Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Dumas (Alexandre), romancier et l’auteur dramatique le plus fécond et le plus populaire de France

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 4p. 1373-1375).

je vous promets de la faire jouer tout de suite, et je vous assure vingt pour cent sur la recette. Harel. » Dans l’analyse que nous avons donnée de cette pièce (v. Christine), nous avons dit comment, pour obliger un de ses confrères en littérature nommé Brunet, Dumas se rendit à la demande de Harel. La première représentation fut très-orageuse, et M. Caylas assure que, sans les cinquante ouvriers scieurs de long amenés par Frédéric Soulié, la pièce n’aurait pas eu trois représentations. « Cette fois, dit M. de Mirecourt, l’auteur dévalise les auteurs vivants. » En dépit de ces emprunts, Christine n’en reste pas moins une des œuvres les plus remarquables de son auteur. Ce drame était dédié au duc d’Orléans, qui essaya, mais en vain, d’obtenir de Charles X le ruban rouge pour M. Dumas. Aussi le dramaturge déjà célèbre accueillit-il les trois journées avec enthousiasme. • Joseph ! cria-t-il à son domestique, le 26 juillet 1830, allez chez mon armurier, rapportez-en mon fusil à deux coups et deux cents balles du calibre vingt. » Deux cents balles, Jésus ! Combien veut-il tuer d’hommes ? se demanda le timide Joseph. Un volume des mémoires de M. Dumas est consacré au récit de ses exploits pendant les trois jours. On lui décerna la décoration de juillet. « Dès ce moment, disait M. Dumas, je ne vis plus rien autre chose en ce monde que la politique, et j’oubliai totalement la littérature. » M. Dumas, qui a l’imagination vive, se voyait déjà ministre du roi citoyen. Sa déception fut extrême et il s’écriait presque comiquement : « Oh ! certes, après une révolution, on doit haïr les hommes ; mais après deux révolutions on ne peut plus que les mépriser ! » Il abandonna alors Paris pour aller organiser en Vendée la garde nationale, d’après les ordres de La Fayette. Il revint à Paris déclarer que cette organisation était impossibe. Pour mieux le prouver, il publia, dans la Revue des Deux-Mondes, la Vendée après le 20 juillet. « C’était le cœur du parti royaliste, dit-il ; je voulais en calculer les battements. Des cris de « Vive Charles X ! » m’accueillirent partout. Ce pays-là du moins est un pays loyal et qui ne change pas. » Cependant il ne renonçait pas, à ses idées d’ambition et écrivait à Louis-Philippe : « Sire, il y a longtemps que j’ai écrit et imprimé que, chez moi, l’homme littéraire n’était que la préface de l’homme politique… L’âge auquel je pourrai faire partie des membres d’une Chambre régénérée se rapproche pour moi. J’ai la certitude, le jour où j’aurai trente ans, d’être nommé député ; j’en ai vingt-huit, sire. » M. Dumas n’est point heureux dans ses prophéties. C’est lui qui, vingt ans plus tard, annonçait dans le Constitutionnel, d’après une somnambule extra-lucide, le retour de Henri V. Ce récit n’était pas moins amusant que les romans qui ont aidé à populariser le nom de leur auteur. On y trouvait la description de la rentrée à Paris de Henri V, escorté par… M. Alexandre Dumas fils, son confident et son ami. Le roi devenait, ce jour-là même, épris de la fille d’un menuisier ; il l’épousait et en avait deux fils, etc. M. Dumas trouvait toutes ces folies très-naturelles ! Faites des drames, monsieur Dumas, faites des drames, aurait-on pu lui dire en parodiant la réponse de Voltaire à maître André, car c’est là votre voie. M. Dumas avait terminé la lettre dont nous parlions plus haut par ce fier paragraphe : « Sire, le dévouement aux principes passe avant le dévouement aux hommes ; le dévouement aux principes fait les La Fayette ; je supplie Votre Majesté d’accepter ma démission de bibliothécaire. Rois et citoyens sont égaux devant le poëte ; il soulève le linceul des morts, le masque des vivants, il flagelle le ridicule et il stigmatise le crime. Je veux qu’on puisse me souffleter avec cette préface, si je professe jamais d’autres opinions. » On pourrait demander à M. Dumas ce que faisait à Florence, en 1842, à la cour du grand-duc de Toscane, le futur ami de Garibaldi. M. Dumas, se faisant appeler marquis de la Pailleterie, s’enivrait d’orgueil et de louanges, oubliant, non-seulement ses opinions, mais de plus la Comédie-Française, où l’on étudiait Lorenzino, sans pouvoir obtenir le retour à Paris de son auteur.

Voyant que Louis-Philippe s’obstinait à ne pas l’honorer d’un portefeuille, Dumas lui joua le tour pendable de composer un drame intitulé Napoléon Bonaparte.

« Ici, dit Mirecourt, commence la collaboration occulte. M. Dumas fait travailler les hommes de lettres ses confrères, et s’attribue toute la gloire du travail. Seul il signe le Napoléon, quand Cordelier-Delanoue, en est avec lui, et plus que lui, l’auteur. Seul il signe Charles VII, dont Gérard de Nerval et Théophile Gautier lui ont livré les cinq actes au grand complet. Seul il signe Antony, pièce due à la collaboration d’Émile Souvestre. »

Nous ne voulons pas suivre l’auteur des Contemporains dans le procès qu’il fait à Dumas : le Grand Dictionnaire n’aime pas médire, surtout d’une brave nature comme celle de Dumas.

