Homo ; un loup en Angleterre, c’est un délit ! Un policeman vient brutalement arrêter Gwymplaine : nul doute qu’on ne veuille lui faire un mauvais parti. Le pauvre diable est conduit, tout ahuri, devant un homme à moitié mort dans une affreuse torture, et qui murmure en le voyant : « C’est lui ! » Se croyant accusé d’un crime, le baladin se récrie : « Cet homme se trompe, je suis l’homme qui rit, je suis un saltimbanque ! » Le shérif lui répond : « Vous êtes lord Germain Clancharlie, baron de Clancharlie, pair d’Angleterre. » Qui a mis la justice sur la trace de ce mystère ? Le hasard et un certain Barkilphedro, un drôle sinistre dans le portrait duquel Victor Hugo a pu être neuf et profond, après les portraits de Basile et de Tartufe. Barkilphedro est un protégé de Josiane, mais il la hait, précisément parce qu’elle lui a fait du bien, et il a pour emploi à la cour d’être « décacheteur des bouteilles de l’Océan. » Les comprachicos, avant d’abandonner Gwymplaine, ont lancé à la mer une bouteille qui est apportée à Burkilphedro. Les parchemins qu’elle contient révèlent la filiation de l’enfant qu’ils ont mutilé ; c’est le fils légitime du lord ; il lui a été volé sur l’ordre même du roi, qui voulait punir un républicain dans son fils et substituer à l’héritier légitime un bâtard favori. Le « décacheteur des bouteilles de l’Océan » a tout révélé pour jouer un bon tour à Josiane, et un comprachico, saisi fort à propos, a confirmé la véracité de la chose. Ursus, qui guette aux abords de la prison, voit sortir un cadavre sur une civière, et il est persuadé que l’on a « justicié » son pauvre ami ; il essaye en vain de cacher sa douleur à Déa, qui est sur le point d’expirer en soupçonnant la fatale nouvelle, et il se décide à quitter l’Angleterre ; il s’embarque avec Déa.

Cependant Gwymplaine, sorti de prison, réintégré dans ses titres et dans le palais des Clancharlie, songe à retrouver ses anciens compagnons. Il s’égare dans les corridors, entre dans une salle de bains et se trouve en présence de Josiane, étendue toute nue sur un sofa. La duchesse, qui voit toujours en lui le baladin, le force à s’asseoir près d’elle, le couvre de baisers, lui murmure une déclaration fiévreuse et haletante, qui est un cynique chef-d’œuvre, et veut se livrer à lui. Un timbre résonne et une lettre de la reine Anne lui apprend que Gwymplaine est désormais son fiancé, car elle doit épouser, quel qu’il soit, l’héritier des Clancharlie. À peine a-t-elle lu, que se tournant vers Gwymplaine : « Sortez, lui dit-elle ; puisque vous êtes mon mari, sortez ; je vous hais. » Gwymplaine est à peine revenu de sa surprise, lorsqu’on vient le chercher pour l’installer à la Chambre des lords. Là, le bouffon se transforme ; il donne une issue à tous les généreux sentiments qu’il couvait dans sa haute intelligence, alors qu’il était pauvre et méprisé ; il se fera l’avocat des malheureux, il se sent appelé à un grand rôle, et dans une mâle harangue, il soufflette tous les heureux et tous les puissants qui l’écoutent avec stupeur. Mais bientôt un rire inextinguible lui répond ; son frère, le bâtard David, le provoque ; il s’échappe, courant à la recherche d’Ursus et de Déa, qu’il trouve enfin, grâce à Homo ; mais Déa est à l’agonie et elle expire dans ses bras. Ce qu’il y a de douleur vraiment poignante, de puissance et de simplicité dans ce tableau navrant est impossible à-dire. Déa morte, « Gwymplaine se dressa, sombre comme la nuit, et se mit à marcher dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision t’attirait. Il allait droit devant lui ; il semblait voir quelque chose. Il avançait en murmurant : Sois tranquille, je te suis ; je distingue très-bien le signe que tu me fais. J’arrive, Déa, me voilà. Et il continuait de marcher. Il n’y avait pas de parapet. Le vide était devant lui. Il y mit le pied. Il tomba. Ce fut une disparition calme et sombre. » Tout était fini ; il ne restait plus qu’Ursus, qui sanglotait et Homo qui hurlait en regardant la mer.

