Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Danton (georges-jacques)

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 1p. 92-95).

DANTON (Georges-Jacques), illustre conventionnel, né à Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759, fils d’un procureur au bailliage de cette ville, mort le 5 avril 1794.

Nous sommes ici en présence d’une des plus grandes figures de la Révolution, dont la mémoire, longtemps décriée pendant la longue réaction qui a suivi l’époque héroïque, s’est peu à peu dégagée des souillures et commence à nous apparaître enfin dans sa puissante vérité. Sans nous attarder à réfuter en détail les erreurs sans nombre, les inexactitudes et les calomnies qui ont composé pendant si longtemps la biographie de l’illustre révolutionnaire, nous donnerons ici un résumé de sa vie d’après les dernières recherches.

L’enfance de Danton n’eut de remarquable qu’une série d’accidents qui mirent plusieurs fois sa vie en danger. Il grandit à la campagne, dans toute la liberté de la vie de nature. Un taureau échappé lui déchira la lèvre d’un coup de corne. Par une singulière fatalité, un peu plus tard il eut le nez écrasé, à moitié arraché par un autre taureau, contre lequel il s’était avisé de vouloir lutter. Une autre fois il attaqua des porcs, fut terrassé par eux et cruellement mordu ; il paraît même que sa virilité fut un instant compromise. Enfin une petite vérole très-intense acheva de le défigurer, et de lui composer cette puissante laideur dont tous les contemporains nous ont parlé.

Les amis de sa jeunesse et les parents qui ont laissé des notes sur lui entrent dans beaucoup de détails sur cette époque de sa vie, sur son humeur indépendante, sa hardiesse, son amour des exercices violents, sa force, son penchant à l’amitié, etc. Mais notre cadre, on le comprend, ne nous permet pas de reproduire tous ces détails, dont quelques-uns sont bien un peu puérils, il faut en convenir. Nous détacherons seulement une anecdote originale et curieuse.

Danton était en rhétorique au moment du sacre de Louis XVI, en 1775. Le professeur avait donné cette cérémonie comme texte d’amplification. L’écolier, pour mieux se pénétrer de son sujet, prit la résolution hardie de s’échapper de sa pension (c’était à Troyes) et d’aller assister au sacre, afin de voir, disait-il, comment se fait un roi (il montrera un jour comment on les défait). Il confia son projet à quelques condisciples, qui lui prêtèrent leurs petites économies ; il partit, il traversa son pays d’Arcis sans aller voir sa famille, franchit 28 lieues, arriva à Reims, se glissa partout et parvint à assister à toutes les cérémonies du sacre. Il en revint, paraît-il, peu émerveillé, et il se fit pardonner son escapade en brochant le meilleur devoir sur l’auguste cérémonie, dont il faisait les contes les plus amusants à ses camarades.

Après des études assez brillantes, il fut envoyé à Paris pour faire son droit et apprendre la procédure. Suivant la coutume du temps, il entra comme clerc chez un procureur et commença à s’initier aux affaires. C’était alors un garçon jovial, insouciant, déjà pénétré d’idées philosophiques, aimant les plaisirs de son âge, la paume, l’escrime, la natation, exercices où il était de première force, adoré de ses amis pour sa joyeuse humeur, son cœur loyal et sa générosité. Il est bien remarquable d’ailleurs, et bien caractéristique, que tous ceux qui ont vécu dans l’intimité de Danton se sont attachés indissolublement à lui. Le rude tribun exerçait une fascination d’amitié qui ne tenait pas seulement à sa force, à son génie, mais encore à l’excellence de son cœur, l’énergie de ses qualités affectives. Il avait un culte profond pour sa respectable mère ; il adora ses deux femmes ; il aima ses amis jusque dans la mort.

Tout ce qu’on a écrit sur sa prétendue ignorance est d’une fausseté avérée. Outre qu’il avait reçu une instruction classique très-convenable, il lisait beaucoup : les philosophes, les jurisconsultes, les anciens, les œuvres purement littéraires, etc. ; il connaissait plusieurs langues étrangères, et même il faisait des vers avec esprit. Sa puissante facilité suffisait à tout. Il fut reçu avocat vers 1780, à Reims, acheva son stage et vint s’essayer au barreau de Paris. Quelques années plus tard, il était regardé comme un des bons avocats au Parlement. Cependant sa situation resta précaire pendant quelques années, mais non pas nécessiteuse, comme on l’a répété.

En 1787, il épousa Mlle  Gabrielle Charpentier, dont le père était contrôleur des fermes et propriétaire d’un café qui était le rendez-vous des avocats. Charpentier possédait une fortune assez ronde ; il donna 20,000 livres de dot à sa fille. De son côté, Danton put réaliser une somme suffisante (près de 80,000 livres) pour acheter une charge d’avocat aux conseils. Son entrée dans l’imposante compagnie judiciaire fut marquée par un épisode qu’il est utile de rappeler. Ses nouveaux confrères lui imposèrent l’épreuve d’un discours latin sur la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice. C’était lui proposer, comme lui-même l’a dit plus tard, de marcher sur des rasoirs. Il se tira de cette épreuve avec éclat, et même son discours contenait des hardiesses politiques qui soulevèrent quelques orages.

Son cabinet prospéra rapidement entre ses mains, et à l’époque de la Révolution, il lui rapportait de 20 à 25,000 livres par an, quoiqu’il poussât le désintéressement, non-seulement jusqu’à refuser toute rémunération pour certaines affaires perdues, mais encore jusqu’à donner des secours d’argent à des clients malheureux.

Sa notoriété était telle et sa capacité si bien reconnue, que le ministre Barentin lui proposa à deux reprises (en 1787 et en 1788) la place de secrétaire du sceau, qu’il refusa, dans la certitude que les réformes qu’il avait rêvées ne seraient pas admises par le gouvernement. Telle était la situation de Danton à la veille de la Révolution.

Ceci ne ressemble guère à ce qu’on est accoutumé à rencontrer dans les biographies et même dans les histoires ; mais c’est la vérité aujourd’hui démontrée, sauf peut-être quelques détails insignifiants. Les renseignements ci-dessus sont tirés en partie d’un fragment historique laissé par M. Corbeau de Saint-Albin, qui avait bien connu Danton, et publié par son fils, M. le conseiller Hortensius de Saint-Albin, dans la Critique française (15 mars 1864). Ce morceau a été réimprimé par le docteur Robinet, dans son ouvrage sur la Vie privée de Danton. En outre, il y a d’autres témoignages et des pièces authentiques qui ne laissent aucun doute, entre autres le contrat de mariage, qui est aux archives.

