Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DARC (Jeanne)

Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 1p. 106-115).

DARC (Jeanne), née dans la nuit du 5 au 6 janvier 1411 à Domremy, petit village situé dans la vallée de la Meuse, entre Neufchâteau et Vaucouleurs, aux confins de la Champagne et de la Lorraine. On sait combien de controverses se sont élevées au sujet de la date exacte de la naissance, du véritable nom de famille, etc., de l’héroïne nationale. Nous croyons inutile d’entrer ici dans tous ces détails de pure érudition, dont l’intérêt n’est d’ailleurs que d’une importance secondaire. Nous nous bornerons à dire sommairement que nous allons suivre les derniers travaux et notamment la consciencieuse Histoire de Jeanne Darc, par M. Villiaumé, qui a réfuté beaucoup d’erreurs des historiens précédents.

En ce qui touche l’orthographe précise de ce grand nom, il parait établi qu’il faut l’écrire Darc, sans apostrophe ; du moins c’est ainsi qu’on l’écrivit jusqu’au XVIIe siècle. Toutes les expéditions manuscrites et les copies presque contemporaines du procès de condamnation et de celui de révision, les lettres d’anoblissement et autres pièces officielles, diverses inscriptions du temps, etc., présentent constamment la forme Darc. Un petit-neveu de Jeanne, Jean Hordal, l’écrit de même, dans son Histoire, imprimée en 1612. Edmond Richer, dans son Histoire manuscrite, ne met point non plus d’apostrophe. Enfin tous les historiens antérieurs à Mézeray ont suivi cette orthographe, à laquelle M. Vallet de Viriville a proposé de revenir (dans un savant mémoire intitulé : Nouvelles recherches sur la famille et le nom de Jeanne Darc), en dépit de l'arc qui était entré dans les armoiries de la famille. Il a été suivi par MM. Michelet, Henri Martin et plusieurs autres historiens. M. Quicherat, cependant, a restauré l’apostrophe, malgré le témoignage des pièces manuscrites qui ont servi de base à ses beaux et utiles travaux. Il a été imité par M. Wallon. Mais M. Villiaumé a de nouveau discuté la question dans son Histoire (1863), et il se prononce pour la forme que nous avons adoptée ici. Au surplus, nous ne prétendons point trancher ce débat qui a divisé tant de savants, et qui probablement donnera lieu à de nouvelles polémiques. D’ailleurs, répétons-le, c’est un de ces petits problèmes dont la solution n’a pas une importance capitale, et qui ont plus d’intérêt pour l’érudit que pour l’historien.

Jeanne appartenait à une famille agricole, mais non de condition serve, comme on l’a quelquefois écrit par une fausse interprétation du texte des lettres d’anoblissement. Cette famille avait une certaine aisance et possédait 12 ou 15 hectares de terres, une maison avec jardin, quelques chevaux et du bétail. Le père, Jacques Darc, était né à Sept-Fonds, en Champagne ; la mère, Isabelle Romée, à Vouthon, en Barrois, d’une famille ancienne et peut-être noble, suivant quelques conjectures. Son nom de Romée venait de ce que ses parents avait fait le pèlerinage de Rome. Ils eurent cinq enfants, trois fils et deux filles. Jeanne fut le troisième de ces enfants. La maison où elle naquit, située entre la Meuse et un coteau couronné d’une forêt de chênes, existe encore, mais non pas identiquement la même, car Louis XI — ce royal ancêtre de 89, qui devait se connaître en individualités vraiment nationales — la fit reconstruire en employant une partie des matériaux. Cette enfant, qu’attendait une destinée si extraordinaire, n’apprit ni à lire ni à écrire, chose commune alors, même dans les conditions plus élevées. Ce fut sa mère qui lui donna l’éducation religieuse. « Elle reçut sa religion non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d’une belle histoire de veillée, comme la foi simple d’une mère… Ce que nous recevons ainsi avec le sang et le lait, c’est chose vivante et la vie même. » (Michelet.) On a raconté que sa mère, enceinte d’elle, avait rêvé qu’elle accouchait de la foudre ; qu’au moment de sa naissance tous les habitants du village, saisis d’un transport inconnu, s’étaient mis à chanter et danser pendant deux heures ; que les oiseaux obéissaient à sa voix dans les prairies de la Meuse, etc. : poétiques traditions qui ne manquent jamais à l’histoire des grandes individualités.

Sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à tous les détails semi-romanesques qui se rapportent à l’enfance de l’héroïne, il est cependant nécessaire de rappeler que tous les témoignages nous la montrent possédée, pour ainsi dire dès le berceau, d’une sorte d’exaltation religieuse. En outre, elle grandit parmi les légendes celtiques, vivaces encore en ce pays, et nourrie des traditions naïves sur les fontaines et les arbres miraculeux, les fées, les apparitions, etc. Ces rêveries populaires, les mythes chrétiens, la vie des saints et des martyrs, composèrent toute son éducation. C’était, sous ce rapport, une vraie fille des champs. Quant à savoir par quels degrés elle en arriva à cette sorte d’extase qui, d’après ceux qui ont foi en la légende, lui fit croire qu’elle avait reçu de Dieu une mission, nous l’expliquerons sans recourir à l’inspiration divine. La grandeur de Jeanne Darc est avant tout du domaine de l’histoire, et l’histoire ne vit que de vérités humaines. Et si le romanesque, le poétique, le sublime se combinent avec le réel dans la vie de la noble fille ; si elle touche, par l’impression qu’elle cause, la sympathie qu’elle excite, la lumière qui rayonne d’elle, aux limites extrêmes de l’histoire, elle lui appartient cependant de la manière la plus intime.

Ce système suranné, qui consiste à voir dans Jeanne une envoyée de Dieu et à prendre au sérieux ses visions, ses voix, du moins à les considérer comme des réalités historiques, à dogmatiser sur sa mission, à expliquer enfin sa vie par le miracle et le surnaturel, ce système qui tient de l’hagiographie et de la mythologie plus que de l’histoire, compte encore de nombreux et sincères partisans ; mais il est permis de penses qu’il ne saurait arrêter les regards de la science et de la critique.

En quoi consistaient exactement les phénomènes intuitifs des visions et des voix ? C’est une question qu’on est amené à poser à propos de tous les extatiques et de tous les visionnaires, et que nécessairement on résout dans un sens ou dans un autre, suivant qu’on se rattache au rationalisme ou aux théories empreintes de mystagogie. Nous ne pouvons pas, dans une biographie pure, qui est tout entière à la narration, nous ne pouvons pas, on le conçoit, nous engager dans d’interminables discussions dont on a déjà rempli des volumes, et qui, à dire vrai, nous semblent un peu vaines. Sans prétendre imposer notre opinion, nous nous bornerons à dire que nos idées philosophiques ne nous permettent pas d’admettre le surnaturel, et que c’est uniquement au point de vue humain, naturel, que nous envisageons l’histoire de Jeanne Darc.

Est-il nécessaire de rappeler que, pendant la durée entière du moyen âge, la foi, le merveilleux, le miracle ont tenu la place de la science ; pendant toute cette période, une suite non interrompue de voyants se sont posés, souvent de très-bonne foi, comme intermédiaires entre Dieu et l’humanité. C’est là un fait commun à toutes les civilisations, et qui se produit encore aujourd’hui dans un grand nombre de contrées.

Une chose curieuse, c’est que Jeanne Darc elle-même a eu des précurseurs, comme elle eut, de son vivant et après sa mort, des émules et des imitateurs : C’était d’ailleurs une croyance très-répandue dans toutes les provinces de France que le royaume devait être sauvé par une pucelle, et plus d’une femme s’essaya obscurément à ce rôle. C’est ainsi qu’au temps des croisades on avait été jusque compter sur les enfants pour reprendre le saint sépulcre. Dans le moment même où Jeanne accomplissait son œuvre, on voit apparaître plusieurs de ces amazones chrétiennes, entre autres une certaine Catherine de la Rochelle, rivale de la vierge de Domremy, inspirée comme elle et qui avait le même confesseur, le frère Richard. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ce religieux était à la fois le père spirituel de quatre femmes aspirant au même rôle. Une d’elles, Pierrone de Bretagne, après avoir suivi Jeanne, fut prise à Corbeil par les Anglo-Bourguignons, amenée à Paris, jugée en cour d’Église et brûlée. Plus tard, il surgit aussi de fausses pucelles, qui se donnaient pour la malheureuse Jeanne, échappée au supplice de Rouen ou ressuscitée. Une de ces vaillantes aventurières, nommée Claude, apparut en 1436, se faisant appeler Jeanne du Lis, la pucelle de France. Elle montait à cheval, portait l’épée et courait un peu partout, multipliant le nombre de ses partisans et de ses dupes. Elle eut beaucoup d’aventures, épousa un noble lorrain, Robert d’Armoise, et en eut deux fils, puis s’en sépara, alla guerroyer en Italie comme soudoyer du pape Eugène IV, figura comme n capitaine de gens d’armes s dans la guerre civile qui éclata en Poitou, en 1439, et qui fut le prélude de la Praguerie ; prit, dit-on, le Mans, fut accueillie la même année avec de grands honneurs à Orléans, où vivait cependant alors la mère de la vraie Pucelle, pensionnée par la ville et qui aurait pu la démasquer. On trouvera le détail de ces faits curieux dans un travail de M. Vallet de Viriville, publié dans la Revue moderne du 1er mars 1857, sous le titre de : Jeanne Darc, ses visions, ses précurseurs, ses émules.

Certes, en indiquant sommairement ces singularités historiques, nous n’avons nullement le désir insensé de diminuer la gloire réelle de Jeanne, mais simplement de montrer qu’elle ne fut pas hors de toute analogie, de toute tradition et de tout antécédent.

Jusqu’à l’âge de treize ans, elle grandit occupée aux travaux rustiques, aux soins de la maison, peut-être à la garde des troupeaux de son père, ou du moins les accompagnant dans la prairie. Elle jeûnait, se confessait et communiait souvent, allait soigner les malades, et consacrait aux exercices religieux tout le temps qui n’était pas absorbé par les soins domestiques. Il paraît aussi qu’elle était mélancolique et rêveuse, aimant la solitude, le son des cloches, dormant peu, pleurant quelquefois sans cause, et, avec ces prédispositions, manifestant une grande force de vie exaltée et concentrée. Elle atteignit la puberté, et l’on dit qu’elle ne connut jamais les incommodités périodiques de son sexe ; mais cette anomalie physique n’altéra ni sa santé ni son développement. À treize ans, elle eut sa première vision : un jour de jeûne, en été, dans le jardin de son père, elle crut voir une lumière et entendre une voix, qu’elle prit d’abord pour celle de Dieu ; plus tard elle demeura, convaincue que c’était celle de saint Michel, l’archange des jugements et des batailles, très-populaire en France à cette époque de la guerre contre les Anglais.

Désormais elle vécut en pleine extase ; ses visions et ses apparitions se multiplièrent ; les anges, sainte Catherine et sainte Marguerite, ces patronnes de la jeunesse, se montraient à elle périodiquement. Enfin, après une série de visions dont le récit n’aurait que peu d’intérêt, saint-Michel lui commanda d’aller trouver M. de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, afin d’être par lui adressée au roi de France, qu’elle était destinée à mettre en possession de tout son royaume. Elle lutta longtemps contre ses propres visions, de plus en plus envahie par la fièvre de l’héroïsme et par la conviction qu’elle était cette pucelle que la tradition populaire désignait comme devant sauver le royaume du joug des Anglais et des factions.

En ces pays de frontières, on ressentait si fréquemment le contre-coup des guerres, que nulle part le simple laboureur ne s’inquiétait davantage des affaires du pays. La marche de Lorraine et de Champagne avait cruellement souffert des guerres civiles entre Armagnacs et Bourguignons, ainsi que des luttes féodales. On sait quelle était la situation de la France à ce terrible moment ; Jeanne avait grandi au milieu des alarmes, bercée par le vague et effrayant récit des calamités nationales ; et, dans le temps même où elle hésitait encore, elle avait dû s’enfuir avec sa famille et tous les habitants du village, qui fut dévasté par des bandes armées. Au retour, en voyant les ruines, elle prit sa résolution définitive et se mit en devoir d’obéir a ses voix.

Elle eut alors une autre lutte à soutenir, au sein de sa famille, et ce fut sans doute là son plus grand combat. On voulut la marier, dans l’espoir de la ramener aux idées qui semblaient plus raisonnables. Mais malgré ses douleurs à la pensée de quitter ses parents et son foyer, elle résista aux ordres comme aux prières, et finit par convertir à ses idées un de ses oncles, qu’elle envoya auprès du sire de Baudricourt. L’homme de guerre reçut assez mal le paysan et lui donna rudement le conseil de bien souffleter sa nièce. Jeanne persista et enfin quitta elle-même son village, entraînant son oncle à Vaucouleurs ; elle se présenta hardiment devant Baudricourt, et lui annonça qu’elle était envoyée par Dieu pour délivrer le royaume des Anglais, faire sacrer le dauphin et le mettre en possession du trône. Raillée, congédiée, elle ne se découragea point, continua ses sollicitations, gagna à sa cause plusieurs gentilshommes, et enfin finit par vaincre la résistance de Baudricourt, qui s’était décidé, dit-on, à consulter Charles VII. La renommée de la sainteté de la jeune fille et des révélations que lui faisaient les saints s’était déjà répandue dans tout le pays, et le peuple, qui n’attendait plus le salut que d’un miracle, commençait à s’enthousiasmer pour Jeanne, et reconnaissait en elle la vierge libératrice promise par les vieilles légendes. L’investissement d’Orléans, le revers de la journée des Harengs avaient sans doute décidé la petite cour de Chinon à ne négliger aucun moyen de relever les courages abattus.

Jeanne partit, équipée par les habitants de Vaucouleurs, à cheval, en costume d’homme, escortée de son frère Pierre et de quelques compagnons. M. Villiaumé indique le 24 février 1429 comme la date de son départ ; ailleurs on trouve le 13. Jeanne avait alors dix-huit ans.

C’était un voyage bien périlleux en cette rude saison, à travers 150 lieues d’un pays infesté de bandes ennemies, et sans autre force que cinq ou six hommes d’armes. Mais la noble fille marchait sans crainte comme sans hésitation, avec une sérénité héroïque. « C’est pour cette entreprise que je suis née, disait-elle ; Dieu, qui me conduit, me fera le chemin libre jusqu’au dauphin. »

Ce voyage extraordinaire, qui était déjà comme une première épreuve, s’accomplit sans aucun accident en onze jours. La petite troupe arriva à Chinon le 6 mars. Charles VII, après deux jours d’hésitation, consentit à donner audience à Jeanne, qui se présenta avec une dignité sans embarras, alla droit au roi, et mettant un genou en terre : « Gentil dauphin (elle l’appelait ainsi parce qu’il n’était pas sacré), le roy du ciel m’a envoyée pour vous secourir, s’il vous plaît me donner gens de guerre. Par grâce divine et force d’armes, je ferai lever le siège d’Orléans et vous mènerai sacrer à Reims… » Puis, Charles l’ayant prise à part, elle lui dit secrètement : « Je te dis de la part de Messire (Dieu) que tu es fils de roy et vray héritier de France. » On sait que lui-même avait des doutes sur la légitimité de sa naissance. Cette affirmation le frappa fort et le disposa tout à fait favorablement.

On emmena Jeanne à Poitiers, où le roi nomma une commission composée de théologiens et de magistrats pour l’interroger. Enveloppée de questions captieuses par ces savants personnages, elle répondit avec une présence d’esprit extraordinaire, et, après plus de quinze jours d’examen, les doctes juges, subjugués, malgré leurs préventions, furent d’avis que l’on pouvait licitement employer la jeune fille, Dieu ayant souvent suscité des vierges, etc. Mais il fallait s’assurer auparavant si elle était réellement vierge (on croyait alors que le démon ne pouvait contracter de pacte avec une vierge).

Quelques matrones, en présence de la reine, s’acquittèrent du ridicule examen, qui se termina à l’honneur de Jeanne. Proclamée officiellement pucelle, elle fut ramenée à Chinon, vers le 15 avril, et le roi décida qu’elle serait mise à la tête d’une troupe armée et envoyée à Orléans.

Il est présumable que quelques politiques ne croyaient que médiocrement à l’inspiration divine, ni même au génie de l’héroïne, mais qu’ils jugeaient utile, en l’état désespéré des affaires, de frapper les imaginations, et ce fut en effet ce qui arriva.

Jeanne Darc était déjà populaire dans toute la France avant d’avoir agi ; c’était Dieu lui-même qui allait combattre ; les Anglais (qui eux la croyaient sorcière) étaient sous l’empire d’une vague terreur, et les Orléanais attendaient avec anxiété l’arrivée du grand secours.

On forma une sorte de maison à la Pucelle ; on lui donna un écuyer, un page, deux hérauts d’armes, un aumônier, deux valets, son frère Pierre, etc. Elle eut une riche armure blanche, un étendard blanc fleurdelisé, sur lequel était peint Dieu et des anges en adoration, avec la devise Jhesus Maria. Elle le portait le plus souvent elle-même et le préférait à son épée, parce qu’elle ne voulait tuer, et ne tua en effet jamais personne.

Tous ces préparatifs terminés, Jeanne partit de Tours le 25 avril à la tête de l’armée, qui se composait de 4 à 5,000 hommes, en même temps qu’elle envoyait au camp des Anglais une sommation dictée par elle, pour qu’ils eussent à lever le siége d’Orléans, et remettre à la Pucelle les clefs des villes qu’ils avaient prises.

Le 29 avril, l’armée arriva près d’Orléans. À ce moment, les Anglais étaient bien affaiblis par ce long siége d’hiver ; leurs auxiliaires, les Bourguignons, les avaient quittés, et l’on évalue qu’ils n’étaient alors guère plus de 8,000 hommes, répartis dans une douzaine de bastilles ou boulevards qui, pour la plupart, ne communiquaient pas entre eux ; disposition tout à fait vicieuse qui pouvait, à un moment donné, faire investir les assiégeants par les assiégés.

D’un autre côté, La Hire, Xaintrailles, Armagnac, Dunois, Gaucourt et autres capitaines fameux s’étaient jetés dans la ville et la défendaient vaillamment. La prise d’Orléans par les Anglais constituait un grand fait militaire ; car une fois cette ville prise, les ennemis se répandaient librement dans le Blaisois, la Touraine et le Poitou. En outre, les forces renfermées dans la ville manquaient d’une condition indispensable, l’unité d’action. D’un autre côté, les Anglais attendaient des renforts. Comme on le voit, la position était des plus périlleuses.

Jeanne Darc, avec le convoi de vivres et 200 chevaux, traversa la Loire sur une flottille conduite par Dunois, pendant que les Orléanais faisaient diversion par une vaillante sortie, et entra dans la ville à huit heures du soir, à la lueur des torches, à cheval, revêtue de son armure et entourée de capitaines et de seigneurs. Le peuple l’accueillit avec enthousiasme et vénération, et la contemplait comme s’il eût vu Dieu. L’effet moral fut immense, et c’était en ce moment de désespoir universel ce qu’il y avait de plus urgent et de plus utile.

Elle eût voulu qu’on attaquât dès le lendemain les bastilles anglaises ; mais l’armée qu’elle avait amenée ayant dû redescendre pour passer en sûreté la Loire à Blois, il fut décidé qu’on attendrait son retour. Le 2 mai, elle alla hors de la ville examiner les positions de l’ennemi, qui ne tenta pas de troubler cette audacieuse reconnaissance. Une partie du peuple l’avait suivie, ivre d’enthousiasme et de confiance. Deux jours plus tard, la petite armée entra à son tour dans la ville sans avoir eu à combattre. Cependant les capitaines, dédaigneux ou jaloux, paraissaient vouloir agir sans trop consulter la sainte qu’ils avaient pour généralissime. Elle reposait un moment chez la femme et les filles du trésorier, où elle s’était installée, lorsqu’elle entendit le bruit d’un combat. Elle se leva précipitamment et se fit armer : « Méchant garçon, dit-elle à son page, vous ne me disiez pas que le sang de France feust répandu ! » Elle franchit les fortifications, ranima par sa présence les nôtres, qui commençaient à fuir, et Dunois ayant amené un renfort de 1,500 hommes, l’action recommença et l’une des bastilles anglaises fut emportée. C’était la première victoire de Jeanne. Les jours suivants, il y eut d’autres combats où elle prit part, obligée le plus souvent de lutter de finesse avec les chefs français, qui probablement voulaient lui enlever l’honneur du succès, et qui peut-être se sentaient embarrassés d’exécuter des plans de guerre qui venaient du ciel, car c’était toujours d’après ses voix que Jeanne se déterminait. Sans entrer dans le détail des opérations, difficiles à juger à la distance où nous sommes, il est certain que la tactique de Jeanne ne pouvait être justifiée que par le succès, bien qu’il ne serait peut-être pas difficile de démontrer que, chez la Pucelle, le génie militaire était développé au plus haut degré. Les Anglais s’étaient concentrés dans les deux bastilles du nord ; l’une des deux fut encore emportée. À l’attaque de la dernière, nommée les Tourelles, Jeanne, au moment où elle appliquait une échelle contre la muraille, au plus fort du combat, fut atteinte par un trait d’arbalète qui pénétra entre le col et l’épaule et traversa de l’autre côté, puis précipitée au fond du fossé. On l’emporta ; éloignée du combat, placée sur l’herbe, elle eut un moment de défaillance en voyant son sang et sa blessure ; mais elle se sentit bientôt réconfortée ; elle put ranimer ses gens, que cet événement avait découragés, les exciter à l’assaut, et remonter à cheval. La bastille fut enlevée.

Au moment où elle était tombée, des soldats anglais, descendant en toute hâte dans le fossé, avaient tenté de s’emparer d’elle. Mais un capitaine français, écartant les assaillants à coups de hache, la sauva et l’aida à remonter sur l’autre bord. (Voir plus loin cet épisode.)

Il ne restait pas un Anglais au midi de la Loire. Ceux du nord, qui étaient restés dans une inaction inconcevable pendant ces journées, abandonnèrent le lendemain leurs positions et firent leur retraite en bon ordre.

La délivrance d’Orléans par une femme, une sainte, dans l’opinion populaire, eut un effet moral immense ; et pendant que les Anglais l’attribuaient au diable, toute la France y voulait voir l’intervention de Dieu : Une procession solennelle parcourut la ville et les remparts, et l’anniversaire de la levée du grand siége (8 mai) est resté jusqu’à nos jours une fête pour les Orléanais.

Malgré sa blessure, Jeanne continua à s’occuper activement des grandes affaires du salut national. Elle voulait entraîner sur-le-champ Charles VII à Reims pour le faire sacrer ; elle pensait qu’il fallait devancer les Anglais, qui avaient commis la faute de ne point sacrer encore leur jeune Henri VI. Le premier sacré devait rester le vrai roi de France. Cette cérémonie avait en effet, dans l’opinion populaire, un prestige religieux et quasi divin. Mais les politiques et les hommes de guerre voulaient qu’on allât plus lentement et plus sûrement, et qu’auparavant on débarrassât au moins le cours de la Loire des garnisons anglaises. On rassembla de nouvelles forces, et dans les premiers jours de juin on alla assiéger et prendre Jargeau, puis Beaugency. Jeanne assistait à ces expéditions (dont elle avait fait donner le commandement au duc d’Alençon), ainsi qu’à la brillante et décisive victoire de Patay (29 juin), à la suite de laquelle la marche sur Reims fut enfin décidée. À ce moment, l’enthousiasme pour la Pucelle était devenu un culte national ; des chevaliers, des gens de guerre quittaient leurs blasons pour se faire faire des étendards pareils au sien ; on l’adora, dans le sens rigoureux du mot et suivant les rites du culte en vigueur ; on plaça son image sur les autels, on rédigea des offices en son honneur, on porta au cou, en guise d’amulettes, des médailles à son effigie, etc.