Le bon côté de cette nature, c’était de n’avoir point de rancune. Il chercha donc à se réconcilier avec Louis-Philippe. Se trouvant un jour dans les galeries de Versailles au moment où le roi passait, il courut à sa rencontre et se prosterna tout d’une pièce. Louis-Philippe se laissa fléchir, se pencha vers le prosterné, lui saisit le bout de l’oreille et le releva devant toute la cour, en lui disant, d’un ton moitié paterne, moitié railleur : < Grand collégien ! » Trois mois après, on décorait M— Dumas comme auteur de l’Histoire des régiments. M. de Mirecourt raconte à ce sujet d’autres incidents qui nous paraissent dénués de vraisemblance. Louis-Philippe était trop habile politique pour traiter si cavalièrement un homme de l’importance de M. Dumas ; il savait transiger même avec les personnes qu’il n’aimait pas, toutes les fois qu’il pouvait retirer quelque bénéfice de ses transactions. M. Dumas était intimement lié avec le duc d’Orléans. « C’est ce dernier, dit M. de Mirecourt, qui posta l’auteur d’Antony sur le passage du roi. On assure que le jeune prince répondit un jour à des personnes qui lui conseillaient de ne plus recevoir Alexandre Dumas : « Que voulez-vous ? Il m’amuse. » « Quelques mois plus tard, le célébra romancier ayant eu l’étourderie de conduire Mlle Ida Ferrier à un bal chez le duc d’Orléans, le prince s’approcha du couple : « Il est entendu, mon cher Dumas, lui dit-il, que vous n’avez pu me présenter que votre femme. » Ces paroles renfermaient un ordre exprès, dont l’inexécution eût été suivie d’une disgrâce. Le mariage eut lieu. Toute la littérature y fut conviée. Chateaubriand daigna servir de témoin au marié, qui se fit appeler plus que jamais marquis de la Pailleterie. Mme la marquise et son époux dépensaient gros pour soutenir l’éclat de leur noblesse. Ils ne furent ni économes ni sages. Bientôt une séparation devint nécessaire, et la marquise alla vivre à Florence ; Dumas avait sans cesse les hommes de chicane à ses trousses. Voici à ce propos une excellente histoire qui date de cette époque et que raconte M. de Mirecourt :

« Un huissier de province, n’ayant pu réussir dans sa petite ville, ne fut pas plus heureux à Paris, où il avait cherché refuge. Il mourut de chagrin et de misère dans un pauvre logement de la rue Cadet. Les voisins furent obligés de faire une collecte et de s’adresser aux notables du quartier pour obtenir la somme nécessaire aux frais du convoi. Naturellement Alexandre Dumas se trouvait en tête de la liste des personnes auxquelles on pouvait avoir recours. On se présente chez lui. Sans s’informer des droits du défunt à sa commisération, il ouvre son secrétaire et donne quinze francs. « Ah ! monsieur Dumas, dit l’individu chargé de la collecte, si tout le monde se montrait aussi généreux que vous, nous pourrions avoir un convoi de deuxième classe, et ce serait plus convenable, car ce pauvre M… a longtemps exercé les fonctions d’huissier. — Peste ! c’est donc un huissier qu’on enterre ? Tenez ! tenez ! voici quinze autres francs… tâchez d’en faire enterrer deux ! »

Une fois orné du ruban rouge, Alexandre Dumas dirigea ses regards vers l’Institut.

À la mort de Casimir Delavigne, qui laissait deux places vacantes, l’une à l’Académie, l’autre à la bibliothèque de Fontainebleau, M. Dumas estima que la première lui revenait de droit, et que la seconde irait merveilleusement à son fils. Ses prétentions à la bibliothèque échouent les premières. M. Dumas envoie alors au Siècle la lettre suivante : « Plusieurs journaux ont annoncé que j’avais sollicité et obtenu la place de bibliothécaire à Fontainebleau. Veuillez, je vous prie, démentir cette nouvelle, qui n’a aucun fondement. Si j’avais ambitionné un des fauteuils que l’illustre auteur des Messéniennes et de l’École des Vieillards a laissés vacants, c’eût été seulement son fauteuil académique. »

Après la mort du duc d’Orléans, M. Dumas parvint à se faire bien venir du duc de Montpensier, qu’il accompagna en Espagne, en qualité d’historiographe, lors du mariage de ce prince. Un peu plus tard, on mit à sa disposition le Véloce, bâtiment à vapeur de l’État qui transporta en Afrique le célèbre romancier. À son retour en France, il obtenait le privilège du Théâtre-Historique, qui devait d’abord porter le titre de Théâtre Montpensier. « Prends garde, Montpensier ! avait dit Louis-Philippe. Tu n’es pas riche. Donne-toi, si bon te semble, la fantaisie d’un théâtre ; mais songe qu’il n’est pas permis à un prince de la famille royale de faire banqueroute. » Le duc retira sa parole.

La révolution de 1848 éclata. M. Dumas fonda la Liberté et le Mois, journaux qui n’eurent qu’une existence éphémère. Plus tard, le châtelain qui, dans son fol orgueil, avait bâti Monte-Cristo, se réfugia en Belgique pour échapper à de graves embarras financiers. Il créa à son retour le journal le Mousquetaire, appelé depuis le Monte-Cristo. Il publia ses Mémoires, chef-d’œuvre d’égotisme ; des Causeries, etc., etc. Puis il devint l’ami de Garibaldi, et s’imagina, de bonne foi, avoir contribué à la délivrance du royaume de Naples. Il est vrai qu’après avoir pris la Sicile il est venu tout simplement faire des conférences publiques au théâtre Saint-Germain et au grand Théâtre-Parisien.

