Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Conquête de Naples par Charles d’Anjou, frère de saint Louis (LA)

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 961-962).

Conquête de Naples par Charles d’Anjou, frère de saint Louis (LA) [4 vol. in-8o, publiés en 1848], par M. le comte Alexis de Saint-Priest. C’est, sans contredit, une des luttes les plus curieuses de l’histoire que celle du sacerdoce et de l’empire, tant par la franchise altière avec laquelle l’Église revendiquait tout pour elle, que par l’élan avec lequel se manifeste l’indépendance de l’esprit humain. Dans cette période qui embrasse plus d’un siècle et demi, quelle ample matière pour l’historien, soit qu’il se sente la force d’en saisir et d’en représenter l’ensemble, soit qu’avec une discrétion prudente et habile il y choisisse un moment, un aspect sur lequel il travaillera particulièrement à répandre la lumière ! C’est ce dernier parti qu’a préféré M. de Saint-Priest. Le sujet qu’il a embrassé ne s’ouvre véritablement qu’après la disparition de Frédéric Barberousse et de Frédéric II. Ces héros sont morts ; la lutte continue entre leurs descendants et la papauté, qui, pour résister au génie de l’empire, appelle à Naples et en Sicile un prince français. Un des plus illustres chevaliers de la chrétienté, le frère de saint Louis, Charles d’Anjou, accepte l’investiture des mains du pape, passe en Italie, abat successivement Mainfroy, ce hardi et courageux bâtard, Conradin, que le double éclat de sa jeunesse et de sa race ne sauve pas de la hache du bourreau, et fonde à Naples une dynastie à laquelle l’insurrection victorieuse de tout un peuple arrache la Sicile. Voilà le thème historique sur lequel a travaillé M. de Saint-Priest ; personne n’en contestera la grandeur et l’intérêt. Les idées et les croyances du moyen âge y sont représentées par de glorieux champions, la politique s’y développe et s’y noue par des complications qui amènent de sanglantes catastrophes ; enfin l’histoire, sans avoir besoin d’être dénaturée, s’y élève à de pathétiques effets. Frappé des éléments dramatiques d’un pareil sujet, l’auteur n’a pas hésité à donner à son livre les traits et les couleurs d’une œuvre d’imagination et à le placer, pour ainsi dire, sous l’invocation du grand poète dont le génie demeure comme le plus éloquent interprète du moyen âge. L’histoire de la Conquête de Naples est divisée en douze livres, dont chacun porte un frontispice de longues épigraphes empruntées à Dante. De plus, c’est en grande partie dans les chants des minnesingers que l’écrivain a puisé les preuves de l’hostilité du Nord contre le Midi. Au milieu de ces poétiques aspects, l’intérêt politique du sujet reste considérable. C’est un des épisodes importants de l’histoire générale du moyen âge, et aussi de l’histoire de France, que la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou. « Cette expédition, qui fonde une dynastie, dit M. Lerminier, ouvre d’une remarquable manière, dans les annales modernes, les relations de la France et de l’Italie, ces deux nations destinées par la nature à exercer l’une sur l’autre de décisives

influences, et du choc desquelles est né le système de l’équilibre européen. »

Avant d’arriver à la conquête même de Naples, l’auteur a su, par une élégante exposition, donner de l’intérêt à d’indispensables préliminaires. Le rôle de ce fameux Frédéric II, dont le génie et la puissance exaspèrent tellement la papauté qu’elle fera de l’extermination de la maison de Souabe le principal but de ses efforts, est fermement dessiné. L’originalité de Frédéric II, ce grand sceptique du xiie siècle, a été vivement sentie et rendue par M. de Saint-Priest, qui l’a comparé à un autre Frédéric, à l’incrédule ami de Voltaire. Il remarque avec raison que devancer son siècle est à la fois une gloire et un malheur, et que, si la postérité en tient toujours compte, les contemporains ne le pardonnent jamais. Le morceau consacré à cet illustre adversaire de la papauté est vif, brillant, et termine le premier livre d’une façon heureuse. Mais M. Lerminier constate « qu’en général, dès le début, M. de Saint-Priest n’apprécie pas d’une manière assez ferme et assez complète la nature même de la papauté, son caractère universel et sa puissance morale au moyen âge. »