Maintenant, voici comment Mme  Roland nous représente la position de Danton au commencement de 1789 : « Danton, misérable avocat, chargé de dettes plus que de causes, et dont la femme disait que, sans le secours d’un louis par semaine qu’elle recevait de son père, elle ne pourrait soutenir son ménage. »

Nous avons cité cette phrase inepte et méprisante, parce que c’est la source où la plupart des écrivains ont puisé, même ceux qui sont favorables à Danton, sans réfléchir que les mémoires de Mme  Roland, improvisés dans sa prison, sont nécessairement empreints de toute l’amertume d’un vaincu et ne peuvent avoir, en ce qui touche les hommes de la Montagne, que la valeur littéraire d’un pamphlet. Ici il y avait, outre l’animosité de parti, une de ces terribles haines de femme provoquée par une allusion piquante à la tribune de la Convention ( « Roland n’était pas seul dans son ministère, etc. » ).

Ce qu’il y a de curieux, c’est que Mme  Roland, un peu plus loin, dit en parlant du ministre Paré, qu’il avait été maître clerc chez Danton. Ce misérable avocat avait donc des clercs et une étude, lui qui n’avait point de causes et qui mourait de faim. Mais la haine s’inquiète peu des contradictions.

Qu’on ne se méprenne point sur le sentiment qui nous anime ici : la pauvreté de Danton eût-elle été réelle qu’il n’en serait nullement amoindri à nos yeux, et qu’il ne nous paraîtrait pas moins ridicule que cela lui fût reproché par une petite ouvrière parvenue comme Mme  Roland. Nous voulons simplement répondre par des faits positifs à ceux qui ont si légèrement prétendu que ce fut la misère qui poussa le puissant tribun dans la Révolution, oubliant ou ignorant que c’était un personnage fort important qu’un avocat aux conseils du roi.

Nous voici en 1789 ; Danton se jette aussitôt dans l’action. Comme Marat, comme Camille, il était de ce fameux district des Cordeliers qui a joué un rôle si actif dans la Révolution. Contrairement à la plupart des hommes de ce temps, il n’écrit pas, il ne devait jamais écrire ; mais il parle, il agit, il prend part aux premiers mouvements, il reçoit la présidence de son district, il en devient bientôt l’âme, il en dicte les vigoureux arrêts, il en inspire tous les actes révolutionnaires. Chose singulière, à cette époque son nom est souvent orthographié d’Anton, dans les journaux et autres pièces.

On a prétendu, d’après La Fayette, que, dans cette première période, il suivait secrètement le parti du duc d’Orléans. Il est possible qu’il ait un instant songé à chercher là une solution, car le prince était fort populaire ; mais cette assertion est dénuée d’ailleurs de toute espèce de preuve.

Ce qu’il y a de certain, c’est que sa réputation de tribun populaire grandit rapidement ; il avait là, aux Cordeliers, une sorte d’école ou de parti, composé des hommes les plus énergiques et qui marquèrent avec éclat dans la Révolution. Il suffira de citer Camille Desmoulins, Legendre, Fréron, Robert, Fabre d’Églantine, Marat (qui marchait seul, il est vrai, mais qui était cordelier), Momoro, etc.

On a répété aussi que Danton avait été l’agent de Mirabeau, qui s’en servait comme d’un soufflet de forge pour exciter des séditions (on sait aussi que des écrivains ont surnommé l’orateur des Cordeliers le Mirabeau de la rue). Mais rien n’est moins certain que cette liaison des deux tribuns. En février 1791, Danton fut élu un des administrateurs du département de Paris ; l’année précédente, sa candidature à la Commune avait échoué, grâce à l’influence de Bailly et de La Fayette ; mais il avait été nommé commandant du bataillon des Cordeliers. Il était également membre du club des Jacobins, où sa parole avait déjà une grande autorité.

Lors de la fuite du roi, il parla nettement contre l’inviolabilité ; mais il resta d’ailleurs dans une attitude expectante, ne se prononçant encore ni pour ni contre la République. Il n’eut aucune part à la pétition du Champ-de-Mars ; il s’absenta même de Paris ce jour-là, et n’en fut pas moins obligé de se mettre en sûreté après le massacre (17 juillet), comme la plupart des patriotes connus. Il reparut au commencement de septembre, fut porté comme candidat à l’Assemblée législative, malgré le décret de prise de corps lancé contre lui, mais ne fut pas nommé. Il échoua également à l’élection du procureur-syndic de la Commune, mais fut enfin élu substitut quelques jours plus tard. Ces fluctuations de l’opinion montrent que Danton était encore fort contesté, malgré sa popularité, ou que du moins il était combattu par un parti puissant. Il remplit avec zèle sa modeste charge, tout en suivant assidûment les séances des Jacobins et des Cordeliers et en se mêlant aux débats de la politique journalière. À la veille du 20 juin, il fit voter à la puissante société une invitation aux citoyens de demander la réunion des sections. Sauf cette mesure décisive, il n’agit point directement dans ce grand mouvement populaire.

Il ne figura pas non plus dans les conciliabules où fut préparé le 10 août, et où d’ailleurs on ne vit paraître que des hommes secondaires, comme si l’on eût voulu tenir en réserve les chefs de la Révolution ; mais il poussa au mouvement en répandant autour de lui les passions brûlantes dont il était animé, en organisant les fédérés marseillais, de concert avec Barbaroux et autres, enfin en faisant prendre par sa section, toujours à l’avant-garde, le fameux arrêté qui effaçait toute distinction entre les citoyens, et appelait les citoyens dits passifs à exercer comme les autres les droits de la souveraineté. Au reste, on sait maintenant que la part des individus fut moins grande qu’on ne l’avait supposé dans la révolution du 10 août, magnifique élan de colère nationale qui sauva la France et de l’étranger et des traîtres de l’intérieur, dont le quartier général était manifestement aux Tuileries. Après la victoire, beaucoup s’attribuèrent l’honneur de la grande journée, où, en réalité, ils n’avaient joué qu’un rôle individuel plus ou moins important. Danton y contribua largement sans doute par l’élan qu’il donna ou augmenta, par son influence sur la Commune et sur le peuple, ainsi que par son action personnelle, mais ce n’est pas lui qui a tout fait, comme l’ont répété complaisamment ses amis pour le grandir, et les royalistes pour l’attaquer.