M. Dumas, doué d’une imagination vive et d’une facilité de style incroyable, est, sans contredit, le premier amuseur du siècle, et, cependant nous croyons que ce sont les parties de son œuvre qui ont le moins réussi auprès des masses qui feront vivre le nom de leur auteur. Doué d’une activité et d’une organisation exceptionnelles, il peut passer pour le juif errant de la littérature et de son époque. Il marche, marche toujours, glisse parfois, mais se relève, grâce à une étincelle de sincérité et de cœur que tous ses travers n’ont pu éteindre. Il a triomphé dans son procès avec les directeurs de la Presse et du Constitutionnel (1847), procès qui prouvait ce fait que M. Dumas s’était engagé envers ces journaux à produire par année plus de volumes que n’en pourrait copier le plus habile expéditionnaire. Les critiques de M. de Mirecourt, l’exploitation bien prouvée à laquelle il a eu recours envers certains de ses collaborateurs, rien n’a prévalu contre la popularité d’Alexandre Dumas, et, ajoutons, contre l’honnêteté de son caractère. Les fautes de cet homme ont quelque chose d’enfantin, qui, à la longue, désarme les ennemis les plus acharnés. Il a gagné des millions, mais sa poche est un tonneau des Danaïdes, mais son cœur s’émeut à l’aspect d’une misère ! Il lui a été beaucoup pardonné, parce qu’il a beaucoup donné. S’il avait pu contenir la fougue de sa nature, il aurait écrit des chefs-d’œuvre ; il a dépensé son génie en détail !

Pour bien faire connaître M. Dumas, nous ne pouvons mieux faire que d’emprunter à la Revue des Deux-Mondes le portrait suivant : « M. Dumas est une des plus curieuses expressions de l’époque actuelle. Passionné par tempérament, rusé par instinct, courageux par vanité, bon de cœur, faible de raison, imprévoyant de caractère, c’est tout Antony pour l’amour, c’est presque Richard pour l’ambition, ce ne sera jamais Sentinelli pour la vengeance. Superstitieux quand il pense, religieux quand il écrit, sceptique quand il parle, nègre d’origine et Français de naissance, il est léger même dans ses plus fougueuses ardeurs ; son sang est une lave, sa pensée une étincelle ; l’être le moins logicien qui soit, le plus anti-musical que je connaisse, menteur en sa qualité de poète, avide en sa qualité d’artiste, généreux parce qu’il est artiste et poète ; trop libéral en amitié, trop despote en amour, vain comme une femme, ferme comme un homme, égoïste comme Dieu ; franc avec indiscrétion, obligeant sans discernement, oublieux jusqu’à l’insouciance, vagabond de corps et d’âme, cosmopolite par goût, patriote d’opinion, riche en illusions et en caprices, pauvre de sagesse et d’expérience ; gai d’esprit, médisant de langage, spirituel d’à-propos ; don Juan la nuit, Alcibiade le jour ; véritable protée échappant à tous et à lui-même ; aussi aimable par ses défauts que par ses qualités ; plus séduisant par ses vices que par ses vertus : voilà Dumas tel. qu’on l’aime, tel qu’il est, ou du moins tel qu’il me paraît en ce moment ; car, obligé de l’évoquer pour le peindre, je n’ose affirmer qu’en face du fantôme qui pose devant moi je ne sois pas sous quelque charme magique ou sous quelque magnétique influence. » À côté de cette appréciation, qui, par le choc des antithèses accumulées comme à plaisir, étourdit le lecteur et ne lui laisse pas, pour ainsi dire, le temps de se former une opinion bien nette, sinon du caractère, au moins du talent littéraire d’Alexandre Dumas, nous en placerons une autre, qui paraîtra peut-être trop sévère à quelques-uns de nos lecteurs, tandis que d’autres, en revanche, la trouveront trop indulgente. Nous croyons, pour notre compte, que c’est, de tous les jugements, celui qui résume le plus impartialement les qualités et les défauts de l’auteur d’Antony. C’est à M. Nettement que nous l’empruntons : « Un caractère aventureux dans une destinée d’aventurier, tel est toujours l’idéal de M. Alexandre Dumas, qui aime à mettre l’individu aux prises avec la société, et à donner l’avantage à la force individuelle contre l’autorité sociale. Ce type lui est d’abord apparu sous les traits de Saint-Mégrin, dans son drame de Henri III ; puis, quand il a cédé à l’influence transitoire de la passion révolutionnaire, sous les traits de Robespierre dans l’histoire, d’Antony dans le drame ; dès que la passion de 1830 est refroidie, on voit reparaître dans ses ouvrages toute une famille de personnages dont Saint-Mégrin est l’aîné, intelligences avisées et pleines de ressources, caractères sans peur et sans scrupules, poignets vigoureux, beaux joueurs qui se font place dans le monde à la pointe de l’esprit et de l’épée : Saint-Mégrin dans Henri III ; d’Artagnan, dans les Mousquetaires ; Bussy, dans la Dame de Montsoreau. Puis le même type, après avoir traversé la Reine Margot, s’agrandit jusqu’à prendre des proportions féeriques et devient, dans le Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès, cet homme supérieur à la société tout entière, et à qui, comme il le dit lui-même, « Dieu n’a rien à refuser… » Sans doute, M. Dumas est un remarquable conteur ; il sait intéresser le lecteur par les qualités d’une imagination brillante qui, au don heureux de l’invention dramatique, joint la verve, l’action, la rapidité du récit, l’agilité d’un style qui court à son but et s’arrête peu pour décrire, encore moins pour prouver, car l’auteur n’a pas de systèmes ; mais cependant, avec tous ces avantages, ses succès n’auraient pas été aussi grands s’il ne s’était pas servi de ces trois mobiles : la glorification de la personnalité humaine, les peintures hardies qui troublent les sens, les lieux communs du scepticisme voltairien. Il remplace par ces trois torts une qualité littéraire qui manque à tous ses écrits, la maturité qui donne la réflexion. Ses romans, agréables par les grâces qui naissent d’une génération spontanée, pèchent par l’incohérence du plan, l’invraisemblance des situations, le défaut de suite des caractères, résultat de l’absence de réflexion. Si le bruit et le mouvement n’y manquent pas, la vérité, l’harmonie, la raison y manquent presque toujours. Par suite do cette même habitude d’improvisation, son style, semblable à ces plantes éphémères qui naissent à la surface du sol, n’a ni couleur ni caractère ; il est ordinairement naturel et assez prompt, mais il est sans force, parce que la pensée dont il est l’expression n’a point de racine ; il est au style des grands écrivains ce que la lithographie est à la gravure. »