Le voyage de Reims fut, comme on le sait, un événement considérable dans la vie de Charles VII, et comme une prise de possession de la royauté. L’armée se rassembla à Gien, et, le 28 juin, Jeanne ouvrit avec l’avant-garde cette marche aventureuse à travers 60 lieues de pays occupé par l’ennemi. Il y avait quatre mois à peine qu’elle était entrée, obscure et dédaignée, dans cette même ville de Gien ; et, dans ce court espace de temps, elle avait inauguré une ère nouvelle pour la France, elle avait modifié la face d’un empire.

On arriva devant Auxerre, qui demanda et obtint de garder la neutralité. Mais Troyes, bien fortifiée et munie, défendue par une garnison de Bourguignons et d’Anglais, arrêta l’armée royale sous ses murs. Après un combat fort vif devant la ville, le conseil délibéra si l’on passerait outre ou si l’on rétrograderait, vu l’absence de vivres et d’artillerie. La Pucelle insista pour l’attaque, assurant que sous trois jours, et même le lendemain, on entrerait dans la place. Les chefs militaires, malgré la prudence et les règles, durent céder aux exigences de l’idole populaire, qui, par son enthousiasme même, suscitait l’enthousiasme et assurait le succès.

Contre toute attente Troyes fut en effet emportée le lendemain (9 juillet). Suivant sa coutume, Jeanne avait donné l’exemple en entraînant les troupes à l’assaut. Les assiégés, terrifiés, se rendirent, et la garnison obtint de se retirer les biens saufs. Parmi les biens se trouvaient des prisonniers français, que Jeanne fit délivrer moyennant une faible rançon.

À Châlons, tout le peuple vint au-devant de la Pucelle. Le 16, l’armée entrait sans coup férir à Reims. Ce voyage, d’une réussite improbable, n’avait été pour ainsi dire qu’une marche triomphale.

Charles VII fut sacré à la cathédrale, le lendemain 17, suivant les rites accoutumés. Tous les yeux étaient fixés moins sur les hauts personnages assistant à cette cérémonie que sur Jeanne Darc, debout près de l’autel, son étendard à la main. Nul autre chef de guerre n’avait été admis à apporter le sien.

Charles, sacré, se trouvait dès lors le vrai roi dans les croyances du temps ; et c’est bien ce qu’avait compris la Pucelle, en qui s’incarnait avec tant d’énergie le sentiment populaire. Dès lors l’expédition ne sembla plus être qu’une prise de possession, un triomphe paisible, une continuation de la fête de Reims. Les villes s’ouvraient d’elles-mêmes ; Soissons, Laon, Provins, Coulommiers, Château-Thierry, Compiègne se rallièrent à la cause royale. Beauvais chassa son évêque parce qu’il était dévoué aux Anglais : c’était ce Pierre Cauchon auquel le procès de Jeanne a donné une si triste célébrité.

Le régent anglais Bedford, auquel le cardinal Winchester venait d’amener un secours, tenait toujours Paris, soutenu par le vieux parti bourguignon. Après quelques escarmouches entre les deux armées, Charles VII prit possession de Saint-Denis le 25 août, et vint attaquer Paris, où il échoua. Dans cette tentative, la Pucelle, qui s’était avancée jusque dans les fossés pour tenter l’assaut, eut la cuisse traversée d’un trait d’arbalète (8 septembre). On l’emporta malgré elle, fort découragée et un peu atteinte dans le prestige qu’elle exerçait, bien que cet échec : ne pût lui être imputé. D’ailleurs, il semble qu’elle considérait elle-même sa mission comme terminée après le sacre ; par deux fois, elle voulut se retirer chez elle. Son rôle aussi devenait difficile à soutenir parmi ce qu’on nomme si justement les hasards de la guerre. L’enthousiasme populaire ne lui demandait rien moins que l’infaillibilité dans le succès, et même des miracles : à Lagny, on la supplia de ressusciter un enfant ; des femmes accouraient au-devant d’elle pour la prier de toucher des croix et des chapelets, etc. Elle-même avait dit : « Je ne durerai qu’un an ; il me faut l’employer. »

Après l’attaque manquée de Paris, il fut décidé en conseil qu’on se retirerait sur la Loire, l’argent manquant tout à fait pour tenir plus longtemps l’armée sur pied. Toutefois, on laissa des garnisons dans les principales villes recouvrées.

En novembre, la Pucelle fit le siége de Saint-Pierre-le-Moutier, qu’elle emporta d’assaut, malgré la fuite d’une grande partie des siens. Puis elle alla assiéger la Charité ; après quarante jours d’attaques meurtrières, la dispersion de ses troupes l’obligea de se retirer. Pendant qu’elle était occupée à ce siége, le roi lui envoya des lettres d’anoblissement pour elle, pour sa famille et toute leur postérité. Ses deux frères changèrent leur nom en celui de du Lis à cause des fleurs de lis d’or qui leur avaient été accordées pour leurs armoiries.

Jeanne fit ensuite, du côté de Melun et ailleurs, quelques petites expéditions sur lesquelles on n’a pas de renseignements bien certains ; puis elle accourut à Compiègne, pour défendre cette place contre les Anglo-Bourguignons, qui assiégeaient une forteresse voisine, Choisy-sur-Aisne, bientôt tombée entre leurs mains par capitulation. Ce succès leur permit de venir assiéger Compiègne. Après plusieurs affaires sanglantes, Jeanne fut faite prisonnière (peut-être par trahison) dans une sortie, et tomba entre les mains d’un homme d’armes, de Jean de Luxembourg, qui la fit conduire au poste bourguignon de Margny, puis à Clairoy (23 mai 1430).

La grande nouvelle se répandit dans toute le France avec la rapidité de l’éclair. Les Anglais en témoignèrent une joie délirante. À Paris, on fit des réjouissances publiques, le clergé chanta un Te Deum solennel, et des nuées de prédicateurs firent retentir les chaires de calomnies et d’insultes grossières contre l’héroïne nationale. Mais ailleurs, et surtout, dans les villes de la Loire, la consternation fut inexprimable ; à Orléans, à Tours, à Blois, on ordonna des prières publiques et des processions pour sa délivrance.

Les Bourguignons, qui ne partageaient pas la haine féroce dès Anglais, la traitèrent d’abord convenablement. Jean de Ligny (de Luxembourg) l’envoya à la tour de Beaulieu, puis au château de Beaurevoir, près de Cambrai, où sa femme et sa tante eurent pour la captive tous les égards dus à son malheur et à sa vertu.

Cependant, dès le 26 mai, le frère Martin, vicaire général de l’inquisiteur de la foi au royaume de France, requit le duc de Bourgogne de lui livrer la Pucelle, « soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant l’hérésie. » Le clergé, vendu aux Anglais, commençait son œuvre. Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, prétendait que Jeanne ayant été prise en son diocèse, le jugement lui en appartenait, conjointement avec l’inquisiteur. L’Université de Paris (entièrement cléricale) appuya cette requête ; les Anglais, de leur côté, pressaient, menaçaient, mettaient tout le clergé en campagne. Il leur fallait le jugement de Jeanne comme sorcière, car si ses victoires restaient des œuvres de Dieu, leur cause alors devenait celle du démon, dans l’opinion du peuple.

Luxembourg finit par la livrer, moyennant 10, 000 francs d’or, non d’abord aux Anglais, mais à son suzerain Philippe le Bon, duc de Bourgogne, qui la fit transférer à Arras, puis au donjon de Crotoy, et enfin la remit entre les mains des Anglais, vers la fin de novembre 1430 :

Conduite à Rouen, l’arsenal de la puissance anglaise (25 décembre), l’héroïque Pucelle fut enfermée dans la grosse tour du château, dans une cage de fer et enchaînée. Sa captivité, dès ce moment, se changea en Passion. Confiée à la garde de soldats anglais choisis dans un corps composé de bandits qu’on nommait houspilleurs, elle eut à souffrir toutes les insultes, les mauvais traitements, et même des tentatives de viol. La sanglante comédie du procès commença et se poursuivit avec une cruelle lenteur, suivant les formes de l’inquisition. C’était Cauchon qui instrumentait, assisté du vicaire de l’inquisition, de son chanoine, Jean d’Estivet, et d’assesseurs choisis par lui (dont le nombre fut porté jusqu’à quatre-vingt-quinze dès que commencèrent les séances publiques). Ces assesseurs, parmi lesquels étaient Gilles, abbé de Fécamp, Nicolas, abbé de Jumièges, des docteurs de l’Université de Paris, etc., reçurent d’énormes gratifications, et Cauchon lui-même, outre la promesse de l’archevêché de Rouen, fut comblé d’or par les Anglais.

Les séances de la commission s’étaient ouvertes le 9 janvier. Le 21 février, la Pucelle fut amenée devant ses juges et les interrogatoires commencèrent. Il serait assez indifférent aujourd’hui de rechercher et de signaler, dans ce mémorable procès, toutes les violations des formes légales (même en prenant pour base le droit inquisitorial). On sait que ce fut simplement un assassinat juridique, et cela suffit amplement à la postérité pour juger les juges. Sans entrer dans les détails de cette énorme procédure, où furent déployées contre la sublime ignorante toutes les ressources de la dialectique byzantine, ecclésiastique et pharisaïque, nous rapporterons quelques-unes des plus remarquables réponses de l’accusée, qui montra autant de grandeur que de simplicité naïve, avec un mélange de finesse et de bon sens auquel ses juges ne s’attendaient sans doute pas. La plupart des questions qui lui étaient posées n’étaient, on le conçoit, que des piéges dans lesquels on comptait bien faire tomber cette simple fille des champs.

Elle débuta par offrir à Cauchon de l’entendre en confession, adroite et touchante demande ; son ennemi, son bourreau serait ainsi devenu son père spirituel, le témoin de son innocence. Il refusa.

Parmi beaucoup de naïvetés, elle disait des choses sublimes :

« Je viens de par Dieu ; je n’ai que faire ici ; renvoyez-moi à Dieu, dont je suis venue….. »

« Vous dites que vous êtes mon juge ; avisez bien à ce que vous ferez, car vraiment je suis envoyée de Dieu ; vous vous mettez en grand danger. »

Interrogée sur ce qu’elle savait de sa religion, elle répondit avec une prudence intelligente :

« J’ai appris de ma mère Pater noster, Ave Maria, Credo : elle seule m’a instruite en ma croyance. »

Cela coupait court à toutes les subtilités des théologiens.

Sur la question délicate des apparitions et des voix, elle répondit avec simplicité ce qu’elle croyait être la vérité ; elle dit qu’en effet elle avait des visions, qu’elle entendait des voix, etc., mais en évitant de s’embarrasser dans les détails où on voulait l’engager. Une autre fois qu’elle était pressée de demandes insidieuses :

« Vous voulez que je parle contre moi-même ! »

« — Était-il bien d’avoir attaqué Paris le jour de la Nativité de Notre-Dame ?

« — C’est bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame ; ce serait bien de les garder tous les jours. »

« — Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais ?

« — Elles aiment ce que Notre Seigneur aime, et haïssent ce qu’il hait. »

On alla jusqu’à lui demander si réellement elle était vierge et on la fit de nouveau visiter. Rien n’embarrassait les juges ; ils s’efforcèrent ensuite d’établir qu’elle avait voué sa virginité non à Dieu, mais au diable.

La malheureuse fille tomba malade dans sa prison, et il y eut quelque soupçon qu’on avait tenté de l’empoisonner. Cependant elle ne faiblit pas. Menacée de la torture, elle refusa de répondre autrement qu’elle ne l’avait fait.

Cependant, les lenteurs du procès impatientaient les Anglais, qui menaçaient les juges et Cauchon lui-même. Enfin, après une infinité de manœuvres dont le détail ne peut trouver place ici, l’infâme procédure se termina par un arrêt de condamnation, qui déclarait Jeanne devineresse, blasphématrice, hérétique obstinée, etc., et la livrait à la justice séculière.

Toutefois on ne pouvait la livrer à la mort que si elle se mettait en état de rechute, si elle devenait relapse, c’est-à-dire si, après avoir abjuré ses prétendues erreurs, elle retombait dans l’une d’elles. On lui fit signer d’une croix, à force d’insistances, une espèce de rétractation fort courte, dont on développa ensuite les termes, de manière qu’elle ne pouvait manquer de retomber. Parmi les chefs d’accusation, il y avait celui d’avoir revêtu des habits d’homme. Dès ce moment elle dut les quitter. Mais on les laissa à sa portée. Gardée par des hommes, menacée à chaque instant de violence, elle reprit ces vêtements protecteurs. Dès lors elle était rechue ou relapse ; elle était perdue.

Il paraît certain que l’infortunée espéra jusqu’à la fin qu’elle serait délivrée soit par le roi, soit par un mouvement populaire. Mais ni Charles VII ni personne ne tenta rien pour sauver celle qui venait de sauver la France, au moins de préparer sa délivrance du joug étranger.

Le 30 mai 1431, Jeanne fut conduite au supplice et brûlée vive. Elle avait un moment faibli, mais elle se releva presque aussitôt. Le dernier mot qu’elle prononça dans les flammes fut celui de Jésus.

Les Anglais, malgré la férocité de la haine qui les animait, furent au dernier moment touchés de l’héroïsme et des souffrances de la noble victime. Un secrétaire du roi d’Angleterre s’écria après le supplice : « Nous sommes perdus ! nous avons brûlé une sainte ! »

En montant sur le bûcher, Jeanne avait dit à Cauchon une parole qui le marquait d’infamie pour les siècles : « Évêque, je meurs par vous ! »

La mémoire de l’héroïne fut réhabilitée en 1456, après un long procès en révision.

Voltaire, dans le badinage qu’on cite presque toujours sans le comprendre, n’a pas eu l’intention réelle de déshonorer Jeanne Darc, à laquelle il rend un hommage mérité dans ses ouvrages sérieux.

« Cette héroïne, dit-il, fit à ses juges une réponse digne d’une mémoire éternelle….. Ils firent mourir par le feu celle qui, pour avoir sauvé son roi, aurait eu des autels dans les temps héroïques où les hommes en élevaient à leurs libérateurs. » (Essai sur les mœurs.)

Du reste, les badinages de Voltaire, pas plus que les attaques sérieuses de certains historiens, n’ont pu dépopulariser en France cette figure si nationale de Jeanne Darc. On en est venu peut-être à ne plus croire à ses révélations, mais on reconnaîtra toujours les services qu’elle a rendus à la patrie. En tout cas, qui ne serait saisi et ému par cet admirable mélange d’innocence et de bravoure, que Mlle de Gournay exprimait déjà dans un quatrain destiné à figurer au bas d’une statue de l’héroïne ? La tournure en est si moderne qu’elle pourrait inspirer quelque doute sur son authenticité ; mais le sentiment en est si vrai, qu’il doit trouver ici sa place, quel que puisse en être l’auteur :

Comment concilier, vierge du ciel chérie,
La douceur de tes yeux et ce glaive irrité ?
— La douceur de mes yeux caresse ma patrie,
Et le glaive en fureur défend sa liberté.

Jeanne Darc joue une si grande figure dans notre histoire nationale, qu’après avoir raconté sa vie tout d’un trait, selon les impressions personnelles qu’a fait naître en nous l’étude attentive des documents, nous croyons utile de reprendre en détail quelques-uns des problèmes historiques qui se rattachent à la personne de Jeanne, et de traiter chacun d’eux avec plus de détails. Nous allons donc successivement discuter les cinq points suivants : 1° Jeanne Darc eut-elle réellement des visions ? 2° Son mobile le plus certain ne prit-il pas sa source dans les mouvements d’un patriotisme exalté ? 3° Quels furent les vrais sentiments du roi Charles VII à son égard ? 4° Quelle a été, dans tous les temps, la vraie pensée du clergé sur Jeanne Darc ? 5° Quels sont les renseignements que l’on a sur plusieurs personnages qui voulurent continuer son rôle après elle ?

— I. Jusqu’à quelle limite la critique doit-elle admettre les visions, les révélations de Jeanne, et la confiance qu’elle-même et ses contemporains avaient en elles ? On n’a, pour vérifier ces révélations, que des données incertaines, les premiers historiens, dans un but religieux, n’ayant guère accueilli des prédictions de l’héroïque guerrière que celles qui se sont accomplies. En acceptant leurs témoignages, on serait conduit a conclure que Jeanne avait le don de prescience. Mais on a encore une autre source de renseignements : les réponses de Jeanne aux interrogatoires. En rassemblant tout ce qui a rapport à ces révélations, on voit qu’elles ont été nombreuses, qu’elles ne portent pas seulement sur trois ou quatre points, mais sur tout l’ensemble des opérations de la guerre ; que Jeanne a prédit maintes choses qui ne sont pas arrivées, et que, sauf pour deux faits dont nous parlerons plus bas, dans tous les autres auxquels l’issue a répondu à la prédiction, « la raison ne doit voir, suivant l’expression de M. Quicherat, que des événements annoncés par un génie qui, sans se l’avouer, portait en soi la force de les produire. » Ces prédictions ne s’éloignent pas sensiblement des pronostics ou des pressentiments d’un politique ou d’un homme de guerre qui, d’une situation donnée, déduit des résultats prévus. En y ajoutant l’enthousiasme particulier à Jeanne Darc, on se fera une idée de leur véritable caractère. Ainsi, la levée du siége d’Orléans, le sacre de Reims et divers faits d’armes prédits à l’avance, se trouvent balancés par des insuccès qui, suivant les prédictions de Jeanne, devaient être des victoires ; qui eussent été des victoires peut-être si on l’eût écoutée ; mais ceci montre le sens profond qu’elle avait de l’art de la guerre et de la situation de la France beaucoup plus qu’un don de divination ou de prescience surnaturelle.

Il en est tout autrement de certains faits concernant la personne même de Jeanne Darc. Ainsi, la critique explique encore, sans avoir besoin de recourir au merveilleux, le secret révélé au dauphin Charles, comme elle l’appelait, par l’héroïne. Dans l’intuition profonde qu’elle avait des malheurs de la France, de l’inertie du roi, elle songea que peut-être ce faible monarque, se voyant si déshérité, avait conçu des doutes sur la légitimité de sa naissance. Les désordres et les débauches d’Isabeau de Bavière étaient connus jusque dans les campagnes, et Jeanne, en rassurant Charles VII sur ce point, par ordre d’en haut, disait-elle, toucha juste à la plus grande préoccupation du monarque. Il y a là, certes, une sorte de divination, mais ce n’est pas, à proprement parler, un miracle. La révélation de l’épée de Fierbois, qui se présente, suivant les derniers historiens de Jeanne Darc, et suivant M. Quicherat lui-même, avec les mêmes apparences de certitude que le fait précédent, porte en soi un plus grand caractère de merveilleux. Cependant, même en mettant en dehors tous les autres témoignages, en ne conservant que celui de Jeanne elle-même, en comparant l’assurance de ses réponses à ce sujet à l’embarras visible qu’elle éprouve, aux tortures morales qu’elle endure dès qu’elle se croit obligée de déguiser la vérité, il est impossible de ne pas croire qu’elle a dit vrai. Ainsi nous croyons que le fait de l’épée trouvée, sur les indications de Jeanne, derrière l’autel de Sainte-Catherine de Fierbois ne fut pas, comme l’insinuèrent les juges de Rouen, une comédie jouée pour frapper l’imagination populaire. Une telle conclusion semblera bien forte de nos jours, mais le fait suivant est encore plus singulier. Jeanne fut blessée au col devant le fort des Tournelles à Orléans ; cette blessure, elle l’avait prédite à l’avance, elle l’avait annoncée au roi étant encore à Chinon : « Je serai blessée au-dessus du sein ; » elle rappelle, dans son interrogatoire, et la blessure et la certitude qu’elle avait de la recevoir, ses voix le lui ayant révélé. Écartons son témoignage ; il en reste un autre irréfutable. Elle reçut cette blessure le 7 mai 1429 ; le 12 avril précédent, un ambassadeur flamand qui était à la cour de Charles VII écrivit à son gouvernement une lettre où se trouve cette phrase : « La Pucelle….. doit être blessée d’un trait dans un combat devant Orléans, mais elle n’en mourra pas. » Le passage de cette lettre a été consigné sur les registres de la chambre des comptes de Bruxelles. Ainsi le fait de la prédiction à Chinon est certain. - Sans donner dans un mysticisme exagéré, il est, ce semble, permis de reconnaître à Jeanne Darc une espèce de divination particulière, se manifestant tantôt par de profondes vues politiques sur la conduite de la guerre, sur la marche des événements, tantôt par des pressentiments personnels d’une netteté singulière, tantôt par une sorte de perception d’objets placés hors de la portée de ses sens. La conclusion de M. Quicherat est celle-ci : « Que la science y trouve ou non son compte, il n’en faudra pas moins admettre les visions de Jeanne Darc et d’étranges perceptions d’esprit issues des visions. » Nous laissons toutefois à M. Quicherat la responsabilité de son opinion sur ce point.

— II. L’inspiration de Jeanne Darc fut plus patriotique que religieuse. Les historiens contemporains, Quicherat, Michelet, Henri Martin, ont les premiers bien défini la situation exceptionnelle du berceau de Jeanne Darc, « étroite langue de terre appartenant à la Champagne, s’enfonçant et se perdant pour ainsi dire entre le duché de Bar, l’évêché de Toul et le duché de Lorraine. » Ils y ont vu la cause première de sa surexcitation enthousiaste. Cette étroite vallée de la Meuse, dépendante de la couronne de France depuis Charles V, mais séparée des régions restées fidèles pendant toutes les guerres anglaises par près de 80 lieues de pays ennemi, était restée comme à l’abri du bruit des armes jusqu’à la bataille de Verneuil. Une poignée de Français enfermés dans Vaucouleurs, seule ville fermée de la vallée, tint bon jusqu’à la fin ; mais toute la vallée fut soumise aux incursions des bandes anglaises. La bataille de Verneuil est de 1424, et c’est pendant l’été de 1425 que Jeanne entendit ses premières voix ; celle qui, plus tard, dira que jamais elle n’a pu voir couler le sang français sans sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, puisa dans les malheurs mêmes de son pays, de ses proches, dans les ruines qu’elle avait sous les yeux, le sentiment de son inspiration et de sa force. « L’idée que je me fais de la petite fille de Domremy, dit M. Quicherat, est celle d’un enfant sérieux et religieux, doué au plus haut degré de cette intelligence à part qui ne se rencontre que chez les hommes supérieurs des sociétés primitives. Presque toujours seule, à l’église ou aux champs, elle s’absorbait dans une communication profonde de sa pensée avec les saints dont elle contemplait les images, avec le ciel où on la voyait souvent tenir ses yeux commue cloués. Mais du jour où l’ennemi apporta dans la vallée le meurtre et l’incendie, son inspiration alla s’éclaircissant de tout ce qu’il y avait en elle de pitié et de religion pour le sol natal. Attendrie davantage aux souffrances des hommes par le spectacle de la guerre, confirmée dans la foi qu’une juste cause doit être défendue au prix de tous les sacrifices, elle connut son devoir. N’eût-elle servi qu’au perfectionnement de cette âme généreuse, la résistance des habitants de la Meuse mériterait d’être immortalisée. »

Un mot de Jeanne Dard au procès de condamnation montre quels étaient ses sentiments à cette époque : un patriotisme presque fanatique : « Je ne sache pas, dit-elle en réponse à une question, qu’il y eût à Domremy plus d’un Bourguignon et j’aurais voulu qu’il eût la tête coupée ; — toutefois si cela avait plu à Dieu, » ajouta-t-elle, comme pour atténuer la naïve violence de sa pensée.

