Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Fables de La Fontaine

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 1p. 12-14).

Fables de La Fontaine. Ces fables furent publiées par l’auteur lui-même, en trois recueils, à des dates différentes, qu’il n’est pas inutile de rappeler, et sous ce titre sans prétention : Fables choisies, mises en vers. Le premier, qui parut en 1668, contient les six premiers livres ; il est dédié au grand Dauphin. Le deuxième recueil, qui parut en 1678, renferme les cinq livres suivants, jusqu’au onzième inclusivement : c’est dans ce second recueil, dédié à Mme de Montespan, que se trouve le plus grand nombre de ses chefs-d’œuvre. Enfin, le troisième et dernier recueil, qui ne contient que le douzième livre, parut en 1694, quinze ans après le précédent, et un an seulement avant la mort de La Fontaine.

Les Fables de La Fontaine sont, comme il le dit lui-même,

Une ample comédie à cent actes divers.

La duchesse de Bouillon, en appelant La Fontaine son fablier, semblait dire qu’il avait produit des fables comme un arbre produit des fruits.

Mme de Sévigné, parlant des Fables de La Fontaine, disait : « C’est un panier de cerises, on veut choisir les plus belles et le panier reste vide. »

Garrick, soupant avec les acteurs de la Comédie-Française, s’amusait à opposer, à chaque nom de grand poëte français prononcé devant lui, le nom d’un poëte anglais, que l’on pouvait considérer comme son égal, « Et Molière ? » lui dit-on. Garrick, sans se décontenancer, refusa de lui chercher un rival, en disant que Molière, génie universel, n’appartenait pas plus à la France qu’à l’Angleterre ou à toute autre nation. Eh bien ! ce qu’il disait de Molière, il aurait pu tout aussi bien le dire de La Fontaine, et peut-être même à plus juste titre encore ; notre grand fabuliste appartient à l’humanité tout entière : il n’est ni Français, ni Anglais, ni Allemand, ni Espagnol ; il est de ceux que toutes les nations, toutes les littératures peuvent revendiquer, car il s’identifie avec le gënie même de l’homme dans ses profondeurs les plus intimes. Tous les fabulistes s’éclipsent, en effet, auprès de lui ; ils n’occupent aucun rang et ne sont pas plus ses descendants que les Myrmidons n’étaient les descendants d’Hercule. Virgile est quelquefois préféré à Homère ; Galien est l’émule d’Hippocrate ; Michel-Ange le dispute à Raphaël, et la gloire de Napoléon rivalise avec celle de César ; seul, La Fontaine est hors de pair. On l’a surnommé de son vivant l’inimitable, et la postérité a confirmé ce jugement, qu’aucun fabuliste à venir ne fera casser.

Extrayons de

Cette ample comédie à cent actes divers

deux petites scènes qui ne sont que deux points dans ce vaste tableau, que deux morceaux minimes dans cette riche mosaïque, les deux fables intitulées le Renard et le Corbeau, le Loup et le Chien. Analysons les beautés, faisons saillir les images.

LE RENARD ET LE CORBEAU.

Maître corbeau, sur un arbre perché,
    Tenait en son bec un fromage ;
Maître renard, par l’odeur alléché,
    Lui tint à peu près ce langage :
    « Hé ! bonjour, monsieur du corbeau.

Au premier coup, il l’anoblit. Comment ne pas prêter une oreille complaisante à un langage aussi poli ? Ce n’est pas de l’atticisme, ce n’est pas de l’encens d’Arabie, assurément ; c’est plutôt un coup d’encensoir. Mais le renard sait qu’il ne faut pas prendre beaucoup de précautions : il flatte, et c’est à un corbeau que s’adressent ses louanges. On a comparé la flatterie à l’anneau que l’on passe dans le nez du buffle d’Italie, et à l’aide duquel le pâtre napolitain le dirige à volonté.

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Les deux hémistiches de ce vers forment battologie, et le second n’enchérit pas sur le premier. Mais le flatteur, dans son ardent désir de plaire, ne craint pas de se répéter. Il en donne trop, persuadé que celui qu’il flatte n’en aura jamais assez.

   Sans mentir, si votre ramage
    Se rapporte à votre plumage.
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

Remarquez que le renard use de précautions oratoires. Il veut amener le corbeau à ouvrir le bec, c’est-à-dire à chanter ; mais il ne dit pas dès le début : Si votre ramage se rapporte à votre plumage ; ce sera le post-scriptum de la lettre. Il n’arrive au fait qu’après avoir préparé les voies. Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois : voilà le bouquet. On ne résiste pas à un compliment qui va emprunter ses termes à la fable de l’ancienne Égypte. Dans le vieux Roman du Renard, où se trouve également ce récit, le fourbe commence son discours avec beaucoup d’adresse :

Par le saint Dieu ! que vois-je là ?
    Dieu vous sauve, sire compère.
    Bien ait l’âme de votre père,
    Dom Corbeau qui bien sais chanter.