M. de Samt-Priest excelle dans le portrait, non pas à la manière des historiens anciens, mais dans ce genre de portrait où la ressemblance devient plus vive à chaque coup de pinceau, où chaque trait ajoute un relief au personnage. Quelle mâle et singulière figure que celle de ce Mainfroy, aimant avec la même énergie le plaisir et le pouvoir, audacieux et rusé, poussant sa fortune à travers tous les contre-temps, et enfin réussissant, en dépit de tous les obstacles, à mettre sur sa tête la couronne de Sicile ! Les traits de ce personnage, l’éclat de sa jeunesse, l’éducation qu’il reçut de son père l’empereur Frédéric, un tempérament de feu joint à la dissimulation la plus profonde, M. de Saint-Priest a su rendre tout cela avec beaucoup de vérité. Peu de personnages de roman excitent à un pareil degré notre intérêt, et son adversaire n’a pas trop de tout son éclat pour l’éclipser. Charles d’Anjou était pourtant un caractère noble et un esprit habile qui, tout en acceptant sa couronne du saint-siége, prétendait en maintenir les droits et les prérogatives. Il voulait servir l’Église, non-seulement en chrétien dévoué, mais en roi puissant, et il porta dans son entreprise et sur le trône de Naples l’orgueil de la maison de France, l’inébranlable conviction de la légitimité de sa cause et une indomptable volonté. À peine fait-il à Mainfroy l’honneur de le regarder comme un compétiteur sérieux. Pour la première fois, le frère de saint Louis obtient dans l’histoire les honneurs du premier plan, et, sous le pinceau de son biographe, cette grande figure a de l’éclat, de la hardiesse, une belle et vigoureuse couleur. « Voilà, dit M. Lerminier, un de ces caractères profonds et hautains que la fortune peut éprouver, mais ne brise pas, un de ces tempéraments politiques qu’un fanatisme sincère élève au-dessus de tous les scrupules, une de ces âmes du moyen âge où brûle un feu sombre et sacré. »

Il y a dans l’histoire une poésie inépuisable. Quelle imagination d’artiste eût créé un aussi frappant contraste que celui de ce gracieux adolescent, de cette tête blonde, de ces traits charmants, de ce Conradin, qui lève imprudemment l’étendard contre le vainqueur de Mainfroy, avec le front pâle et sévère de ce redoutable chevalier que l’Église et la victoire avaient sacré roi ? La lutte de Conradin et de Charles d’Anjou est un des plus pathétiques événements de l’histoire du moyen âge. Elle est devenue un thème littéraire souvent exploité. Ici elle prend un intérêt nouveau par l’abondance et la vérité des détails. Ce n’est pas sans une sorte d’émotion qu’on suit dans la narration de M. de Saint-Priest toutes les circonstances de la vie de Conradin, vie si pleine d’illusions et sitôt interrompue. Ce dernier représentant de la maison de Souabe fut élevé dans l’espoir d’une couronne et dans une sorte de pauvreté. Ses parents se partagèrent les lambeaux de ses États héréditaires dans les contrées rhénanes, et il n’eut plus de refuge contre la misère qu’un trône qu’il fallait conquérir. Il partit pour l’Italie, après avoir adressé aux souverains de l’Europe un manifeste dans lequel il leur demandait d’intervenir par des lettres auprès du pape, afin que le saint-père calmât la fureur et l’indignation dont il était animé contre lui. Comme Charles d’Anjou, Conradin eut aussi une entrée solennelle dans Rome ; il y passa sous des arcs de triomphe et monta au Capitole au milieu des acclamations du peuple. Ce moment, sous la plume de l’historien, fait naître un douloureux intérêt, et la pitié vous saisit au récit de la fuite de Conradin après sa défaite, de son procès et de son supplice, auquel assista son vainqueur. La tragédie est complète, tout concourt à un effet extraordinaire et déchirant : l’éclat de la catastrophe, l’illustration de la victime, la grandeur des intérêts et des partis qui se faisaient la guerre, la jeunesse du vaincu, l’inflexibilité du vainqueur. Sans remords, avec la pleine conviction de la justice de sa cause, Charles d’Anjou traita Conradin comme un brigand qui aurait voulu lui voler sa couronne. M. de Saint-Priest, en condamnant au nom de l’humanité l’immolation de Conradin, énumère les raisons qui faisaient de sa mort une nécessité politique pour Charles d’Anjou. Sans doute, la raison d’intérêt n’était pas contestable, mais sur l’esprit de Charles l’idée du droit fut plus puissante encore. S’armer contre lui, n’était-ce pas, non-seulement offenser un roi, mais insulter l’Église, le pape et Dieu ! Telle est la pensée qu’il exprime sur le champ de bataille d’Alba, dans une lettre écrite au pape pendant la nuit qui suivit la victoire. En le dominant, cette pensée donna au vainqueur de Conradin une atroce sérénité dans la consommation de sa vengeance. Délivré de son rival, Charles d’Anjou put donner suite à un projet se rattachant à l’un des plus remarquables événements du xiiie siècle, à la conquête éphémère de Constantinople par les Latins. Comprenant qu’il fallait s’établir en Grèce et dans les contrées qui devaient, plus tard, s’appeler la Turquie, pour conquérir d’une manière durable la terre sainte, il donna la main de sa fille à l’héritier nominal de l’empire latin, Philippe de Courtenay, et s’apprêtait à diriger sur Constantinople une flotte nombreuse, lorsque la volonté du roi de France l’arrêta. Lors de la dernière croisade de saint Louis, Charles d’Anjou n’arriva en Afrique qu’au moment où son frère venait d’expirer, et fut contraint de retourner en Sicile. Il n’abandonna pas néanmoins ses desseins, et il se préparait à faire partir du port de Brindes ses vaisseaux pour le Bosphore, quand une catastrophe aussi imprévue que terrible vint le frapper au cœur. Au moment où il allait détrôner l’empereur Paléologue, il perdait la moitié de ses États, et la Sicile le rejetait pour se donner au roi d’Aragon.

