Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/France (Histoire de), par Henri Martin


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France (Histoire de), par Henri Martin. L’auteur ayant remanié et refondu son travail dans la quatrième édition de cet ouvrage, c’est sur cette édition, publiée de 1855 à 1860 (15 vol. in-8º), que nous examinerons l’une des œuvres les plus consciencieuses de l’érudition contemporaine. La première édition eut pour résultat, relativement à l’auteur, de lui montrer l’étendue et les difficultés de son entreprise ; l’expérience ayant développé ses qualités et mûri son style, il recommença son premier travail ; il ne l’avait pas encore terminé, qu’il reprit en sous-œuvre des parties entières sur lesquelles les recherches de nos historiens, de nos érudits, de nos archéologues avaient projeté une lumière inattendue. Cet immense labeur est l’équivalent de vingt ans d’études, de veilles et d’efforts. Le lecteur ne doit pas ignorer ces détails, qui sont déjà par eux-mêmes un jugement de l’ouvrage populaire et classique de M. Henri Martin.

L’auteur expose, dans la préface de son livre, les raisons qui l’ont déterminé à écrire une histoire de France, après les publications de l’ordre de Saint-Benoît ; après les compilations anciennes de Daniel, de Villaret, de Mézeray et autres historiographes ; après les théories diffuses de quelques écrivains du dernier siècle ; après les travaux plus sérieux des de Barante, des Augustin Thierry, des Sismondi, des Fauriel, des Raynouard, des Guizot, des Pierre Leroux. Une histoire de France, complète et suivie, était encore à faire : il a édifié le monument.

L’historien remonte dans les siècles aussi loin que le lui permettent les monuments historiques et la tradition, pour nous montrer les Gaëls ou Gaulois primitifs quittant à une époque antéhistorique les steppes de la haute Asie et couvrant, du bas Danube à l’Atlantique, tout l’ouest et le centre de l’Europe. Le lieu principal de leur destination, la grande Gaule ou terre des Gaëls, fut, dès l’origine, ce pays alors couvert de déserts et de forêts qui devait, par la suite, prendre le nom de France. Après un récit de la seconde invasion, celle des Kymris, postérieure de sept siècles à celle des Celtes ; du débordement des Gaulois vers les régions du Danube et des Apennins ; des révolutions, des bouleversements produits par les invasions gaélique et kymrique dans ce monde occidental que les deux races remplirent du fracas de leurs armes, l’auteur nous initie aux mœurs et à la condition de la société gauloise, au caractère de la nation. Du milieu de témoignages contradictoires il dégage le rôle et indique l’état de la femme, état de liberté et de dignité. Il nous montre la constitution politique des Gaulois, où le gouvernement de la famille est appliqué à l’État : le clan, la tribu, la clientèle, le patronage et la fraternité, ou association libre et fraternelle ; le sentiment dominant est l’honneur, et le point d’honneur se place dans le mépris des dangers et de la mort.

L’historien s’étend ensuite sur la hiérarchie sacerdotale et sur les croyances religieuses des Gaulois, remarquables par leur caractère tout spiritualiste, par leurs aspirations, par leur idéal d’immortalité future. Cette organisation religieuse et sociale revit dans le poétique tableau tracé par la main savante de M. H. Martin ; tout ce monde gaulois s’éveille, reconstruit avec quelques fragments des historiens et des poëtes grecs et latins, et avec les traditions de la Bretagne, du pays de Galles et de l’Irlande. A la période de rudesse et de force succède une époque de prospérité matérielle, de culture intellectuelle, que vient interrompre la conquête de la Gaule par le génie de Rome. L’historien peint avec de vives couleurs le débordement des peuples germains, la grandeur sauvage de Chlodowig (Clovis), la lutte des Francs, des Visigoths et des Burgundes, les compétitions des fils du roi franc, l’avilissement des Gallo-Romains, les farouches caprices de Chilpéric, l’énergie barbare de Frédégonde, les instincts civilisateurs de Brunehaut. Le grand Charles Martel, doublement libérateur des Gallo-Francs, au midi et au nord, contre les Arabes et les Saxons, a bien mérité que son fils Pépin mît sur sa tête la couronne indignement portée par les successeurs fainéants de Chlodowig. L’œuvre gigantesque de Charlemagne, l’affaissement de l’édifice qu’il avait échafaudé, les luttes sanglantes entre les rois francs, les incursions normandes et sarrasines, la décadence de la race d’Héristal ; puis, au xiie et au xiie siècle, le mouvement communal, les croisades, les conquêtes normandes, l’apparition d’une littérature originale, les institutions de la chevalerie, la naissance de l’esprit nouveau de la France, les conceptions de la philosophie scolastique, le mouvement des idées, occupent une place large et brillante dans le récit des faits ou à côté du récit. Il en est ainsi pour chaque règne, pour chaque période, pour chaque évolution de la nationalité française. Dans l’impossibilité de suivre la marche ascendante de l’historien à travers les âges, nous nous bornerons à signaler à l’attention du lecteur les vues originales, les parties neuves de ce vaste tableau. Ainsi, ce sont des études profondes et capitales, présentées d’ailleurs sous une forme émouvante et colorée, que cette formation des origines gauloises, que cette résurrection de l’esprit et des traditions celtiques dans la société française au xiie siècle. Si, pour les temps reculés, M. H. Martin a ressuscité la poussière de nos aïeux, pour les temps modernes il a restitué la physionomie des hommes et le sens, la portée des événements.