M. Dumas était depuis 1837 chevalier do l’ordre de Léopold (Belgique). Comme on trouvera dans le Grand Dictionnaire l’analyse des pièces et des romans célèbres de cet auteur, nous nous bornerons à donner ici une liste très-abrégée des œuvres sans nombre de M. Dumas. Littérature : Dévouement de Lamoignon de Malesherbes (1820, 1 vol. in-8o) ; Élégie sur la mort du général Foy (1825, l vol. in-8o) ; Canaris, dithyrambe (1825, in-12) ; Nouvelles contemporaines (1826, 1 vol. in-12) ; Gaule et France (l vol.) ; Madame et la Vendée (1832), ouvrage légitimiste ; Isabelle de Bavière (1835) ; Souvenirs d’Antony (1835) ; la Salle d’armes(1838) ; le Capitaine Paul (1838) ; les Crimes célèbres (1839 et suiv., 15 vol.) ; Acté (1839) ; Pauline ; les Impressions de voyage (ouvrage qui obtint beaucoup de succès en 1836) ; le Chevalier d’Harmental ; Sylvandire ; Gabriel Lambert ; Amaury ; Fernande ; une Fille du régent ; les Frères corses ; Louis XIV et son siècle ; le Chevalier de Maison-Rouge ; la Dame de Montsoreau ; les Deux Dianes ; le Collier de la reine ; les Trois mousquetaires ; le Comte de Monte-Cristo ; la Reine Margot ; Isaac Laquedem (ce roman parut d’abord en feuilletons dans le Constitutionnel. Épouvanté de voir mettre en scène le Christ et la Vierge au début du livre, le directeur du journal biffa les chapitres profanateurs ; M. Dumas s’obstinant à vouloir rétablir les pages supprimées, le Constitutionnel s’adressa aux tribunaux, et l’œuvre sacrilège fut suspendue). Citons encore le Pasteur d’Ashbourn (roman publié dans le journal le Pays, et copié littéralement d’une traduction, faite par Mme de Montolieu, d’un ouvrage allemand d’Auguste Lafontaine, intitulé : Nouveaux tableaux de famille ou Vie d’un pauvre ministre de village et de ses enfants (le seul travail de M. Dumas fut de changer les noms allemands en noms anglais) ; Ange Pitou (écrit, dit-on, par M. Maquet, et pillé dans l’Histoire de la Révolution de M. Villiaumé) ; les Compagnons de Jéhu ; les Louves de Machecoul ; les Mémoires d’Horace ; les Mémoires de Garibaldi, etc., etc. — Théâtre : Henri III ; Christine ; Antony ; Charles VII chez ses grands vassaux ; Napoléon Bonaparte ; Térésa ; le Mari de la veuve ; la Tour de Nesle, dont M. Frédéric Gaillardet réclama avec succès la paternité. M. Jules Janin a écrit la tirade des grandes dames ; Angèle ; la Vénitienne ; le Fils de l’émigré ; Catherine Howard ; Don Juan de Marana ; Kean ou Désordre et génie, avec Théaulon et de Courcy (Variétés, 31 août 1836) : M. Dumas niait naguère, en 1867, qu’il eût eu des collaborateurs pour cet ouvrage ; il affirmait que Théaulon n’avait touché un droit que pour lui avoir cédé le pas, ayant traité le même sujet ; Mme Théaulon, dans une lettre fort digne, a rappelé que son mari n’acceptait jamais d’argent pour une pièce à laquelle il n’avait pas travaillé ; Piquillo, opéra-comique, musique de Monpou ; Caligula, tragédie (les répétitions furent longues et très-orageuses : l’auteur avait donné des ordres pour introduire des chevaux sur le théâtre, et il fallut toute l’énergie de M. Védel pour que les prescriptions formelles du directeur de la Comédie-Française fussent respectées ; le prologue était charmant) ; Paul Jones, drame en cinq actes ; Mademoiselle de Belle-Isle ; Léo Burckard (signé Gérard de Nerval) ; le Marquis de Brunoy ; Bathilde ; le Mariage au tambour ; Louise Bernard ; Jarvis l’honnête homme ; Sylvandire ; Échec et mat (signé Octave Feuillet et Paul Bocage) ; Jeannie le Breton (signé Eugène Bourgeois) ; un Mariage sous Louis XV (la première scène, entre la comtesse et Lisette, est la copie littérale d’une scène de la Surprise de l’amour, de Marivaux) ; Lorenzino ; Halifax ; les Demoiselles de Saint—Cyr ; le Laird de Dumbreky ; les Mousquetaires ; la Reine Margot ; le Chevalier de Maison-Rouge ; la Jeunesse des mousquetaires ; Monte-Cristo ; le Chevalier d’Harmental ; Hamlet ; Catilina ; le Comte Hermann ; Urbain Grandier ; le Cachemire vert ; la Chasse au châtre ; la Barrière de Clichy ; Romulus (pris tout entier dans un épisode du premier volume du Village de Lobenstein, roman d’Auguste Lafontaine, le Marbrier ; la Conscience (imitation d’une trilogie d’Iffland) ; les Gardes forestiers ; le Verrou de la reine ; l’Invitation à la valse (un acte fort joli, représenté au Gymnase en 1859) ; l’Honneur est satisfait ; les Mohicans de Paris, défendus par la censure. À ce sujet, l’auteur écrivit à l’empereur dans des termes qui réjouirent beaucoup ses ennemis. Voici la liste des collaborateurs principaux de M. Dumas : Anicet-Bourgeois, Hippolyte Auger, Paul Bocage, Brunswick, de Leuven, Fiorentino, Gérard de Nerval, Auguste Maquet, Eugène Nus, Emile Souvestre, Octave Feuillet, Paul Meurice, Louis Couailhao, etc., etc.