À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
       Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Ces trois rimes, semblables par le son, bien que différentes de genre, accusent de la part de l’auteur une intention d’harmonie imitative. De toutes nos voyelles, la diphthongue oi est celle qui oblige à ouvrir le plus la bouche. On voit le corbeau, on l’entend jeter dans les airs ce cri rauque, discordant et de si mauvais augure.

      Le renard s’en saisit.

Encore de l’harmonie imitative, s’en saisit. Il est impossible de prononcer lentement ces trois syllabes, et cette rapidité indique l’ardeur du renard à se précipiter sur la proie dont la conquête lui a coûté tant de fleurs de rhétorique.

... Et dit : « Mon bon monsieur,
        Apprenez que tout flatteur
   Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »

Le renard change de ton. Ce n’est plus mon beau, c’est mon bon monsieur, et bon signifie ici simple, crédule, sot, comme dans bonhomme :

Au peu d’esprit que le bonhomme avait.

La Fontaine n’a pas jugé à propos de faire répondre le corbeau. Il demeure anéanti ; et l’on se fait une idée comique de l’air penaud avec lequel il regarde de ses deux grands yeux ronds le renard qui dévore sur place le fromage, et qui ajoute cruellement, selon le vieux fabliau :

      Dès l’heure où je suis né
      Ne mangeai de si bon fromage.
      Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Ce serment, il le fait in petto. Mais profitera-t-il de la leçon ? Il est permis d’en douter. La flatterie est un mets des dieux. La voix qui flatte est plus douce que celle des Sirènes, et Ulysse aurait sans doute brisé ses liens, si les filles d’Achéloüs avaient célébré dans leurs chants la valeur, la sagesse et la prudence du héros d’Ithaque.

LE LOUP ET LE CHIEN.

   Un loup n’avait que les os et la peau.
     Tant les chiens faisaient bonne garde ;
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau.
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
      L’attaquer, le mettre en quartiers,
      Sire loup l’eût fait volontiers ;
      Mais il fallait livrer bataille,
      Et le mâtin était de taille

     À se défendre hardiment.
     Le loup donc l’aborde humblement
  Entre en propos, et lui fait compliment,
     Sur son embonpoint, qu’il admire.
     — Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
     Quittez les bois, vous ferez bien :
     Vos pareils y sont misérables,
     Cancres, hères et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ! rien d’assuré ! point de franche lippée !
     Tout à la pointe de l’épée !
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
  Le loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
— Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
     Portant bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire
     Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
     Os de poulets, oa de pigeons.
     Sans parler de mainte caresse.
Le loup déjà se forge une félicité
     Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu’est cela ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ! rien. — Peu de chose.
— Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
— Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
  Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ?
— Il importe si bien, que de tous vos repas
     Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s’enfuit et court encor.

Cette fable occupe un rang honorable parmi les chefs-d’œuvre les plus accomplis de La Fontaine. Nous ne l’analyserons pas au point de vue de la grammaire et de la rhétorique, comme nous l’avons fait pour le Corbeau et le Renard ; nous allons en examiner le fond, l’idée.

La vérité que La Fontaine veut faire jaillir de son apologue est celle-ci : la liberté est le premier des biens. Cette idée est une des plus heureuses que la plume puisse avoir à développer et à mettre dans une action. Rien ne peut remplacer la liberté perdue, pas même les plus douces commodités de la vie. On a vu des oiseaux se briser la tête aux barreaux de leur cage ou se laisser mourir de faim à côté des plus délicieuses friandises. La sagesse populaire a dit : « Il vaut mieux maigrir dans la liberté que d’engraisser dans l’esclavage. » Ce sentiment n’était pas celui du peuple romain de la décadence, qui demandait à ses maîtres du pain et des spectacles : panem et circenses.

Cela dit, quels sont les deux animaux que le fabuliste va choisir pour animer son dialogue ? D’abord il lui faut un personnage qui n’ait ni foyer, ni famille, ni patrie, quelque être besoigneux, de condition laborieuse et vivant au jour le jour.

S’il lui était permis de mettre en scène les enfants de Japhet, et s’il n’avait écrit au début de son livre :

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes,

son choix serait bientôt fait ; il nous exhiberait un de ces fils perdus de l’Égypte, sans feu ni lieu, un de ces bohémiens à mine sinistre, vigoureux et bien endenté, à barbe inculte, cheveux en désordre, à longue et maigre échine, la peau sur les os, enfin, un de ces va-nu-pieds qu’on frémirait de rencontrer la nuit au coin d’un bois. Or quel est, parmi les animaux., ce roi des truands, ce vagabond par excellence, ce Juif errant, ce zingaro que rien ne saurait assujettir à la domesticité ? C’est le loup assurément, et il était impossible à la fable de faire un choix plus judicieux.