Après la victoire populaire, l’Assemblée législative nomma Danton ministre de la justice, par 222 voix sur 284 votants. Lui-même a dit, dans son langage pittoresque, qu’il avait été porté au ministère par un coup de canon. Mais cette métaphore ne doit point faire oublier que sa nomination fut un acte spontané de la seule autorité publique restée debout, un acte légal enfin et non une mesure insurrectionnelle, comme on l’a souvent donné à entendre. Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, Collot-d’Herbois et autres cordeliers entrèrent avec lui dans l’administration de la justice, qui reçut une vigoureuse impulsion. Dès le 11, le nouveau ministre avait dit à la tribune de l’Assemblée : « Là où commence l’action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. Je prends devant l’Assemblée nationale l’engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte (des Suisses prisonniers) ; je marcherai à leur tête et je réponds d’eux. »

Établir une justice énergique, mais régulière, telle était donc alors la préoccupation de Danton ; et tel fut le motif déterminant de l’établissement du tribunal extraordinaire du 17 août.

On sait quelle était la situation terrible de la France à cette époque : de toutes parts des trahisons et des complots ; la défection de La Fayette ; l’invasion ; le soulèvement de la Vendée ; la prise de Longwy, et bientôt celle de Verdun, etc.

Dans l’effarement causé par les périls publics, Danton montra un sang-froid, une décision, une énergie qui ne contribua pas peu à relever les âmes. Il rassura l’opinion, il demanda, il obtint l’envoi de commissaires dans les départements pour surexciter l’enthousiasme des citoyens, il proposa des visites domiciliaires dans Paris pour découvrir les armes cachées et les conspirateurs royalistes, il inspira enfin ou il appuya les mesures les plus vigoureuses et les plus décisives.

Quand parvint à Paris la sinistre nouvelle de l’investissement de Verdun, il se produisit une véritable panique dans le monde officiel. Les directeurs de l’opinion étaient alors les girondins ; tous voulaient qu’on abandonnât Paris, que le gouvernement tout entier se réfugiât dans le Midi. La proposition formelle en fut faite par Roland en conseil des ministres et appuyée par Servan, Clavière et Lebrun. Danton s’éleva avec énergie contre cette sorte de sauve-qui-peut, il fit avorter le fatal projet, et par là il sauva peut-être la France et la Révolution d’une ruine totale.

Ici nous rencontrons le fleuve de sang des journées de septembre ; sans entrer dans l’étude détaillée de ces événements funestes auxquels un article spécial sera consacré, nous devons examiner cependant s’il est vrai que le ministre de la justice y eut une part directe, comme l’ont affirmé plusieurs historiens.

Rappelons d’abord en deux mots la situation. Le 2 septembre, au milieu des plus violentes émotions qu’une nation ait jamais éprouvées, on apprend que l’ennemi était sur la route de Paris, que Verdun était assiégé (on disait même pris) ; la Commune appelle les citoyens aux armes, convoque les volontaires au Champ de Mars, ordonne que le canon d’alarme sera tiré, le tocsin sonné, la générale battue. Danton, comme membre du conseil exécutif (le ministère), se présente devant l’Assemblée et prononce au milieu des acclamations cette harangue enflammée, si souvent citée et si digne de l’être : « Il est satisfaisant, messieurs, pour les ministres du peuple libre d’avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre… Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes… Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ! »

Puis il court au Champ de Mars haranguer les volontaires, pendant que Paris entier se soulève au bruit du tocsin et du canon.

Malheureusement ce magnifique élan fut souillé par une de ces convulsions de colère que nous n’entreprendrons point certes de justifier, mais que peut-être, en un tel moment, il n’eût été au pouvoir d’aucune autorité d’empêcher.

Si l’on recherche maintenant quelle put être la participation de Danton à ces exécutions affreuses, et sur quoi se fondent les accusations qui pèsent encore sur sa mémoire, on reste confondu en découvrant que tout se borne à quelques allégations sans aucune espèce de preuve et dont la source est plus que suspecte.

Quels sont, en effet, les témoignages ?

D’abord celui de Peltier, libelliste à la solde de l’Angleterre, qui écrivit à Londres une prétendue relation du 10 août et des journées de septembre, et dans laquelle il appelle Danton « le chef des assassins, l’ordonnateur suprême des massacres, qui a fait assassiner huit mille individus dans les prisons. » Quelle preuve en donne-t-il ? Aucune. Or y a-t-il un historien, quelque systématique et passionné qu’il soit, capable de se contenter de l’assertion pure et simple d’un Peltier, dont le caractère méprisable était passé en proverbe parmi les émigrés, et dont le pamphlet n’est qu’un amas de grossiers mensonges propres à alimenter la vorace crédulité britannique, mais que les écrivains royalistes eux-mêmes n’osent invoquer sérieusement ?

Viennent ensuite les imputations de Prudhomme, qui prétend s’être présenté chez Danton, au premier bruit du tocsin, pour essayer de l’apitoyer sur le sort des prisonniers, et qui n’en aurait tiré que cette réponse : « Le peuple irrité veut faire justice lui-même ! »

Ceci impliquerait une approbation tacite ou au moins une indifférence coupable, mais non d’ailleurs une participation directe.

Au surplus, nous avons de fortes raisons pour douter de la réalité de cet épisode, dont on trouve le récit, non dans le journal les Révolutions de Paris, mais dans l’absurde pamphlet publié par le même Prudhomme en 1797, l’Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution. Danton n’était plus là pour démentir. En outre, personne n’ignore que Prudhomme, écrivain, mais surtout éditeur, suivait avec une servilité proverbiale les fluctuations des événements et de l’opinion. Dans les temps d’ardeur révolutionnaire, il publie les Crimes des rois et des reines, etc., ainsi que son intéressant journal les Révolutions de Paris, où écrivirent Loustalot, Sylvain Maréchal, Chaumette et tant d’autres. À l’époque de la réaction, l’ingénieux faiseur change lestement de cocarde et publie les Crimes de la Révolution, où quelques faits curieux sont noyés dans un fatras de fables absurdes. C’est dans cet ouvrage qu’il raconte ou fait raconter par ses collaborateurs anonymes l’historiette de sa démarche auprès de Danton. Mais cette sollicitude pour les prisonniers nous parait fort problématique, car, à l’époque même, Prudhomme fit positivement l’éloge des massacres dans ses Révolutions de Paris (voyez les nos 165 et 166, du 1er au 15 sept. 1792). Cette contradiction frappante n’aurait pas dû échapper aux écrivains qui ont invoqué ce témoignage.