Tel est ce grand drame. Toutes les qualités et tous les défauts du maître s’y épanouissent, poussés, pour ainsi dire, au paroxysme. Personnages, faits, caractères, tout est grossi et devient énorme ; après avoir esquissé à grands traits des silhouettes pleines de vie, le peintre retouche ses portraits pendant de longues heures et les fait étudier comme à la loupe : d’hommes qu’ils étaient, ils deviennent des monstres. Mais rien n’égale, dans toute son œuvre pourtant si vibrante, la grâce passionnée des amours de Gwymplaine et de Déa, l’étrangeté du personnage de Josiane, la vigueur et le coloris du portrait de Barkilphedro. Heureux si, pour donner plus de relief à ses teintes les plus suaves, il n’avait pas jugé à propos de les placer sur un fond d’une obscurité souvent impénétrable.


Homme d’affaires (UN), roman par H. de Balzac. V. Scènes de la vie parisienne.

Homme de province à Paris (UN GRAND), roman par H. de Balzac. V. Scènes de la vie de province.

Homme caché et la femme voilée (L’), comédie en trois actes et en vers, de Calderon (1636). Dans cette pièce se montre, sous le jour le plus éclatant, le talent éminent de l’auteur pour diriger l’intrigue d’une façon toujours nouvelle, pour maintenir constamment l’intérêt en éveil et pour prendre les devants sur le spectateur, de telle sorte que la sagacité la plus agile peut à peine le suivre. Comme dans presque toutes les comédies espagnoles, si pittoresquement appelées de cape et d’épée, il s’agit d’un gentilhomme qui, surpris dans une entrevue galante, a tué en duel le frère de celle qu’il aimait. Il est réduit à se cacher dans la maison même de sa maîtresse, et cette situation donne lieu à l’intrigue la plus habile et la plus compliquée. L’imbroglio se termine de la façon la plus heureuse. El escondido y la tapada fait partie du premier volume du Théâtre de Calderon, publié par Rivadeneyra (Madrid, 1848-1850, 4 vol. in-4o), et n’a jamais été traduit en français.

Homme franc (L’) ou l’Honnête homme, comédie de Wycherley ; représentée à Londres en 1677. Manly est un brave marin, qui a fait couler bas son vaisseau plutôt que de se rendre aux Français. C’est un homme honnête, mais grossier, jurant sans cesse, et malmenant surtout un jeune volontaire, à figure efféminée, qui veut le suivre à terre après avoir partagé ses dangers. Comme il est doué d’une très-médiocre perspicacité, Manly n’a eu garde de deviner que le volontaire est une charmante femme, Fidelia, éprise, on ne sait trop pourquoi, d’un pareil rustre. Avant son départ, le marin avait confié sa fortune à sa maîtresse, nommée Olivia. Pendant son absence, celle-ci a épousé un coquin de son espèce, Varnilh, le seul homme dans lequel Manly eût mis toute sa confiance, et l’honnête couple s’est entendu pour dépouiller le trop confiant capitaine. À peine débarqué, Manly court chez Olivia, qui le reçoit assez mal et lui avoue son mariage. Manly est atterré ; cependant il ne renonce pas pour cela à sa maîtresse. Il apprend que Fidelia, sous son costume masculin, a plu à cette créature, qui a invité le jeune volontaire à un rendez—vous nocturne. Au lieu de se détacher de son infidèle, Manly force Fidelia à lui donner la clef du jardin dont il s’est tant de fois servi, et va remplacer au rendez-vous la jeune fille, pour laquelle, du reste, cette position commence à devenir scabreuse. Manly, au lieu de foudroyer Olivia, ne se fait point reconnaître et profite en affamé des faveurs dont Fidelia n’eût trop su que faire. Ce n’est pas, à coup sûr, faire preuve d’une grande délicatesse. Enfin, à un second rendez-vous, dans lequel Olivia, de plus en plus amoureuse du jeune volontaire, veut fuir avec lui en emportant la cassette de Manly, ce dernier se fait reconnaître, reprend son bien, chasse Olivia, découvre l’identité de Fidelia et l’épouse. Cette pièce, qui obtint, lors de son apparition, un immense succès, est restée fort longtemps au répertoire. Chose à peine croyable, non—seulement les Anglais ont comparé l’Homme franc de Wycherley au Misanthrope de Molière, mais encore ils n’ont point hésité à lui attribuer une supériorité marquée. Il est inutile de réfuter une opinion si peu soutenable. Wycherley a peint avec verve les mœurs dissolues de son temps, mais n’a point atteint la haute comédie. « Il croyait, dit Taine, avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme, et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public ; il n’avait donné que le modèle d’une brute déclarée et énergique. »