DUMAS (Alexandre), fils naturel du précédent, romancier et auteur dramatique du premier ordre, né à Paris le 29 juillet 1824. Comme son père, cet auteur mérite plus qu’une simple notice biographique. Se borner, en parlant de lui, à donner quelques dates, à rapporter la liste de ses principales œuvres, ce serait faire trop peu pour les contemporains comme pour la postérité. Il faut l’étudier tout ensemble au triple point de vue biographique, littéraire et, disons-le, même au point de vue philosophique, car en M. Dumas fils il n’y a pas seulement un grand homme et un grand artiste, il y a encore un penseur profond, un véritable moraliste.

Voyons l’homme d’abord. D’ailleurs, étudier la vie de M. Dumas, c’est déjà parler de ses œuvres et de ses idées, car ses romans et ses pièces de théâtre sont l’histoire de sa vie et de ses réflexions. Prenez les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau, vous aurez son enfance ; prenez les deux premiers actes de la Dame aux camélias, les principales scènes de Diane de Lys, du Demi-Monde, du Père prodigue, de l’Ami des femmes, vous aurez les principaux épisodes de sa vie, racontés par lui-même d’une manière impersonnelle et idéalisée, pour ainsi dire.

« Le 29 juillet 1824, tandis que le duc de Montpensier venait au monde, il me naissait, à moi, un duc de Chartres, place des Italiens, n° 1. » Dumas Ier, qui a écrit cette phrase dans ses Mémoires, « daigna permettre, ajoute M. de Mirecourt, que son duc de Chartres fût présenté au baptême sous le nom d’Alexandre. Il paya les mois de nourrice et la pension de sevrage. » Dès l’âge de sept ans, l’enfant fut mis en pension chez M. Vauthier, Montagne-Sainte-Geneviève. À neuf ans, il entra chez M. Goubaux, ami et collaborateur de son père, depuis fondateur du collège Chaptal et alors directeur de la pension Saint-Victor, qui était une des plus importantes et des plus indisciplinées de Paris. M. Goubaux n’en était pas moins un très-honnête homme. Un jour, nous tenons cette anecdote de M. Dumas fils lui-même, on avait annoncé que Dumas père était mort dans un voyage qu’il faisait en Sicile ; M. Goubaux fit appeler son jeune pensionnaire et lui dit que, si la triste nouvelle se confirmait, il pouvait dès lors se considérer comme de sa famille. Les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau contiennent une peinture presque photographique de cette pension Saint-Victor, dans laquelle le jeune Dumas fit son premier apprentissage de la vie. Beaucoup de détails, nous pouvons l’affirmer, sont authentiques. Il n’est pas inutile, quand on veut connaître et comprendre un écrivain, et surtout un écrivain moraliste, de remonter jusqu’à son enfance pour y rechercher les premières images qui frappèrent son esprit, les premières impressions qui se gravèrent dans son cœur. Or on trouvera dans l’introduction de ce roman certains tableaux trop nets et trop simples pour n’être pas vrais. Ce modeste atelier de couture où Pierre Clemenceau vient passer ses jeudis, coloriant des images à côté des jeunes apprenties de sa mère, M. Dumas ne l’a pas vu seulement en imagination. Que d’art et, cependant, que de fidélité et de sincérité dans toutes ces peintures ! Ces persécutions que font subir des enfants à un camarade plus jeune qu’eux, pour une faute qui n’est pas la sienne et qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, leur cruauté persévérante et les angoisses de ce pauvre enfant, tourmenté entre son amour instinctif, invincible pour sa mère, et les réflexions étranges que ses jeunes persécuteurs l’amènent à faire sur sa naissance, tout cela encore est, dans le détail, d’une précision trop frappante pour être œuvre de pure invention. Voulez-vous savoir pourquoi notre auteur s’est attaché plus tard à telle étude de mœurs, pourquoi il est revenu, à plusieurs reprises, sur certaines questions sociales et morales, pourquoi il a débattu ces questions avec tant d’éloquence et de conviction ? relisez ces premières pages de l’Affaire Clemenceau. Vous y verrez que ces problèmes, qu’il veut résoudre homme, il se les était posés à demi étant enfant ; et alors vous comprendrez combien est déplacé ce reproche que lui ont fait plusieurs critiques à courte vue, d’avoir choisi avec insistance, pour les transporter au théâtre, des sujets scabreux, des situations équivoques. Choisi ! on ne choisit pas son genre, quand on est vraiment artiste ; on accepte ce qui s’impose à vous, par le tempérament, le temps et le milieu ; on peint ce qu’on a vu, ce qu’on a senti, ce qui vous obsède. Est-ce que Raphaël s’est dit:Je mettrai de la lumière dans mes tableaux; et Rembrandt:J’y mettrai le clair-obscur, j’aime mieux ce genre. Ils ont peint le ciel de leur pays, les hommes et les femmes qu’ils voyaient, et ils ont bien fait. Si, d’ailleurs, M. Dumas avait traité de parti-pris les questions brûlâmes, pour se faire une spécialité et pour le seul attrait du scandale, à coup sûr il n’aurait jamais obtenu qu’un succès éphémère; il ne nous aurait jamais tiré de larmes. Quand on ne cherche qu’à chatouiller les sens, on n’arrive pas à faire battre le cœur.