Mme  Roland, de son côté, raconte que Grandpré, un des principaux employés de Roland au ministère de l’intérieur, rencontrant Danton, le 2 septembre, à l’issue du conseil des ministres, et lui communiquant ses alarmes sur le sort des détenus, n’en aurait tiré que ces mots, prononcés d’une voix beuglante : « Je me f… bien des prisonniers ; qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ! »

Si cette anecdote est exacte, ce qu’on n’a aucun moyen de vérifier, on ne peut voir, cette fois encore, dans la réponse de Danton, qu’un acte de brutale insouciance, mais non une preuve de complicité.

Roch Marcandier, dans son violent pamphlet : Histoire des hommes de proie, affirme que le ministre de la justice était le « chef suprême des assassins. » Et la preuve péremptoire qu’il en donne, c’est que, quelques jours auparavant, il avait fait mettre en liberté un de ses propres parents, nommé Godot, détenu à Sainte-Pélagie pour dettes.

La plupart des témoignages invoqués à propos de cette question tant controversée sont de cette force et de cette logique, sans parler des erreurs matérielles, dont quelques-unes ont passé dans toutes les histoires. Nous n’en citerons qu’une ici. La Fayette dit crûment dans ses Mémoires : « Après le 6 octobre (1791), Danton reçut de l’argent de M. de Montmorin, qu’il fit en conséquence assassiner au 2 septembre. »

Suivant la version vulgaire, en effet, Montmorin avait été acquitté par le tribunal du 17 août, mais Danton, comme ministre de la justice, avait demandé la révision du procès ; et l’on en conclut simplement que c’était afin de conserver la victime en prison pour qu’elle fût égorgée.

Le malheur, c’est que ce n’est point le procès de Montmorin, l’ex-ministre, dont la révision fut demandée par Danton, mais celui de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, frère du précédent, et dont l’acquittement récent avait soulevé des réclamations fondées.

Quant au ministre de Louis XVI, poursuivi par les girondins, il fut décrété d’accusation sur un rapport de Lasource, le 2 septembre, et tué le même jour à l’Abbaye, avant que le décret de mise en accusation fût seulement connu. Il serait absolument impossible de découvrir le moindre indice de l’intervention de Danton dans toute cette affaire,

À l’égard de ces conciliabules mystérieux où auraient été combinés, préparés les massacres, sous la direction de Danton, il est à peine nécessaire de dire qu’il n’en existe pas la moindre trace. Chef de l’ordre judiciaire, n’ayant que sa voix dans le conseil exécutif (rempli de girondins), ne paraissant à l’Assemblée que comme ministre, puisqu’il n’était pas député, ne disposant ni de la police ni de la force armée, dont le maniement appartenait à la Commune, Danton, en dehors de ses fonctions, n’avait donc que son influence individuelle et ne pouvait guère agir que par ses amis. Ses travaux ne lui permettaient plus d’assister aux séances des Cordeliers et des Jacobins ; il avait dû, en entrant au ministère, résigner ses fonctions de substitut du procureur de la Commune de Paris ; il n’avait donc, pour le moment, aucune action directe sur les grandes forces vivantes et agissantes de Paris, les sociétés populaires, les sections et l’Hôtel de ville. Dans une telle situation, comment aurait-il pu déterminer un mouvement comme celui des journées de septembre sans qu’il restât aucune trace d’une telle conjuration ? Car, il ne faut pas se lasser de le répéter, ses ennemis n’ont pu produire un seul ordre, un seul écrit, un seul témoin, une seule déposition, un seul indice qui fût de nature à l’impliquer dans l’événement. En l’an IV, on instruisit le procès des septembriseurs ; des enquêtes furent ouvertes, des registres déposés dans toutes les sections ; à ce moment de réaction aveugle, on reçut avidement toutes les dénonciations sans les vérifier ; il y eut des procédures, des condamnations ; toute l’histoire de septembre reparut au grand jour, amplifiée, enrichie de détails dont beaucoup n’avaient eu aucune réalité : eh bien, qu’on fouille l’immense procédure de cette affaire, conservée aux archives de la cour impériale de Paris, on n’y trouvera pas le moindre vestige d’une action quelconque de Danton sur les tueries de septembre.

Et maintenant, qu’il ait dit quelques jours auparavant : « Il faut faire peur aux royalistes ! » cela est possible, mais non certain ; et, dans tous les cas, on ne pourrait inférer de cette phrase, justifiée d’ailleurs par l’effrayante situation du pays, que l’énergique tribun songeât à comprendre le meurtre dans les mesures de défense nationale.

On allègue aussi la trop fameuse circulaire du comité de surveillance contenant l’apologie des massacres, et qui aurait été expédiée dans les départements sous le couvert et le contre-seing du ministre de la justice. La plupart des historiens ont répété cette assertion d’après Mme Roland et Bertrand de Molleville. Eh bien, il existe encore des exemplaires de cette circulaire, qui en outre a été souvent reproduite ; et nulle part elle ne porte le contre-seing ni la griffe de Danton. Qu’un certain nombre d’exemplaires aient été expédiés sous le couvert du ministère de la justice, c’est-à-dire sans doute, avec le timbre de cette administration sur l’enveloppe des paquets, cela n’est pas rigoureusement impossible ; mais cela impliquerait-il nécessairement l’adhésion du ministre ? Cette expédition, si elle a réellement eu lieu, ne pourrait-elle avoir été faite par quelque employé gagné ou intimidé ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le contre-seing de Danton, pas plus que celui de son secrétaire général ni d’aucun employé du ministère, ne se trouve au bas de la circulaire.

Enfin, on rapporte encore que les gardes nationaux parisiens qui avaient escorté les prisonniers d’Orléans, et qui n’avaient pu les empêcher d’être massacrés à Versailles, ayant été chargés, par les autorités de cette ville, de déposer au ministère de la justice les effets des victimes, Danton les aurait harangués de cette manière : « Celui qui vous remercie, ce n’est pas le ministre de la justice, c’est le ministre de la Révolution. »

Sans rechercher quel peut être le sens de ces paroles, nous constaterons qu’on ne les rencontre ni dans le Moniteur, ni dans les 'Révolutions de Paris, ni dans Mme Roland, ni dans Peltier, ni dans la prétendue Histoire impartiale, ni dans les Deux amis de la liberté, si acharnés. contre Danton. Les historiens qui les mentionnent ne nous font point connaître la source où ils ont puisé, et nous croyons qu’on ne les trouve dans aucun document contemporain. Il est donc permis d’admettre qu’elles ont été ou dénaturées, ou peut-être entièrement supposées. Qui les a entendues ? Qui en garantit l’exactitude ? Là est toute la question.