Reste à mettre en scène le deuxième personnage : voilà le chien tout trouvé. D’abord, on l’a longtemps considéré comme un loup dégénéré et asservi par l’homme : il en a la couleur, les dehors, la mine, les allures, et il est naturel, dans une question de liberté, de mettre en présence deux frères, dont l’un a accepté les douceurs et les inconvénients de la civilisation, et dont l’autre a préféré l’indépendance famélique des forêts. D’autre part, le chien est un serviteur ; il fait bon marché de sa liberté pourvu qu’il trouve bon souper, bon gîte, et le reste. Il aime à s’étendre devant le foyer, près de ces chenets auxquels il a donné son nom ; son amour du far niente l’a fait appeler cagne, et a enrichi la langue d’un terme expressif, cagnard, pour désigner une encoignure bien exposée au soleil où vont se réchauffer les personnes souffreteuses. En un mot, c’est un voluptueux, un de ces êtres nés pour la servitude, qui se soucient peu d’avoir le cou pelé' si leur chaîne est assez longue pour leur permettre de tirer au plat.

M. Taine, dans un livre charmant, en fait un courtisan, une sorte de marquis, auquel il donne habit de velours et jabot, que son métier de parasite a engraissé, qui assiste au petit souper et est bien vu du maître. Mais laissons la parole à M. Taine, qui s’en tire si bien.

« Il a reçu du roi titres et pensions. C’est un dogue aussi puissant que beau, gras, poli, dont la tournure et l’air florissant font plaisir à voir. C’est par hasard qu’il est aux champs et rencontre le loup, maigre et hardi capitaine d’aventures. Il est citadin « et s’est fourvoyé par mégarde. » On ne le rencontre guère en pareils endroits.

« Voudriez-vous, faquins, qu’il allât exposer son habit brodé aux inclémences de la saison et imprimer ses pieds en boue ?

« C’est un seigneur, on l’aborde humblement. Le pauvre coureur à longue échine débute par un compliment. Il n’a pas la maladresse de l’interpeller comme dans Phèdre, et de lui dire du premier coup : « D’où te vient ton embonpoint ? » Il entre en propos et lui fait compliment. Surtout il ne s’avise pas de le choquer gratuitement, en se disant plus brave que lui.

« Aussi le chien répond avec un air de protection courtoise et de condescendance noble. Il donne au loup un titre honorable, l’appelle « beau sire. » Le principal mérite de Louis XIV et de son siècle fut l’établissement de cette politesse qui répand de l’agrément sur toutes les petites actions de la vie, et lie de prime abord des étrangers, même des ennemis. Ce chien, en chien poli et bien élevé, épargne l’amour-propre du loup, qui, dans Phèdre, fait lui-même l’humiliante confession de sa misère. Il la devance et l’adoucit. Il s’en charge et la rend générale et indirecte. Il plaint, non le loup lui-même, mais ses pareils. Il le console à demi de sa pauvreté, en lui rappelant que d’autres sont pauvres. Mais, sous ces dehors aimables, on voit percer le grand seigneur dédaigneux, qui, du haut de son luxe, regarde en pitié « ces cancres, ces hères, ces pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim. » Dans Phèdre, le chien n’est qu’un valet de ferme, simple concierge, serviteur utile, « qui garde la porte, et, la nuit, défend la maison contre les voleurs. » Dans La Fontaine, il est premier gentilhomme de la chambre, huissier des entrées, chevalier de l’étiquette. Il doit « complaire à son maître, » chasser les gens mal vêtus, les mendiants, tout ce qui n’est pas digne d’être reçu dans la société choisie. Son office veut du tact, de la douceur, de la grâce, de la hauteur, tous les instincts et tous les talents de la noblesse de cour. Le chien romain est un grossier esclave, goinfre et vil, qui ne voit dans son métier que les profits de son ventre, trop heureux d’attraper les morceaux que lui jettent les esclaves et les ragoûts dont personne ne veut. Le chien français est plus délicat ; ses aubaines sont « des os de poulets et de pigeons, sans parler de mainte « caresse. » Il ne décrit pas longuement sa servitude comme fait l’autre. Il en parle d’un ton léger et dégagé, comme un homme qui ne la sent plus, ou qui ne veut plus la sentir. « Ce n’est rien ; » ou du moins c’est « peu de chose. » Il n’y fait pas attention, il ne sait pas ce qui lui a pelé le cou ; c’est peut-être son collier. Ce peut-être est bien d’un courtisan, domestique d’âme encore plus que de corps. L’aventurier retourne au bois, et le seigneur regagne sa niche. »

Peu d’écrivains ont été étudiés, de près et sous toutes les faces, comme La Fontaine : on s’est complu à l’analyser, à le commenter, à faire ressortir les beautés de ses moindres productions. Nous allons extraire de ces études ce qu’elles ont de plus général et de plus caractéristique.