Mais revenons à la biographie. Plus heureux que Pierre Clémenceau, Dumas fils avait pour père un honnête homme qui n’hésita pas à lui donner son nom, ou du moins qui ne se fit pas longtemps prier, si nous en croyons l’anecdote suivante, racontée par Mirecourt : « Un jour, on surprit l’enfant absorbé dans la lecture d’un volume qu’il sembla vouloir cacher lorsqu’on s’approcha de lui. C’était le fameux livre qui a pour titre Émile. « Ah ! diable, fit M. Dumas père, est-ce que tu trouves de l’intérêt à cela, toi ? — Beaucoup, répondit Alexandre avec une assurance qu’on ne lui avait jamais connue. — Peste !… tu vas me dire alors tes impressions. — Je trouve qu’Émile a du courage. — Vraiment, tu trouves cela ? — Oui, certes. Quand un père refuse de vous donner son nom… — Eh bien ? — Il faut le prendre. — Quel gaillard !… Alors tu veux porter le mien quand même, c’est clair. Prends-le tout de suite, et n’en parlons plus. »

En 1839, Dumas fils, âgé de quinze ans, quitta l’institution Goubaux pour entrer chez M. Hénon, qui tenait un petit pensionnat avec répétitions du collège Bourbon, rue de Courcelles. Ce changement avait pour cause la santé toujours mauvaise de l’enfant. Il suivit les cours du collège : les premiers prix lui échurent. Le biographe déjà cité raconte même une jolie fête donnée par Mme Mélanie Waldor en l’honneur du jeune Dumas, lauréat du concours général. « Notre vainqueur eut un esprit d’ange ; toutes les dames le comblèrent de cajoleries et de félicitations gracieuses. Il avait alors dix-sept ans, beaucoup d’assurance, une belle tète, dégagée des sombres nuances éthiopiennes, et ne conservant qu’une teinte créole imperceptible. Véritablement, il fut le héros de la fête. »

En 1841, il sortit tout à fait de pension. Pendant six mois, il vécut avec son père ; après quoi, à dix-huit ans, il vécut seul. « Pendant ces premières années de liberté, mes goûts, dit M. Dumas fils qui parle, étaient extrêmement modestes, mes dépenses des plus modérées. Mon ambition était d’être employé dans un ministère. Une sous-bibliothèque aurait comblé tous mes vœux. » La vie bruyante et la grande renommée de son père l’entraînèrent assez loin de ces paisibles rêves et, peu à peu, il fit ce qu’il voyait faire autour de lui, des dettes. Heureusement, la nature du jeune homme valait mieux que l’éducation qu’il recevait ; il se forma et se transforma seul, et sut même trouver dans son cœur les choses les plus délicates pour excuser son père de sa trop grande indulgence à son égard. Voici ce qu’il fait dire au Père prodigue, dans la pièce qui porte ce nom, et ce père, tout le monde le comprend, c’est le sien :

« Tout a une raison, même les choses déraisonnables, et si je t’ai élevé d’une certaine manière, c’est que, moi, j’avais souffert d’un autre genre d’éducation. Devais-je te condamner à la vie que j’avais menée et qui m’avait si souvent ennuyé ?… J’ai obéi à ma nature ; je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter ; j’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect. Je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai ; mais je ne la savais pas… Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. Les puritains se croient en droit de blâmer cette trop grande intimité ; laissons-les dire. Nous y avons perdu, à ce qu’il paraît, quelques centaines de mille francs ; mais nous y avons gagné de pouvoir compter, toi sur moi, moi sur toi, et d’être toujours prêts à nous faire tuer l’un pour l’autre. C est le plus important entre un père et un fils. »

Il est touchant de voir avec quelle délicatesse le fils s’efforce ainsi de plaider les circonstances atténuantes, ne dissimulant jamais les défauts de son père, mais les montrant de manière à faire ressortir en même temps ses grandes qualités incontestables, une haute imagination, une générosité chevaleresque et, mieux encore, une affection paternelle capable d’aller jusqu’au dévouement.

Au bout de quelques années de cette vie incertaine, qu’il avait menée « par laisser-aller, par imitation, par oisiveté », dit-il, plutôt que par goût, et « après un certain nombre d’excursions à travers toutes sortes de mondes dont il devait plus tard établir la topographie, M. Dumas fils se trouve, tout compte fait, en face de 50, 000 francs de dettes, sans parler des intérêts et des frais, ce qui était énorme à cette époque, surtout pour un garçon de vingt et un ans, qui n’avait ni patrimoine à attendre, ni carrière à suivre. Ce petit incident, ajoute-t-il lui-même, avec une modestie sincère mais excessive, décida de ma vocation, et, comme je ne savais rien faire, je fis de la littérature. >