Que Jeanne fût éminemment religieuse, cela est hors de doute. Le chroniqueur Perceval de Cagny, le seul des chroniqueurs qui ait combattu à ses côtés, dit qu’elle « disait de moult merveilleuses choses, toujours parlant de Dieu et de ses saints. » Sa piété, sa pureté, sa candeur eurent certainement quelque influence sur les soldats et sur les chefs ; cependant on ne trouve dans ce chroniqueur si précis et si bien renseigné aucun de ces faits de conversion religieuse sur lesquels ont tant appuyé les écrivains postérieurs. On peut, au contraire, conclure de faits certains que, les gens d’Église ayant voulu, à cause de sa piété profonde, faire d’elle un instrument, elle ne s’y prêta jamais de bonne grâce. Elle repoussait toutes les momeries, et ne se souciait de passer ni pour une sainte ni pour une faiseuse de miracles. Même dans les choses insignifiantes, on peut voir que les historiens un peu postérieurs ont corrompu la vérité. Par exemple, ils lui font toujours dire : En nom Dieu ! » (au nom de Dieu !) comme si ce serment lui eût été familier. Perceval de Cagny, qui a vécu avec elle, ne lui en donne pas d’autre que : Par mon martin ! Ce serment revient presque à chaque parole de la Pucelle, et comme on sait qu’elle contraignit La Hire à ne plus jurer que « par son bâton, » que, d’autre part, elle-même portait toujours, non une épée, mais un petit bâton à la main, il y a tout lieu de croire que le mot du chroniqueur est le vrai, et qu’elle jurait « par son bâton, » comme les enfants de son village. Il s’est cependant trouvé de pieux auteurs qui, ne pouvant mettre en suspicion Perceval de Cagny, ont conjecturé que sans doute le « par mon martin » était une abréviation et voulait dire : « par monsieur saint Martin ! »

En fait de religion, c’était une simple fille « qui ne savait ni A ni B, » dit un des témoins au procès. Elle-même déclara, avec une naïveté touchante, que sa mère ne lui avait jamais appris que le Pater, l’Ave et le Credo. C’est guidée par sa lumière intérieure, les éclairs de sa conscience, qu’elle était poussée au sentiment religieux ; son inspiration était plus haute que les enseignements de l’Église ; aussi déclare-t-elle, dès son premier interrogatoire, en parlant de ses voix, « qu’elle n’eust consulté là-dessus évêque, curé, ni aucune personne ecclésiastique. » Ce fut là son plus grand crime ; cette phrase eût suffi pour la faire condamner si sa mort n’eût été arrêtée d’avance.

Mais il est surtout une partie de ses interrogatoires qui respire le plus grand patriotisme ; c’est celle où, comme emportée par un élan prophétique, elle prédit la ruine des Anglais en France. Au souvenir des maux de la patrie, son visage s’enflamme, son esprit s’exalte : « Avant qu’il soit sept ans, s’écrie-t-elle, les Anglais délaisseront un plus grand gage qu’ils n’ont fait devant Orléans et perdront tout en France ! Les Anglais auront la plus grande perte qu’ils aient jamais eue en France, et ce sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français. Je sais cela par révélation aussi bien que je sais que vous êtes là devant moi. Cela sera avant sept ans ; je serais bien fâchée que cela tardât si longtemps. Avant la Saint-Martin d’hiver on verra bien des choses, et il se pourra que les Anglais soient mis jus terre. » Cette sorte de vision patriotique, qui lui fait entrevoir la délivrance finale de la France (délivrance qui ne fut du reste pas complète dans les termes qu’elle indiquait, Paris seul s’étant rendu avant les sept ans), cette assurance d’un fait alors si incertain, non-seulement pour ses juges, mais même pour les compagnons de Charles VII, est certainement une des choses les plus remarquables de la vie de l’héroïne.

— III. Les véritables sentiments de Charles VII vis-à-vis de Jeanne Darc, le degré de confiance qu’il avait en elle, sont restés pour l’historien un problème. Ses indécisions après la levée du siège d’Orléans, lorsque Jeanne Darc le pressait si fort d’aller se faire sacrer à Reims, sa retraite devant Paris quand la victoire était à peu près assurée, ses lenteurs pendant toute la durée de la campagne, enfin l’abandon où il laissa devant ses juges de Rouen celle qui lui avait reconquis son royaume, semblent montrer le peu de foi qu’il avait en elle. Cependant c’est la conclusion contraire qui a la plus de chance d’être la vraie ; car le soin avec lequel il la garde près de lui à Chinon, avant de l’envoyer à Orléans, en la logeant chez sa belle-mère, la reine de Sicile, afin de connaître ses moindres actions, sa religion, ses mœurs ; l’examen théologique des docteurs de Poitiers ; la maison, écuyers, pages, chapelains, gens de guerre dont il l’entoure, seraient autant de faits inexplicables, surtout si l’on envisage l’hostilité évidente, absolue, de tout l’entourage de Charles VII à l’égard de la nouvelle venue, et la certitude où l’on est maintenant, d’après les pièces publiées, que, sauf le roi, elle ne put avoir à Chinon aucun protecteur. Un seul témoin au procès de réhabilitation rapporte un fait personnel à Jeanne et à Charles VII. Pendant les tiraillements qui se produisirent entre le siège d’Orléans et le sacre de Reims, le roi vit un jour pleurer la Pucelle, désolée des lenteurs et des indécisions du monarque, et sans doute aussi des trahisons qu’elle prévoyait. Il s’approcha d’elle, « la consola doucement, lui dit qu’il souffrait de son chagrin et l’invita à prendre du repos. » Cette scène se passait à Saint-Benoît-sur-Loire. (Déposition de Simon Charles, Proc. de réhab.)

Mais si Charles VII aimait personnellement Jeanne Darc, comment ne la soutint-il pas davantage contre La Trémoille et Regnault de Chartres ? comment eut-il la lâcheté de l’abandonner à ses bourreaux ? Ce n’est pas seulement dans la perfidie de ses conseillers qu’il faut chercher la solution de ce problème : c’est surtout dans le caractère même du roi. Un profond observateur du XVe siècle, Georges Chastelain, l’a peint en deux lignes : « Aucuns vices soustenoit, dit-il, souverainement trois : c’estoit muableté, diffidence, et, au plus dur et le plus, c’estoit envie pour la tierce. » L’indécision, la défiance et l'envie, voilà ce qui explique cette conduite en apparence inexplicable. Il ne faut pas oublier que l’on a affaire au Charles VII qui, plus tard, victorieux, maître de la France, se laissera mourir de faim par défiance de son fils ; celui à qui un de ses conseillers écrivait : « Vous voulez toujours être caché en châteaux, méchantes places et manières de petites chambrettes, sans vous montrer et ouïr les plaintes de votre pauvre peuple ! » Charles VII vécut toujours loin des yeux, sombre, agité ; jamais, à proprement parler, il ne tint une cour.« Il dérobait son cœur aux impressions, dit M. Quicherat, comme sa personne aux regards. Jamais, tant que la Pucelle vécut, il ne fut complètement subjugué par elle. Il garda toujours une oreille ouverte pour recueillir les mauvais bruits, les paroles défavorables ; il écouta, se tut, laissa faire. »

Après la mort de Jeanne, on rencontre chez lui la même indécision, la même défiance de lui-même et des autres. À son entrée à Paris, il se laissa faire le compliment d’usage par le théologien Nicole Midi, celui-là même qui avait harangué la Pucelle sur le bûcher, à Rouen. L’Université de Paris eut part à toutes ses bonnes grâces, et, en même temps, comme une expiation nécessaire, il ordonnait le procès de réhabilitation de Jeanne Darc.

— IV Quelle a été, dans tous les temps, la conduite du clergé envers Jeanne Darc ? C’est ce que nous allons maintenant examiner. Du vivant de l’héroïne, il a entravé sa mission autant qu’il l’a pu ; prisonnière, c’est le clergé qui la juge, la condamne et la fait mourir ; morte, c’est encore lui qui, sous prétexte de la réhabiliter, charge de légendes apocryphes sa pure mémoire, altère les faits et essaye de donner le change à l’histoire.

Sauf l’attestation bien timide donnée par l’université de Poitiers, au début de la mission de Jeanne, et le témoignage de Gerson mourant, le rôle du clergé est absolument nul en sa faveur, jusqu’à ce qu’elle ait fait lever le siège d’Orléans. À partir de ce fait d’armes, qui était le signe éclatant promis par elle aux théologiens, le clergé, représenté par son plus haut dignitaire, le chancelier de France, Regnault de Chartres, évêque de Reims, est contre elle et s’efforce de l’annihiler. Les quelques prêtres, les chapelains qu’elle entraîna d’enthousiasme avec elle à l'armée, sont désavoués et laissés sans pouvoir.

En revanche, si le clergé, les évêques, les légistes, les théologiens n’apparaissent au cours des victoires de Jeanne que pour en profiter eux-mêmes ou leur faire échec, ils sortent bien vite de leur inaction dès qu’il s’agit de la condamner. Le procès de condamnation n’est pas, comme quelques écrivains ecclésiastiques l’insinuent, l’œuvre de quelques juges vendus aux Anglais, c’est l’œuvre de tout le clergé de France et des plus fameux théologiens de l’époque. Ceux qui n’y participèrent pas virtuellement furent aussi coupables que les juges, puisque, pendant les sept longs mois que dura l’instruction, ils ne trouvèrent pas une parole pour protester. Ce procès que les écrivains ecclésiastiques taxent aujourd’hui d’iniquité, rejetant sur l’évêque de Beauvais, qu’ils sacrifient, tout l’odieux de cette besogne, fut fait suivant toutes les règles d’une institution qui leur est pourtant bien chère, l’inquisition. C’est l’école du moyen âge, la doctrine d’Innocent III et de l’inquisition, qui condamnèrent Jeanne. M. Quicherat a prouvé que la plus grande régularité des formes fut observée au cours du procès ; que l’accusée eut toutes les garanties habituelles à cette odieuse procédure. Ce procès fut inique, sans doute, mais pas plus que n’importe quel autre de l’inquisition, ce qui, en bon français, revient à dire que l’iniquité qui était de règle avec l’inquisition n’était pas une exception mise en œuvre dans le procès de Jeanne Darc. Le défaut d’informations préalables, le secret de quelques interrogatoires et l’absence de défenseurs, relevés comme autant de vices de forme par quelques historiens, heureux de disculper l’Église, sont autant de points réglés par le code inquisitorial, les seize décrets du concile de Toulouse de 1229. En matière de foi, suivant une décrétale citée par M. Quicherat, la procédure devait s’effectuer « d’une manière simplifiée et directe, sans vacarme d’avocats ni figure de jugement. » Le secret de quelques interrogatoires n’est pas non plus un vice de forme, puisque, d’après le code inquisitorial, toute la procédure pouvait être secrète, et quant au défaut d’informations, les juges étaient dispensés d’informer toutes les fois qu’il y avait notoriété, cri public. (Manuel des inquisiteurs.)

Les soixante et onze juges ou assesseurs qui prirent une part plus ou moins active au procès de condamnation sont presque tous des ecclésiastiques. On y compte un évêque, l’évêque de Beauvais, neuf archidiacres ou abbés, huit chanoines, vingt-deux prêtres, moines, frères prêcheurs, inquisiteurs ou consulteurs du saint office, vingt-trois docteurs en théologie ou en décret. De plus, trois évêques furent consultés, les évêques de Lisieux, de Coutances et d’Avranches, et ce dernier seul opina pour Jeanne ; trois autres, le cardinal de Saint-Eusèbe, appelé le cardinal d’Angleterre, et les évêques de Noyon et de Boulogne-sur-Mer assistèrent à la cérémonie, ou plutôt à la comédie de l’abjuration et à l’exécution de Jeanne. Enfin ce fut l’Université de Paris, corps bien plus ecclésiastique que laïque, qui fournit toutes ses lumières et ses plumes les plus savantes, soit pour la position des questions, soit pour la rédaction du procès. Consultée entre la condamnation et le bûcher, elle répondit « qu’au fait d’icelle femme avoit été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder. » L’évêque Cauchon avait dit aux Anglais, en parlant de Jeanne Darc : « Je vous ferai un beau procès ! » On voit s’il a réussi.

Pendant ce temps, que faisait le clergé de France ? Dans l’hypothèse où se placent quelques écrivains pour faire croire que la pression étrangère influença les juges, on aurait au moins la protestation des évêques, des théologiens de la région restée française. Où est-elle, cette protestation ? D’un côté, l’évêque de Beauvais, livrant Jeanne au bûcher dit aux Anglais, en riant : Farewell, farewell, bon soir, bon soir, faites bonne chière, c’en est fait. De l’autre, l’archevêque de Reims, le conseiller de Charles VII, écrit aux habitants de Reims, dans une abominable lettre conservée jusqu’à nous pour sa honte, « que le supplice de la Pucelle est une marque de la justice divine, qui a voulu châtier une orgueilleuse. » On se demande de quel côté sont les plus coupables.

Quant au procès de réhabilitation de Jeanne Darc, que le clergé conduisit et qu’il voudrait aujourd’hui faire passer pour une expiation sincère, il est certain qu’en l’entreprenant il se proposa un triple but : « 1° établir que le procès de condamnation avait été imaginé uniquement par haine contre le roi de France, pour déprécier son honneur, et faire oublier que la haine contre le roi avait eu pour auxiliaire la haine contre l’inspiration divine de Jeanne ; en d’autres termes, faire ressortir exclusivement le côté anglais et politique de l’affaire et effacer le côté clérical ; 2° montrer que Jeanne Darc avait été soumise en toute chose au pape et à l’Église, afin qu’il n’y eût plus à imputer au roi d’avoir été conduit au sacre par une hérétique ; 3° rétablir officiellement la renommée de Jeanne quant aux faits d’Orléans et de Reims, et couvrir d’un voile épais tout ce qui s’était passé entre le sacre et la catastrophe de Compiègne, surtout la rupture de Jeanne avec le roi, » (Henri Martin.) Ce plan était habile, et le but a été atteint ; mais il est évident que la politique y tient plus de place que la religion.

— V. Enfin, il nous reste à donner quelques détails sur quelques-uns des personnages qui voulurent continuer le rôle de Jeanne Darc. Après le supplice de la Pucelle à Rouen, une aventurière, qui se faisait appeler la dame des Armoises, essaya de se faire passer pour Jeanne Darc. Sa première apparition date de 1430 ; à Orléans, les vieux comptes de la ville font mention de sommes données à un héraut d’armes pour avoir apporté des nouvelles de Jehanne la Pucelle. L’imagination populaire, toujours avide de merveilleux, ne pouvait croire à la mort de l’héroïne ; ce qu’il y a de curieux, c’est que le propre frère de Jeanne, Pierre du Lis, à qui Charles VII avait donné un petit domaine près d’Orléans, demanda aussitôt à la ville un peu d’argent pour aller voir sa sœur. Ce Pierre du Lis, toujours besoigneux, sembla avoir voulu tirer parti de cette supercherie, dont il ne pouvait être dupe. La fausse Jeanne Darc était alors à Arlon, dans le Luxembourg, et deux chroniqueurs de Metz, le doyen de Saint-Thibaud et Pierre Vigneules, relatent tous les deux cette étrange apparition, mais le second, plus circonspect, sans y accorder la moindre foi. En 1439, elle eut l’audace de se présenter à Orléans même, et c’est ici que la crédulité humaine semble vraiment n’avoir pas de bornes : non-seulement elle fut reconnue de Pierre du Lis, tout disposé à battre monnaie avec cette invention, mais de la propre mère de Jeanne Darc, à qui la ville faisait une petite pension, du trésorier Jean Boucher, qui avait reçu chez lui l’héroïne pendant tout le siège, des principaux notables et d’un grand nombre d’habitants qui l’avaient vue ou même avaient combattu à ses côtés. On l’accueillit, on la fêta, on lui fit des présents considérables, que relatent les comptes de ville de cette année. Cette aventurière, profitant sans doute d’une vague ressemblance, se faisait appeler Jeanne du Lis et dame des Armoises ou Hermoises, du nom de son mari, qu’elle épousa à Arlon, suivant un chroniqueur de Metz, en présence de Mme  de Luxembourg. Quicherat, dans son savant recueil sur les Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne Darc, a donné un assez grand nombre de documents concernant la dame des Armoises. On y trouve notamment un acte de vente de biens concernant les deux époux, et, en 1550, les sieurs des Armoises affirmaient encore descendre de la Pucelle. Cette aventurière, fondant lignée de hobereaux, parait donc avoir assez heureusement terminé sa vie ; un publiciste orléanais, nous ne savons sur quelles preuves, la fait mourir en 1458, à l’âge de soixante-dix ou soixante-quinze ans. Mais ces documents sont en désaccord avec d’autres non moins probants, et, pour tout concilier, il faut nécessairement admettre qu’il y eut d’autres fausses Jeanne Darc que la dame des Armoises. Celle-ci fut la seule qui se fit reconnaître à Orléans, et par conséquent la plus audacieuse de toutes. Une autre paraît avoir combattu en Poitou ; on trouva ce fait relaté dans un ouvrage historique espagnol d’une certaine valeur : la Chronique de don Aloaro de Luna ; le XLVIe chapitre est intitulé : Comment la Pucelle d’Orléans estant sous les murs de La Rochelle envoya demander secours au roi, et de ce que le connétable fit par son moyen. Dans une pièce du Trésor des Chartes, Charles VII donne commission à un capitaine d’armes de guerroyer au Mans en compagnie d’une aventurière qui se faisait appeler Jehanne la Pucelle, et, diverses mentions du Journal d’un bourgeois de Paris se rapportent au bruit qui courait à cette époque (1440) que Jeanne Darc n’était pas morte à Rouen, qu'un miracle l’avait sauvée des flammes. À la rigueur, ces faits pourraient encore se rapporter à la dame des Armoises ; mais, s’il faut en croire le chroniqueur Pierre de Sala, il vint à la cour de Charles VII une fausse Jeanne Darc qui essaya, par supercherie, de se faire reconnaître du roi. Aidée sans doute de quelque courtisan qui l’avait avertie, elle vint droit au roi, mêlé à la foule de ses gentilshommes, mais reconnaissable en ce que, récemment blessé au pied, il portait, dit de Sala, « une botte fauve. » La comédie échoua pourtant, et l’aventurière ainsi que ses complices « fut justiciée très-asprement, comme en tel cas appartenoit, après avoir confessé sa trahison. » Celle-ci ne peut être confondue avec la dame des Armoises, qui fit souche d’une famille de gentilshommes encore existante. Une autre enfin parut en 1473, à Cologne, se donnant pour mission de rétablir Oldaric Mandeuchect sur le trône épiscopal de Trêves. Ce n’était qu’une illuminée ; elle échappa au bûcher grâce à la protection du comte de Virnembourg. Le rôle de la dame des Armoises paraît s’être borné à mystifier la ville d’Orléans, de concert avec Pierre du Lis, et à en arracher quelques libéralités, dont elle vécut paisiblement.

Jeanne Darc venait à peine d’être faite prisonnière que les conseillers de Charles VII suscitaient un visionnaire, un berger enthousiaste, pour prendre à la tête de l’année la place de l’héroïque martyre. N’eût-on que cette preuve de la trahison de la Trémoille et de l’évêque Regnault, elle suffirait. La croyance populaire ne s’y trompa point, elle accusa toujours la trahison d’avoir fait périr Jeanne ; mais, ne connaissant pas les sourdes menées, la politique tortueuse des conseillers de Charles VII, elle s’en prit au gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy, qui resta plus de quatre siècles sous le poids de cette accusation imméritée. La véritable trahison vint de ceux qui, après avoir fait manquer la mission de Jeanne, eurent l’infamie d’écrire, comme Regnault de Chartres, à l’échevinage de Reims, « que Dieu avoit souffert prendre Jeanne pour ce qu’elle s’estoit constitué en orgueil, et pour les riches habits qu’elle avoit pris, et qu’elle n’avoit fait ce que Dieu lui avoit commandé, mais avoit fait sa volonté. » Et l’évêque ajoutait : « qu’il était venu vers le roi un jeune pastour, gardeur de brebis des montagnes du Gévaudan, lequel ne disait ni plus ni moins que avoit fait Jeanne la Pucelle, et qu’il avoit commandement de Dieu d’aller avec les gens du roi, et que sans faute les Anglois et les Bourguignons seroient desconfits. »

Pour Regnault de Chartres, c’était une combinaison. Si l’on parvenait, en effet, à faire faire des miracles au berger, ou à persuader au peuple qu’il en faisait, ce qui est tout un, la Pucelle serait vite oubliée. Il avait assez bien choisi son homme, comme visionnaire ou extatique, phénomène fréquent dans les montagnes du Gévaudan. « C’estoit, dit le Journal d’un bourgeois de Paris, un méchant garçon, Guillaume le bergier, qui faisoit les gens ydolastres en lui, et chevaulchoit de costê, et monstroit de fois en aultre ses mains et pieds et son costé, et estaient tachés de sang, comme saint François. » Mais, comme homme de guerre, il n’eut pas grand succès ; dès son premier fait d’armes, il tomba entre les mains des Anglais, qui, sans autre forme de procès, le firent jeter à l’eau, cousu dans un sac. Tel fut le malheureux sort du bergier ou breyier, comme l’appellent les chroniques. Le procès de la Pucelle avait duré sept mois, et tout le souci des Anglais avait été de s’en décharger entièrement sur le clergé français, sur l’Université de Paris. Malgré leur haine aveugle contre Jeanne Darc, ils surent faire la différence.

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Cette vie de Jeanne Darc dépasse déjà les limites assignées aux biographies ordinaires, même importantes ; ceux qui suivent avec quelque attention notre marche ne seront pas étonnés de ces proportions ; ils savent que le Grand Dictionnaire, qui a à cœur de justifier son titre, est coutumier du fait. On n’ignore pas non plus qu’il entre dans ses habitudes d’aller au fond des questions, de regarder en face les problèmes historiques, de les creuser, de les fouiller et d’exposer franchement le résultat de ses recherches. Or, la vie de Jeanne Darc constitue dans l’histoire un des problèmes les plus contestés, sans contredit, qu’on rencontre dans nos annales. Sommes-nous en face d’une visionnaire ou d’un personnage qui agit à la lumière d’une pleine conscience, qui se rend compte de toutes ses pensées et de tous ses actes ? Devons-nous croire aux ordres venus d’en haut, au surnaturel, ou aux effets de l’hallucination ? Quelle interprétation devons-nous appliquer aux voix de Jeanne la Vierge ? l’interprétation surnaturaliste, l’interprétation pathologique, ou l’interprétation politique ? La raison moderne ne permet pas de s’arrêter à la première ; quand on a vu de près des hallucinés on ne peut guère songer à la seconde, parce qu’il se comprend difficilement que l’extase maladive soit compatible avec tant de bon sens, avec un esprit si bien équilibré, nous allions dire si positif. Ne sommes-nous pas plutôt fondés à croire que Jeanne Darc n’a jamais entendu d’autre voix que celle de la patrie, et que, par un trait de génie, elle a usé avec pleine réflexion du moyen efficace que lui offraient les croyances de son temps pour ramener la confiance sous les drapeaux de son roi et pour faire repasser la terreur du camp français dans celui de l’ennemi ? S’il répugne de faire une part au calcul, à l’habileté, au mensonge dans cette vie si pure, si noble, si enthousiaste, il faut songer que, sans ces moyens, il n’y avait pas de place pour Jeanne dans les rangs des défenseurs de son pays ; son dévouement, son patriotisme devenaient stériles ; le droit à l’héroïsme, le droit de verser son sang pour la France lui était à tout jamais refusé ; tandis que ce mensonge sublime lui ouvrait la carrière, apportait la seule chance possible d’un retour de fortune, parce qu’il pouvait seul rendre du cœur à des hommes que les revers avaient démoralisés en leur montrant l’intrépidité et l’assurance sur le front et dans les yeux d’une jeune fille.