OPINION DE LA BRUYÈRE.

« Plus égal que Marot et plus poète que Voiture, La Fontaine a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu’au sublime ; homme unique dans son genre d’écrire, toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise, qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter. »

OPINION DE VAUVENARGUES.

« Lorsqu’on a entendu parler de La Fontaine, et qu’on vient à lire ses ouvrages, on est étonné d’y trouver, je ne dis pas plus de génie, mais plus même de ce qu’on appelle de l’esprit, qu’on n’en trouve dans le monde le plus cultivé. On remarque avec la même surprise la profonde intelligence qu’il fait paraître de son art ; et on admire qu’un esprit si fin ait été en même temps si naturel,

« Il serait superllu de s’arrêter à louer l’harmonie variée et légère de ses vers ; la grâce, le tour, l’élégance, les charmes naïfs de son style et de son badinage. Je remarquerai seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères dominants de ses écrits. Il est bon d’opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fontaine donne de la grâce à son bon sens, et son bon sens rend sa simplicité piquante : de sorte que le brillant de ses ouvrages naît peut-être essentiellement de ces deux sources réunies. Rien n’empêche au moins de le croire ; car pourquoi le bon sens, qui est un don de la nature, n’en aurait-il pas l’agrément ? La raison ne déplaît, dans la plupart des hommes, que parce qu’elle leur est étrangère. Un bon sens naturel est presque inséparable d’une grande simplicité ; et une simplicité éclairée est un charme que rien n’égale. »

OPINION DE CHAMFORT.

« Le style de La Fontaine est peut-être ce que l’histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C’est à lui seul qu’il était réservé de faire admirer, dans la brièveté d’un apologue, l’accord des nuances les plus tranchantes et l’harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l’esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n’a mieux possédé cette souplesse de l’âme et de l’imagination qui suit tous les mouvements de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout à coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce, et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d’expression qui les rendent dignes du poëme épique. Tel est l’artifice de son style, que toutes ces beautés semblent se placer d’elles-mêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante, y devient nécessaire, et ne paraît, comme dans la fable le Chêne et le Roseau, dans celle du Soleil et Borée, que l’exposé même du fait qu’il raconte… Veut-il faire la satire d’un vice, il raconte simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui en est atteint, et voilà la satire faite. C’est du dialogue, c’est des actions, c’est des passions des animaux que sortent les leçons qu’il nous donne. Nous en adresse-t-il directement, c’est la raison qui parle avec une dignité modeste et tranquille. Cette bonté naïve, qui jette tant d’intérêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans cesse au genre d’une poésie simple qui adoucit l’éclat d’une grande idée, la fait descendre jusqu’au vulgaire par la familiarité de l’expression, et rend la sagesse plus persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré lui-même du tout ce qu’il dit, sa bonne foi devient son éloquence, et produit cette vérité de style qui communique tous les mouvements de l’écrivain. Son sujet le conduit à répandre la plénitude de ses pensées, comme il épanche l’abondance de ses sentiments dans cette fable charmante où la peinture du bonheur de deux pigeons attendrit par degrés son âme, lui rappelle les souvenirs les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu’il a perdues. »

OPINION DE LAMENNAIS.

« La France, à cette époque (le XVIIe siècle), produisit un poète auquel les autres nations, soit anciennes, soit modernes, n’en ont aucun à comparer : nous parlons de La Fontaine, cette fleur des Gaules, qui, dans l’arrière-saison, semble avoir recueilli tous les parfums du sol natal. Ailleurs, il eût langui sans se développer jamais ; il lui fallait pour s’épanouir l’air et le soleil de la terre féconde où naquirent Joinville, Marot et Rabelais. Par la correction, la pureté de la forme, il appartient au siècle poli dont il reçut l’influence directe ; par l’esprit, la pensée, il procède des siècles antérieurs, et en cela Molière se rapproche de lui. Ses fables sont autant de petits drames où se révèle une merveilleuse connaissance de l’homme ; car c’est l’homme qui agit, converse, sous le voile symbolique des êtres inférieurs, des animaux et des plantes même.