C’est que, probablement, il était né pour en faire. Avec l’exemple de son père, avec son propre talent et les influences du milieu où il vivait, ce qui eût été étonnant, c’est qu’il n’eût pas écrit. Du reste, ni le public ni lui n’ont à regretter cet incident, et, si vraiment ce fut un hasard qui le rendit auteur, ce hasard fut heureux : felix culpa. Sa première publication était un petit recueil de poésies intitulé : les Péchés de jeunesse, livre « plein de candeur et d’inexpérience, » qui fit peu de bruit. Il avait composé aussi, vers la même époque (1845), une petite pièce en un acte et en vers, le Bijou de la reine, qui fut jouée à l’hôtel Castellane. Après avoir accompagné son père dans son voyage en Espagne et en Afrique, il écrivit un roman déjà bien supérieur à son premier ouvrage : les Aventures de quatre femmes et d’un perroquet. Le plan, comme le style, rappelait la manière de Dumas père. Le livre fut lu et acheté. Cependant l’auteur comprit qu’il s’était trompé de voie. Ne se sentant pas « cette brillante imagination dont son nom seul éveillait l’idée, il rompit avec l’imitation de la manière paternelle et chercha le succès dans la volonté de l’observation et l’exactitude des peintures… » (Vapereau.) Il étudia profondément le monde du côté où il se présentait à ses regards. « Il s’écouta vivre, dit Mirecourt, et chercha la science du cœur humain, non-seulement dans les fautes et les passions d’autrui, mais dans ses propres passions et dans ses propres fautes… Depuis la Dame aux camélias jusqu’au Demi-monde, on peut dire qu’il a vécu toutes ses œuvres. » Nous n’avons pas ici à faire l’analyse ou la critique de la Dame aux camélias et des autres grandes œuvres de M. Dumas, qui ont été jugées à leur place (v. Dame aux camélias) : nous n’avons à tirer de ce roman et des autres que ce qu’ils peuvent renfermer d’instructif pour la biographie de l’auteur. Or, l’auteur ne nous cache pas que Marguerite Gautier, qui ne porta jamais de son vivant le surnom de Dame aux camélias, s’appelait, dans la réalité, Alphonsine Plessis, nom qu’elle avait transformé, pour l’oreille, en celui de Marie Duplessis. « Elle était grande, dit-il lui-même quelque part, très-mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage ; elle avait la tête petite, de longs yeux d’émail, comme une Japonaise, mais vifs et fins, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde… Elle avait été fille de ferme… Théophile Gautier lui consacra quelques lignes d’oraison funèbre à travers lesquelles on voyait s’échapper dans le bleu cette aimable petite âme que devait, comme quelques autres, immortaliser le péché d’amour. » (Préface de la Dame aux camélias.) Voici quelques fragments de cette oraison funèbre : « Marie Duplessis était née paysanne, par là-bas quelque part en Normandie, à ce que l’on assure ; mais le moyen que de si jolis petits pieds restassent emprisonnés dans de lourds sabots ; ils appelaient le satin, et le satin ne se fit pas prier pour venir, lui qui chausse à regret tant de vilaines pattes à faire rougir la reine Pédauque. La rude toile bise du ménage rustique eût écorché cet épiderme de camélia, fait pour la toile de Hollande, la batiste et les dentelles ; les diamants serpentèrent d’eux-mêmes en rivière autour de ce cou blanc et frêle, et sur cette poitrine transparente… Il est si difficile de rester pauvre, à une paysanne que la nature a eu l’inhumanité de faire grande dame !… Elle eût été laide, elle ne serait peut-être pas morte ; elle serait restée dans son village, occupée de quelque honnête travail, à respirer l’air pur, à boire du lait sans mélange, à se promener dans les grandes herbes des prairies ; mais le luxe cherche la beauté comme l’aimant cherche le nord… » M. Dumas nous apprend que cette mort eut lieu en 1847, et que Marie Duplessis avait alors vingt-trois ans. Il l’avait vue pour la première fois en 1844 ; le roman parut en 1848 ; la pièce fut jouée en 1852 (2 février, Vaudeville). Marie Duplessis n’avait pas eu toutes les aventures pathétiques de Marguerite Gautier ; mais l’auteur nous dit qu’elle était capable de les avoir et que, s’il eût voulu, elle aurait poussé le dévouement aussi loin. « Elle n’a pu jouer, à son grand regret, ajoute-t-il, que le premier et le deuxième acte. »

La Dame aux camélias avait déjà obtenu, sous forme de volume, non pas seulement « un assez beau succès de cabinet de lecture, » comme le disait dans l’Encyclopédie moderne, sans penser à mal, M. Henri Rochefort, aujourd’hui sincère admirateur de Dumas fils, mais un vrai succès consacré par la critique, confirmé par le public et par un public sérieux. On sentit une intention marquée de moralité au fond de ce roman, que l’on disait d’abord immoral ; on s’étonna de voir quel amour sincère du bien ce jeune écrivain portait jusque dans la peinture du mal ; on comprit enfin qu’il y avait dans cette œuvre nouvelle plus qu’un grand talent, qu’il y avait un grand cœur.

À dater de cette époque, l’auteur de la Dame aux camélias n’eut rien à envier à la renommée de son père, qu’il avait presque égalée en un jour. Ajoutons, à la gloire de M. Dumas père, qu’il se réjouit plus que tout autre du succès de celui qu’il appelait spirituellement « son meilleur ouvrage. >