Ces préliminaires expliqueront au lecteur la nouvelle biographie qui va suivre ; elle résume, elle condense notre premier travail ; nous allons, rassembler en un faisceau tous les faits qui montreront que le rôle de cette jeune paysanne a été tout national, et que cette grande figure, transportée dans le monde des visions, est purement et simplement un vol que la légende a fait à l’histoire.

Dans la nuit de l’Épiphanie (qu’on nous pardonne ce sacrifice fait à la légende, ce sera le seul), « tous les habitants de Domremy, saisis d’un inconcevable transport de joie, se mirent à courir çà et là, se demandant l’un à l’autre quelle chose étoit donc advenue ?... Les coqs, ainsi Que hérauts de cette allégresse inconnue, éclatèrent en tels chants que jamais semblables n’avoient été ouïs, » Jeanne, fille de Jacques, venait de naître.

Quatorze ans plus tard environ, la France était désolée par une guerre sacrilège : les Bourguignons, ces anciens et terribles ennemis des Francs, livraient notre pays aux Anglais, et les campagnes de la Lorraine étaient inondées de féroces soldats qui portaient partout le ravage, jusqu’à couper les blés en herbe. Les paysans eux-mêmes y étaient divisés, et les enfants faisaient entre eux comme leurs pères ; on s’y battait « bandé village contre village. » Jeanne assistait à ces luttes fratricides. « Souvent elle voyait les petits garçons de Domremy revenir tout ensanglantés de leurs batailles à coups de pierres contre les enfants de Maxei, village lorrain de la rive droite de la Meuse, qui tenait le parti de Bourgogne. Bientôt la vraie guerre, non plus son image enfantine, apparut dans la vallée. Une armée anglo-bourguignonne promena le fer et le feu dans la contrée, et les habitants de Domremy allèrent chercher un asile à la hâte dans un châtelet bâti en face de leur hameau sur une île du fleuve.

Voilà les scènes de désolation au milieu desquelles s’épanouit l’âme de la jeune héroïne. Ces scènes de trouble et de terreur faisaient sur elle une impression ineffaçable. Elle écoutait, le sein palpitant, les yeux en pleurs, les lamentables récits qu’on faisait à la veillée sur les calamités du beau royaume de France. Ces récits devenaient pour elle l’aspect même des choses. Elle voyait les campagnes en feu, les cités croulantes, les armées françaises jonchant les plaines de leurs morts ; elle voyait errant, proscrit, ce jeune roi qu'elle parait de vertus imaginaires, et qui personnifiait à ses yeux la France. Elle implorait ardemment le Seigneur, ses anges et tous ses saints, qu’on lui avait appris à considérer comme des intermédiaires entre l’homme et Dieu. Un sentiment exclusif, unique, la pitié et l’amour de la patrie, envahissait peu à peu tout entière cette âme passionnée et profonde.

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Les ravages continuaient : Jeanne n’hésita plus. Des bruits se répandaient dans toute la Lorraine que les soldats français étaient paralysés par la peur, et qu’il suffisait qu’un pennon anglais se montrât à l’horizon pour qu’un régiment entier se débandât et prît la fuite. Ce n’était certes pas le courage qui faisait défaut, mais la confiance. Jeanne Darc comprit tout cela : elle se dit ; « Voilà des hommes de cœur chez lesquels il ne s’agit que de faire revivre le sentiment de leur valeur... »

Elle se présenta hardiment chez Robert de Baudricourt, gouverneur de Vaucouleurs, lui déclarant qu'elle se sentait appelée à sauver la Franco ; qu’elle voulait aller parler au dauphin, et que, pour arriver jusqu’à lui, elle « userait ses jambes jusqu’aux genoux. » [Cette énergique métaphore lui appartient.] Elle partit ; toute la population de Vaucouleurs s’apitoyait sur cette brave fille qui allait se jeter à travers tant de périls. « Ne me plaignez pas, leur cria-t-elle en poussant son cheval sur la route de France, c’est pour cela que je suis née. » Elle franchit la Marne, l’Aube, la Seine, entre hardiment dans Auxerre, ville bourguignonne, entend la messe dans la cathédrale, passe le pont de l’Yonne, puis se dirige sur Gien et vers la Loire. Elle fait écrire au roi, qui l’appelle à Chinon.

« C’est une folle, » disaient les gens de guerre : « c’est une sorcière, » disaient les gens d’Église. Enfin, le comte de Vendôme introduit Jeanne dans la grande salle du château de Chinon, et alors il se passe entre Jeanne et le roi une scène mystérieuse. On la conduit à Poitiers, où siégeait la cour de parlement, et où s’étaient réunis les théologiens qui avaient quitté l’Université de Paris.

Une main sacrilège a fait disparaître à tout jamais les documents du procès-verbal de la commission d’examen ; mais on sait en gros les détails de ce merveilleux combat d'une femme ignorante contre des docteurs qui l’accablaient de citations et l’enlaçaient dans les mille replis de leur dialectique.

Elle déclara hardiment qu’elle venait pour délivrer Orléans ; « Si Dieu veut délivrer le peuple de France, hasarda un des théologiens, point n’est besoin de gens d’armes. - Eh !s’écria-t-elle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. » Un autre théologien, frère Séguin, lui dit malignement : « En quelle langue parlent vos voix ? - Meilleure que la vôtre, » répondit-elle d’un air narquois (frère Séguin était Limousin). « Croyez-vous en Dieu ? reprit le théologien en colère. — Mieux que vous, » et elle lui tourna le dos. « Dieu ne veut point qu’on croie à vos paroles, répliqua un autre théologien, si vous ne montrez un signe qui prouve qu’on doit vous croire (dans la langue théologique, signe avait le sens de miracle), Jeanne fit semblant de ne point comprendre, et, jouant sur le mot, elle répliqua immédiatement : « Je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des signes. Qu’on me conduise à Orléans, qu’on me donne des gens d’armes, et je vous y montrerai des signes. Allons, il n’est besoin de tant de paroles ; ce n’est plus le temps de parler, mais d’agir ! »

On voit qu’elle prenait tous ces ergoteurs en pitié et qu’elle se moquait d’eux.

Les théologiens, tout étourdis de ces vives répliques, appelaient à leur aide tous les auteurs sacrés et profanes, et les saintes Écritures et les Pères : « Eh ! répondit-elle, il y a plus dans les livres de Dieu que dans les vôtres. »

Ces luttes entre le patriotisme ignorant et le docte préjugé durèrent près de quinze jours. Quelques seigneurs et théologiens étaient convaincus. On vit de vieux légistes du parlement sortir « en pleurant à chaudes larmes. » Ce fait est attesté par la déposition de la dame de Bouligni et de Gobert Thibaret (Procès, t. III, p. 73).

Le plus grand obstacle était vaincu : Jeanne inspirait de la confiance ; c’est ce qu’elle voulait. On lui donna une armure et des chevaux ; on lui constitua une maison comme à un véritable chef de guerre.

Orléans, dernier boulevard de la France, était assiégé ; les vivres manquaient et la place ne pouvait tarder à se rendre. Jeanne, secondée par Dunois, et surtout par le jeune duc d’Alençon, qui se montrait un de ses plus enthousiastes partisans, résolut de pénétrer dans la ville à la tête d’un convoi ; elle était au milieu de 200 lances, armée de toutes pièces, montée sur un beau cheval blanc et brandissant gracieusement sa blanche bannière.

Les historiens du temps disent que la jeune fille, au milieu de sa troupe « portoit le harnois aussi gentiment que si elle n’eût fait autre chose de sa vie. » L’entrée eut lieu vers six heures du soir ; toute la ville était en fête. Dès le lendemain matin, Jeanne voulait mener la garnison à l’assaut des bastides anglaises.

Tous les soldats étaient frappés et réjouis de sa présence. La Hire, le plus brave, mais aussi le plus grand vaurien de cette époque, qui avait contracté l’habitude de jurer et de renier Dieu tout le jour comme un vrai païen, s’était senti le plus frappé de l’exaltation religieuse et patriotique de Jeanne. Tout à coup il lui vint à l’idée d’aller à confesse, et l’on remarqua qu’en présence de l’héroïne il ne jurait plus que par son bâton. « J’en jure par mon martin ! » synonyme de bâton à Domremy, était le juron favori de la Pucelle.

Enfin Jeanne exécuta une sortie et attaqua vaillamment une forteresse des Anglais. Ceux-ci ne pouvaient en croire leurs yeux. Toutefois le courage leur revint au cœur. Jeanne voit un instant les Français mollir, hésiter ; elle quitte la contrescarpe, et se précipite dans le fossé, puis saisissant une échelle, elle y monte la première ; au même instant elle est frappée d’un trait d’arbalète au-dessus du sein entre le gorgerin et la cuirasse. Les Anglais accourent, croyant déjà la tenir ; elle se lève à demi et les écarte avec sa hachette.

Ici se place un épisode qui doit être considéré comme un des plus significatifs de la vie de Jeanne Darc.

Quelque temps auparavant, dans la grande salle du château de Chinon, quand le jeune dauphin ordonna aux nobles qui l’entouraient qu’on eût à obéir à la Pucelle comme à lui-même, quelques-uns firent la grimace ; l’un d’eux, le sire de Gamaches, plus incrédule encore que les autres, s’avança près du jeune roi, tira son épée et la brisa en s’écriant qu’il serait honteux de voir un gentilhomme comme lui obéir à une péronnelle de bas lieu ; puis, reprenant : « Je ne me rebifferai plus contre ; en temps et lieu, je ferai parler mon épée. J’y périrai peut-être, puisque le roi et mon honneur le veulent, mais désormais je défais ma bannière, et je ne suis plus qu’un simple écuyer. J’aime mieux avoir pour maître un noble homme qu’une petite fille venue on ne sait d’où. »

Depuis ce jour, le sire de Gamaches, tout en bataillant, avait les yeux constamment fixés sur Jeanne Darc : il l’étudiait. Quand il la vit blessée et tombée dans le fossé, il se précipita vers elle, écartant les assaillants à coups de hache, la sauva et l’aida à remonter sur l’autre bord ; là, le brave capitaine français, mettant un genou en terre, et lui offrant son propre cheval : « Allons ! dit-il, brave chevalière, acceptez ce don, plus de rancœur ; j’avais tort quand j’ai mal présumé de vous. Maintenant, je vous connais, et, à partir de cette heure, vous n’aurez pas de plus fidèle écuyer que moi. — Sans rancune ! répondit Jeanne ; jamais ne vis un chevalier mieux appris. »

On l’emporta hors de la mêlée ; on la débarrassa de ses armes ; la flèche sortait de près d’un demi-pied par derrière ; en se voyant si grièvement blessée, elle eut peur et se mit à pleurer : un peu de la femme reparaissait, mais ce ne fut qu’une lueur ; son grand cœur reprenant tout à coup le dessus, elle saisit vivement la flèche et l’arracha ; le sang sortit à gros bouillons. Quelques femmes qui se trouvaient alors autour d’elle poussaient de grands cris : « Rassurez-vous, leur dit Jeanne d’une voix vibrante, ce n’est pas du sang qui sort de cette plaie, c’est de la gloire !!! » Ce mot sublime est, dans l’espèce, toute une révélation, et il réduit à néant la croyance naïve que Jeanne aurait eue en la divinité de sa mission. Était-ce donc une hypocrite, que cette simple fille des champs ? Non, non ; tout moyen lui semblait bon pour sauver la France, et, en cela, la bergère de Vaucouleurs était de la famille des Moïse et des Numa.

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Nous ne suivrons pas l’héroïne dans toutes les péripéties du siège. Le 7 mai, il ne restait plus un seul Anglais au delà de la Loire.

Mais avant d’arriver à son procès, qui formera la partie essentielle de ce court résumé, n’oublions pas ce mot sublime de Jeanne, qui peint énergiquement le souffle patriotique dont son grand cœur était animé. Au premier assaut livré à la bastide anglaise de Saint-Loup, voisine de la porte de Bourgogne, elle se trouve en face de blessés que l’on rapportait en ville ; elle s’écrie en frémissant : « Jamais je n’ai vu sang de Français que les cheveux ne me dressassent à la tête ! »

Passons sur le sacre de Reims et le douloureux épisode de Compiègne, et arrivons directement à Rouen.

Nous allons maintenant assister à un spectacle inouï dans les annales des peuples, nous dirons même des peuples barbares ; spectacle monstrueux, où l’on voit, d’un côté, une héroïne, une vierge, une jeune fille, presque une enfant - Jeanne n’a pas encore vingt ans — qui a arraché son pays à la domination étrangère ; qui, seule, a fait plus que Spartacus, que Vercingétorix, que Witikind, qu’Abd-el-Kader, que Schamyl, en un mot, que tous les héros du patriotisme et du dévouement : elle a réussi ; et, de l’autre, des hommes, des magistrats, des évêques ; les Anglais, les Bourguignons, et, ce qui domine tout cela, la religion ! Parmi ces hommes, il en est qui ont blanchi cinquante ans sur des bouquins poudreux ; elle, la pauvrette, ne sait pas même signer son nom. Quel va être le dialogue entre cet ange charmant et ces démons hideux ?

« Savez-vous être en état de grâce ?

— C’est grand’chose de répondre à telle demande.

— Savez-vous être en état de grâce ? répète durement l’interrogateur.

— Si je n’y suis pas, Dieu m’y mette ! et si j’y suis, Dieu m’y maintienne ! (Et l’ange lève au ciel ses regards inspirés.)

— Est-ce Dieu qui vous a prescrit de prendre habit d’homme ?

— (Avec une sorte de dédain.) C’est petite chose que l’habit.

— Vous disiez que les pennonceaux faits à la ressemblance de votre étendard portaient bonheur.

— Je disais aux soldats français : Entrez hardiment dans les rangs des Anglais, et j’y entrais moi-même. »

Ici, le lecteur le plus incrédule — s’il en est encore — doit se demander si dans cette réponse il n’y a pas tout le secret de la mission et du triomphe de Jeanne.

Entre autres subtilités baroques, on lui demande si, quand il lui apparaissait, saint Michel était nu : « Pensez-vous donc, répondit-elle, que Notre-Seigneur ne soit pas assez riche pour le vêtir ? »

Il lui échappait aussi des traits d’esprit, Ayant convaincu un greffier d’erreur, elle lui dit en souriant : « Si vous vous trompez une autre fois, je vous tirerai les oreilles. »

« Les saintes vous parlaient-elles en anglais ?

— Comment parleraient-elles cette langue, puisqu’elles ne sont pas du parti des Anglais ?

— Quel signe avez-vous montré au roi pour lui prouver que vous veniez de la part de Dieu ?

— Allez le demander à lui-même si vous l’osez. »

On sait qu’il s’agit ici d’une confidence des plus délicates.

« Mais pourquoi votre étendard fut-il porté à l’église de Reims, au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines ?

— Il avait été o la peine : c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. »

Dans toutes ces réponses, il y a une logique, un a-propos, un sang-froid, même une ironie, que l’on ne saurait se lasser d’admirer.

« Dieu hait-il les Anglais ?

— D’amour ou haine que Dieu a pour les Anglais et ce qu’il fait de leurs âmes, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui y périront. »

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— Iconog. On voyait dans l’église Saint-Paul, à Paris, vers 1436, une peinture sur verre représentant le portrait en pied de Jeanne Darc. Cet ouvrage est malheureusement perdu. Il produisit, dit-on, une si vive impression sur Charles VII que ce prince accorda divers privilèges à l’artiste qui en était l’auteur. Il existe divers autres portraits de Jeanne, exécutés par des contemporains, mais ils n’offrent pas grande ressemblance entre eux. Nous citerons dans le nombre une figure en pied publiée par M. Willemin, dans ses Monuments inédits (pl. 164), d’après une miniature. Deux autres miniatures, représentant, l’une Jeanne Darc à la bataille de Patay, l’autre Jeanne Darc combattant sous les murs de Paris, ont été publiées, la première, dans la Paléographie universelle de M. Silvestre (in folio, 1839), la seconde, dans le Musée des Familles (2e vol., p. 192).

En 1456, lorsque le procès de la Pucelle eut été revisé par ordre du pape Calixte III et qu’il fut permis de glorifier, en toute sûreté de conscience, la mémoire de l’héroïne, les dames d’Orléans se dépouillèrent à l’envi de leurs bijoux, épuisèrent leurs épargnes et parvinrent à réunir une somme considérable destinée à l’érection d’un monument en l’honneur de Jeanne. Ce monument, élevé sur le pont d’Orléans, se composait de quatre figures coulées en bronze. Au milieu était le Christ expirant sur la croix, au pied de laquelle se tenait la Vierge éplorée, Mater dolorosa. Des deux côtés, Charles VII et la Pucelle à genoux, la tête nue et les mains jointes, adoraient lo Rédempteur. Charles semblait reconnaître que toute puissance vient de Dieu, et Jeanne offrir son dévouement à celui qui s’est dévoué pour le salut des hommes. « C’est ainsi, dit M. de Buzonnière (Histoire architecturale de la ville d’Orléans), que nos ancêtres entendaient la statuaire : le symbolisme avant l’art, la pensée avant l’exécution. Ils se mettaient en contact direct avec les instincts populaires ; ils s’inquiétaient peu d’être admirés, pourvu qu’ils pussent émouvoir, et ils y réussissaient facilement, car ils éprouvaient les premiers les impressions qu’ils voulaient communiquer à la multitude. Il ne faut donc pas apprécier d’après les idées nouvelles les monuments du XVe siècle. Celui-ci renfermait un anachronisme absurde ou sublime, suivant le point de vue sous lequel on l’envisage. Les figures, artistiquement parlant, étaient isolées, roides et grossièrement exécutées ; qu’importe ? le peuple comprenait, il était ému ; il puisait dans ces images des enseignements utiles : le but principal était atteint. » Le monument élevé à Jeanne Darc, sur le pont qui avait été le théâtre des exploits de cette héroïne, est signalé comme un des premiers grands ouvrages qui aient été coulés en bronze. L’exécution des grandes pièces présentait alors des difficultés presque insurmontables, et l’on n’osait essayer de produire d’un seul jet des figures entières. Les membres furent faits de pièces rapportées et soudées au corps après coup. En 1567, le monument de Jeanne Darc fut brisé par les protestants. Quatre ans après, un fondeur Orléanais, Jean-Hector Lescot, dit Jacquinot, fut chargé de le restaurer. La ville lui fournit le métal nécessaire et lui donna pour prix de son travail 6,000 livres tournois. « L’artiste comprit mal sa mission, dit M. de Buzonnière ; il voulut innover et le fit sans goût et sans discernement. La statue de la Vierge, qui avait le plus souffert, devait être refondue en entier. Il lui vint à l’esprit de l’asseoir sur le calvaire et de poser le Christ sur ses genoux. Si la roideur du corps descendu de la croix se prêtait mal à cotte fantaisie, l’extension des bras s’y refusait absolument ; il les décolla et les plaqua contre le buste ; un tronc nouveau reçut les membres de la Pucelle sauvés de la destruction ; le roi, qui en avait été quitte pour quelques coups d’arquebuse, fut rapiécé le mieux possible ; le corps du Christ reçut aussi quelques replâtrages ; on suspendit aux bras de la croix une lance et une éponge ; on la surmonta d’une sorte de panier contenant de petits pélicans que leur mère nourrissait de son sang ; on plaça près de Charles VII un écusson aux armes royales, entouré du grand cordon de l’ordre de Saint-Michel, qui ne fut institué que par Louis XI, quarante ans après la levée du siège d’Orléans, et on refit dans le même goût divers ornements accessoires. » Dans ce nouveau monument, la Vierge, assise sur le calvaire et faisant face au spectateur, était vêtue d’une tunique et d’un manteau largement drapé ; un voile couvrait sa tête et descendait des deux côtés de son visage sur ses épaules. Elle avait les mains croisées sur la poitrine et regardait avec l’expression d’une profonde douleur le Christ étendu sur ses genoux. Celui-ci avait les cheveux longs et la barbe bifurquée ; la draperie obligée entourait sa ceinture, la couronne d’épines reposait à ses pieds et sa tête était entourée d’un nimbe rayonnant. Charles VII se présentait de profil, à la droite de la Vierge, à genoux, les mains jointes et la tête nue ; il était armé de toutes pièces ; son épée était horizontalement suspendue à la hauteur des hanches ; les molettes de ses éperons étaient énormes ; son heaume, surmonté d’une couronne, était posé à terre devant lui, et sa lance s’élevait verticalement à son côté gauche sans qu’on pût comprendre ce qui la soutenait. Jeanne Darc était placée en face du roi, dans une attitude complètement symétrique. Ses longs cheveux flottaient librement sur ses épaules. Elle portait, ainsi que Charles VII, une armure complète, de grands éperons, l’épée horizontale. Son heaume, qui était à terre, n’avait pas d’ornement. Sa lance s’élevait à sa droite, ornée d’un pennon aux armes de la ville. Les quatre figures reposaient sur un piédestal, d’environ 4 mètres de longueur, formé de trois compartiments carrés renfermant chacun une table destinée à recevoir une inscription. Il existe plusieurs dessins de ce monument. Léonard Gaultier en a fait une gravure pour le Panégyrique de Jeanne Darc, par Hordal (Pont-à-Mousson, 1612) ; cette gravure, formant le frontispice du livre, porte la légende suivante : Statua in memoriam Ioannae Virginis Aureliœ ponti superposita ; les figures allégoriques de la Force et de la Virginité (Fortitudo comes est perpetua Virginitatis) sont placées au-dessous de la composition principale. Sur un autre feuillet du livre, L. Gaultier a gravé une figure équestre de Jeanne Darc : la Pucelle est représentée galopant en rase campagne sur un cheval vu de profil, dont elle tient les rênes de la main gauche ; elle appuie la main droite sur sa hanche ; elle porte une cuirasse, mais elle n’a ni lance, ni épée ; une écharpe flotte derrière ses épaules ; sa tête, vue de trois quarts, est coiffée d’une toque ornée de plumes.