« Le poète vous le montre sous toutes ses faces, avec ses vices et ses vertus, ses touchantes sympathies, ses ridicules et ses instincts de bonté douce et compatissante. Du gracieux enjouement, du comique malin, dont une apparente bonhomie aiguise encore le trait, il s’élève jusqu’au pathétique… Le sourire éclôt sur les lèvres, et l’instant d’après les yeux se mouillent de larmes. Qui a peint comme lui l’amitié, la tendresse naïve, la pitié secourable, le mouvement naturel d’un cœur qui se penche sur un autre cœur ? C’est proprement un charme. Il ne retrace pas seulement les caractères, les passions, les mœurs, mais aussi les misères sociales, les injustices auxquelles l’habitude rend presque indifférent ; il les fait détester, il proteste en faveur du faible contre l’abus de la force, en faveur de l’humanité contre ses oppresseurs. Héritier des vieilles traditions de liberté généreuse, lorsque tout ploie, il résiste encore, il conserve religieusement le sentiment du droit et le réveille de mille manières : il est vraiment le poète du peuple. La nature également l’attire. Qui l’a mieux observée, mieux sentie ? Qui l’a revêtue de couleurs plus vraies, plus brillantes, plus suaves ? C’est en lui qu’il faut admirer les ressources infinies, la variété inépuisable, le rhythme flexible, la richesse harmonique d’une langue qui se transforme pour tout exprimer, pour tout peindre aveu une égale perfection. Il n’est pas un seul genre, ni presque une seule nuance de style dont il n’offre un modèle achevé ; tout s’y trouve : majesté, grandeur, énergie, élégance, délicatesse, ingénuité, beauté noble et décente,

Et la grâce, plus belle encor que la beauté,

et ce je ne sais quoi d’onduleux dans son mouvement volage, de contours indécis, d’aérienne transparence, qui prête un corps à ce qui n’en a point. »

OPINION DE M. TISSOT.

« On a beaucoup loué les fables de La Fontaine ; cependant on n’a pas encore épuisé le sujet. Les principaux apologues, tels que le Chêne et le Roseau, les Animaux malades de la peste, le Berger et le Roi, les Deux Pigeons, le Chat et le vieux Rat, la Laitière et le Pot au lait, brillent d’abord par le mérite de la composition, et peuvent passer pour autant de comédies aussi vraies, aussi gaies que celles de Molière. Ainsi que le grand peintre de mœurs, le Bonhomme observe, censure jusqu’au bout les caractères de ses personnages et les représente d’une manière encore plus saillante que La Bruyère, parce qu’il les met en scène et les place dans une action. Ésope est trop simple et trop nu ; Phèdre trop sévère et même triste quelquefois ; La Fontaine jette l’enjouement à pleines mains, sans manquer pourtant ni d’élévation, ni de sérieux, ni de sensibilité, bien moins encore de raison ; la raison est, au, contraire, le fond de la trame de ses récits. Philosophe, moraliste, ami de l’humanité, indulgent pour ses semblables, plein de pitié pour le pauvre et pour l’opprimé, La Fontaine est un conseiller que l’on trouve à toute heure et qui vous enseigne le devoir en toutes choses. Avec les traits épars dans ses fables, on formerait un recueil de maximes dignes de Socrate et de Salomon ; et ces maximes, revêtues le plus souvent de toutes les grâces de l’expression poétique, sa graveraient aisément dans la mémoire. Si nous considérons La Fontaine sous le rapport du style, nous ne pourrons lui refuser un éloge tout à fait particulier : il est, de tous les écrivains de notre langue, celui qui a le mieux connu le secret de répandre de la variété dans un récit, d’unir tous les tons sans aucune disparate et avec un agrément infini pour le lecteur ; témoin la fable des Animaux malades de la peste, où l’ode, l’élégie, la satire, la comédie se trouvent si heureusement fondues. »

OPINION DE M. COUSIN.

« Tous les fabulistes anciens et modernes, et même l’ingénieux, le pur, l’élégant Phèdre, approchent-ils de notre La Fontaine ? Il compose ses personnages et les met en scène avec l’habileté de Molière ; il sait prendre dans l’occasion le ton d’Horace et mêler l’ode à la fable ; il est à la fois le plus naïf et le plus raffiné des écrivains, et son art échappe dans sa perfection même. Nous ne parlons pas des contes, d’abord parce que nous condamnons le genre, ensuite parce que La Fontaine y déploie des qualités plus italiennes que françaises, une narration pleine de naturel, de malice et de grâce, mais sans aucun de ces traits profonds, tendres, mélancoliques, qui placent parmi les plus grands poètes de tous les temps l’auteur des Deux Pigeons et du Vieillard et les trois jeunes Hommes. »

OPINION DE M. GÉRUZEZ.