« A peine sorti du moyen âge, dit M. Villemain, de l’amas des capitulaires, des chartes et des chroniques latines, il a su s’orienter à travers les innombrables monuments des temps qui suivent, et s’y avancer avec la force de la jeunesse et la puissante activité d’un travail méthodique. De cette sorte, M. Henri Martin, se séparant de tout, hors son grand ouvrage, sans distraction et sans ambition, étudiant toujours, et n’étudiant que pour une seule fin, s’attachant aux monuments originaux pour y chercher les traits distincts de l’histoire et de la vie française, s’éclairant des hautes vues et des vives couleurs que quelques esprits supérieurs de notre temps ont jetées sur de grandes parties de cette histoire, et lisant à leur lumière ce qu’a trouvé son infatigable labeur, a vu graduellement décroître ces montagnes entassées devant lui. Il a aperçu ce jour lumineux qui se fait dans l’esprit à la suite d’un long travail, et il a marché d’un pas plus confiant et plus sûr. Il s’est dégagé davantage de l’anachronisme d’idées et d’expressions, en parlant d’un passé lointain. Il a conçu les grandeurs d’une autre époque, à part son opinion ou son vœu dans le présent. Il est devenu impartial à force d’études ; car c’est le prix que tient en réserve la science pour ceux qui l’ont sincèrement cherchée : elle élève autant qu’elle éclaire. Ce progrès est plus sensiblement marqué à mesure que l’auteur approchait des temps les plus grands de notre histoire ; et, par une juste rencontre, son esprit s’est trouvé plus ferme et plus mûr pour la pleine maturité du peuple qu’il avait à peindre. Ayant monté par degrés et avec de rudes efforts vers cette cime éclatante de la grandeur française, il en a mieux perçu la lumière et embrassé l’horizon. Surtout il a senti pour son travail, pour le sujet agrandi de son livre cette passion, cette ardeur d’amour sans laquelle, comme a dit quelqu’un qui s’y connaissait, et dans la vie et dans l’éloquence, rien de grand ne peut être fait. Par là, bien des imperfections, des faiblesses inévitables dans une œuvre si étendue ont été couvertes et consumées ; et le tableau, sans être toujours assez complet ou assez correct, a été reconnaissable et vivant. » Les lacunes ont été comblées et les méprises réparées dans la quatrième édition, qui recevra certainement elle-même les perfectionnements obtenus chaque jour par une féconde émulation, par des efforts multipliés.

Le règne de Louis XIV, ce règne si long et si rempli de prospérités et de revers, de gloire et de honte, ce règne que précède une minorité agitée et que suit la décadence de la monarchie française, cette période dominante a été traitée par M. Henri Martin avec un surcroît de ressources. Depuis Voltaire, qui n’a pas tout dit et qui n’a pas tout compris, on a fouillé le xviie siècle dans ses moindres recoins : confidences de cour, papiers d’Etat, archives publiques et privées, diplomatie patente ou secrète, négociations, guerres, administration, finances, commerce, démêlés religieux, persécutions, littérature même, tout a été étudié, analysé, jugé. L’historien a consacré de longues et belles pages à ce vaste sujet, par le choix habile des détails et par l’intelligence générale des grandes choses, il a fait une composition intéressante et bien ordonnée. On remarque, même après Bossuet et Voltaire, termes de comparaison bien redoutables, la manière instructive dont il touche certains points de simple narration, par exemple, les campagnes de Condé partant de Rocroy, et les guerres de Flandre et de Hollande. L’écrivain s’applique constamment à produire, non pas des vues systématiques, mais des notions plus précises sur les ressorts visibles ou cachés qui déterminent les événements. L’Académie française a apprécié surtout l’analyse exacte et les conséquences bien déduites des négociations, des traités, de tous ces actes qui préparent ou confirment les faits militaires et donnent un sens et des dates mémorables à l’histoire. Elle a trouvé là, comme dans les points principaux du récit, comme dans le tableau de la Fronde surtout, cette équité d’esprit qui, ne croyant pas qu’une seule forme de gouvernement, la démocratie, soit légitime, admire et préfère, selon les temps, la forme qui chez un peuple, représente le mieux et avance le plus la grandeur publique. Colbert et sa puissante administration reçoivent toute l’attention de l’historien. En retraçant la grande faute du règne, sans déclamation, mais avec une effrayante exactitude ; en montrant ce que coûta à la richesse de la France la révocation de l’édit de Nantes, l’auteur ne dissimule pas que l’erreur du prince fut en partie celle du pays. « Là, comme ailleurs, ajoute M. Villemain, il ne sépare pas de l’histoire des faits l’histoire des idées, ni ne méconnaît ces courants de fausses opinions qui, sous tous les régimes, asservis ou libres, aristocratiques ou populaires, entraînent parfois la puissance publique. »