En 1745, le vieux pont d’Orléans devant être démoli, le monument de Jeanne Darc fut enlevé et transporté dans les magasins de l’hôtel de ville, où il resta jusqu’en 1771. À cette époque, Hector Desfriches, habile dessinateur orléanais, fut chargé de le disposer dans le petit enfoncement formé par l’embranchement des rues Nationale et de la Vieille-Poterie. Il apporta à son tour quelques changements à l’œuvre restaurée par Lescot. Ce monument disparut pour toujours pendant la tourmente révolutionnaire. Les statues servirent à faire des canons, dont l’un reçut le nom de la Pucelle d’Orléans, Quelques années après, au moment où la France retrouvait en face d’elle sa vieille ennemie, l’Angleterre, les Orléanais se ressouvinrent de l’héroïne qui avait sous leurs murs vaincu le léopard britannique. Le conseil municipal adressa au premier consul une pétition à l’effet d’obtenir l’autorisation d’élever une nouvelle statue en l’honneur de la Pucelle, et non-seulement sa demande fut accueillie avec empressement, mais encore le ministre de l’intérieur voulut concourir pour 5,000 fr. à la souscription, qui fut alors ouverte dans toute l’étendue du territoire français, « Décider l’érection du monument fut une affaire d’enthousiasme, dit M. de Buzonnière, mais l’exécuter était chose plus difficile. Pour cela il fallait comprendre le XVe siècle et le caractère spécial de la vierge guerrière ; or, au commencement du XIXe, on ne connaissait d’autres femmes héroïques que celles des républiques de Sparte ou de Rome. Le courage était un élan, le dévouement un sacrifice, mais il n’y avait au fond de tout cela que l’honneur ou l’amour exalté de la patrie. Un statuaire pouvait exprimer Charlotte Corday, mais Jeanne Darc !… On se représenta cette fille si calme, si recueillie, si dévouée, comme une sorte d’amazone fière, provocante, terrible, insultant à l’ennemi terrassé. Un artiste de talent, Gois fils, se pénétra de ces sentiments et les résuma si parfaitement que, lorsqu’il produisit le modèle de la statue, ce fut une salve unanime d’applaudissements. Le conseil municipal, dans le prospectus de souscription qu’il fit répandre, en vanta l’élégance et le beau mouvement, et, ce qui est vraiment inconcevable, il proclama que le costume était la reproduction exacte des monuments les plus authentiques. » La statue de Gois fut inaugurée, en 1804, sur la place du Martroy, d’où on l’a transférée, en 1855, sur la rive gauche de la Loire, en avant du pont. Elle a été remplacée, à cette époque, par une statue équestre de bronze, fondue d’après le modèle exécuté par Foyatier. Nous donnons ci-après la description de ces deux statues, bien inférieures l’une et l’autre à la figure en pied et à la statuette équestre que la princesse Marie d’Orléans, fille de Louis-Philippe, a faites de la vierge de Domremy.

Jeanne Darc a inspiré un grand nombre d’œuvres d’art, parmi lesquelles nous citerons : les tableaux d’Ingres, de Delaroche, de Henri Scheffer, de Devéria, de Saint-Evre, auxquels nous consacrons des articles spéciaux ; la Captivité de Jeanne Darc, tableau de Ducis exposé au salon de 1831 ; Jeanne Darc <quittant Vaucouleurs, tableau de Millin du Perreux, et Jeanne Darc blessée au siège d’Orléans, tableau de Vinchon (musée d’Orléans) ; Jeanne Darc à Domremy, à Orléans et à Reims, bas-reliefs exécutés par MM. Jouffroy et Valette, pour la décoration de la cheminée du grand salon de l’hôtel de ville d’Orléans ; un médaillon de bronze par M. Chapu, pour la ville de Melun (Salon de 1868) ; Jeanne Darc écoutant ses voix, statue de marbre, par M. P.-G. Clère ; Jeanne Darc sur le bûcher, statuette de marbre, par M. H. Ferrat, et Jeanne Darc vouant ses armes à la Vierge, tableau de Mme Laure de Châtillon (Salon de 1869) ; Jeanne Darc en prison et Jeanne Darc armée surprise par l’évêque de Beauvais, gravures de Bonnien, etc.

La plupart des gravures anciennes et modernes représentant l’image de Jeanne Darc ont été exécutées d’après un tableau d’auteur inconnu, du XVe ou du XVIe siècle, que l’on conserve à l’hôtel de ville d’Orléans. Ce tableau, qui a subi d’assez graves altérations par suite de retouches maladroites, représente l’héroïne debout, tenant de la main droite une épée nue dont la pointe est tournée vers le ciel, et laissant tomber son bras gauche le long du corps ; elle est coiffée d’une sorte de toque ornée de plumes et fixée par des attaches qui passent sous le menton ; sa tête est inclinée vers l’épaule, ses regards ont une expression de douce tristesse ; son cou est orné de deux colliers, dont l’un est formé de petits anneaux entrelacés ; elle est vêtue d’une robe à la mode du temps, qui laisse à découvert le haut de la poitrine. Ce portrait a été interprété plus ou moins fidèlement par Jean Le Clerc le jeune (1612), par L. Gaultier, B. Moncornet, A. de Marcenay (avec fond de paysage), N. Le Mire (1774), N. de Launay, Delâtre (d’après un dessin de F.-M. Queverdo), Bougon (d’après un dessin de Debizemont), C.-S. Gaucher, R. Delvaux, Ferdinand, G. Engelmann (lithographie, 1820), etc. Le chevalier Albert Lenoir avait dans sa collection une ancienne peinture reproduisant assez exactement le portrait de l’hôtel de ville d’Orléans, mais réduit au buste. Cette peinture a été lithographiée par Mlle  A. Prieur, et paraît avoir servi aussi de modèle aux petites gravures exécutées depuis, pour des publications illustrées, par Bein, Audibran, Beisson, etc. La collection des portraits, au cabinet des Estampes de la Bibliothèque impériale, renferme une gravure assez curieuse, dont l’auteur nous est inconnu ; Jeanne Darc y est représentée en pied, couverte d’une cuirasse, coiffée d’une toque ornée de plumes et dégainant son épée ; autour de cette figure sont disposés sept petits médaillons où sont retracés les faits principaux de la vie de la Pucelle : 1° elle vient saluer le roy à Chinon ; 2° elle faict lever le siège d’Orléans aux Anglois ; 3° elle prend Troyes contre l’advis des chefs qui vouloient lever le siège ; 4° elle faict sacrer le roy à Reims ; 5° la bataille de Patay en Beausse ; 6° elle est blessée à la jambe devant Paris ; 7° les Anglois la font brusler vive à Rouen. Les emblèmos suivants complètent cette composition : une main dévidant un peloton, avec l’inscription Regem eduxit labyrintho ; un aigle, avec ces mots : Mares haec femina vincit ; une ruche : Regnum mucrone tuetur ; un phénix renaissant de ses cendres : Invito funere vivet. La figure de Jeanne, que l’on voit dans cette estampe, paraît être la reproduction d’un tableau que Simon Vouet fit pour la Galerie des hommes illustres, exécutée pour le cardinal de Richelieu, tableau qui appartient aujourd’hui au musée d’Orléans et qui a été gravé par L.-J. Cathelin. Des figures de Jeanne Darc, de pure fantaisie, ont été gravées par N.-J. Voyez, Sergent (en couleur, 1787), Ch. Ransonnette (d’après Raffet). Citons encore des lithographies de V. Adam, Hahn (d’après un tableau de Steinle, faisant partie de la collection de M. de Radowitz), Hesse, etc., et, pour finir, une assez piquante composition de G. de Saint-Aubin, gravée à l’eau-forte par N. Ransonnette, et représentant Voltaire écrivant son poème de la Pucelle : le poète, vêtu d’une robe de chambre, est assis, de profil, dans un fauteuil, accoudé sur son bureau, une plume à la main, et regardant en souriant les médaillons de Charles VII et de Jeanne Darc que lui montre un Amour tenant un flambeau ; un petit satyre, accroupi sur le bureau, présente l’encrier au poète ; un autre bambino apporte les médaillons d’Agnès Sorel et de Dunois.

Nous terminerons cette énumération des compositions artistiques consacrées à Jeanne Darc, en signalant une œuvre encore inédite, dont nous avons eu le plaisir de voir l’esquisse dans l’atelier de l’auteur, et que nous croyons appelée à un grand succès. C’est un monument dédié aux Martyrs de l’indépendance nationale. Il se compose d’un piédestal couronné par un groupe représentant Vercingétorix, l’héroïque vaincu de César, et Jeanne, la sublime victime des Anglais. Debout l’un près de l’autre, revêtus de leur costuma de guerre, animés du même enthousiasme, du même patriotisme, ils se tiennent fraternellement la main, et, le regard plongé vers l’avenir où ils semblent lire les hautes destinées de la France, ils foulent au pied un joug. L’auteur de cette belle composition est M. Chatrousse, dont on a admiré, au Salon de 1869, un groupe des plus poétiques, la Source et le Ruisselet.

— Bibliogr. Il n’est peut-être aucun personnage de notre histoire dont l’origine, la vie, la mort et la mémoire, aient été l’objet de plus de recherches que l’humble et sublime bergère de Domremy. Nous allons en donner ici une nomenclature à peu près complète ; viendra ensuite une série de comptes rendus particuliers, par ordre chronologique, puis quelques études plus étendues.

Chronique de la Pucelle, poëme du XVe siècle, publié par M. Vallet de Viriville ; Mystère du siège d'Orléans (XVe siècle ; 25,000 vers) ; Chronique espagnole de la Pucelle (Historia de la Doncella d’Orléans) ; De Gestis Johannae virginis Franciae, poëme latin en quatre chants, de Valesan Vasanius (1501) ; autre poëme latin anonyme, écrit par un contemporain (manuscrit 5970 de la Bibliothèque impériale) ; Sibylla francica, seu de admirabili puella Johanna Lotharinga, etc., dissertatio (1606, in-4o) ; la Parthénie orléanaise, de Symphorien Guyon (Orléans, 1654, in-8o) : la Pucelle, de Chapelain (1656) ; la Pucelle, de Voltaire ; Histoire de Jeanne Darc, vierge, héroïne et martyre d’État, par Lenglet-Dufresnoy (1754, 2 vol.} ; Jeanne Darc, poëme de Southey (1790) ; la Pucelle d’Orléans, drame de Schiller (1801) ; Histoire de Jeanne Darc, par Lebrun des Charmettes (1817, 4 vol. in-8o) ; Jeanne Darc, ou Coup d’œil sur la Révolution de France, par Berriat Saint-Prix (1817, in-8o) ; Vie de Jeanne Darc, par Lemaire (1818, in-12) ; Jeanne Darc, tragédie de Soumet (1825) ; Jeanne Darc d’après les chroniques contemporaines, par M. Guido Gœrres (1843, in-8o) : Jeanne Darc, par Alex. Dumas (1843, in-8o) ; Histoire de Jeanne Darc, par l’abbé Barthélémy de Beauregard (1847) ; Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne Darc, par M. Quicherat (5 vol. in-8o) ; Jeanne Darc, par M. Michelet (1853) ; Vie de Jeanne Darc, par M. Lefontaine (Orléans, 1854) ; Recherches sur la famille de Jeanne Darc, par Vallet de Viriville (1854, in-8o) ; Vie de Jeanne Darc, avec des cartes d'itinéraire, par Abel Desjardins (Firmin Didot, 1854) ; Vie de Jeanne Darc, par Lamartine (dans le Civilisateur) ; Jeanne Darc et les conseillers de Charles VII, par Henri Martin ; Vie de Jeanne Darc, par M. Wallon.

PANÉGYRIQUES DE JEANNE DARC.

Tous les ans, le 8 mai, pendant les fêtes que célèbre la ville d’Orléans, en souvenir de sa délivrance par la Pucelle, il est prononcé à la cathédrale un panégyrique de Jeanne Darc. La plupart de ces morceaux oratoires ne s’éloignent pas du degré de médiocrité habituel à ce genre d’éloquence. Pompeux et vides, remplis de citations des Écritures où la pieuse héroïne se trouve en compagnie de Débora, de Judith et autres guerrières bibliques, ils ne peuvent à aucun point de vue servir l’histoire. Ce qui démontre leur complète inutilité, en dehors de l’espèce de pompe qu’ils ajoutent à la cérémonie, c’est que depuis plus de trois cents ans que cette homélie, toujours la même, est régulièrement prononcée, elle a moins fait en faveur de Jeanne, pour replacer sa physionomie sous son vrai jour, que deux ou trois études d’écrivains contemporains. On peut même aller plus loin. L’un des premiers panégyriques qui aient été conservés, celui qui fut prononcé à Orléans, le 8 mai 1759 (par le jésuite Claude de Marolles, suivant Barbier), n’est destiné qu’à établir deux points : 1° justifier la simplicité de nos pères, qui ont cru à la Pucelle, simplicité que le bon père qualifie d’extrême ; 2° démontrer que ce n’est ni l’iniquité des juges de Rouen, ni l’inertie du roi de France, ni la trahison des conseillers de Charles VII, qui livrèrent l’héroïne au bûcher, mais la Providence, qui avait ses raisons pour cela. En effet, le révérend Père, après avoir raconté cette fable qui fait désobéir Jeanne aux ordres de Dieu, lequel, après le sacre de Reims, lui ordonne expressément de s’en retourner chez elle, fait ainsi parler la Providence, sur le ton de Jérémie : « Écoutez donc ce que dit le Seigneur : Fille trop peu docile aux inspirations du ciel, l’arrêt qu’il va prononcer contre vous est le même dont il effraya jadis un saint prophète, coupable ainsi que vous d’une légère infidélité. Parce que vous avez osé franchir les bornes précises de la commission dont je vous avais honorée, vous serez livrée à des lions furieux, et vous n’aurez pas la consolation de mêler vos ossements avec ceux de vos pères ! Adorons, mes frères, cet épouvantable éclat de la colère d’un Dieu jaloux. » Restons-en à cette adoration.

M. de Géry, dans son panégyrique prononcé en 1779, voit surtout, comme résultat de la mission de Jeanne Darc, la France échapper au danger du schisme religieux qu’elle n’aurait pas manqué de partager si elle fut devenue anglaise. C’est là que le prédicateur voit le doigt de Dieu. Son homélie est du reste toute philosophique ; il fait bon marché des visions et des révélations de Jeanne, de tout ce surnaturel, « que vous refuserez de croire, » dit-il à ses auditeurs, et auquel il ne paraît pas croire beaucoup lui-même. Il entend ménager sur ce point « la délicatesse de son siècle, siècle des philosophes. » Quant au procès de condamnation, il s’en tire adroitement ; ce fut l’œuvre « d’hommes vils et mercenaires qui, dans ces temps encore barbares, avaient usurpé les clefs de la science, aussi ignorants et aussi superstitieux que la multitude qu’ils aveuglaient. » Transformer l’évêque de Beauvais, si savant, si subtil, Thomas de Courcelles, le rédacteur du procès, l’une des lumières du concile de Bâle, les évêques de Lisieux, de Noyon, de Boulogne et de Coutances, qui furent consultés, les soixante docteurs en théologie, chanoines, abbés, archidiacres, qui siégèrent, l’Université de Paris tout entière qui approuva ; transformer, disons-nous, tous ces théologiens en ignorants barbares et superstitieux, c’est un véritable coup de maître. Plus loin, le bon prêtre dit que tous ces hommes, si ignorants, « s’étaient depuis longtemps exercés dans ces sombres détours de la chicane, » afin d’insinuer sans doute pieusement que ce fut le parlement, et non pas l’inquisition, qui fit brûler Jeanne. On n’est pas plus habile.

Il est juste d’ajouter pourtant que les panégyristes de ces dernières années, tout en restant fidèles à ces vieilles traditions léguées par leurs prédécesseurs, se sont généralement tenus dans un niveau plus élevé, et ont essayé de rapprocher leur Jeanne Darc de fantaisie de la Jeanne Darc des historiens. Des orateurs renommés ont consacré leur talent à louer dans la chaire d’Orléans la grande héroïne ; tels sont l’abbé Feutrier (1821 et 1823), l’abbé Daguerry (1828 et 1856), l’abbé Pie, depuis évêque de Poitiers (1844), dont le discours n’est guère qu’une amplification pompeuse entachée d’erreurs historiques ; Mgr Gillis (1857), l’abbé Desbrosses (1861), l’abbé Pereyve (1862). Mais tous ces panégyriques sont primés par ceux que Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, prononça le 8 mai 1855 et eo 8 mai 1869. Dans le premier, il s’est élevé à une grande hauteur oratoire ; ce discours, ou plutôt cette improvisation, car le célèbre prélat aime à laisser beaucoup à l’inspiration du moment, est assurément une des grandes pages d’éloquence contemporaine. En racontant cette touchante histoire, où l’Angleterre joue un rôle odieux, Mgr Dupanloup sut ménager avec un tact exquis nos ennemis d’autrefois, alliés à la France devant Sébastopol ; il remplit toute l’assistance d’une indicible émotion, en parlant de la lâcheté de ceux qui abandonnèrent l’héroïne, et on peut dire qu’il fit courir un véritable frisson sur l’auditoire lorsque, arrivé au procès de Rouen, il s’écria : « J’aperçois parmi les juges un évêque ! ne suis-je pas le premier qui ait ici à baisser les yeux ? » Il est à regretter seulement que, malgré de beaux mouvements oratoires, dans ce panégyrique comme dans les plus médiocres, ce soit toujours, à certains points de vue, la Jeanne Darc de convention qui apparaisse, et non pas la Jeanne Darc historique. Le second discours, prononcé en 1869 devant un véritable concile d’évêques, a eu surtout pour objet de préparer la canonisation de l’héroïne, projet déjà ancien, abandonné et repris, que l’évêque d’Orléans voudrait voir accueilli en cour de Rome.

OUVRAGES HISTORIQUES SUR JEANNE.

Chronique de la Pucelle, ouvrage historique du XVe siècle, publié par M. Vallet de Viriville (1859, in-8o). D’après les conjectures de l’éditeur, il a été composé par Cousinot de Montreuil, neveu du chancelier Cousinot, contemporain de Jeanne Darc et qu’elle connut à Orléans. M. Quicherat lui croit une date quelque peu postérieure et n’y voit guère qu’une compilation faite à l’aide de l’histoire de Jean Chartier, du journal de Liège, et d’une Geste des nobles François depuis Priam, dont elle n’offre à vrai dire qu’une répétition pour ce qui regarde la Pucelle.

Des recherches de M. Vallet, il résulte que la Geste des nobles François, et un autre ouvrage cité par Jean le Féron, au XVIe siècle, sous le nom de Chronique de Cousinot, le chancelier, ne sont qu’un seul et même livre. Mais cet ouvrage qui, pour les premiers temps de la monarchie, n’est qu’une compilation, ne prend un véritable intérêt qu’à partir du règne de Charles VI, où il a toute l’allure d’une chronique contemporaine. La dernière partie, concernant Jeanne Darc, est extrêmement détaillée, et c’est là sans doute ce qui a donné l’idée à un parent de l’auteur, Cousinot de Montreuil, de la détacher du livre primitif, et, en l’amplifiant encore, d’en faire une Chronique de la Pucelle. La Geste des nobles ou Chronique de Cousinot, comme on voudra l’appeler, s’arrête brusquement en 1429, au moment de la campagne de Reims, et tout porte à croire que la rédaction des derniers chapitres est de cette année même. On a donc là un véritable document contemporain. Cousinot de Montreuil, en reprenant vingt ans plus tard cette partie de l’ouvrage de son oncle pour la terminer, a en outre intercalé quelques chapitres dans la partie déjà composée, afin de lui donner un ensemble et des proportions. Ce qui lui appartient en propre mérite assurément moins de confiance que ce qu’il a extrait et copié de la Geste des nobles ; cependant, d’après M. Vallet de Viriville, si l’on aperçoit dans ces passages de grandes ressemblances avec Jean Chartier et avec l’Histoire du siège, c’est la Chronique de la Pucelle qui est l’ouvrage original auquel ont puisé les autres historiens. M. J. Quicherat a plaidé la thèse contraire, et il est assez difficile de décider.

Quoi qu’il en soit, ce livre, contemporain en partie de la Pucelle et dont la rédaction complémentaire n’est pas postérieure à 1467, suivant M. Quicherat (1447, suivant M. Vallet de Viriville), offre un assez grand intérêt. C’est de là qu'ont été extraites les anecdotes les plus authentiques concernant Jeanne Darc, Denis Godefroy en ayant donné dès 1661, d’après l’unique manuscrit qu’on en possède, une édition reproduite plus tard dans la collection Roucher par M. Buchon. Ce document était à peine connu qu’on s’empressa d’y puiser. À la marche générale du style, à certaines locutions, il est aisé de voir qu’on ne possède pas l’œuvre originale, mais une œuvre déjà rajeunie, avant même que Denis Godefroy lui fît souffrir de nouvelles altérations ; il est vrai que ce rajeunissement n’a dû porter que sur le style et n’altère pas le fond.

La Chronique de la Pucelle commence à la première année du règne de Charles VII et s’arrête à la levée du siège de Paris. Cousinot de Montreuil, pas plus que l’auteur de la Geste des nobles, n’a donc poursuivi jusqu’au bout son œuvre. Elle est surtout intéressante pour étudier l’entourage, les conseils du roi Charles VII. « C’est nécessairement, dit son éditeur, l’œuvre d’un homme non-seulement très-éclairé, mais qui occupait auprès du roi une position considérable. Aucun autre chroniqueur du parti français ne s’explique avec une telle aisance et des lumières aussi remarquables sur les plus grandes affaires, aussi bien que sur des particularités morales à la fois très-circonstanciées et très-intéressantes. Cette chronique nous rend compte, pour ainsi dire à chaque page, des séances du conseil privé de Charles VII, et son style, le ton de son langage est, en vérité, celui d’un membre de ce conseil. Il a dû converser, au sujet de certains détails qu’il rapporte, avec les hommes munis sur ces faits de l’autorité la plus haute et la plus compétente. » En enlevant à la Chronique de la Pucelle le prestige qu’on lui avait donné à tort en la faisant passer pour l’œuvre d’un clerc assistant Jeanne dans ses faits d’armes et écrivant sous sa dictée, comme cela se pratiquait beaucoup au XIVe et au XVe siècle, M. Vallet de Viriville ne lui a rien ôté de son autorité.

Pour compléter cet ouvrage, il y a joint un fragment de la Geste des nobles, comprenant le règne de Charles VI, et une chronique normande, qu’il attribue à P. Cochon, semi-homonyme du fameux évêque de Beauvais, chronique inédite de la même époque.

Jeanne Darc d’après les chroniques contemporaines, par M. Guido Gœrres (1834, in-8o). L’érudit allemand qui a composé cet ouvrage a essayé de dégager l’héroïque figure de Jeanne Darc des seuls témoignages contemporains, louable tâche, pour laquelle il lui manquait cependant les vastes travaux d’érudition publiés depuis en France. Aussi, dans ces chroniques dont il s’inspire, a-t-il confondu les fausses avec les véritables, le roman ou plutôt la légende avec l’histoire, et donné de l’importance à des documents sans aucune valeur. Ce livre peut être présenté comme le type de toute une série d’études entreprises sur Jeanne Darc plutôt dans le but de présenter un ouvrage agréable, bien proportionné, où l’anecdote se mêle au récit pour en rompre le cours monotone, que dans celui de restituer aux faits, aux hommes, à l’époque, leur véritable caractère. Ces sortes d’ouvrages sur la Pucelle d’Orléans sont fort nombreux, et, en réfutant celui de l’Allemand Guido Goerres, nous les réfuterons tous.

Le mysticisme vague et larmoyant dans lequel il est conçu est absolument faux, au point de vue de la critique moderne, et suffisait pour vicier les recherches les plus consciencieuses. Mais M. Guido Gœrres n’a même pas mis à profit les documents, si incomplets d’ailleurs, publiés dès le siècle dernier ou au commencement de celui-ci par Lenglet-Dufresnoy, Berryat-Saint-Prix et Lebrun des Charmettes. L’enfance de Jeanne, le voyage à Vaucouleurs et à Chinon, l’entrevue avec Charles VII, y sont racontés d’après des légendes apocryphes. Le rôle infâme des conseillers de Charles VII, est entièrement passé sous silence. Le siège d’Orléans, le sacre de Reims, faits consacrés par l’histoire, sont moins défigurés. Mais comment se fait-il qu’un historien passe sous silence toute la période qui s’étend du sacre au siège de Paris, période si instructive et où il est si facile de deviner les sourdes menées des adversaires de la Pucelle à la cour du roi ? Le procès n’est pas mieux raconté ; les faits sont présentés de manière à faire retomber tout l’odieux de la procédure sur l’évêque de Beauvais, afin de décharger d’autant, malgré l’histoire, tout le clergé de Rouen et l’Université de Paris, si âpres contre la pauvre héroïne. Les consultations des théologiens, — rédigées lors du procès de révision et alors que tout le monde voulait avoir soutenu et protégé Jeanne Darc, sont citées avec complaisance. Leurs mémoires, les fameux douze articles qui servirent de base à la condamnation, sont passés sous silence. On devine dans quel but.

