Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DUMARSAIS (César CHESNEAU), grammairien français

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 4p. 1372).

DUMARSAIS (César CHESNEAU), grammairien français, né à Marseille en 1676, mort en 1756. Il perdit son père étant encore enfant, et sa mère dissipa par son insouciance romanesque le peu de bien que lui avait laissé son mari ; elle vendit jusqu’aux livres légués par les deux oncles Chesneau à Dumarsais, ce qui fut pour lui une perte des plus sensibles. Il n’en reçut pas moins une excellente éducation chez les Pères de l’Oratoire ; il entra même dans leur congrégation, de laquelle il se retira volontairement à trente-cinq ans. À partir de ce moment, sa vie n’offre plus qu’une suite de malheurs et de déceptions. Il vint à Paris et s’y maria ; il étudia le droit et fut reçu avocat le 10 janvier 1704. Mais il ne pouvait attendre les résultats tardifs de cette profession ; d’ailleurs Dumarsais était loin d’être heureux en ménage. Sa femme était une sorte d’Honesta, d’un caractère des moins aimables ; et le P. Norjeu, vieil oratorien qui regardait Dumarsais comme un transfuge, disait charitablement : « Dieu l’a bien puni en lui donnant une femme acariâtre et méchante qui fait le désespoir de toute sa vie. » Dumarsais quitta cette vertueuse mégère en lui abandonnant tout ce qu’il possédait, et entra chez le président Desmaisons pour faire l’éducation de son fils. Ce fut le premier élève de Dumarsais et le plus remarquable : à vingt-Sept ans, il était membre de l’Académie des sciences ; malheureusement il mourut fort jeune. De là, Dumarsais entra comme précepteur chez le fameux financier Law, et il fut sur le point de faire fortune. Il reçut du contrôleur, à titre de gratification, un certain nombre de billets de la célèbre banque ; mais il ne sut pas les convertir assez tôt en espèces, et sa fortune s’évanouit aussi promptement qu’elle était venue. Après le désastre de Law, il entreprit l’éducation des fils du prince de Bauffremont, pour lesquels il composa sa Nouvelle méthode pour apprendre la langue latine, après quoi il ouvrit une institution à Paris au faubourg Saint-Victor ; il échoua, et cet insuccès est dû sans aucun doute à sa profonde incapacité administrative. Dumarsais se trouvait réduit à l’état le plus précaire, quand Diderot et d’Alembert vinrent à son secours en lui confiant la rédaction des articles de grammaire de leur Encyclopédie. Cependant nous le trouvons, en 1756, âgé de quatre-vingts ans et chargé d’infirmités, dans le plus triste dénûment. Une pension sollicitée pour lui fut durement refusée par une cour indigne qui n’avait pas assez d’argent pour alimenter ses vices, et il mourut après une longue carrière qui avait été aussi douloureuse qu’honnête.

Il y a deux hommes dans Dumarsais, le grammairien et le philosophe. Le grammairien touche au génie. Son Traité des tropes est resté classique, malgré quelques erreurs qui ont été trop amèrement critiquées. Sa Nouvelle méthode pour apprendre la langue latine a donné lieu à beaucoup d’objections, malgré les choses excellentes qu’elle renferme. Beaucoup d’habiles professeurs préfèrent aux innovations de Dumarsais la tradition universitaire des Rollin et des Lebeau. Il leur semble dangereux de rendre le travail des enfants trop facile ; c’est endormir l’intelligence et la réflexion, qu’il convient au contraire d’éveiller. Ajoutons que la déplorable industrie des faiseurs de bacheliers a singulièrement contribué de nos jours à discréditer les idées de Dumarsais. Les questions de grammaire, si habilement traitées dans les sept premiers volumes de l’Encyclopédie, quoiqu’elles ne forment pas un corps de doctrine, sont le titre le plus réel du grammairien à notre estime. C’est là qu’il se montre l’héritier des Buffier et des Arnauld et le précurseur de Condillac. Ce ne fut qu’après sa mort qu’on publia sa Logique ou ses Réflexions sur les opérations de l’esprit. La logique est le lien qui unit la grammaire et la philosophie, et Dumarsais, mieux que personne, a su éclairer ces matières délicates qui donnent à l’étude du langage un caractère tout à fait élevé.

Comme philosophe, Dumarsais a été diversement apprécié ; les uns ont vu en lui un athée décidé, les autres un sceptique indifférent. Ce qui est certain, c’est que, tout en partageant quelques-unes des idées de la philosophie du XVIIIe siècle, il se tint à l’écart du combat qu’elle livra aux vieilles croyances. On lui a attribué à tort l’Essai sur les préjugés, qui est dû à la collaboration du baron d’Holbach et de Naigeon. Le ton déclamatoire et violent de ce livre répugne aux habitudes littéraires de Dumarsais. Ce qui est vraiment de lui, c’est l’Exposition de la doctrine gallicane par rapport aux prétentions de la cour de Rome, ouvrage excellent, inconnu aujourd’hui, et qui serait consulté avec fruit par ceux qui s’occupent de cette question du pouvoir temporel de la papauté qui tient depuis quelques années toute l’Europe en suspens. Dumarsais s’y montre un jurisconsulte de premier ordre et donne à regretter qu’il n’ait pas persévéré dans la carrière du barreau. Il a composé aussi une Réponse à la réfutation du livre des oracles de Fontenelle par le père Baltus, Cette réponse, pleine de sens et de sagesse, déplut aux fanatiques et aux dévots, et peut être regardée comme la cause des calomnies et des dégoûts que l’auteur eut à subir dans la suite. Dumarsais était la simplicité même, et d’Alembert l’avait surnommé le La Fontaine des philosophes. Il ne connaissait point les hommes ; il allait peu dans le monde, où il était gauche et embarrassé. Incapable de s’occuper de ses propres affaires, il vécut toujours pauvre. Son désintéressement et sa fierté étaient poussés à l’excès. Un riche avare disait en parlant de lui : « M. Dumarsais est un fort honnête homme. Je suis son ami depuis quarante ans ; je suis riche, il est pauvre, et jamais il ne m’a rien demandé. » Il fut méconnu de la plupart de ses contemporains. Duclos en parle avec la légèreté dédaigneuse d’un homme de lettres parvenu à la fortune jugeant un confrère resté dans la misère. Voltaire lui a écrit, en passant, une lettre fort aimable et l’a oublié. D’Alembert seul lui a rendu pleine justice et l’a soutenu contre ses détracteurs. Après sa mort, Dumarsais a été mieux goûté ; on a compris quels progrès avaient accompli, grâce à lui, les études de logique et de grammaire générale. En 1805, l’Institut mit son éloge au concours ; ce fut M. de Gérando qui fut couronné. M. Damiron a lu à l’Académie des sciences morales et politiques un Mémoire sur Dumarsais considéré comme philosophe sensualiste, où le grammairien ne nous semble pas avoir été estimé à sa valeur. Enfin, M. F. Tamisier, proviseur au lycée impérial de Marseille, dans une notice ayant pour titre : Dumarsais, sa vie et ses écrits, a réuni et présenté d’une manière concise et substantielle tout ce qui pouvait être dit sur cet homme éminent et trop peu connu. Les œuvres de Dumarsais ont été rassemblées par Duchosal et Milon, et publiées en 1797. Elles forment 7 volumes in-8o.