« Les excursions poétiques de La Fontaine hors de son vrai domaine n’enlèvent rien à sa renommée ; elles demeurent comme inaperçues entre les rayons de sa gloire de fabuliste. Pour la postérité, il n’est pas autre chose, puisque nous devons oublier ses contes ; mais la fable, telle que l’a faite La Fontaine, est une des plus heureuses créations de l’esprit humain. C’est proprement un charme, comme il le dit, car toutes les ressources de la poésie s’y trouvent employées dans un cadre étroit. L’apologue de La Fontaine tient à l’épopée par le récit, au genre descriptif par les tableaux, au drame par le jeu des personnages et la peinture des caractères, à la poésie gnomique par les préceptes ; ce n’est pas tout, car le poète intervient souvent en personne. Le charme suprême de ces compositions, c’est la vie. L’illusion est complète ; elle va du poète, qui a été le premier séduit, au spectateur, qu’il entraîne. Homère est le seul poète qui possède cette vertu au même degré, La Fontaine a réellement sous les yeux ce qu’il raconte, et son récit est une peinture ; son âme, doucement émue du spectacle dont elle jouit seule d’abord, le reproduit en images sensibles. Là se trouve le secret principal du style de La Fontaine ; tout y est en tableaux et en figures. Cette simplicité dont on le loue n’est que dans le naturel des images qu’il choisit ou qu’il trouve pour représenter sa pensée ou plutôt son émotion. Si l’on y regarde de près, on verra que l’invention dans le langage n’a jamais été portée plus loin ; le mot abstrait ne paraît pas, la métaphore y supplée de manière à parler aux sens. Les habiles critiques qui se sont donné, sur quelques fables, le plaisir d’en analyser les beautés, n’ont pas eu d’autre soin que de signaler des images, des hypotyposes, comme disent les rhéteurs. À proprement parler, on ne lit pas les fables de La Fontaine, on les regarde ; on ne les sait pas, on les voit. Ne prenons qu’un exemple, la Mort et le Bûcheron, puisque deux grands poètes ont misérablement lutté contre le Bonhomme : ce qui tue Boileau et J.-B. Rousseau dans cette risible rivalité, c’est l’abstraction ; ce qui fait triompher La Fontaine, c’est l’image qui luit aux yeux et qui pénètre le cœur. Si l’on ajoute à cet attrait continu de la réalité vivante le plaisir que cause l’image de l’humanité, visible sous ces symboles animés, on aura les deux principes de l’intérêt universel qu’excitent les fables de La Fontaine, je veux dire l’illusion qui éveille l’imagination, et l’allusion qui porte une seconde image dans l’esprit. L’illusion qui domine et inspire si heureusement La Fontaine ne tient pas seulement à l’imagination, mais à la sensibilité : dans sa longue familiarité avec les animaux, il s’est pris pour eux, comme pour la nature, d’un amour véritable ; il les porte dans son cœur, il plaide leur cause avec éloquence, et, dans l’occasion, il s’arme de leurs vertus pour faire le procès à l’humanité. Ajoutons qu’il donne à la fable le pas sur la réalité ; c’est elle qui est à ses yeux la démonstration du fait, et il le déclare avec une adorable naïveté :

De cette vérité deux fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde !

Comment l’illusion de celui qui est si bien et si complètement sous le.charme ne serait-elle pas contagieuse ?...

« La Fontaine est en réalité le plus aimable et le plus varié de nos poëtes : de la simplicité, de la candeur enfantine, il s’élève sans effort jusqu’à la plus virile éloquence ; il sait peindre, il sait badiner, il sait émouvoir ; sur sa riche palette il a toutes les couleurs : il est plein de gaieté et de malice, il a la véhémence et le pathétique, et quelque ton qu’il prenne, à quelque degré qu’il se place, il est toujours naturel ; l’auteur ne se laisse pas surprendre : c’est un homme qui converse avec nous, homme simple et supérieur qui ne se guinde jamais, toujours familier, lors même qu’il est sublime.

« En vérité, ceux qui ne savent pas se plaire avec La Fontaine ignorent ce que la volupté de l’esprit a de plus délicat et de plus savoureux. Les malheureux ! il leur manque un sens pour la plus vive et la plus douce des joies de l’âme ! »

OPINION DE SAINTE-BEUVE.

« Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait bien sûr de n’y rien apporter de nouveau : c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine ; c’est ce vin vieux dont parle Voltaire, et auquel il a comparé la poésie d’Horace : il gagne à vieillir, et, de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place et le reconnaître plus grand... Quand on a lu le Roman du Renard et les fabliaux du moyen âge, on comprend que déjà La Fontaine est là tout entier, et en quel sens on peut dire qu’il est notre Homère. Le piquant, c’est que La Fontaine ne connaissait pas ces poëmes gaulois à leur source, qu’il n’était pas remonté à tous ces petits Ésopes restés manuscrits, à ces Ysopets, comme on les appelait, et que, s’il les reproduisait et les rassemblait en lui, c’était à son insu : il n’en est que plus naturel et n’en obéit que mieux à la même sève. Il avait lu çà et là tous ces apologues et toutes ces fables dans les livres de seconde main où les sujets avaient passé, dans les auteurs du XVIe siècle, chez les Italiens ou ailleurs ; car il en lisait de tous bords. Son originalité est toute dans sa manière, et non dans la matière. Comme Montaigne, comme Mme de Sévigné, et mieux encore, La Fontaine a au plus haut degré l’invention du détail. Eux, ils ne l’ont que dans le style, et lui, il l’a dans le style à la fois et dans le jeu des petites scènes. »

OPINION DE M. SAINT-MARC GIRARDIN.