Somme toute, les chroniques contemporaines dont M. Guido Gœrres fait usage se réduisent à la relation de Pierre de Sala, au Miroir des femmes vertueuses.

La seule étude originale qui accompagne tous ces détails, la plupart controuvés, est relative à la situation des esprits lors de l’apparition de Jeanne Darc. Expliquant le point de vue mystique auquel il s’est placé, M. Guido Gœrres a été conduit à rechercher les autres personnages mystiques, inspirés ou illuminés, prédécesseurs de Jeanne Darc, et en a fait un assez bon tableau.

Malgré ses nombreuses inexactitudes, l’ouvrage de M. Gœrres est assez estimé en Allemagne.

Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne Darc, publiés par M. J. Quicherat dans la collection de la Société de l’histoire de France (1849-1851, 5 vol. in-8o). Les deux procès n’occupent que les trois premiers volumes de cette importante publication, la plus considérable qui ait été faite sur Jeanne Darc ; dans les deux autres, M. J. Quicherat a recueilli tout ce qu’il a été possible de rassembler de documents contemporains ou presque contemporains de l’héroïne, fragments d’historiens du XVe siècle, chroniques, lettres, poëmes. La profonde érudition qui a présidé à la confection de ce recueil, la science des textes, la sagacité de la critique qui les éclaire, les rapproche et en fait sortir des aperçus nouveaux, en ont fait un ouvrage capital. Jeanne Darc y apparaît dans toute la réalité de l’histoire, dépouillée des ornements factices de la légende, et sa sublime figure s’y dessine avec d’autant plus de grandeur.

Le texte des deux procès est à lui seul, pour l’historien, une source très-précieuse ; aussi a-t-il été fréquemment mis à contribution, mais, avec peu de sagacité, avant nos historiens modernes, puisque c’est de divers fragments de ce texte même, mal interprété, qu’on avait déduit des faits entièrement controuvés. Le premier, M. de l’Averdy en avait donné une longue analyse (Notices et extraits des manuscrits, 3 vol. in-8o) accompagnée de remarques intéressantes et de notes historiques sur les personnages qui y figurent comme juges et comme assesseurs. M. J. Quicherat, dans son recueil, a publié les textes authentiques latins, les véritables pièces des procès. Le premier fut rédigé quelque temps après la condamnation, sur leurs notes d’audience, par les notaires ecclésiastiques chargés de cette besogne. La perte de ces notes d’audience, prises en français, est éminemment regrettable ; le cahier manuscrit existait encore lors du procès de réhabilitation, et il y fut produit par l’un des notaires. Il contenait tous les interrogatoires, les procès-verbaux seuls étaient écrits en latin. Cette minute précieuse, qui aurait dû être insérée dans tous les exemplaires du procès de réhabilitation, comme pièce à l’appui, ne le fut que dans un seul, celui de d’Urfé, et deux cahiers, comprenant les douze premières séances, sont perdus ; tout porte même à croire qu’ils étaient déjà perdus dès le règne de Louis XII. On ne possède donc de véritablement complète que la rédaction latine faite sur cette minute française aujourd’hui en partie perdue. Cette minute du procès, revêtue des signatures et des sceaux, fut copiée à cinq exemplaires, l’un pour le roi d’Angleterre, l’autre pour l’évêque de Beauvais, un troisième pour l’inquisiteur ; le quatrième fut envoyé à Rome, lorsqu’on sollicita la révision ; le cinquième enfin parut au procès de réhabilitation et y fut lacéré par sentence. Trois de ces précieux manuscrits existent encore ; l’un d’eux est déposé à la Bibliothèque du Corps législatif, les deux autres à la Bibliothèque impériale.

Les textes du procès de réhabilitation, beaucoup plus diffus, occupent les volumes II et III du recueil de M. Quicherat. Ils se composent, outre le décret royal d’information, de mémoires ou consultations, rédigées par des théologiens du temps, sur ce qu’on appelait alors le fait de la Pucelle, et des dépositions de témoins entendus dans les enquêtes faites à Rouen, à Vaucouleurs, à Orléans et à Paris. On conçoit qu’une enquête faite sur tant de points, par des délégués différents, manque de précision et d’uniformité. On n’en possède que les rédactions latines faites par les greffiers sur leurs minutes d’audience qui sont perdues, excepté la déposition de Jean d’Aulon, écuyer de la Pucelle, qui l’écrivit en français, ne pouvant comparaître personnellement, et que le greffier négligea de traduire. M. Quicherat a composé son édition sur le manuscrit connu sous le nom de d’Urfé, manuscrit incomplet, mais fort précieux en ce qu’il contient une rédaction primitive du procès de réhabilitation, et sur d’autres manuscrits de la Bibliothèque impériale, où est transcrite la grosse définitivement arrêtée par les rédacteurs.

Parmi les fragments de chroniques et de poëmes dont M. Quicherat fait suivre les deux procès, un des plus intéressants est la chronique de Perceval de Cagny, écuyer du duc d’Alençon, qui combattit aux côtés de la Pucelle à partir de la levée du siège d’Orléans jusqu’au siège de Paris. Cette chronique était inédite, et quoiqu’elle soit brève, rapide, elle a de l’importance, émanant d’un témoin oculaire bien placé pour voir. Ce fragment concernant la Pucelle est détaché d’une chronique des ducs d’Alençon. Jean Chartier, le Journal du siège d’Orléans, la Chronique de la Pucelle, l’Abrëvialeur du procès, ont encore fourni à l’érudit éditeur des morceaux d’histoire considérables, qu’il a complétés par des extraits choisis dans plus de cinquante autres écrivains ou poëtes au XVe siècle. Les pièces justificatives comprennent les lettres de la Pucelie et quelques-unes signées de ses compagnons d’armes, les comptes des villes où il a été fait mention de son passage ou de réquisitions de guerre ordonnées en son nom. Parmi ces lettres de la Pucelle, une surtout est curieuse en ce qu’on en possède l’original ; elle a été trouvée à Riom en 1844 et porte la signature de Jehanne. Jeanne Darc a, en effet, signé quelques-unes de ses lettres en se faisant guider la main.

En résumé, cet ouvrage est le recueil complet des documents et des témoignages que le XVe siècle nous a laissés sur Jeanne Darc.

Jeanne Darc d’après les chroniques contemporaines. Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne Darc, par M. Jules Quicherat (1850, in-8o). M. J. Quicherat tient un rang considérable parmi les historiens de Jeanne Darc, par les documents nouveaux qu’il a publiés, par les judicieuses remarques dont il les a accompagnés. Ce serait dire trop sans doute que d’avancer qu’il a fait voir l’héroïne absolument différente de ce qu’on l’avait vue avant lui ; mais il a redressé bien des erreurs, éclairci bien des points obscurs. La chronique de Perceval de Cagny, écuyer du duc d’Alençon, inédite avant lui, a surtout servi au judicieux critique à éclairer un point capital, ce que Jeanne appelle sa mission. Sur la foi du document connu sous le nom de Chronique de la Pucelle et d’une phrase mal interprétée du procès, Villaret, et après lui bien d’autres historiens, avaient établi qu’après la levée du siège d’Orléans et le sacre de Reims, Jeanne croyait sa mission terminée et qu’elle n’accompagna plus le roi qu’à regret, ce qui expliquait ses revers. C’est une légende apocryphe. M. Quicherat montre Jeanne Darc, dans cette période obscure de petits faits d’armes qui s’étend du sacre au siège de Paris, toujours pleine du même héroïsme, de la même activité fiévreuse, au milieu des intrigues de cour qui l’annulent et la font courir à sa perte sans la décourager un instant. D’une phrase de Jeanne, prononcée au cours du procès de condamnation, il conclut que, même près de mourir, elle savait qu’elle laissait sa mission inachevée, qu’il lui restait, suivant sa promesse, « à bouter les Anglais hors de France jusqu’au dernier » et à délivrer le duc d’Orléans, prisonnier en Angleterre. M. Quicherat tire de cette situation, qu’il a le premier bien entrevue, une induction très-forte. La confiance du peuple dans les promesses de la Pucelle avait été très-grande ; l’inaccomplissement de cette mission, dans laquelle il avait la foi la plus entière, ruina le prodigieux ascendant exercé jusque-là par l’héroïne. « Il n’y a qu’une révolution des esprits, dit-il, qui explique l’indifférence de la nation à son martyre, et il n’y a qu’un démenti attribué au caractère dont on l’avait crue revêtue qui explique la révolution des esprits. Comme les intrigues devant lesquelles elle échoua échappaient à la multitude, on la jugea incapable de tenir toutes ses promesses, et cela signifia pour les uns que le diable seul l’avait secondée au commencement, pour les autres que Dieu l’avait abandonnée à la fin. »

En ce qui se rapporte aux visions de Jeanne, en pressant les textes, en comparant les témoignages, M. Quicherat déclare qu’il prévoit de grands périls « pour ceux qui voudront classer le fait de la Pucelle parmi les cas pathologiques. » En effet, après avoir démontré la réalité des visions et cette sorte de prescience dont l’héroïne était douée, il rassemble sur elle tous les témoignages contemporains et fait voir qu’il faut absolument éloigner toute supposition d’hystérie.

Mais les deux points principaux que M. J. Quicherat a élucidés sont d’abord les intrigues de cour auxquelles Jeanne Darc dut sa perte, la sourde opposition de la Trémoille et de Regnault de Chartres, la bienveillance obtuse du conseiller Limaçon, le dédain et l’envie de Raoul de Gaucourt ; en second lieu, la prétendue trahison du gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy. Avec autant d’autorité qu’il a établi ces ténébreuses intrigues, cette incurable malveillance des conseillers de Charles VII, il a réfuté cette légende apocryphe de la trahison de Compiègne et montré qu’elle n’apparaît que dans des textes bien postérieurs à l’événement. La trahison vint de la Trémoille et de l’évêque Regnault de Chartres, mais elle se manifesta par des manœuvres et non par un guet-apens. M. Quicherat voit la preuve de ces manœuvres dans la cynique satisfaction que laisse échapper l’évêque dès qu’il sait que Jeanne est prise (Lettre de Regnault de Chartres à la municipalité de Reims). Dans cet abominable document, l’évêque Regnault annonce, ainsi que nous l’avons dit plus haut, cette capture des Anglais comme une marque de la justice divine, qui avait voulu châtier une orgueilleuse, et déclare que d’ailleurs Jeanne a déjà un remplaçant à la tête de l’armée en la personne d’un berger visionnaire, qui accomplira bien mieux sa mission.

Le livre de M. Quicherat n’a pas la prétention d’être une histoire ; il ne se compose que d’une suite de réflexions inspirées à l’auteur par la laborieuse étude des textes. Ce sont des aperçus, fondés sur la comparaison des documents, et non pas un récit.

Recherches sur le nom et la famille de Jeanne Darc, par M. Vallet de Viriville (in-8o, 1854). Ce consciencieux érudit s’est appliqué à rechercher d’assez nombreuses particularités concernant Jeanne Darc ; il a plutôt éclairci les abords de son histoire qu’il n’a pénétré dans l’histoire même ; on lui doit sur ce sujet quelques découvertes heureuses.

En ce qui concerne le nom, M. Vallet de Viriville conclut qu’on doit l’écrire Darc et non d’Arc, et ruine l’hypothèse qui le ferait dériver du village d’Arc en Barrois, berceau supposé de la famille de Jeanne. Un des derniers descendants de la Pucelle, Charles du Lis, expose, dans une requête à Louis XIII, qu’un de ses ancêtres, Jean du Lis, réclamait en 1492 les anciennes armes de sa famille « qui étoient d’azur à l’arc d’or mis en fasce, chargées de trois flèches entre-croisées, les pointes en haut férues, deux d’or ferrées et plumetées d’or, et le chef d’argent au lion passant de gueules. » Ces armes des Darc, différentes de celles des du Lis, octroyées à la Pucelle, à ses frères et à leurs descendants par Charles VII en 1429, seraient en contradiction avec les termes mêmes de la patente royale, qui, en anoblissant Jeanne, dit que l’héroïne n’est pas de race noble et doute même qu’elle soit de condition libre : Non obstante quod ipsi… ex nobili genere ortum non sumpserint et forsan alterius quam liberae condiiionis existant. Quant à l’héroïne elle-même, interrogée au cours de son procès sur ce que l’on appelait alors le surnom, et ce que nous appelons le nom de famille, elle déclara d’abord ne pas connaître le sien ; puis, se ravisant le lendemain, elle dit se rappeler que son père se nommait Darc et sa mère Romée, et qu’on lui donnait, à elle Jeanne, indifféremment ces deux noms dans son pays. L’usage du nom de famille était alors peu répandu.

M. Vallet de Viriville a dressé une généalogie de Jeanne Darc, mais elle ne remonte qu’au père et aux deux oncles de l’héroïne. À partir de l’anoblissement, le nom change, et la famille se continue dans les du Lis. Les frères de Jeanne, Jean et Pierre du Lis, sont ses compagnons d’armes, et leur descendance paraît s’être maintenue dans un rang honorable. On voit parmi les fils et petits-fils de Jean un procureur fiscal à Domremy, un gentilhomme du duc de Guise, un commissaire d’artillerie, un chevalier de Malte, un écuyer du duc de Lorraine (1616) ; parmi ceux de Pierre, Jean du Lis, échevin d’Arras, Charles du Lis, avocat général à la cour des aides (1630), Luc du Lis, secrétaire du roi (1628). L’anoblissement n’ayant porté que sur Jeanne, son père et ses frères, ses autres parents continuèrent le nom Darc ; mais sauf un seul, Jean Darc, nommé arpenteur du roi en 1436 (à la rentrée de Charles VII à Paris), leur trace généalogique est perdue. Les du Lis se sont éteints au milieu du XVIIe siècle.

L’anoblissement conféré par Charles VII ne fut guère pour cette famille qu’une faveur stérile. Pierre du Lis, frère de la Pucelle, reçut près d’Orléans un petit domaine, l’Isle-aux-Bœufs, d’un revenu si insuffisant qu’il se mit, comme nous l’avons déjà dit, à la solde d’une fausse Jeanne Darc, connue sous le nom de la dame des Armoises, et fit semblant de reconnaître en elle sa sœur afin de retirer de cet expédient quelques ressources. Les comptes de la ville d’Orléans font mention de sommes si minces, qui lui furent données vers cette époque, qu’on ne peut les considérer que comme des aumônes. M. Vallet de Viriville, qui a recueilli sur la famille de Jeanne Darc tant de renseignements intéressants, paraît avoir ignoré ces curieux détails concernant le plus proche parent de la Pucelle.

Jeanne Darc, par M. Henri Martin (1857, in-8o). Écrite après la publication des documents considérables réunis par M. Quicherat, éclairée par toutes les recherches des érudits modernes, cette histoire peut être considérée comme le monument définitif élevé à la gloire de l’héroïne. D’autres historiens illustres, tels que Michelet et Lamartine, avaient pour ainsi dire pressenti, en l’absence de documents, le véritable caractère de cette vie tragique. Venu le dernier, M. Henri Martin a confirmé la vérité de ces aperçus et l’a appuyée sur des pièces historiques. Ce qu’il a victorieusement établi, ce sont les trahisons calculées des conseillers de Charles VII et surtout de l’évêque de Reims, Regnault de Chartres, « âme desséchée et sceptique, perfidement envieux de tout ce qui dépasse sa courte vue et ses vulgaires visées, » trahisons qui se poursuivirent jusque après la mort de l’héroïne, dont elles obscurcirent la mémoire, sous prétexte de la réhabiliter, vingt ans après le bûcher. La publication des pièces des deux procès a, dit l’historien, « révélé des mystères d’iniquité. » Ce sont ces mystères que M. Henri Martin a éclaircis, malgré les protestations des écrivains catholiques, MM. Dufresne de Beaucourt, Nettement et autres, décidés à ne voir absolument rien dans les nouveaux documents.

La période de la vie de l’héroïne qui a été la plus obscurcie par les historiens, soit qu’ils ne l’aient pas comprise, soit qu’ils n’aient pas voulu la comprendre, est celle qui suit le siège de Paris. M. H. Martin montre l’entourage du roi arrachant la Pucelle à ses hauts faits, à ses compagnons d’armes, lui faisant manquer sa mission pour la dépopulariser, suscitant ou accueillant des aventuriers, des moines extatiques pour la contrefaire. Il montre que son martyre ne commença pas seulement dès qu’elle fut prise à Compiègne, et qu’elle eut plus de douleur peut-être encore à se voir ainsi abandonnée, trahie, qu’à tomber entre les mains des Anglais.

Le procès de condamnation, avec ses demandes captieuses et tout cet appareil scolastique dans lequel on essaya d’envelopper la naïve victime, est pour M. H. Martin l’objet de l’examen le plus attentif. Il a fait ressortir avec une grande force l’iniquité des juges, des prêtres, des docteurs de l’Université de Paris, qui prêtèrent les mains à cet acte odieux. Les figures des deux docteurs Jean d’Estivet et Thomas de Courcelles, celui que l’on appela « la lumière du concile de Bâle, • tortueux rédacteur de ces douze articles sur lesquels on basa la condamnation, se dessinent avec un puissant relief dans ces pages destinées à éterniser leur infamie. L’historien ne flétrit pas seulement ces juges iniques ; il accuse aussi ceux qui les ont laissés faire, ces docteurs de Paris enfuis à Poitiers, ces évêques, témoins de sa pureté et de sa gloire, qui restent dans l’inaction pendant que les Cauchon, les d’Estivet, les Thomas de Courcelles pressent l’odieuse procédure. « Puisqu’ils ont oublié, dit-il, la parole de leur maître : Celui qui n’est pas pour moi est contre moi, ils doivent partager l’anathème des bourreaux devant la postérité. »

Quant au procès de réhabilitation dans lequel les historiens superficiels avaient vu une réparation tardive, mais éclatante, M. H. Martin établit victorieusement qu’il a surtout servi à fausser l’opinion, à tromper l’histoire sur certains points, à l’avantage de Charles VII et de ses conseillers ; qu’il fut fait dans un intérêt tout royaliste. Des dépositions importantes furent supprimées, d’autres ne furent même pas demandées ; des pièces considérables, comme l’examen de l’université de Poitiers avant le départ de Jeanne pour Orléans, disparurent. Cependant, malgré tant de précautions, la vérité s’échappe de cette incohérente procédure, menée de front dans quatre villes à la fois ; ce document n’a pas tout dit, mais ce qu’il dit suffit pour faire tout comprendre, et c’est tout à la fois grâce à lui et malgré lui qu’on a pu restituer à Jeanne sa vraie physionomie. « Les pouvoirs qui s’étaient conjurés contre la mission de Jeanne ont longtemps exploité sa mémoire. Une pâle et froide image qui a longtemps défrayé l’histoire, suivant l’expression de M. Quicherat, avait remplacé la sublime héroïne qui sauva la France. Certaines opinions, dans l’intérêt de théories rétrospectives, peuvent regretter cette Jeanne Darc de convention ; mais elles essayeront en vain de déplacer le débat et de contredire les écrivains qui ne font que constater des faits incontestables. Ce n’est la faute de personne si la prodigieuse figure a brisé les cadres où l’on s’efforçait de la tenir enfermée. Il faudra bien qu’on se résigne à la voir telle que Dieu l’avait faite. »

POËMES SUR JEANNE.

Jeanne Darc (Joan of Arc), poème épique de Robert Southey (1796, in-4o). Cette composition est une œuvre de la jeunesse de Southey : il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il la fit paraître, et elle ne lui coûta, dit-on, qu’un travail de six semaines. Quelle que soit la fécondité, la facilité remarquable du célèbre poète anglais, cette rapidité de composition paraît peu probable. La lecture assidue des chroniques françaises que le poème révèle, la science des détails, des mœurs, des armoiries, qu’on y rencontre, décèlent un travail sérieux. Joan of Arc, malgré le sujet, malgré l’auréole idéale dont est entourée la figure de l’héroïne, eut un très-grand succès en Angleterre ; c’est une des meilleures œuvres qu’ait inspirées cette touchante et patriotique victime, qui semble porter malheur aux poètes. Southey, Schiller et Soumet ne suffisent pas, malgré tout, à contre-balancer Voltaire et Chapelain.

Pour quelques-uns des admirateurs de Southey, Joan of Arc est son chef-d’œuvre. Ils lui reprochent seulement une imitation trop visible des vers et de certains procédés de Milton. Cette imitation lui suggéra même l’idée singulière de faire naître Jeanne Darc d’une côte d’Ève, comme Ève était née d’une côte d’Adam. Mais il ne faudrait pas juger cette œuvre sur cette bizarre imagination. M. Forgues en a bien rendu l’impression générale dans les quelques lignes suivantes : « Recherches historiques pleines de conscience, sinon de profondeur, jeunesse et ardeurs de conviction, heureux abandon d’un style non encore tourmenté par de fatales lectures, tout se réunit pour en faire, à notre avis, le chef-d’œuvre de Southey. D’où vient qu’il est intraduisible et qu’à tout prendre l’indigeste roman de Chapelain trouverait plus de lecteurs chez nous ? C’est qu’avant tout cette chronique rimée est une chronique anglaise ; c’est que le poëte si jeune avait eu beau lire Monstrelet et Froissart, il n’avait pu recomposer le monde qu’il avait à peindre. Les faits, il les savait : le jour, l’heure du combat, l’écusson de chaque cavalier, le costume des moindres gens d’armes, et jusqu’à leurs cris de guerre ou de rescousse, il connaissait tout cela, les chroniqueurs le lui avaient dit à leur manière bavarde et naïve ; mais, quand il fallut faire penser tous les mannequins qu’il avait rangés en longues files, l’étudiant de Baliol-College se trouva court et embarrassé. Il ouvrit ses livres et feuilleta Milton. » Le poëme de Southey, improvisation brillante, est une épopée de coups de lance et de paladins ; malgré son apparente exactitude historique et l’étude minutieuse des détails, il ne reproduit sous son vrai jour ni l’héroïne, ni ses faits d’armes, ni son époque.

Dans la préface du poëme est consigné un fait qui montre que l’esprit de parti ne prévalut pas longtemps en Angleterre contre la sublimité du personnage de Jeanne Darc. On sait que Shakspeare, dans la deuxième partie de Henri VI, a donné à notre héroïne un rôle odieusement bouffon, et certains critiques se fondent même sur cette particularité pour nier que la pièce soit de Shakspeare. En 1796, peu avant le poëme de Southey, le théâtre de Covent-Garden eut l’idée de jouer une parade grossière où Jeanne Darc était entraînée aux enfers par des légions de diables ; les huées et les sifflets du public contraignirent l’imprésario à changer le dénoûment, et à faire enlever Jeanne au ciel par des anges.

Jeanne Darc ou la France sauvée, poëme en douze chants par Pierre Duménil (1818). « Jeanne Darc, dit Raynouard, en rendant compte de cet ouvrage, a été diversement maltraitée par les mauvais vers de Chapelain et par les beaux vers de Voltaire, indignement outragée par Shakspeare : elle mérite de trouver des vengeurs parmi les poètes français. » Malheureusement les vengeurs sont difficiles à rencontrer, et l’épopée de la France sauvée est morte modestement et sans bruit à l’ombre de la Pucelle.