Si l’on compare le livre de M. Henri Martin aux modèles classiques, on est tenté de lui reprocher trop de dissertations et d’analyses : l’histoire doit être synthétique. Mais la tâche de l’historien est devenue singulièrement difficile : l’histoire moderne est surchargée d’événements et de témoignages ; le lecteur aime les détails caractéristiques, les faits curieux, les anecdotes instructives. Il faut bien répondre au goût nouveau ; il faut bien enregistrer ces documents, ces preuves qui expliquent un personnage ou commentent une action. L’essentiel est de rechercher le vrai, de s’attacher aux grands principes. L’historien, tout le premier, rencontre des sujets de doute et de critique ; une œuvre immense comme celle de M. Henri Martin doit être nécessairement une œuvre inégale ; mais, sous le rapport de la proportion des matières et de l’égalité de talent dans ses diverses parties, son œuvre est encore la plus homogène, la plus parfaite, parmi les histoires de France qui ont pris possession de nos bibliothèques. En traitant du xviiie siècle, l’auteur s’est appliqué à mettre en relief, non les vices et les folies de l’époque, assez manifestes par eux-mêmes, mais les luttes et les conquêtes de l’esprit nouveau, les aspirations, les vœux, les intérêts d’une société qui appelle une régénération ; il chemine vaillamment vers le terme de son entreprise patriotique, à la lumière de l’aube de 1789. Ces principes, infusés dans les veines de la France réformée par la démocratie, lui servent de guide, de critérium. Comme il l’a dit dans sa préface, l’histoire de France n’avait pas de sens et ne pouvait être écrite d’une manière définitive, en dépit des facultés et du savoir de l’écrivain, tant que le dénoùment lumineux de 1789 n’était pas venu éclairer l’ornière du passé et la route de l’avenir. C’est avec la plus vive satisfaction d’esprit qu’on voit M. Henri Martin indiquer et caractériser les tendances philosophiques et sociales du xviiie siècle, analyser les écrits retentissants des penseurs, juger les utopies, les projets, les chimères, les innovations, celles-ci impuissantes, celles-là fécondes, de cette époque impérissable.

Un érudit, M. Alfred Jacobs, a porté sur le grand ouvrage de M. Henri Martin un jugement qui exprime le sentiment général. « Parmi les œuvres de littérature et d’érudition, dit M. Jacobs, il n’en est peut-être pas qu’il soit plus difficile de traiter dans de justes proportions et de mener à bonne fin, qu’une histoire de France. Coordonner les immenses matériaux d’un tel ouvrage, réunir et étudier les travaux innombrables auxquels chacune de ses parties a pu donner naissance : prendre le sol gaulois au temps des confédérations celtiques et suivre ses destinées, à travers les âges, de génération en génération, pendant les périodes romaine, barbare, féodale, royale, en présentant le double tableau des faits et des idées ; conduire le lecteur à travers un labyrinthe, en apparence inextricâble, d’épisodes et de détails, vers l’admirable unité qui résulte chez nous du long travail des siècles ; dégager et faire, pour ainsi dire, apparaître l’âme de notre histoire ; donner à tout ce passé assez de coloris et d’éclat pour le faire revivre, conserver assez de passion pour être éloquent, assez de calme pour être impartial, ce ne sont là que les plus manifestes et les plus incontestables des obligations que doit remplir celui qui ambitionne le titre d’historien de la France. » M. Jacobs conclut en disant que l’œuvre de M. H. Martin est une œuvre tout à fait remarquable, où quelques défauts sont rachetés par d’éminentes qualités, telles que l’ordonnance de l’ensemble, la juste proportion des parties, l’animation des détails, l’universalité des connaissances, la force et la vérité des jugements et surtout une chaleureuse et communicative sympathie pour tout ce qui, dans notre histoire, hommes ou idées, est grand et généreux.

M. Henri Martin a complété son ouvrage par un volume renfermant une table alphabétique, générale et méthodique, des faits et des noms propres. L’Institut a couronné trois fois son Histoire de France : Académie des inscriptions, 1844 ; Académie française, 1851 et 1856.


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