La même année (1843), M. Dumas fils avait fait représenter un petit drame lyrique, Atala et Chactas (musique de Varney), sur le théâtre que dirigeait son père. Montaubry chantait le rôle de ténor. Mais, ne se sentant pas encore la vocation dramatique, M. Dumas fils revint au roman et aborda le feuilleton ; il rédigea, dans la Presse, des courriers de Paris très-remarqués et connus sous le nom de Lettres d’un provincial. Ses principaux romans furent, après la Dame aux camélias, le Docteur Servans, Césarine, le Roman d’une femme (1849), ouvrage de valeur ; Trois hommes forts, Tristan le Roux, le Régent Mustel, la Vie à vingt ans, Diane de Lys (1851). Ce dernier roman, comme la Dame aux camélias, serait pris sur nature et tiré de la vie de l’auteur, s’il faut en croire la chronique. « Une très-grande dame, épouse d’un diplomate hyperboréen, » aurait été le modèle qui inspira à M. Dumas l’aristocratique figure de sa Diane de Lys ou la Dame aux perles, si élégante, si gracieuse, si riche d’esprit et de cœur. Le voyage à travers l’Allemagne et la Russie, à la poursuite de la belle étrangère, enlevée subitement par un mari importun, serait encore de l’histoire et non du roman. On trouvera, d’ailleurs, dans le caractère de Paul Aubry, certains traits qui rappellent celui d’Armand Duval, de la Dame aux camélias, c’est-à-dire qui sont empruntés au caractère même de l’auteur. Le langage que tient Paul Aubry dans le salon de la comtesse de Lys n’est-il pas, en effet, tout semblable à celui que tenait Armand dans le boudoir de Marguerite Gautier ? Ne parle-t-il pas toujours avec le même ton ému et touchant de dévouement, d’attachement pur, « d’amour profond et éternel ? »

C’est après avoir écrit Diane de Lys que M. Dumas fils, sur le conseil, dit-on, d’Antony Béraud, vieil ami de son père, songea à transporter sur la scène ses principaux romans, et tout d’abord celui de la Dame aux camélias. Antony Béraud aurait même tracé une sorte de canevas, sinon de scénario complet, dont M. Dumas ne garda pas une ligne, mais dont il fut si reconnaissant à Béraud, qu’il l’obligea, par un excès de délicatesse, à toucher moitié des droits d’auteur. La pièce ne fut pas jouée sans obstacles. Acceptée au Vaudeville par M. Bouffé, grâce à un comédien, Hipp. Worms ; en vain protégée par Jules Janin, Gozlan et Émile Augior, « qui lui signèrent un brevet de vertu, » la Dame aux camélias ne put trouver grâce devant M. Léon Faucher, alors ministre de l’intérieur, et il fallut que l’auteur attendît l’arrivée au pouvoir de M. de Morny (1852). Le lendemain de la première représentation, il écrivit à son père, alors réfugié à Bruxelles : « Grand succès !… Des fleurs, des bravos… Je croyais assister à l’une de tes pièces. » Encouragé par ce premier triomphe, il se hâta de convertir aussi Diane de Lys en pièce. Elle fut arrêtée encore par la censure ; mais un nouveau protecteur, le prince Napoléon, leva les obstacles, et tout Paris put applaudir Dumas fils au Gymnase (15 novembre 1853). Ces deux premières pièces furent faites très-vite, l’auteur l’avoue lui-même. La première fut écrite en une ou deux semaines, par besoin d’argent ; mais, à partir de la deuxième, la majeure partie de ses dettes étant payée, l’auteur put s’accorder les loisirs laborieux et les calmes jouissances du véritable artiste. Sa troisième pièce, le Demi-monde (20 mai 1855), destinée d’abord, un peu malgré lui, à la Comédie-Française, lui coûta onze mois de travail assidu. On trouvera dans la préface le récit des petits artifices auxquels l’auteur eut recours pour rendre sa pièce à M. Montigny et pour l’arracher au Théâtre-Français, alors gouverné despotiquement par Rachel. Le fond est encore emprunté à la vie de l’auteur ; nous tenons à le constater, non pour le plaisir de donner un renseignement de plus ou de faire pénétrer plus avant le lecteur dans la vie privée de M. Dumas, mais parce que cette habitude persistante de porter sur la scène ses propres aventures est chez lui un procédé artistique qui entre pour une part dans l’originalité de son talent. Olivier de Jalin, quoique l’auteur nous avertisse que ce personnage est le portrait du jeune comte qui avait déjà posé pour Gaston de Rieux et pour Maximilien, est encore de la famille des héros de ses pièces précédentes. C’est encore un cœur délicat et sensible au plus haut point, épris do pureté et d’innocence, une conscience droite et fière qui s’indigne de voir le mal en autrui parce qu’elle ne le trouve pas en elle-même. Si le hasard a placé cet Alceste moderne dans un milieu où la morale est peu respectée, il s’efforce, au lieu d’en sortir, d’y exercer une salutaire influence ; il s’y fait le protecteur d’une enfant innocente et généreuse, que la contagion des mauvais exemptes allait bientôt atteindre ; il s’y fait l’ennemi déclaré d’une intrigante qui est sur le point de tromper un honnête homme. Il sauve Marcelle et démasque Suzanne d’Ange. Peu nous importe que cette Suzanne se soit appelée Mme Adriani, comme nous le révèle Mirecourt après Dumas père ; ce qui nous intéresse, c’est le rôle, c’est le caractère lui-même tracé de main de maître, copié sur nature, — nous le voyons bien sans qu’on nous le dise, — et pourtant créé, tant il a de relief et d’expression. Le mot qui sert de titre à la pièce prendra place dans le dictionnaire de l’Académie ; mieux encore, dans la langue. Seulement, il faut avoir soin de bien comprendre le sens précis que l’auteur a voulu lui donner et que le public semble parfois oublier.

« De même, dit M. Dumas, qu’on a donné au sol découvert par Christophe Colomb le nom du navigateur qui n’y est venu qu’après lui, de même on devait donner à ce mot demi-monde une autre signification que celle qu’il a, et ce néologisme, que j’étais fier d’introduire dans la langue française, si hospitalière au XIXe siècle, sert à désigner, par l’erreur ou par l’insouciance de ceux qui