« Avec cet heureux don qu’il avait de tout sentir et de tout aimer, La Fontaine a renouvelé l’apologue. L’apologue ancien ne s’intéressait qu’au sens et à la moralité, point au récit, point aux personnages. Il ne s’agissait que d’enseigner une vérité morale, et de l’enseigner d’une façon vive et spirituelle. Peu importait l’aventure et peu les personnages. La Fontaine changea tout. Il se mit à se prendre d’intérêt pour les bêtes, pour les arbres, pour tout enfin ; ou plutôt il prit intérêt à l’homme, qui est le vrai héros de toutes ses fables sous des noms divers, tantôt loup et tantôt agneau, tantôt chien et tantôt renard, tantôt cerf et tantôt cheval, mais toujours homme, c’est-à-dire victime de ses fautes et dupe de sa vanité... Sa supériorité est dans le récit. Les autres fabulistes ne font leur récit que pour amener leur leçon. La Fontaine s’intéresse d’abord à son récit : il nous représente ses animaux, leurs périls, leurs joies, leurs colères, leurs peurs, leurs ruses ; il fait son drame et son tableau ; la leçon arrive ensuite, presque toujours à propos, mais parfois d’une façon un peu imprévue et comme font quelquefois les dénoûments de Molière. Il y a en effet cette ressemblance entre Molière et La Fontaine, entre ces deux grands peintres de l’humanité, qu’ils s’occupent surtout de représenter les mœurs et les caractères des hommes, de reproduire l’image de la vie humaine. Si les portraits sont fidèles, l’œuvre leur semble faite. Seulement, comme Molière sait qu’il faut un dénoûment à la comédie, il le prend où il peut, sans avoir l’air parfois de se soucier de le faire naître du jeu des passions qu’il a mises sur la scène. La Fontaine soigne plus ses moralités que Molière ne fait ses dénoûments. Il sait que la moralité est une partie plus importante dans la fable que le dénoûment ne l’est dans la comédie, tout important qu’il est. La moralité est le fond même de la fable. »

OPINION DE M. H. TAINE.

« La Fontaine peint rarement, et toujours en deux mots, l’extérieur des animaux ; c’est au caractère seul qu’il s’attache. Il est l’historien de l’âme, et non du corps. Pour représenter aux yeux cette âme, il lui donne les sentiments et les conditions de l’homme ; ce mélange de la nature humaine, loin d’effacer la nature animale, la met en relief, et le chapitre de zoologie n’est exact que parce qu’il est une comédie de mœurs. La poésie montre ici toute sa vertu. En transformant les êtres, elle en donne une idée plus exacte : c’est parce qu’elle les dénature qu’elle les exprime ; et elle est le plus fidèle des peintres, parce qu’elle est le plus libre des inventeurs. Elle dépasse ainsi fa science et l’éloquence, et j’ose dire que les portraits de La Fontaine sont plus exacts et plus complets que ceux de Buffon. Tantôt Buffon décrit minutieusement, en naturaliste, les mœurs et les organes de chaque animal : La Fontaine anime et résume tous ces détails dans une épithète plaisante. Tantôt Buffon fait des plaidoyers ou des réquisitoires, et conclut sans restriction à l’éloge ou au blâme : La Fontaine dit le bien et le mal, raille le chien, qu’il juge « soigneux et fidèle, » mais qu’il trouve aussi « sot et gourmand. » Il peint ses héros sans parti pris, tour à tour fripons et dupes, heureux et malheureux, avec ce mélange de laid et de beau que fait la nature, et cette alternative de peines et de plaisirs qui est la vie. Le poëte est plus court et plus animé que le zoologiste, plus impartial et plus véridique que l’orateur. Il est créateur, et le premier n’est qu’un copiste. Il est peintre, et le second n’est qu’un raisonneur. »

— Bibliogr. Les fables de La Fontaine ont eu des éditions innombrables ; les plus importantes sont généralement remarquables par leurs gravures. Telles sont celles d’Amsterdam (1685, 2 vol. in-8°), avec des figures de Romain de Hooge, et celles de Paris (1695-1721, et 1762, 8 vol. in-8°), avec des gravures d’Eisen et la notice de Diderot. Cette édition est dite des Fermiers généraux.

Mentionnons encore :

Les Fables de La Fontaine (1755-1759, 4 vol. in-f°), magnifique édition avec des dessins d’Oudry, gravés par Cochin. En 1787, parut une nouvelle édition (6 vol. in-18), ornée de 275 grav. de Simon et Coiny. (P. Didot.)

Fables de La Fontaine, avec un nouveau commentaire littéraire et grammatical, dédié au roi par Charles Nodier (Paris, Eymery, 1818, 2 vol. in-8°). Édition très-estimée, plus à cause du commentaire de Ch. Nodier que pour la pureté du texte, qui laisse à désirer, l’éditeur n’ayant pas collationné les éditions originales.