Il n’est pas de degré du médiocre au pire,

a dit Nicolas Despréaux. Encore le pire a-t-il sur le médiocre l’avantage de provoquer la raillerie. On a ri longtemps de la Pucelle de Chapelain ; Duménil est oublié. Mais quelle idée aussi d’entreprendre un poëme plus ennuyeux que la Henriade, une épopée coulée dans le moule antique, avec songes, prophéties, batailles, le tout saupoudré d’apparitions et de discours du Père Éternel ! L’histoire fait au milieu de tout cela une assez triste figure, cette histoire si belle, si poétique, si romanesque par elle-même. Ainsi Jeanne Darc, comme Énée, qui en cela avait suivi l’exemple d’Achille, reçoit, au début du poème, un bouclier où sont ciselés les principaux épisodes de l’histoire de France. C’est avec ce bouclier merveilleux qu’elle prend d’assaut Orléans, Patay, Beaugency, après des sièges dont l’auteur nous inflige l’interminable description. Il ne nous accorde, pour reposer notre attention, que quelques intermèdes célestes ou infernaux, où les anges et les diables sont représentés luttant pour et contre Jeanne. Çà et là des traits poétiques de ce genre :

Deux fois mille guerriers commandés par Villars....
Inspecter tous les corps et passer la revue....
Les vivres stipulés par l’accord favorable....

Enfin l’action se termine à Reims, par une prophétie de Jeanne, qui, inspirée par l’auteur bien avisé, déroule l’avenir tout entier et, avec une admirable perspicacité, fait pressentir jusqu’aux excès de la Révolution et aux bienfaits de la Restauration.

Jeanne Darc, trilogie nationale, dédiée à la France, par Alexandre Soumet (Paris, 1846). Jeanne Darc est l’œuvre posthume du poëte ; à peine a-t-il eu le temps de l’achever, et c’est le ministre de l’instruction publique qui a fourni, sur le budget, les fonds nécessaires à la publication de ce poëme. Il est divisé en trois parties. La première contient six chants : la Chasse au cerf blanc ; François de Paule ; Jeanne Darc devant le roi ; l’Arbre des fées ; les Aventures dans le bois des chênes ; Apparition de monseigneur l’archange saint Michel. La seconde renferme douze chants : la Bonne ville ; la Fête de Mme  Isabeau de Bavière ; Délivrance merveilleuse d’Orléans ; le Duel dans la chapelle ; le Spectre de Charles VI ; le Bouclier invisible ; Glacidas ; la Bataille de Patay ; Agnès ; le Sacre dans la cathédrale de Reims ; Deux visions dans la forêt de Compiègne ; Prisonnière. La troisième se compose de cinq récits : la Captivité ; la Torture ; le Tribunal ; le Jugement de Dieu ; le Bûcher. Enfin chacune des parties porte les titres généraux de : Jeanne Darc bergère, Jeanne Darc guerrière, Jeanne Darc martyre. Tels sont les matériaux qui forment la trilogie destinée à conduire l’héroïne du hameau natal jusqu’au bûcher funèbre, en lui faisant franchir tous les degrés de la gloire et de l’infortune. Idylle, épopée, tragédie, l’auteur a employé tous les genres, et pourtant, malgré la multiplicité des épisodes, l’abondance des détails, il n’a pu échapper à la monotonie. Il est vrai que la vie de la Pucelle, tout entière dans un seul acte de dévouement sublime, ne pouvait pas fournir matière à un long poëme. Voltaire seul a pu faire un chef-d’œuvre de longue haleine avec un pareil sujet, mais on sait comment il s’y est pris. Il est un reproche grave qui doit être adressé à M. Soumet, c’est de n’avoir vu dans l’histoire de Jeanne Darc qu’une occasion de rallumer le feu mal éteint des haines nationales. C’est ainsi qu’il débute, dans son prologue, par cette comparaison injuste et de mauvais goût ;

L’Angleterre stérile et la France féconde
Ont en deux larges parts scindé l’âme du monde,
Et les deux nations sont les représentants
De cette âme agrandie à chaque pas du temps :
L’une, dès le berceau, se dresse pour l’empire ;
La fleur des dévoûments naît dans l’air qu’elle aspire ;
Sa lèvre est belliqueuse ou garde un pli moqueur ;
Toujours son ciel brûlant lui réchauffe le cœur ;
Elle porte toujours, sous un front qui rayonne,
Une âme ouverte aux pleura dans un sein d’amazone.

Et, après avoir continué sur ce ton dithyrambique pendant une centaine de vers, il ajoute :

L’autre fait son bonheur de sa rapacité ;
Sa main ne sait tenir ni flûte ni palette.
Comme un oiseau des mers, elle est rauque ou muette.
Son soleil porte un voile, et les rois des beaux-arts,
Haydn et Raphaël, mourraient sous ses brouillards.

La suite se devine, et nous en avons cité assez pour donner une idée de l’esprit dans lequel l’auteur a composé son poëme. On y trouve pourtant de belles pages, bien senties, fortement pensées, et de gracieux vers, comme ceux que nous citons en terminant :

La plus accorte des maîtresses.
Sois ma blonde étoile et ma fleur ;
Épanche tes joyeuses tresses
Pour cacher mon front au malheur.
Ce bois aux dômes magnifiques
N’a que des rameaux pacifiques,
Où le désir vient se poser.
Les heures ne sont pas perdues.
Quand deux âmes sont confondues
Dans le mystère d’un baiser.

La chasse, en tumulte égarée,
Dit le roi, s’éloigne de nous ;
Laisse mon front, mon adorée,
Rêver d’amour sur tes genoux.
Comme une hirondelle lassée
D’un long voyage, ma pensée
Se repose dans sa langueur ;
Près de cette onde cristalline.
Mon âme n’est plus orpheline
Lorsque je m’endors sur ton cœur.

Nous ne parlons pas ici des poëmes de Chapelain et de Voltaire sur Jeanne Darc.On en trouvera le compte rendu au mot pucelle.

ŒUVRES DRAMATIQUES SUR JEANNE.

Jeanne Darc, tragédie de Schiller, en cinq actes et en vers. La première représentation de Jeanne Darc, ou plutôt de la Pucelle d’Orléans (car c’est là le véritable titre de la pièce), eut lieu à Weimar en 1801. Le succès tut immense, et Schiller fut accueilli dans la rue par une manifestation des plus enthousiastes. Quelques années plus tard, le monologue de Jeanne servit à enflammer le courage des Allemands dans la lutte qu’ils avaient à soutenir pour l’indépendance de leur patrie. Schiller s’était mis à étudier ce sujet après avoir achevé Marie Stuart. « La matière, écrivait-il à Kœrner, est digne de la pure tragédie, et si je réussis, par la manière de la traiter, à la faire valoir autant que Marie Stuart, je puis compter sur un beau succès. » Schiller avait quitté sa famille, et, dans la fièvre d’enfantement qui le tourmentait, il changeait à chaque instant de résidence, cherchant le calme et la solitude partout, ne les trouvant nulle part. Enfin, l’œuvre achevée, il revint à Weimar, la soumit à Gœthe et au grand-duc Charles-Auguste, qui lui prodiguèrent des éloges, mais déclarèrent la pièce impropre à la scène. Schiller se rendit à leurs raisons et vendit son œuvre au libraire Unger ; néanmoins, avant la publication de la pièce, il changea de nouveau d’avis, et bientôt tous les grands théâtres de l’Allemagne montèrent sa tragédie. Iffland dirigeait la scène de Berlin ; il déploya dans la mise en scène du quatrième acte une pompe extraordinaire, et un témoin oculaire raconte que plus de 800 personnes y figuraient. Schiller trouvait que c’était passer les bornes, et que tout cet éclat détournait les spectateurs de son poëme. Il a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange produit un très-bel effet. Nous n’avons guère en français que le monologue de Polyeucte ou les chœurs d'Athalie et d’Esther qui puissent nous en donner une idée. La poésie lyrique, selon nous, convient presque toujours aux sujets religieux ; elle élève l’âme vers le ciel et la dispose à partager l’exaltation des personnages mis en scène.

Après de touchants adieux à son village natal, Jeanne part pour le camp du roi.

Jusqu’au couronnement, l’auteur reste fidèle à l’histoire ; avec les couleurs les plus vraies et les plus vives, il peint la détresse du royaume de France ; mais tout à coup il se jette dans le fantastique. Les historiens ont longtemps admis le merveilleux dans l’histoire de Jeanne Darc ; l’écrivain dramatique est donc parfaitement autorisé à l’introduire sur la scène. Mais Schiller ne s’est pas contenté du merveilleux historique, il a cru devoir dépasser à cet égard les données de l’histoire légendaire, et c’est une faute, ce nous semble, quand on s’adresse à des spectateurs si peu disposés à croire au surnaturel. Il y a danger évident de les faire sourire.

Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, Dunois s’empresse de demander la main de Jeanne Darc ; mais, fidèle à ses vœux, elle refuse. Un jeune Montgomery, au milieu de la bataille, la supplie de l’épargner et lui peint la douleur que sa mort va causer à son vieux père ; mais Jeanne rejette sa prière, et montre une cruauté que le poète aurait dû lui épargner. Cependant, sur le point de frapper un jeune Anglais, Lionel, l’héroïne se sent tout à coup attendrie ; l’amour est entré dans son cœur de vierge. Dès lors toute sa puissance est détruite ; un chevalier, noir comme le destin, lui apparaît dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va cependant ; mais elle ne porte plus qu’en tremblant l’étendard sacré ; elle sent que l’esprit divin ne la protège plus. Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête seule en scène. Ici se place ce magnifique monologue que nous donnons plus bas. Le trouble de Jeanne va croissant ; les honneurs qu’on lui rend, la reconnaissance qu’on lui témoigne, rien ne peut la rassurer, car elle se sent abandonnée par la main toute-puissante qui l’avait élevée. Enfin ses funestes pressentiments s’accomplissent ; elle est accusée de sorcellerie, et son père même, fanatique aveuglé par la superstition, vient déposer contre elle devant les seigneurs de la cour. On presse Jeanne de se justifier ; le roi l’interroge. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix qu’elle est innocente, et elle se tait. Jeanne est alors bannie du royaume qu’elle vient de sauver. Nul n’ose plus s’approcher d’elle. L’infortunée sort de la ville : elle erre dans la campagne. Poursuivie d’asile en asile, elle tombe au pouvoir de l’ennemi. Arrive enfin ce dénoûment qu’on a tant reproché à Schiller. Le poëte suppose que Jeanne, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses chaînes, revient au camp des Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. « Lorsque la poésie, dit Mme  de Staël, veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il faut au moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui le caractérise ; car la grandeur n’est vraiment frappante que quand on sait lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet ds Jeanne Darc, c’est le fait véritable qui a non-seulement plus de naturel, mais plus de grandeur que la fiction. » Un reproche non moins fondé qu’on a adressé à Schiller, c’est d’avoir montré Jeanne Darc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans qu'aucun sentiment terrestre l'eût jamais distraite de sa mission divine. L'histoire voulait que son âme et son cœur fussent trop absorbés par son dévouement sublime pour offrir une place quelconque aux viles passions de lau terre. On a également critiqué la scène où Talbot, blessé par Jeanne Darc, meurt sur le théâtre en blasphémant. La tradition prétend que Jeanne Darc n’avait jamais versé le sang humain, et que, par la puissance divine, elle savait triompher sans tuer. Jeanne Darc souillée de sang et sujette à une passion terrestre nous semble presque dépouillée de son auréole. Il est tout à fait surprenant qu’un grand esprit comme Schiller n’ait pas senti la nécessité de laisser à son héroïne cette virginité des mains et du cœur dont l’histoire nous la montre si jalouse. Cela dit, et après avoir reproché encore à ce drame quelques longueurs, comme on en trouve trop souvent dans le théâtre allemand, nous terminerons par un éloge sans réserve, et nous souscrirons volontiers à cette appréciation d’un historien de la littérature germanique :

« Jeanne Darc est une des meilleures tragédies de Schiller. On ne peut rien lire de plus admirable que le portrait qu’il fait de cette fille des champs, de cette vierge innocente et pure, timide, crédule et pauvre comme ses parents, pleine d’ignorance et de simplicité, et tout à coup inspirée par deux passions souveraines, l’amour de Dieu et l’amour de sa patrie. Après nous avoir fait chérir Jeanne Darc dans la simplicité de la vie pastorale, le poète déploie toute l’énergie de son pinceau pour la représenter quand elle devient l’oracle de Charles VII, le guide des plus illustres généraux, le chef de l’armée française et l’espoir de la nation. Parmi les scènes remarquables que cette tragédie nous offre en foule, il en est une que la dignité de la scène française repousse, mais qui, cependant, répand sur un tableau dramatique le plus vif intérêt ; c’est celle où, accusée de sorcellerie et forcée de fuir, Jeanne Darc, après une marche longue et pénible, arrive dans une cabane. La fatigue l’accable, la soif la dévore : un paysan, touché de compassion, lui présente un peu de lait. Au moment où elle le porte à ses lèvres, un enfant, qui l’a regardée avec attention, lui arrache la coupe et s’écrie : « C’est la sorcière d’Orléans ! » Ce tableau produit chez les spectateurs un frémissement universel. »

Le lecteur lira sans doute avec intérêt le monologue de la scène IV ; ce passage lui montrera de quelle manière l’auteur des Brigands a traité le sujet qu’il a emprunté à notre histoire nationale.

« Jeanne, seule. Adieu, montagnes, pâturages chéris, vallons doux et paisibles, adieu ! Jeanne ne promènera plus ses pas sur vos sentiers, Jeanne vous dit un éternel adieu. Gazon que j’arrosais, arbres que j’ai plantés, reverdissez gaiement encore. Adieu, grottes et sources fraîches, et toi, écho, aimable voix de la vallée qui souvent répondis à mes chansons, Jeanne s’en va et ne reviendra plus. « Doux théâtre de mes joies paisibles, je vous quitte pour toujours. Agneaux, dispersez-vous sur la bruyère, vous êtes à présent sans bergère ; je vais guider un autre troupeau à travers les périls, sur les champs ensanglantés. Ainsi l’ordonne la voix de l’esprit ; ce n’est pas un vain, un terrestre désir qui m’entraîne. Car celui qui descendit sur les hauteurs de l’Horeb pour apparaître aux yeux de Moïse dans le buisson ardent, et lui ordonner de se présenter devant Pharaon ; celui qui jadis choisit pour combattant ce berger, ce pieux enfant d’Isaïe ; celui qui s’est toujours montré favorable aux bergers, celui-là m’a parlé à travers les branches de l’arbre, et m'a dit : « Va ; tu dois rendre pour moi témoignage sur la terre. Tu enfermeras tes membres dans un dur airain ; tu couvriras d’acier ta poitrine délicate. Jamais l’amour de l’homme, jamais les vains plaisirs d’une flamme coupable ne doivent toucher ton cœur. Jamais la couronne de fiancée ne parera ta chevelure, et nul doux enfant ne s’épanouira sur ton sein ; mais je t’élèverai par la gloire des armes au-dessus de toutes les femmes. Quand les plus braves vacilleront dans le combat, quand le destin de la France semblera approcher de son terme, tu porteras mon oriflamme ; et, comme la moissonneuse active abat les épis, tu abattras ce vainqueur orgueilleux. Tu renverseras pour lui la roue de la fortune ; tu porteras aux fils héroïques de la France un secours salutaire, et, après avoir délivré ton roi, tu le couronneras à Reims. » Le ciel m’appelle par un signe : il m’envoie ce casque. C’est de lui que ce casque me vient. En le touchant, j’éprouve une force divine, et le courage des chérubins pénètre mon cœur. Ce sentiment m’entraîne dans le tumulte de la guerre et me pousse avec la force de l’orage. J’entends le cri puissant des combats qui résonne jusqu’à moi ; le cheval de bataille frappe du pied la terre, et la trompette retentit. »

                    (Elle sort.)

Jeanne Darc à Rouen, tragédie en cinq actes et en vers, de d’Avrigny, représentée, sur le théâtre de la Comédie-Française, le 4 mai 1819. Jeanne est tombée au pouvoir des Anglais, qu’elle avait si souvent vaincus. Les officiers de la cour du duc de Bedford, soi-disant régent de France, ne voient dans leur prisonnière qu’une victime dévouée aux bourreaux ; l’orgueil humilié ne pardonne jamais. Le farouche comte de Warwick demande avec l’accent de la rage le supplice de Jeanne. Un traître indigne du nom de Français, le comte de Beauvais (personnage substitué, on comprend pourquoi, à l’évêque de Beauvais), s’associe à la fureur. Le sénéchal de Normandie, frère du comte, lui reproche en vain sa déloyauté. Jeanne est traduite devant le tribunal de l’inquisition comme coupable de sortilège ; ses accusateurs sont aussi ses juges. La duchesse de Bedford intercède auprès de son époux en faveur de la jeune guerrière ; le vaillant Talbot s’indigne à la pensée d’une lâche vengeance qui flétrirait le nom anglais. Le duc parait céder aux prières de son épouse, aux nobles accents de Talbot ; mais, plus faible que généreux, il n’ose arrêter la procédure que poursuit le redoutable tribunal. La mort de Jeanne paraît inévitable. Introduit dans la ville au moment d’une trêve, le comte de Dunois réclame hautement la liberté de sa sœur d’armes ; il est prêt à accepter d’onéreuses conditions. Jeanne apprend à quel prix elle peut obtenir sa liberté ; elle refuse de souscrire à des conditions honteuses pour sa patrie, et préfère la mort. Étonné de cet héroïque courage, le duc de Bedford veut interroger lui-même la guerrière. Elle lui raconte avec une noble naïveté les visions qui l’ont déterminée à s’armer pour le roi. Jeanne s’anime, son esprit s’enflamme, elle retrace les exploits glorieux qui ont illustré sa bannière. Bedford étonné, attendri, offre à son intéressante captive de la faire conduire en Angleterre, pour la soustraire à la fureur de ses implacables ennemis ; Jeanne ne peut soutenir la pensée de s’éloigner de sa patrie : elle n’a vécu que pour elle, c’est sur son sol sacré qu’elle veut terminer ses jours. Sa voix n’est plus celle d’une simple mortelle ; ses accents prophétiques annoncent au duc que lui-même expirera bientôt loin des lieux qui l’ont vu naître, que bientôt les ennemis de la France seront honteusement chassés loin des frontières. La colère succède alors à l’étonnement, et, dans l’excès de sa fureur, le duc abandonne Jeanne à l’inquisition. Les persécuteurs de l’héroïne imaginent, pour hâter le terme de la procédure, de faire répandre le faux bruit d'une conspiration dont sa délivrance serait l’objet. Le procès, suspendu par les propositions qu’a faites Dunois, reprend son funeste cours. Enfin l’arrêt fatal est prononcé ; mais le duc de Bedford peut seul en ordonner l’exécution. Pour le tirer de ses irrésolutions, les accusateurs allèguent qu’un complot est ourdi par Dunois, dans la ville même, pour enlever Jeanne et soulever le peuple contre l’armée anglaise. Le duc de Bedford signe l’arrêt fatal ; Jeanne est conduite au bûcher. Le sénéchal vient, au dénoûment, raconter les circonstances de cet infâme assassinat, et le duc reconnaît trop tard qu’il a été trompé. « On s’aperçoit, dès l’exposition de la pièce, remarquait un journaliste, que la mort de l’héroïne est inévitable. On avait fait le même reproche à l’auteur des Templiers. Ce défaut est racheté par des beautés de détail et par un dialogue plein de chaleur et d’intérêt. »

La pièce de d’Avrigny est aujourd’hui à peu près oubliée. À l’époque de son apparition, elle fut très-bien accueillie, et elle se maintint même longtemps au répertoire de la Comédie-Française. Il est vrai que Mlle  Duchesnois créa de la manière la plus remarquable le rôle de l’héroïne d’Orléans ; jamais son talent purement classique n’avait brillé à ce point. Tout en elle était en harmonie avec la poésie et les situations créées par l’auteur. Michelot (Dunois), Desmousseaux (Bedford), Lafon (Talbot), Colson (le sénéchal), Dumiliâtre (le comte de Beauvais) et Mlle  Volnais (la duchesse) se distinguèrent aussi dans leurs rôles.

ŒUVRES DE PEINTURE SUR JEANNE.

Jeanne Darc à la cour de Charles VII, tableau de Saint-Evre. Le peintre a choisi le moment où la Pucelle, admise enfin en présence de Charles VII, au milieu d’une cour nombreuse, répond aux prélats qui l’interrogent, en annonçant sa mission et les visions qui la lui ont révélée. Cette composition, qui a paru pour la première fois au Salon de 1833 et qui, achetée depuis par l’État, a été placée au musée du Luxembourg, se distingue surtout par la finesse des têtes ; mais les figures, qui sont nombreuses, pèchent pour la plupart par le manque de relief. « La Jeanne Darc est bien la fille simple et inspirée que l’histoire nous représente, a dit Th. Gautier ; les têtes des gens de l’assistance sont en général d’un caractère fin et bien observé ; cependant le tableau laisse à désirer un peu plus de nerf et de résolution dans l’effet. » M. Ch. Lenormant s’est demandé ce qui rendait ce tableau attrayant : « Ce n’est pas la beauté des têtes, la finesse du dessin, la rigueur du costume ; c’est avant tout la parfaite convenance du geste de ces nombreuses figures. Vous avez la soixante personnes qui écoutent, et dans chacune la différence de l’âge, de la profession et du tempérament est observée avec justesse. Il en résulte je ne sais quoi de reposé, de réel, qui efface pour un moment toutes les imperfections du tableau. » Il est bon de faire remarquer que les lignes qui précèdent ont été écrites au beau moment des luttes du romantisme contre le classicisme : Saint-Evre, qui s’était signalé parmi les plus ardents romantiques, ne pouvait manquer d’être applaudi par Th. Gautier et par Ch. Lenormant. Sa Jeanne Darc a été louée aussi par G. Planche. Elle n’excite plus aujourd’hui qu’une médiocre admiration.

Jeanne Darc assistant au sacre de Charles VII, tableau d’Ingres. Debout sur les marches de l’autel de la cathédrale de Reims, revêtue de son armure d’acier, Jeanne porte d’une main l’oriflamme victorieuse et étend l’autre main au-dessus de l’autel, comme pour prendre Dieu à témoin qu’elle a tenu la promesse faite à son roi. Son épée et sa masse d’armes pendent à son côté ; son heaume et ses gantelets reposent, à ses pieds, sur un coussin. Derrière elle se pressent, dans un espace étroit, Doloy, son écuyer, Jean Paquerel, son confesseur, et quelques pages qu’on croirait détachés d’un manuscrit du XVe siècle, tant ils ont le caractère de l’époque. La scène du sacre, à laquelle Jeanne assiste, se passe hors de la vue du spectateur.