Les Vêpres siciliennes, qui servent de dénoûment dramatique à l’ouvrage de M. de Saint-Priest, lui ont fourni l’occasion de commencer son douzième livre par une belle description de Messine. Le ton en est chaud et le coloris brillant, Messine fait un contraste complet avec Palerme. C’est d’un habile écrivain d’avoir su rajeunir le sujet si connu des Vêpres siciliennes par un judicieux emploi de la critique, et, en contrôlant les versions diverses de cet événement, d’avoir rétabli la vérité. En apprenant la révolution de Palerme, Charles d’Anjou s’écria : « Seigneur, mon Dieu ! vous qui m’avez élevé si haut, si vous voulez m’abattre, faites au moins que ma chute soit lente et que je descende pas à pas ! » À cette prière du chrétien qui s’humilie succéda l’élan d’une colère que vint enflammer encore la nouvelle du soulèvement de Messine. C’est contre cette dernière ville que le roi de Naples tourna sa vengeance et toutes les forces qu’il destinait à sa conquête de Constantinople. Il ne s’écoula que trois ans entre les Vêpres siciliennes et la mort de Charles d’Anjou, qui n’éprouva plus que des revers. Il échoua devant Messine, il ne put empêcher le roi d’Aragon de débarquer en Sicile et d’en prendre possession ; ses flottes furent battues ; son fils aîné, le prince de Salerne, fut fait prisonnier. Cependant, sans se résigner à ces rigueurs de la fortune, il méditait de nouveaux efforts, quand une fièvre l’emporta. Après avoir enseveli le fondateur de la dynastie angevine, M. de Saint-Priest clôt son livre par une conclusion de quelques pages, où il jette un regard tant sur Naples que sur la Sicile, pour les temps qui suivirent la mort de son héros. Dans cette fin, peut-être un peu brusque, nous trouvons quelques aperçus ingénieux sur la Sicile, à laquelle M. de Saint-Priest souhaite de ne jamais devenir une « Malte agrandie. » Jusqu’à présent, heureusement, elle n’en prend guère le chemin.

Nous aurions désiré voir l’auteur compléter son récit, d’ailleurs clair et attachant, par un précis de l’histoire de la maison d’Anjou, ce qui eût prêté à l’œuvre entière plus d’ampleur et de gravité. Nous aurions également souhaité le voir se mettre moins en dépense d’esprit ; l’histoire exige un ton autre que celui de la conversation de bonne compagnie ; il pouvait s’y renfermer sans perdre pour cela son allure rapide et brillante, son entrain pittoresque. Nous félicitons M. de Saint-Priest de n’avoir pas oublié que Charles d’Anjou était un prince français et de n’avoir pas considéré la suprématie germanique comme un fait légitime que doive accepter l’Italie. Il n’a pas suivi, en cela, les errements d’un des plus célèbres historiens de l’Allemagne, M. Léo, qui, dans son Histoire d’Italie, compare les deux nations à deux époux de caractères opposés. Le mari (c’est naturellement le peuple allemand) est plein de force et de courage ; la femme (l’Italie) est pleine de ruse et d’adresse ; ils ne peuvent se quitter et ne font que se quereller. N’en déplaise au docte historien, le divorce a eu lieu et l’Italie s’est alliée à cet amant qu’elle a souvent pris et quitté, le peuple français. Son intérêt garantit la solidité de ce nouveau nœud.