Fables de La Fontaine, divisées en XII livres, suivies de Philémon et Baucis, des Filles de Minée, de la Matrone d’Éphèse et de Belphégor ; nouvelle édition, enrichie de notes grammaticales, de la moralité des fables en prose, d’un vocabulaire contenant tous les termes et les expressions tombés en désuétude ainsi que la Vie de La Fontaine, par M. B. de Saint-Silvain (Paris, 1822, 2 vol. in-18, portrait).,

Les sources où La Fontaine a puisé les sujets de ses fables, indépendamment d’Ésope et de Phèdre, ont été l’objet de minutieuses recherches. Nous mentionnerons particulièrement l’ouvrage intitulé : Fables inédites des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, et Fables de La Fontaine, rapprochées de celles de tous les auteurs gui avaient avant lui traité les mêmes sujets, précédées d’une notice sur les fabulistes, par A.-C.-M. Robert (Paris, 1825, 2 vol.in-8°). Excellent travail, plein de recherches érudites et de rapprochements non moins curieux ; ouvrage bien autrement important que celui de l’abbé Guillon.

Fables de La Fontaine (ESSAI SUR LES), par M. Taine, publié en 1853. M. Taine est un écrivain tout d’une pièce, carré dans son système, et dont les œuvres, même littéraires, ne sont que des ramifications de ses théories philosophiques. Disciple de Spinoza, M. Taine est de bonne foi panthéiste, et, transportant ses opinions philosophiques dans le domaine de la littérature, il a le premier donné l’exemple d’une critique panthéiste et fataliste. Ses débuts littéraires furent son Essai sur les fables de La Fontaine, sujet de thèse qu’il avait choisi pour son examen de doctorat ès lettres. Il y a dans ce premier ouvrage beaucoup d’érudition et d’esprit, peut-être même trop d’esprit et d’érudition ; il est vrai que, sur ce dernier point, M. Taine peut alléguer comme justification le but de son ouvrage, qui en justifiait l’appareil scientifique. Si l’on a le malheur d’en oublier la destination, on se fatigue de l’abondance des citations. Ces appels trop fréquents au passé effacent le caractère personnel de la pensée de l’auteur, et témoignent plutôt en faveur de sa mémoire que de son jugement. La Fontaine peut parfaitement se passer de l’autorité d’Aristote. Où M. Taine se dessine, c’est en parlant des caractères, de l’expression et de l’action. Il y a beaucoup à louer dans ces morceaux ; l’auteur y prodigue les rapprochements ingénieux, et l’on sent qu’il ne dit pas tout ce qu’il pourrait dire. Il excelle à retrouver les personnages de La Bruyère, de Saint-Simon, de Mme de Sévigné dans La Fontaine, ou du moins à faire croire qu’il les y retrouve. Le lecteur, ébloui de toutes ces citations choisies avec un art infini, qui passent devant lui comme les fusées d’un feu d’artifice, est tenté de croire qu’avant d’avoir lu cet essai il ne comprenait pas La Fontaine. Revenu de son éblouissement, il s’aperçoit que M. Taine est un guide plus amusant que fidèle, qui prête à La Fontaine plus d’une intention dont le bonhomme s’étonnerait à bon droit : « Que de belles choses ce jeune homme me fait dire, auxquelles je n’ai jamais songé ! » s’écrierait-il comme Socrate en lisant Platon. La Fontaine ne se connaissait pas tant d’esprit, et ne se doutait pas de ses talents comme nomme d’État et historien.

M. Taine simplifie la tâche qu’il s’est imposée en disposant les citations qu’il prodigue de façon à leur donner le sens dont il a besoin. Sans altérer une parole, il trouve moyen de transformer en compères dociles Saint-Simon, La Bruyère et Mme de Sévigné. Comme il connaît familièrement tous les contemporains de La Fontaine, quand il lui plaît d’affirmer ce qui ressemble à un paradoxe, les témoignages ne lui manquent pas ; entre ses souvenirs, il n’a que l’embarras du choix. Il étend la main et prend sur un rayon de sa bibliothèque le volume où se trouve l’argument victorieux, et il a trop bonne mémoire pour jamais rester court. Malgré le respect dû à son talent, nous ne saurions voir dans La Fontaine le peintre de la France sous Louis XIV. C’était, au contraire, un génie libre, qui ne pouvait prendre son essor qu’en se séparant du milieu où il vivait, rêvant, méditant à son heure et à sa fantaisie, et n’usant d’artifice que pour rendre sa pensée. La thèse de M. Taine rapetisse singulièrement La Fontaine en métamorphosant ce songeur de génie en un produit nécessaire de son pays et de son temps. Il en fait un esprit prédestiné à la fable, poussé invinciblement vers ce genre, sans pouvoir s’en détourner. Nous préférons voir en lui le fablier produisant des fables comme un pommier produit des pommes.