Homme à bonnes fortunes (L’), comédie en cinq actes et en prose, de Baron ; représentée sur le théâtre de la Comédie—Française, le 30 janvier 1686. Un séducteur émérite, Moncade, se fait aimer d’une jeune veuve nommée Lucinde, lui promet de l’épouser, s’installe chez elle, et capte, par une semblable promesse, les bonnes grâces de trois amies de la jeune femme, Léonore, Araminthe et Cidalise, qui le comblent de présents. Mais Éraste, le frère de Léonore, vivement épris de Lucinde, découvre les menées du séducteur et ne tarde pas à dessiller les yeux de celle qu’il aime et de ses trois amies. Pour confondre Moncade, il l’appelle à un rendez-vous amoureux, où il doit se rendre les yeux bandés ; croyant avoir affaire à une certaine Julie, Moncade accepte, et se trouve, sans s’en douter, en présence de Lucinde, de Léonore, d’Araminthe et de Cidalise, qu’il ne peut voir. Interrogé sur la nature de ses liaisons avec les quatre amies, le séducteur déclare n’en aimer aucune et les traite de la façon la plus cavalière. Aussitôt les jeunes femmes lui enlèvent son bandeau et l’abandonnent, après avoir joui de sa confusion. Complètement guérie de son amour, Lucinde consent alors à épouser Éraste.

« Cette comédie est amusante et spirituelle, dit M. Hippolyte Lucas ; non pas que l’esprit y soit en relief, mais il est mêlé dans la contexture de la pièce avec assez de bonheur. » Elle renferme des scènes piquantes et véritablement comiques, notamment celle des deux jeunes femmes qui reconnaissent chacune, dans la toilette de l’autre, des bijoux envoyés à leur volage amant. L’Homme à bonnes fortunes est resté plus de cent cinquante ans au répertoire.

Homme singulier (L’), comédie en cinq actes et en vers, de Destouches, représentée à la Comédie-Française le 29 octobre 1764. Le comte de Sanspair cherche à se singulariser en tout : il porte des modes antiques, appelle son valet monsieur et le force à se couvrir devant lui. Épris en secret d’une jeune comtesse dont le caractère a beaucoup de ressemblance avec le sien, il hésite longtemps à lui déclarer son amour ; mais enfin, le masque mal plâtré du misanthrope tombe, l’homme reprend ses droits, et le comte épouse la comtesse. Cette pièce ne fut représentée que dix ans après la mort de Destouches ; elle fut jouée six fois sans beaucoup de succès. Le public, tout en restant froid à l’égard de cette parodie du Misanthrope, applaudit avec transport les vers suivants :

Tout homme que la sort fit naître d’un haut rang
Doit se dire en secret : « Je suis d’un noble sang,
Un autre est d’un sang vil ; » à ce que j’imagine.
Nous remontons pourtant à la même origine.

Homme personnel (L’), comédie en cinq actes et en vers, de Barthe ; représentée aux Français le 21 février 1778. « Le moi est haïssable, » a dit Pascal ; Barthe a voulu le démontrer. Soligni, le héros de sa pièce, est

… Un de ces gens ou de marbre ou d’acier,
Qui d’eux-mêmes sans cesse et partout idolâtres.
De leur moi tyrannique amants opiniâtres,
S’honorent d’un regard et d’un culte assidu,
Qui bornent l’univers à leur individu,
Appellent la bonté ridicule ou faiblesse,
Qui n’aiment rien, mais rien, pas même leur maîtresse.

Il veut épouser une veuve, Mme de Melfon, espérant que son oncle Gercourt lui donnera toute sa fortune, tandis que sa sœur entrera au couvent. Mais son oncle s’avise de vouloir partager également son bien entre Soligni et sa sœur Julie, et il exige, de plus, que l’homme personnel lui succède sur son siège de magistrat ; quant à Julie, elle épousera Limeuil, un jeune officier qu’elle aime ;

Une charge ! une femme ! et l’hymen de Julie !
C’est acheter son bien, ce n’est pas hériter !

pense notre égoïste ; et vite il persuade à Limeuil, ne sachant pas qu’il est le futur époux de sa sœur, d’acheter la charge de son oncle. Pour la jolie veuve, il la cède à son ami Saint-Géran, qui, justement, se trouve en être secrètement amoureux. Toutes ses menées égoïstes sont si habilement combinées, qu’il a l’air, en se servant des autres, de les servir gratuitement. Mais le vice ne peut pas toujours afficher les dehors de la vertu ; tôt ou tard il se trahit. Au dénoûment, par un singulier concours de circonstances, tout se découvre : Gercourt, furieux, déshérite Soligni en faveur de Julie, qui épouse Limeuil, tandis que Mme de Melfon récompense l’amour timide et dévoué de Saint-Géran.