En résumé, et sans pousser plus loin ces analyses, il nous paraît de la dernière évidence que Danton n’a eu aucune part directe aux massacres de septembre.

Ce qui n’est pas moins avéré, c’est qu’il n’a rien fait non plus pour les empêcher. Mais on peut adresser le même reproche à Roland et aux autres ministres girondins. Nous examinerons en son lieu ce que pouvaient faire, en de telles circonstances, les pouvoirs publics et les autorités de Paris.

On a supposé aussi que Danton, sans tremper dans les exécutions, les considérait comme inévitables ; qu’il les avait acceptées comme une nécessité fatale. La discussion de cette conjecture nous mènerait trop loin. Bornons-nous à rapporter ici les paroles du ministre Garat, qui appartenait au côté droit, mais qui avait d’ailleurs plus d’impartialité que ses collègues :

« Danton a été accusé de participation aux horreurs de septembre. J’ignore s’il a fermé ses yeux et ceux de la justice quand on égorgeait ; on m’a assuré qu’il avait approuvé comme ministre ce qu’il détestait sûrement comme homme ; mais je sais que, tandis que les hommes de sang auxquels il se trouvait associé, par la plus grande victoire de la liberté, exterminaient, etc., Danton, couvrant sa pitié sous des rugissements, dérobait à droite et à gauche autant de victimes qu’il lui était possible, et que ces actes de son humanité, à cette même époque, ont été relatés comme des crimes envers la Révolution dans l’acte d’accusation qui l’a conduit à la mort. » (Garat, Mémoires, 1794.)

Nommé député de Paris à la Convention nationale, Danton prit place à la Montagne et se démit de ses fonctions de ministre de la justice. Dès la première séance, il fit décréter qu’il ne pourrait y avoir de constitution qui n’eût été ratifiée par le peuple. C’était répondre aux accusations absurdes de dictature et de triumvirat que colportaient déjà les girondins. Ce fut aussi sur sa proposition (amendée par Couthon) que l’Assemblée déclara que la sûreté des personnes et des propriétés était sous la sauvegarde de la nation. Il fit décider ensuite que les juges pourraient être indistinctement choisis parmi tous les citoyens.

On sait que peu de jours après la réunion de la grande assemblée éclata la fatale querelle entre la Gironde et la Montagne. Nous en avons déjà tracé l’esquisse à l’article convention ; ce déplorable sujet reparaîtra nécessairement aux notices sur les girondins et les montagnards, et sur le 31 mai ; nous n’en dirons donc que peu de chose ici, et nous n’en prendrons que ce qui sera indispensable pour expliquer le rôle de Danton.

Aux premières attaques des girondins, ce tribun si véhément fit appel à la concorde, au nom des périls publics, au nom de la patrie menacée par la ligue de tous les rois ; et plus les prétendus modérés multipliaient leurs agressions violentes, plus il s’efforçait de calmer les passions. C’est d’ailleurs un fait bien remarquable et bien connu que, dans ces premiers temps, la mansuétude, l’esprit de conciliation apparaissaient chez les hommes auxquels on reprochait l’exagération des principes, tandis que les sages, les modérés (ou réputés tels) ne se faisaient remarquer que par leurs inextinguibles fureurs. Chaque séance était troublée par les polémiques les plus violentes. Les girondins, qui visiblement s’effaçaient comme parti et dont toutes les candidatures avaient échoué à Paris, s’efforçaient de ressaisir la puissance en écrasant leurs adversaires. De là leurs accusations continuelles contre Robespierre, Danton, Marat, la Commune de Paris et tous les révolutionnaires du parti de la Montagne.

Chose curieuse ! Danton, dont l’esprit net et pratique sentait les nécessités du moment, le besoin d’une politique d’audace et d’énergie, et qui, comme homme d’action, appartenait à la Montagne, se rapprochait cependant des girondins par ses opinions intimes, qui, au fond, étaient très-modérées. De là sa longanimité à supporter leurs accusations, leurs sanglantes injures, les avances qu’il persista si longtemps à leur faire, et sa répugnance à les frapper. Par son génie large et compréhensif, nullement exclusif ou fanatique, par sa tolérance pour toutes les opinions, même pour les passions et les faiblesses, par cette indulgence un peu dédaigneuse qui est un des attributs de la force, il était admirablement doué pour servir de lien, de trait d’union entre les deux grands partis qui divisaient la République ; et l’histoire lui doit cette justice qu’il avait compris ce rôle et qu’il ne négligea rien pour le remplir.

Mais ses adversaires ne le voulurent point ; ils le poursuivirent avec une opiniâtreté de haine dont il y a peu d’exemples dans les luttes de parti, et ils parvinrent enfin, à force de violences et de sanglantes calomnies, à le rejeter définitivement dans le camp de leurs ennemis.

Et cependant, quand ils furent renversés, au moment où l’échafaud se dressait pour eux, cet homme aux emportements farouches avait conservé pour ses insulteurs un reste de pitié et de sympathie. C’est encore Garat qui nous le raconte :

« J’allai chez Danton ; il était malade ; je ne fus pas deux minutes avec lui sans voir que sa maladie était surtout une profonde douleur et une grande consternation de tout ce qui se préparait. Je ne pourrai pas les sauver ! furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche ; et, en les prononçant, toutes les forces de cet homme, qu’on a comparé à un athlète, étaient abattues ; de grosses larmes tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d’un Tartare. »

Ceci se passait en octobre 1793, après une année des plus terribles combats.

Nous avons parlé plus haut des accusations lancées par les girondins et des projets de dictature et de triumvirat qu’ils prêtaient à Robespierre, à Marat et à Danton. Une autre question suscita des polémiques passionnées, celle des dépenses ministérielles pour assurer le succès de la Révolution. Nous en dirons quelques mots en discutant les accusations de vénalité qui ont longtemps pesé sur la mémoire de Danton.