Ce tableau, exécuté en 1854, et qui parut pour la première fois à l’Exposition universelle de 1855, a été diversement apprécié. M. About s’est contenté de dire que c’est « un mauvais tableau, où l’acier et le cuivre jouent le principal rôle. » Selon Maxime Du Camp, « Ingres a suivi une mauvaise inspiration en essayant un sujet devant lequel ont échoué jusqu’à présent tous les poètes, tous les sculpteurs, tous les peintres qui l’ont tenté ; car il n’a pas réussi mieux qu’eux. Par quelle fatalité cette pauvre chère héroïne de la France n’a-t-elle jamais pu donner motif qu’à des œuvres au moins médiocres ? C’est ce que nous ne saurions dire. Plane-t-elle donc si haut dans les sphères de l’esprit, qu’elle demeure en dehors même des plus généreux efforts des arts et de la littérature ? Il est juste du reste que cette France ingrate soit frappée d’impuissance lorsqu’elle cherche à déifier maintenant celle qu’elle a si monstrueusement laissée périr autrefois. » M. Du Camp ajoute : « Le visage de la Jeanne Darc de M. Ingres, d’une beauté régulière, est insignifiant, et n’a rien de cet enthousiasme surhumain qui poussait la pauvre fille à travers la bataille... Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette toile, dont l’effet est manqué, c’est la façon dont l’artiste a peint l’autel ; il est arrivé là jusqu’au trompe-l’œil le plus parfait ; mais cela ne suffit pas à faire un bon tableau ; nul n’a jamais contesté à M. Ingres l’adresse de sa main, l’habileté prodigieuse de sa brosse, mais nous étions en droit d’attendre de lui une autre Jeanne Darc que cette jeune fille qui n’a rien d’historique que le costume. » M. Th. Gautier, dont on connaît l’humeur bienveillante, n’a que des éloges à faire de ce tableau : « Sous la cuirasse bombée s’arrondit et palpite le sein de la jeune vierge ; ses hanches féminines se devinent à travers le tonnelet de mailles, et quand même elle aurait sur la tête son casque, la visière fermée, son sexe ne serait un mystère pour personne ; la luisante carapace d’acier qui la recouvre ne lui enlève rien de sa sveltesse vigoureuse ; sa tête aux traits purs et réguliers, qu’accompagnent des cheveux partagés sur le front et coupés à la hauteur des oreilles, respire le calme contentement du rêve réalisé, le tranquille enthousiasme de la mission accomplie... Ceux qui refusent la couleur à M. Ingres n’ont qu'à regarder attentivement les ornements de l’autel, le tabernacle, le ciboire, les flambeaux, et ils changeront à coup sûr d’idée : il y a là des ors du ton le plus riche et d’une vérité à faire illusion. Le trompe-l’œil ne signifie pas grand’chose en art, et M. Ingres le méprise plus que personne ; mais, poussé à ce point, il prouve une véritable puissance de coloriste... Grâce à M. Ingres, Jeanne Darc possède enfin une image digne d’elle. » Il nous sera permis de n’être pas de l’avis de l’éminent critique. Nous croyons, avec M. Du Camp, que la Pucelle d’Orléans attend encore son peintre.

Le tableau d’Ingres appartient à l’État. Il a été successivement placé dans les galeries de Versailles, au musée du Luxembourg et au palais du Corps législatif.

Jeanne Darc au sacre de Charles VII, tableau de P.-C. Comte, au musée de Reims. Le roi, vêtu d’étoffe bleue brochée de fleurs de lis d’or, la couronne sur la tête, un sceptre dans chaque main, descend les degrés de l’autel, près duquel est debout l’évêque des mains de qui il vient de recevoir l’onction sainte ; il se dirige vers son siège et son prie-Dieu, que gardent deux seigneurs, appuyés sur de longues épées, et deux hallebardiers. À gauche, près de l’autel, sont groupés les barons et les dignitaires de la cour de France. Au fond, les cardinaux et les évêques sont assis au bas d’une tribune pleine de seigneurs et de dames. Jeanne Darc, revêtue de sa cuirasse et d’un long manteau blanc, et tenant à la main son oriflamme victorieuse, ploie le genou devant Charles VII et lui dit ; « Gentil roy, ores est exécuté le plaisir de Dieu qui vouloit que levasse le siège d’Orléans et que vous amenasse en cette cité de Reims recepvoir votre saint sacre, en montrant que vous estes vray roy et celuy auquel le royaume de France doit appartenir. » Ce tableau, très-étudié dans les costumes et les détails de l’architecture, a un faux air de tapisserie du moyen âge. C’est moins une œuvre d’artiste qu’une œuvre d’archéologue, « qu’un prodigieux travail de résurrection, fait avec une conscience scrupuleuse et une science profonde, » suivant les expressions de Th. Gautier. Un autre critique, M. Victor Fournel, a jugé aussi que, dans ce tableau, la scène n’est plus que l’accessoire du décor : « L’attention, a-t-il dit, s’égare et s’oublie dans tous ces détails archaïques de costumes et d’architecture, rendus avec une couleur aussi riche et un soin aussi minutieux que si chacun de ces détails était à lui seul le sujet tout entier... M. Comte a dépensé un très-grand talent, une grande science archéologique, une patience et un travail énormes, pour faire un tableau médiocre. » La Jeanne Darc au sacre de Charles VII a été exposée pour la première fois au Salon de 1881 ; elle a figuré ensuite à l’Exposition universelle de 1867.

Jeanne Darc, malade, interrogée dans la prison par le cardinal de Winchester, tableau de Paul Delaroche. Jeanne, les fers aux poignets, est étendue et accoudée sur un grabat ; elle joint les mains et lève les yeux au ciel pour implorer l’assistance divine. Le cardinal, en robe rouge, camail et barrette, est assis devant elle, au centre du tableau. De la main droite il étreint le bras de son fauteuil ; de la main gauche, tendue en avant, il fait un geste impérieux. Son visage, de profil, a une expression dure et menaçante ; son regard inquisiteur se fixe sur la prisonnière ; sa bouche interroge. Debout derrière lui, un greffier dresse le procès-verbal de cet interrogatoire odieux ; il a la physionomie calme, impassible, de l’homme habitué aux procédures de l’implacable justice. Dans le fond, on voit un escalier de pierre dont les marches sont effleurées par un timide rayon de lumière. Un jour plus vif éclaire le visage et les mains de la Pucelle.

Ce tableau, exposé pour la première fois au Salon de 1824, valut à Delaroche, qui était alors à ses débuts, les éloges à peu près unanimes de la critique. Voici comment s’exprimait l’auteur anonyme d’une Revue de cette Exposition, publiée chez Dentu : « Il y a dans l’expression du cardinal quelque chose de forcé et de trop dur ; mais sa tête est d’une précision admirable. L’expression de Jeanne est noble, pleine de candeur et d’innocence ; cependant M. Delaroche en a fait une trop petite fille, et elle paraît trop jeune. Jeanne, sans doute, devait avoir les dehors décents, peut-être un peu timides ; mais celle qui remplissait toute l’armée d’une sainte ardeur et lui communiquait l’enthousiasme devait avoir l’âme forte ; et, quoique malade ici, elle doit cependant conserver un peu de cette supériorité intérieure, et avoir les dehors d’une femme forte. Quant au greffier, M. Delaroche l’a fait avec une figure douce, indifférent à cette scène cruelle ; c’est, il me semble, un contre-sens. C’était ou une figure sèche et pleine de dureté, comme celle de son patron, qu’il lui fallait donner, ou plutôt une figure pleine de sensibilité et de compassion pour les malheurs de Jeanne, et d’horreur pour la barbarie de son supérieur : cela eut jeté un bien autre intérêt sur cette scène. » Cette dernière observation ne nous paraît pas juste : les greffiers, en général, n’ont pas l’âme sensible ; ils sont blasés en fait d’émotions judiciaires. Delaroche devait, d’ailleurs, éviter de donner au sien un rôle important ; il l’a relégué avec raison dans la pénombre du cachot. Mais reprenons notre citation : « Si ce tableau n’est pas irréprochable dans sa composition, qu’il est remarquable par d’autres parties ! Ce cardinal, si dur d expression, comme il est dessiné ! comme ses carnations sont belles, ses mains rendues avec vigueur et précision ! Cette draperie (la robe rouge), qui semblerait devoir être fatigante par son éclat, comme elle est harmonieuse, comme l’étoffe en est moelleuse, et comme, en suivant la direction du genou, elle semble sortir de la toile ! Jeanne, placée en raccourci, est encore une figure bien exécutée, mais pourtant moins belle que celle du cardinal. Enfin, comme ce tableau est précieux pour la beauté du coloris et le charme du clair-obscur ! » La Jeanne Darc a été réexposée à l’exhibition posthume des œuvres de P. Delaroche, en 1857 ; elle a été appréciée ainsi à cette époque par M. de Pesquidoux (l’Union)  : « Dans cette page, la vérité historique est cherchée et rendue. Le sentiment est juste et touchant. Que d’émotion, de surprise et de douleur sur la figure de Jeanne, lorsqu’elle entend les crimes dont on veut qu’elle s’accuse ! Combien le spectateur éprouve de sympathie pour la victime et de haine contre le bourreau ! contre ce bourreau en robe rouge, dont le geste est si impitoyable, dont !a lèvre serrée, dont l’œil sinistrement voilé, attestent tant d’impudeur et de cruauté ! L’exécution laisse à désirer, et l’on voudrait surtout un air ambiant plus fin et plus moelleux. » Comparée aux œuvres postérieures de l’auteur, la Jeanne Darc peut sembler, en effet, un peu faible de facture ; mais, à l’époque où elle parut, elle méritait d’être distinguée des productions ternes et froides des disciples de l’école classique. Elle faisait partie, en 1857, de la collection du duc de Padoue. Elle a été gravée à la manière noire par Reynolds.

La Mort de Jeanne Darc, tableau d’Eugène Devéria, au musée d’Angers. L’héroïne est debout sur le bûcher qu’allument les bourreaux. Un prêtre lui présente le crucifix, qu’elle avait demandé à baiser.

Du Christ avec ardeur Jeanne baisait l’image ;
Ses longs cheveux flottaient épars au gré des vents.
Au pied de l’échafaud, sans changer de visage.
     Elle s’avançait à pas lents.
Tranquille, elle y monta : quand, debout sur le faîte,
Elle vit ce bûcher qui l’allait dévorer,
Les bourreaux en suspens, la flamme déjà prête,
Sentant son cœur faiblir, elle baissa la tête
     Et se prit à pleurer.
                            C. Delavigne

Le peintre n’a pas exprimé cette tristesse qui s’empara de la Pucelle au moment suprême. « La physionomie de la victime n’exprime aucun sentiment, aucune expression, dit M. de Pesquidoux (Voyage artistique en France) ; rien ne l’émeut, rien ne l’agite : ni la crainte des flammes qui l’entourent, ni l’angoisse du dernier moment, ni la foi en Dieu, ni l’espérance du chrétien. On en peut dire autant des spectateurs ou des bourreaux : aucune passion ne les anime. Où sont ces féroces soudards qui activaient la flamme et se riaient des convulsions de la Pucelle ? Où est toute cette populace ameutée par l’Angleterre, qui jetait à l’héroïne les insultes et les malédictions ? Dans ce tableau, M. Devéria semble avoir perdu même les qualités qui paraissaient inhérentes à sa nature. »

Gustave Planche, rendant compte de ce tableau, en 1831, reconnaît aussi qu’il manque d’action et de gravité : « La Pucelle est jolie, dit-il, et n’est pas belle ; c’est une sainte déjà canonisée, ce n’est pas une jeune fille qui meurt et qui mêle à ses derniers vœux, à sa pieuse résignation, des larmes amères, qui regrette la vie en montant au ciel. L’héroïne, telle que le peintre l’a conçue, n’a ni la poétique sublimité de l’Iphigénie française, ni la naïve vérité de l’Iphigénie d’Euripide. » Planche est d’avis, toutefois, que l’œuvre n’est pas indigne, sous le rapport de l’exécution, du peintre de la Naissance de Henri IV : « Plusieurs morceaux de cette toile, dit-il, entre autres les évêques de droite, sont admirablement traités ; le talent de l’auteur s’y retrouve tout entier. » Devéria a lithographié deux portraits de Jeanne Darc : l’un rappelle quelque peu le type du musée d’Orléans ; l’autre est une figure de pure fantaisie, qui se rapproche beaucoup plus de la grisette de 1830 que de la villageoise inspirée du XVe siècle.

ŒUVRES DE SCULPTURE SUR JEANNE.

Statue de Jeanne Darc, par Rude ; jardin du Luxembourg. Le célèbre artiste a représenté l’humble vierge de Domremy au moment où, prêtant l’oreille aux voix qui lui dictent la mission de délivrer la France, elle se sent enflammée d’une ardeur invincible et se dispose à revêtir l’armure des combats. Ce sujet, extrêmement difficile à exprimer en sculpture, a été rendu par Rude avec une remarquable énergie. La tête légèrement inclinée vers l’épaule gauche, la main droite élevée au niveau de l’oreille, la bouche ouverte, les narines frémissantes, les pupilles dilatées, Jeanne écoute les voix d’en haut qui lui crient que la patrie souffre, que le jeune roi est sans défense et sera bientôt sans États, qu’il faut courir sus aux oppresseurs. Elle écoute... et déjà elle saisit de la main gauche un heaume posé sur une cuirasse, et déjà, le corps porté en avant, elle s’apprête à s’élancer au milieu de la mêlée.

Cette statue, qui a été exposée au Salon de 1852, a été diversement appréciée. Certains critiques en ont fait un éloge complet. « Cette Jeanne Darc ne me semble pas seulement plus belle et plus complète, humainement et historiquement, que toutes celles que l’on a faites jusqu’à présent, a dit M. J.-J. Arnoux ; elle ne me paraît pas seulement supérieure à toutes les statues de femmes célèbres qui peuplent le jardin du Luxembourg ; à mon avis, elle est parfaite. » Le savant Delécluze, des Débats, a proclamé cette statue la meilleure du Salon de 1852 :« Que la tête et les mains de la guerrière sont belles ! a-t-il dit. Avec quel art et quel talent l’artiste a su donner de la grandeur et de la beauté à son personnage, tout en lui imprimant une personnalité frappante ! Mais ce que je ne saurais trop louer, c’est le jet simple et majestueux des draperies, et surtout les formes souples, puissantes et virginales-de ce corps entouré d’un simple vêtement qui obéit avec tant de grâce au mouvement du personnage. » Le costume, admirablement drapé, en effet, se compose d’un simple corsage lacé sur la poitrine, et d’une jupe qu’un cordon auquel sont suspendus un chapelet et un petit crucifix retient et fait bouffer légèrement sur la hanche gauche. La tête, aux traits fortement accentués, a la chevelure coupée au niveau du menton et s’écartant de chaque côté des oreilles, paraît un peu grosse pour le corps, qui est svelte et grêle ; les seins, assez proéminents, contrastent aussi avec l’étroitesse de la poitrine. Ce dernier détail a particulièrement choqué G. Planche : « Je pense, a-t-il dit, que Rude a eu tort de nous montrer la partie supérieure du corps avec tant de précision ; je ne connais pas de document écrit ou dessiné qui nous présente l’héroïne de Vaucouleurs sous cet aspect. » L’éminent critique a fait, d’ailleurs, un grand éloge de cette statue ; il y a vu « une sérieuse inspiration » et a trouvé que la tête était « vraiment héroïque. » Ces qualités ont été contestées par d’autres appréciateurs : « La Jeanne Darc, a dit M. Maxime Du Camp, est une belle figure, bien drapée, bien posée, bien travaillée, bien sculptée ; mais où est donc l’inspiration qui devait animer ses traits lorsqu’elle écoutait la révélation des anges ? À quoi, sur ce visage mâle et un peu commun, verrons-nous que Dieu l’a marquée de son doigt ? Où donc est le signe de sa mission ? » un autre critique est allé plus loin ; il n’a vu dans cette statue « qu’une laide figure qui semble jouer gauchement à la balle. » Il est certain qu’au premier aspect la Jeanne Darc de Rude a dans son attitude, dans son expression, quelque chose qui déconcerte ; c’est qu’en réalité rien ne ressemble plus à la gaucherie que la naïveté ; à un air de niaiserie ou d’hébétement qu’un air inspiré. Mais, après quelques instants d’examen, quand on s’est rendu compte du sujet qu’a voulu traduire le statuaire, on sent que son œuvre est d’une réalité vraiment saisissante. Le seul reproche que nous serions tenté de lui faire, pour ce qui est de l’expression, c'est d'avoir indiqué les prunelles par des traits qui donnent à l’œil quelque chose d'un peu hagard. Quant à l'exécution matérielle de cette statue de marbre, elle est digne du maître qui a fait jaillir d’un bloc de pierre le groupe si vivant, si passionné, de l’Arc de l’Étoile. Les draperies sont souples et légères. Les mains sont d’une exquise pureté de formes. La droite a malheureusement perdu le petit doigt, mutilation qu’on devrait se hâter de réparer.

Jeanne Darc, statue par François Gois, à Orléans. La Pucelle, debout, dans une attitude pleine de mouvement et d’énergie, foule aux pieds l’écusson britannique ; de la main droite, elle tient une épée nue dont la pointe touche le sol ; de la gauche, elle presse contre sa poitrine l’oriflamme qu’elle semble vouloir défendre contre l’ennemi ; son regard est dur et foudroyant ; ses traits sont masculins. « Prise isolément, c’est une belle figure, a dit M. de Buzonnière ; rapprochée de l’histoire, c’est une injure faite au caractère de Jeanne, ou du moins une absurdité. Le costume est celui d’une héroïne d’opéra. Sa tête est empanachée comme celle d’un cheval de manège, sa cuirasse d’airain accuse, comme un maillot, tous les détails de ses formes, et se prête à tous ses mouvements ; sur ses hanches s’arrangent les plis d’une longue robe qui doit la faire tomber à chaque pas, tandis qu’il est notoire que, dès qu’elle eut endossé l’armure, Jeanne abdiqua pour toujours les vêtements de son sexe ; elle a les mains nues et les pieds chaussés de sandales. » Cette statue, qui a été inaugurée en 1804, à Orléans, repose sur un piédestal orné de quatre petits bas-reliefs de bronze : dans le premier, la Pucelle est armée par Charles VII ; dans le second, elle conduit les troupes à l’assaut du fort des Tourelles ; le troisième représente le sacre du roi ; le quatrième, le supplice de Jeanne Darc. « Dans toutes ces scènes, dit encore M. de Buzonnière, le sujet est nettement accusé, les figures groupées sans confusion, le dessin sévère : c’est le style grec appliqué hors de propos à un sujet du XVe siècle. Ce même style, ou plutôt le style académique qui prétend en être l’imitation, se remarque dans la manière dont est traitée la robe, la draperie de la statue. » L’œuvre de Gois fut très-admirée lors de son apparition ; elle obtint, dit-on, les éloges de Napoléon. Il est vrai que Napoléon n’entendait absolument rien à l’art.

Statue de Jeanne Darc, par la princesse Marie d’Orléans. Il n’y avait qu’une femme qui put comprendre toute la poésie chevaleresque, toute la grâce candide et la sainte ardeur de la Pucelle. La princesse Marie d’Orléans, fille de Louis-Philippe, aussi distinguée par l’élévation de son esprit que par l’aménité de son caractère, a fait de l’héroïne de Domremy deux images différentes, deux statues où, à défaut d’une grande force d’exécution, il y a une exquise poésie. L’une de ces statues est en pied et de grandeur naturelle ; il y en a une édition originale en marbre dans les galeries de Versailles et une reproduction en bronze devant l’hôtel de ville d’Orléans. L’autre statue est une petite figure équestre de bronze qui a été donnée au musée historique d’Orléans par la reine Marie-Amélie.

La statue du musée de Versailles représente Jeanne Darc debout, la tête nue et légèrement inclinée en avant, dans l’attitude de la rêverie, les cheveux coupés à la hauteur de l’oreille, les bras croisés sur la poitrine, la main droite tenant une petite épée nue, la gauche posée sur le poignet droit. Jeanne a la poitrine enveloppée d’une cuirasse et porte une jupe qui descend jusqu’à mi-jambe. Près d’elle, sur un tronc d’arbre, on voit son heaume et ses gantelets. Cette figure a une expression des plus touchantes, une naïveté rustique qui contraste heureusement avec son accoutrement guerrier. « Quoi de plus imposant que cette jeune fille qui a conservé sous le harnois militaire la candeur des saints, la simplicité des villageoises ! a dit M. de Buzonnière. Quoi de plus frappant que le contraste de la forme presque grossière de ses traits avec l’expression céleste qui les anime ! À l’aspect de cette femme aux contours vulgaires, on s’arrête, on admire, on prie : car il y a de la foi, il y a de l’âme sous ce marbre ; car l’artiste a fait jaillir du sein de la matière la méditation, le dévouement, et a doublé l’effet moral en ne donnant aucune valeur à la beauté physique. Cette dernière observation est tellement vraie, qu’il n’existe pas de cette admirable composition une seule copie passable. Tous les sculpteurs qui ont essayé de la reproduire l’ont dégradée, en cherchant à l’embellir. Ils n’ont pas compris la beauté de l’âme sous l’épaisseur de la forme ; ils ont fait une jolie femme, les profanateurs ! » M. de Buzonnière ajoutait qu’il serait à souhaiter qu’un artiste de vrai talent eût le courage de se résigner au rôle de copiste et d’exécuter dans des dimensions héroïques une reproduction de la statue de Versailles pour l’une des places d’Orléans. Mais, à l’époque où ce vœu était formulé, en 1849, on ne connaissait pas encore la statue équestre que la princesse Marie avait faite de Jeanne Darc et qui est supérieure, selon nous, à la statue en pied, comme à toutes les figures peintes ou sculptées dont nous donnons la description. Cette statuette, trop peu connue, était restée dans la famille de la princesse Marie, et n’avait été exposée nulle part, lorsqu’elle fut envoyée à la ville d’Orléans quelques jours avant la fête qui eut lieu le 8 mai 1855 pour l’inauguration de l’œuvre de Foyatier. Vêtue du costume des chevaliers du XVe siècle, coiffée d’une petite toque et montée sur un cheval harnaché pour le combat, la Pucelle tient les rênes de la main gauche et une épée nue de la main droite ; son regard s’arrête sur un Anglais blessé mortellement et renversé sous les pieds de son cheval, qui fait un mouvement de recul pour franchir cet obstacle. À la vue de ce mourant, Jeanne éprouve une émotion qui se trahit sur son visage et dans son attitude ; l’héroïne s’attriste des horreurs de la guerre et s’effraye du sang versé ; mais on sent qu’elle ne renoncera pas à sa mission, qu’elle la poursuivra et l’accomplira malgré tous les dangers. Cette composition est bien autrement poétique et dramatique que toutes celles qu’a inspirées jusqu’à ce jour la vierge de Domremy.

Statue équestre de Jeanne Darc, par Foyatier, sur la place du Martroi, à Orléans. Cette statue, fondue en bronze avec neuf canons fournis par l’État, a été solennellement érigée en 1855. L’auteur du Spartacus avait été jugé digne de sculpter l’héroïne qui délivra la France de la domination étrangère. On ne lui avait du reste imposé aucun programme. Son œuvre, il faut l’avouer, n’a pas répondu complètement aux espérances qu'on avait conçues. Il a représenté Jeanne Darc enveloppée des pieds à la tête d’une armure de fer, montée sur un cheval massif qui baisse la tête et se replie sur ses jarrets de derrière, comme s’il était arrêté au bord d’un précipice ; la Pucelle, tenant les rênes de la main gauche, tend la main droite en avant et lève les yeux au ciel comme pour rendre grâces à Dieu du succès de ses armes ; son visage ne trahit d’ailleurs aucune émotion. Th. Gautier a apprécié avec sa bienveillance accoutumée cette statue, qui ne traduit certainement pas le caractère véritable de l’héroïne de Domremy : « C’était une grande difficulté, a-t-il dit, que de faire sentir sous la rigidité d’une armure la souplesse d’un corps féminin et de mettre une jeune vierge à cheval comme un page. Les études de M. Foyatier, plutôt tournées vers l’art antique, ne l’ont pas familiarisé avec les monuments du moyen âge, et cependant il a vaincu non sans bonheur la difficulté du sujet. Le cheval est d’un bon mouvement ; la pose de la Clorinde chrétienne, qui traverse l’histoire de France couverte de fer comme une héroïne du Tasse, ne manque ni de noblesse ni de grâce chaste et sérieuse. Le profil le plus heureux de la statue se découpe du coin de la place, près de la rue Bannier. » La statue a 4m,33 de hauteur et repose sur un piédestal de 4m,66, ce qui donne au monument une élévation totale de 9 mètres. Le piédestal, qui est en granit fin, est orné de quatorze bas-reliefs représentant les principaux épisodes de la vie de Jeanne Darc.