Cette pièce est morale, assez bien écrite, et l’intrigue, intéressante, n’est pas mal conduite ; on y trouve des mots comiques et quelques scènes heureuses ; mais elle a un défaut capital. L’auteur, au lieu de nous présenter un égoïste trouvant son châtiment dans son égoïsme seul, le double d’un menteur et d’un méchant, ce qui change le caractère de la leçon morale qu’on peut tirer de la pièce.

Homme blasé (L’), comédie-vaudeville en deux actes, de Duvert et Lauzanne (théâtre du Vaudeville, 18 novembre 1843). « Pierre-Ponce Nantouillet, dit Th. Gautier, à qui nous empruntons l’analyse de cette pièce, a 150,000 livres de rente, qu’il dépense consciencieusement ; aussi est-il complètement blasé. Que faire ? à quoi employer ces vingt-quatre interminables heures dont se compose la journée ? » « Mes 150,000 livres de rente pour une sensation ! s’écrie Nantouillet. - Mariez — vous, lui disent ses amis ; vous en éprouverez une que vous ne connaissez pas encore, celle d’être… — Oh ! quelle idée ! répond Nantouillet ; mais je n’ai personne en vue. Bah ! tant mieux, j’épouserai la première femme que je rencontrerai. » La première qu’il rencontre est une demoiselle des Canaries, une modiste, sa voisine ; elle vient faire une quête pour les personnes grêlées. Nantouillet lui offre son cœur et sa fortune. La jeune tille se hâte d’accepter le tout ; mais voici qu’un rival se présente : c’est un ancien maître serrurier retombé à l’état de simple compagnon par suite de ses folles dépenses pour cette même demoiselle des Canaries, qu’il accuse Nantouillet d’avoir détournée du chantier de la sagesse ; car, venu chez l’homme blasé pour poser un balcon à une fenêtre qui donne sur la rivière, il y a rencontré l’ancienne idole de son cœur. La colère du Vulcain s’allume à cette vue, et il provoque Nantouillet à un de ces duels où ne sont employées que les armes fournies par la nature, c’est-à-dire à un combat de savate. « Une émotion ! dit Nantouillet ; si je pouvais attraper un coup de poing ! » Après des coups portés et reçus, les deux champions se prennent à bras le corps et finissent, en se poussant, par tomber de la fenêtre, où le balcon n’est pas encore posé, au beau milieu de la rivière. « Tant mieux ! ça les séparera peut-être, » dit l’impassible Mlle des Canaries. Ils se séparent en effet, après avoir bu quelques bouillons, et regagnent la rive, chacun pensant avoir noyé son rival, et fort inquiet sur les suites de cette algarade. Nantouillet va cacher sa frayeur et ses remords dans une ferme où il a une filleule des plus gentilles. Persuadé qu’on va le poursuivre à cause de la mort du serrurier, il se cache sous les habits d’un berger ; il mange du pain bis et de la soupe aux choux, arrosée de piquette, lui, le Sardanapale, le blasé. Effet du contraste : Nantouillet ne se sent pas trop malheureux dans sa nouvelle condition ; il digère mieux, il dort paisiblement ; les remords le tourmentent bien un peu, mais il se distrait de ces pensées funèbres en regardant les beaux yeux de sa filleule Louise. Un homme qui a 150,000 livres de rente ne disparaît pas sans qu’on voie aussitôt se présenter une foule d’héritiers. Ceux-ci accourent donc à la ferme, accompagnés d’un juge de paix, et s’expriment sur le compte de Nantouillet de la façon la plus irrévérencieuse ; l’homme blasé les entend et profite d’un moment où il est seul pour ajouter au testament un codicille par lequel il institue Louise son unique héritière. Grande surprise des héritiers, qui se mettent à courtiser la petite paysanne, devenue tout à coup un excellent parti. Nantouillet, indigné, se montre. Le juge de paix l’arrête comme assassin du serrurier, et le met dans une chambre qu’il fait garder par des sentinelles. Un souterrain est le seul moyen de fuite laissé à Nantouillet. Il s’y engage. Mais, grand Dieu ! quels sont ces gémissements ? Nantouillet, qui ne se plaint plus de manquer d’émotions, a vu dans la cave l’ombre de sa victime, et bientôt il ressort avec des cheveux blancs ! Tout s’explique : le serrurier, croyant aussi avoir un meurtre sur la conscience, est venu chercher un refuge dans la ferme, où il a des amis, et il s’est rencontré dans le souterrain avec son adversaire. Au dénoûment, Nantouillet, guéri de son spleen, épouse Louise. Il y a plus d’originalité dans ce sujet qu’on n’en trouve dans certaines comédies prétentieuses. L’esprit et la gaieté des