Le 1er décembre 1792, le grand tribun avait été nommé par l’Assemblée commissaire en Belgique avec Lacroix. Il en revint le 14 janvier suivant, vota la mort du roi sans appel ni sursis, et motiva son vote de la manière suivante : « Je ne suis point de cette foule d’hommes d’État qui ignorent qu’on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu’on ne frappe les rois qu’à la tête, qui ignorent qu’on ne doit rien attendre de ceux de l’Europe que par la force de nos armes. Je vote pour la mort du tyran. »

Le 31 janvier, sur un nouvel ordre de la Convention, il repartit en Belgique, laissant sa femme gravement malade (elle mourut le 10 février). Cette mission, coupée par plusieurs voyages à Paris, est demeurée célèbre, moins par les immenses services rendus par les commissaires que par les reproches de concussion qui leur furent adressés. Suivant leurs ennemis, ils se seraient enrichis des dépouilles de la Belgique. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, les biographes et les historiens ont assez généralement répété sans examen les calomnies traditionnelles. Les hommes de la Révolution, d’ailleurs, avec l’étonnante crédulité de la passion, se sont eux-mêmes, au milieu de leurs luttes acharnées, renvoyé les accusations souvent les plus absurdes ; les chefs de la réaction, maîtres définitifs après les grands combats, les ont naturellement reprises en les enrichissant d’inventions nouvelles. Puis sont venus les historiens systématiques, qui, dispensant la réhabilitation à leurs seuls élus, ont sauvé tel ou tel de ces grands citoyens, en abandonnant les autres à leur damnation presque séculaire. De nos jours, cependant, l’histoire de la Révolution a fait de notables progrès, soit par les travaux fragmentaires, soit par ces grandes biographies, toujours un peu exclusives, mais qui ont accumulé de précieux matériaux et porté la lumière sur un grand nombre de points.

Une question qui parait résolue, c’est celle de la prétendue vénalité de Danton. M. Eug. Despois en avait déjà fait l’objet d’une étude dans la Revue de Paris du 1er juillet 1857. M. Bougeart, et ensuite le docteur Robinet, l’ont traitée à fond et d’après les pièces authentiques. Notre cadre ne nous permet pas de suivre les laborieux historiens dans leurs démonstrations péremptoires ; nous ne pouvons que présenter un résumé succinct. On sait que Danton a été accusé de s’être vendu à la cour et d’avoir notamment reçu 100, 000 livres pour le remboursement de sa charge d’avocat aux conseils, qui n’en valait que 10, 000, suivant l’assertion que La Fayette a consignée dans ses mémoires. Or, il est constaté par les pièces officielles qui existent aux archives, où certains historiens eussent dû les rechercher, que les charges d’avocat aux conseils (supprimées par les décrets concernant la vénalité des offices) ont été liquidées à la fin de 1791, les unes à plus de 100, 000 livres, d’autres à 76, 000, etc., suivant leur valeur au moment de la suppression. Celle de Danton a été liquidée à 69, 031 livres 4 sols, prix de l’achat, moins la retenue d’un huitième pour les recouvrements présumés.

D’un autre côté, ni les papiers découverts dans l’armoire de fer et dans le secrétaire du roi, ni les comptes secrets tenus par Montmorin et par l’intendant de la liste civile, Laporte, trouvés après le 10 août et inventoriés par les girondins, ennemis de Danton, ne contenaient rien contre lui. Il faut ajouter qu’au tribunal révolutionnaire les accusateurs, qui avaient en main ses papiers de famille, ainsi que les archives de l’État, ne purent fournir le plus petit indice contre sa probité.

Quant au compte de dépense des fonds secrets qui lui avaient été alloués dans son ministère, il l’a bien réellement présenté en conseil des ministres (voir, à ce sujet, le Moniteur du 20 octobre 1792).

Relativement à sa mission de Belgique, les historiens que nous avons cités ont également mis à néant las accusations calomnieuses dont il a été l’objet. Ils ont en outre démontré, par les inventaires, liquidation de succession, comptes de tutelle, etc., qu’il ne laissa à sa mort qu’un patrimoine très-modique et à peu près équivalent au prix de sa charge, car c’était là presque toute sa fortune. Tout cela est établi sur pièces authentiques, appuyé de discussions lumineuses, et forme un ensemble tout à fait satisfaisant pour le critique et l’historien.

L’état constaté de la fortune de Danton lors de sa mort amène naturellement cette question : qu’a-t-il donc fait de ces millions qu’il aurait reçus ou soustraits, suivant ses calomniateurs ? Sa vie était insouciante, mais fort modeste, et il ne faut pas oublier qu’il habita, jusqu’à son arrestation, cette noire maison du passage du Commerce qui ne se prêtait guère à un train somptueux et à une vie princière. Ses deux fils ont vécu, à Arcis, du produit de la filature de coton qu’ils avaient établie.

Danton exerçait sur la Convention une influence que l’on peut comparer à celle de Mirabeau sur la Constituante. Souvent attaqué, souvent contesté, quand il parlait, il entraînait tout. Jamais il n’a écrit ni imprimé un discours ; il parlait d’abondance et d’inspiration. Parfois il lui échappait des métaphores gigantesques et d’un goût douteux au point de vue purement littéraire ; mais le plus souvent il était simple, lumineux, précis, toujours au cœur de la question, sobre de développements, et semant dans son discours des mots qui emportaient les âmes, des traits de génie et de passion qui retentissaient longtemps dans la France d’alors, qui retentiront toujours dans notre histoire nationale. Ses discours sont des actes et se lient tellement au drame révolutionnaire, qu’il n’est pas étonnant que, malgré leur beauté, on n’en ait jamais formé un recueil. Il leur faudrait comme commentaire les récits héroïques, un tableau de la grande vie de ce temps. Jamais il n’était plus entraînant, plus énergique et plus grand que dans les moments de péril, quand il s’agissait de relever les cœurs et d’inspirer les grandes résolutions. Pour ne citer qu’un exemple, en mars 1793, au moment de nos plus grands désastres, quand la France semblait entrer dans la mort, il apparaît à la tribune comme le génie de la patrie et de la liberté ; il indique la voie du salut : conquérir la Hollande pour abattre l’aristocratie anglaise :

« Prenons la Hollande, et Carthage est détruite, et l’Angleterre ne peut plus vivre que pour la liberté… Faites donc partir vos commissaires ; soutenez-les par votre énergie ; qu’ils partent ce soir, cette nuit même ; qu’ils disent à la classe opulente : Il faut que l’aristocratie de l’Europe paye notre dette ou que vous la payiez ; le peuple n’a que du sang, il le prodigue… prodiguez vos richesses !… Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent ! Quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d’appui, et vous n’avez pas encore bouleversé le monde !… Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie !… Eh ! que m’importe ma réputation ! Que la France soit libre et que mon nom soit flétri !… Conquérons la Hollande ; ranimons en Angleterre le parti républicain ; faisons marcher la France, et nous irons glorieux à la postérité. Remplissez ces grandes destinées ; point de débats, point de querelles, et la patrie est sauvée ! »

Dans les crises suprêmes, un cri de Danton traversait la France, arrachait les volontaires à leurs foyers et les précipitait aux frontières.

Quelles que soient ses fautes, ses violences de langage, qui parfois l’entraînaient au delà de sa pensée, le rôle qu’il a joué dans la délivrance du pays, dans la grandeur de la République, assure à jamais la gloire de son nom.

Sans doute, il subit tous les emportements de cette époque de lutte ; il provoqua l’établissement du tribunal révolutionnaire, appuya la loi du maximum, la formation de l’année révolutionnaire, et généralement toutes les mesures qui constituèrent la Terreur. Mais il s’associa aussi à toutes les créations utiles, à toutes les grandeurs, à tous les héroïsmes de ce temps prodigieux.

Nous avons rappelé qu’il avait longtemps espéré concilier les deux partis qui divisaient l’Assemblée. Bien souvent, en effet, il avait tendu la main aux girondins ; il avait supporté leurs attaques avec une patience rare ; il avait cent fois fait appel à la concorde ; et c’est à son mépris pour les querelles particulières que se rapportent les magnifiques paroles citées plus haut : « Que m’importe ma réputation ! » etc. Mais, à la fin, lassé de leurs fureurs, indigné de leurs manœuvres, de leurs calomnies contre Paris, de leurs appels aux départements, de leurs tendances rétrogrades, il éclata dans la séance du 1er avril 1793, à la suite de nouvelles diffamations relatives à sa mission de Belgique. Son discours, dont nous avons rapporté quelques passages à l’article convention, fut un véritable cri de guerre. Toutefois il s’apaisa une fois encore, et quand les girondins, implacables dans leurs poursuites, reproduisirent leur éternelle demande de mise en accusation de Marat (qu’ils finirent par obtenir), il fit un nouvel et chaleureux appel à la conciliation et jeta à ses adversaires ce mot énergique et profond : « N’entamez pas la Convention ! »

Quand ces malheureux républicains furent emportés par la tempête qu’eux-mêmes avaient soulevée, Danton les laissa tomber, mais sans prendre aucune part directe au mouvement (du 31 mai au 2 juin).

On sait qu’il avait été frappé d’un coup profond, la mort de sa femme (10 février). De retour de sa mission de Belgique, il l’avait fait exhumer pour la revoir encore une fois et l’embrasser dans l’horreur du drap mortuaire (sept jours après l’ensevelissement !). La pauvre femme, pour donner une mère aux deux enfants qu’elle laissait, et probablement aussi pour tirer son terrible époux de la Révolution, avait elle-même préparé son second mariage avec une jeune personne pieuse comme elle-même et de famille royaliste. Quelques mois plus tard, Danton se remaria en deuil ; et, chose curieuse, ce fils de Diderot, comme l’appelle un historien, cet incrédule emporté par la passion, consentit à s’agenouiller devant un prêtre, et devant un prêtre réfractaire, profanant ainsi, dit M. Michelet, deux religions à la fois, la nôtre et celle du passé. Mais il faut tenir compte de la nature et du tempérament enflammé de Danton, qui s’attachait, qui aimait avec une fureur de sentiment et de passion qui est souvent l’infirmité de la force.

La chute des girondins, qui lui paraissaient un contre-poids utile et avec lesquels il avait quelques affinités d’opinion, et plus encore peut-être son mariage, le plongèrent peu à peu dans un énervement qu’il serait puéril de nier. Nous retrouvons toujours la vieille histoire des anciens, la force enchaînée par l’amour. De temps à autre cependant, il jetait encore des éclairs, des rugissements qui arrachaient des cris d’admiration au peuple et aux montagnards, ravis de retrouver leur Danton, le Danton des grands jours. Mais visiblement il s’affaissait dans le modérantisme. Il eut un beau moment, en août 1793, lorsqu’il fit décréter que les commissaires des assemblées primaires seraient investis des pouvoirs nécessaires pour opérer la levée en masse, et qu’il électrisa ces envoyés de toute la France par ces grands mouvements dont il avait le secret : « … C’est à coups de canon qu’il faut signifier la Constitution à nos ennemis ! J’ai bien remarqué l’énergie des hommes que les sections nationales nous ont envoyés ; j’ai la conviction qu’ils vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs foyers, cette impulsion à leurs concitoyens… C’est l’instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous à la mort, ou que nous anéantirons les tyrans ! •

Et tous les commissaires, devant la Convention, se levèrent dans un transport inexprimable et jurèrent de sauver la patrie. On sait comment nos pères ont tenu leur serment.

Mais souvent aussi, par une tactique oratoire où il était fort habile, Danton commençait un discours par des cris de fureur et le terminait en insinuant des mesures de modération.

En septembre, il refusa d’entrer au comité de Salut public. Le mois suivant, l’exécution des girondins le plongea dans une douleur dont le témoignage nous a été conservé par Garat. Il sentait que ces impitoyables luttes de partis tueraient la République ; et, faut-il le dire, non-seulement il se lassait de la Terreur, ce qui restera son honneur, mais encore il paraissait se lasser de la lutte et de la Révolution ; il aspirait au repos.

Bientôt, on le vit suivre docilement Robespierre dans sa guerre contre la Commune et ceux qui avaient provoqué le mouvement anticatholique et contribué k la proscription des hébertistes, qui ouvrirent sa propre fosse à lui-même, en attendant qu’il ouvrît celle de Robespierre et de Saint-Just. Ici, il faut l’avouer, par calcul politique ou par crainte de Robespierre, qui le surveillait et préparait sa chute, Danton joua un rôle indigne de son caractère et de son génie ; en condamnant la philosophie en Cloots et en Chaumette, il se condamnait, il se proscrivait lui-même.

Déjà il avait, dans un discours, glissé le mot de clémence, qui fut assez mal accueilli ; et vraiment ce n’était pas encore l’heure de désarmer. M. Michelet, dont les sympathies pour Danton sont bien connues, dit à ce sujet : « Cette échappée irréfléchie d’une clémence impossible dépassait tout à coup la mesure de la situation, qui excluait la clémence, demandait la justice, une justice surveillée, sérieuse, efficace, celle que la Commune voulait exiger des comités révolutionnaires. »

Mais cette Commune, le parti robespierriste, aidé de Danton et de ses amis, l’écrasait à ce moment même, sous prétexte d’exagération et d’athéisme.

Quoi qu’il en soit, telle fut la conspiration de Danton, une réaction de la pitié, jointe à une lassitude évidente, à un invincible besoin de repos. Tous ses amis le suivirent dans cette entreprise ; Camille Desmoulins prépara les voies dans le Vieux Cordelier, écrivit des pages admirables contre le régime de la Terreur, entremêlées de personnalités cruelles, et finalement demanda l’établissement d’un comité de clémence et l’ouverture des prisons.

Cette proposition, qui honore infiniment les dantonistes, était évidemment prématurée, dans l’état où était la France. Elle produisit un orage, des polémiques violentes, des accusations meurtrières. Danton se sentait menacé ; mais il croyait que ses ennemis n’oseraient l’attaquer. « On ne me touche pas, disait-il, je suis l’arche ! » Et à des amis qui le pressaient de fuir : « Est-ce qu’on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ? »

Le 11 germinal an II (31 mars 1794), il fut arrêté, en même temps que Camille Desmoulins et Lacroix, les chefs du parti que l’on nomma alors la faction des Indulgents. Ainsi la Révolution, suivant la prédiction de Vergniaud, dévorait successivement tous ses enfants.

Nous verrons, à l’article Robespierre, quelle part réelle eut celui-ci dans cette nouvelle proscription. En arrivant à la prison du Luxembourg, Danton prononça ces paroles : « C’est à pareille époque que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire… J’en demande pardon à Dieu et aux hommes… C’était pour prévenir un nouveau septembre ; ce n’était pas pour qu’il fût le fléau de l’humanité. >

Le procès des dantonistes, on le sait, ne fut qu’une monstruosité judiciaire. Bâillonnés, réduits au silence, ils furent condamnés à mort comme contre-révolutionnaires et conspirateurs, sans avoir pu pour ainsi dire se défendre.

Danton, qui avait retrouvé toute son énergie devant le tribunal, et qui peut-être eût triomphé si la défense n’avait pas été rendue impossible, marcha au supplice avec un héroïque sang-froid. Au pied de l’échafaud, Hérault de Séchelles se pencha vers lui pour l’embrasser ; le bourreau les sépara : « Imbécile ! dit Danton, tu n’empêcheras pas nos têtes de se baiser dans le panier ! » Et au moment de s’incliner sous le couperet, il dit à l’exécuteur : « Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. » (16 germ. an II [5 avril 1794]).

Danton chez les contemporains illustres, poëme publié en Belgique, en 1863, par M. Benoît Quinet. Cette œuvre a eu cette singulière fortune d’atteindre sa quatrième édition avant l’âge où un nouveau-né fait d’ordinaire ses dents ; l’auteur est-il donc un Musset, un Victor Hugo ou un Lamartine ? Non. Le culte de la poésie ne paraît pas être sa première préoccupation ; il ne sacrifie pas aux Muses pour elles-mêmes ; il voit dans le langage rhythmé un instrument de propagande politique, philosophique et religieuse, une arme de polémique. Danton chez les contemporains n’est qu’une longue suite de satires, où les questions sociales modernes sont abordées de front, où toutes les idées chères au parti catholique et conservateur sont défendues contre les libéraux. La religion est le drapeau arboré par M. Benoît Quinet, et une foule de dogmes politiques modernes, que les publicistes français ne mettent pas nécessairement en opposition avec elle, sont ici pourchassés en son nom. Aux yeux de l’auteur, le progrès, la liberté, l’égalité, la fraternité, le socialisme, le communisme, l’anarchie ne sont que des nuances d’une même erreur, dont la Révolution française, en 1789, a été l’explosion, et dont la Terreur, en 1793, a été la conséquence fatale. Les secousses de la société et des trônes dans toute l’Europe en 1848 en ont encore été le contre-coup. 1848 et 1793 sont pour M. Benoît Quinet deux dates funèbres, et sa haine de poëte politique n’épargne aucun des noms qui ont été mêlés aux œuvres de ces époques qu’il maudit.

La satire de M. Benoît Quinet ne reste pas générale, comme celle des poëtes moralistes ; elle devient personnelle, elle prend à partie les hommes, elle les cite par leurs noms à comparaître devant elle ; elle dresse leur acte d’accusation, les condamne par contumace, les exécute en effigie. Pour les acteurs des drames révolutionnaires de 1793, ils appartiennent à l’histoire, qui ne doit que la vérité aux morts ; mais l’auteur oublie trop que l’on est tenu aux égards envers les vivants. Il exerce sa verve réactionnaire aux dépens de MM. Louis Blanc, Barbès, Ledru-Rollin, et d’une foule d’autres personnages de 1848, avec le même sans-gêne que s’ils étaient allés rejoindre dans la tombe leurs ancêtres de la première Révolution. Aristophane, que M. Benoît Quinet met en scène dans sa première satire, avait certes plus de vigueur, mais il n’avait pas plus de crudité. Sans vouloir relever le manque de convenance et l’injustice des accusations du satirique belge contre des hommes frappés par la proscription et l’exil, nous nous contenterons de lui répondre, : « L’histoire sera plus équitable que vous. »

Ce que nous ne pouvons passer sous silence, c’est l’erreur, volontaire, nous le craignons, qui fait confondre à l’auteur la liberté et le progrès, ces deux bases de la société parfaite, avec la licence et l’anarchie, cette ruine des États les mieux constitués. À moins d’être aveugle, et M-SBenoît Quinet, qui se présente comme doué en politique de la double vue, ne peut alléguer cette excuse, — on ne saurait nier la lumière répandue sur le monde par le soleil levant de 1793. En voulant trop prouver, l’auteur ne prouve rien, ou plutôt prouve contre lui-même.

Parmi les victimes flagellées par M. Benoît Quinet, plusieurs sont condamnées, non-seulement comme hommes politiques, mais encore comme écrivains, témoin Chateaubriand et Lamartine. Dans ses jugements littéraires, M. Benoît Quinet unit à la sévérité l’indépendance et le bon sens. Il fait, avouons-le, une analyse assez piquante du Raphaël de Lamartine, et cette analyse est à elle seule une vive et spirituelle critique. Voyez cette jeune fille qui se déclare trop malade pour se laisser séduire, déclaration, il faut l’avouer, tout au moins singulière !

 « Mon ami, restons purs… ou je meurs ! » disait-elle
Et moi je respectais sa noble chasteté…
C’est si beau la vertu par raison de santé !

Tous les vers de M. Benoît Quinet n’ont pas cette malice. En général, ils sont francs et énergiques, ce qui fait encore plus regretter de les voir employés au service d’une si mauvaise cause.