Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Condorcet (Sophie de Grouchy, marquise de)

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 879-880).

CONDORCET (Sophie de Grouchy, marquise de), femme du grand philosophe, sœur du général de Grouchy et de Mme Cabanis, née en 1765, morte à Paris le 6 septembre 1822. Cette figure, à la fois toute française et toute romaine, c’est-à-dire pleine de délicatesse et pleine d’héroïsme, a été singulièrement oubliée des écrivains antérieurs à notre époque et de presque tous les biographes. Sans doute, entre Marie-Antoinette et Mme Élisabeth, à côté de Lucile Desmoulins et de Mme Roland, elle est et doit être un peu effacée ; mais, comme ces femmes célèbres, Mme Condorcet, elle aussi, eut son heure de célébrité, d’influence, et puis d’abnégation et de dévouement. En 1784, à dix-huit ans, en l’absence de l’abbé de Puisié, précepteur de son frère le chevalier ; depuis maréchal de Grouchy, elle suppléait ce précepteur dans ses fonctions, et, dans un journal intitulé : Gazette et Affiches du château de Villette, qu’elle s’amusait à rédiger avec régularité et avec l’enjouement que le titre indique, elle se plaisait à consigner tout ce qui concernait l’éducation de son jeune frère. Elle y écrivait, sous le titre d’Avis à ceux qui s’intéressent à M. le chevalier de Grouchy : « Je, soussignée, reconnais que ledit chevalier de Grouchy, en l’absence de son mentor, m’a répété des époques et leçons d’histoire ancienne, et qu’il s’est loyalement acquitté de ses devoirs. En foi de quoi, j’ai donné au jeune candidat le présent témoignage. Signé : Sophie de Grouchy. » Elle-même prenait sa part assidue aux leçons que l’abbé de Puisié donnait à son jeune frère. Tous ces détails sont charmants, et prouvent que Sophie de Grouchy devait devenir une femme supérieure.

L’abbé de Puisié s’absentait fréquemment. Sa manière d’instruire son élève était très-large. Il voulait une éducation universelle, et lui enseignait jusqu’au droit naturel. Mlle Sophie tenait comme instinctivement à cette étude, et nous voyons dans son journal le cas qu’elle en faisait : « Les écoliers en droit naturel attendent impatiemment leur maître. Le plus âgé (c’est elle-même qu’elle désignait) a gagné une bonne altération de voix à répéter la seconde partie du droit en trois heures d’horloge. Un professeur qui, sans être vieux, n’est pas pour l’âge au numéro dix-neuf, peut donc avoir la poitrine fatiguée… » C’est ce qui explique les fréquentes absences de l’abbé de Puisié. Ainsi préparée, cette jeune fille aimable, belle et d’un esprit solide, avait toutes les qualités que peut désirer dans une femme un homme distingué, et elle-même eût souffert d’être la femme d’un homme vulgaire.

Mlle de Grouchy avait vingt et un ans et une position « demi-ecclésiastique, » elle était chanoinesse, quand elle épousa le marquis de Condorcet, qui était beaucoup plus âgé : il avait vingt-deux ans de plus qu’elle, et puis il était grave, austère, froid, en un mot, peu sympathique à cette femme qui, dit-on, gardait au fond du cœur une image plus belle et plus jeune. On dit aussi, et quand nous connaîtrons davantage notre héroïne il n’y aura point témérité à le croire ; on dit aussi que franchement, elle conta tout à son mari, lui avoua tout. Condorcet était digne, à tous égards, de cette confidence : il promit de ne voir en son épouse que sa propre fille.

Cependant les événements marchaient avec rapidité, et Condorcet eut à choisir entre le parti du mouvement et celui de la résistance. Dernier survivant des philosophes du XVIIIe siècle, il rompit sans hésiter ses relations aristocratiques, et passa corps et âme dans le camp de la Révolution.

Alors Mme de Condorcet devint la grande âme et la haute intelligence qui se cachaient derrière la gravité de son mari, quel feu, quel feu sacré couvait sous son apparente froideur… et peu à peu, devant cet austère vieillard, s’effacèrent ses souvenirs d’autrefois ; elle admira, puis elle aima : le seul enfant qu’elle ait eu, fruit de cet amour, naquit neuf mois juste après la prise de la Bastille.

Mme Condorcet était à la hauteur du rôle réservé à son mari pendant cette époque d’agitation et de rénovation. Installée avec lui dans les bâtiments de l’hôtel de la Monnaie, elle fit de son salon le lieu de réunion de ces hommes à la haute intelligence, à l’âme grande, au cœur vertueux, qui croyaient à l’application pacifique des théories de 89.

Condorcet avait été l’ami de Voltaire et de Turgot ; il avait succédé à d’Alembert comme secrétaire de l’Académie des sciences. C’était, nous l’avons dit, le dernier survivant de l’école philosophique du siècle précédent, et les hommes distingués de tous les pays se donnaient rendez-vous chez lui. On y voyait Thomas Payne, Mackintosh, Anarcharsis Clootz, et surtout Cabanis, encore attristé de la mort de Mirabeau. À la gravité de chanoinesse qu’elle avait conservée et qui convenait parfaitement pour recevoir de pareils hôtes, Mme > de Condorcet ajoutait toute la grâce et toute l’aménité qu’on retrouve dans sa Théorie des sentiments moraux, le seul ouvrage qu’elle nous ait laissé. Son mari, du reste, se reposait sur elle du soin de faire les honneurs de la maison. Condorcet travaillait sans cesse, malgré le bruit, et les portes de son cabinet toutes grandes ouvertes.

Cette époque est le point culminant de la vie de Mme de Condorcet ; elle domine le monde politique d’alors et regrette peu les relations aristocratiques qu’elle a perdues. Ne vit-elle pas au milieu d’hommes qui sont l’aristocratie du genre humain ?… Et puis, la passion que son mari apportait dans son rôle politique, son amour profond du bien public, lui faisaient admirer et aimer tous les jours davantage celui entre les mains duquel elle avait remis le soin de sa destinée. Cette affection profonde et raisonnée deviendra bientôt indispensable aux deux époux pour traverser les épreuves terribles qui les attendent.

Au moment de la proscription du 31 mai, Condorcet prit parti pour la Gironde contre la Montagne. À son tour il fut proscrit, ses biens furent mis sous séquestre, et sa famille réduite au plus entier dénûment. Cabanis vînt en aide à tant de misère. Il chargea deux élèves en médecine, nommés Pinel et Boyer, depuis devenus célèbres, de cacher le mari dans une maison sûre, et il installa la femme auprès de lui, à Auteuil. Mme de Condorcet eut dès lors à pourvoir aux besoins d’une sœur malade, de sa vieille gouvernante, de son enfant. Avec ses dernières ressources elle établit, rue Saint-Honoré, n" 232, à deux pas de la maison de Robespierre, un petit magasin de lingerie qu’elle fit tenir par un jeune frère du secrétaire de son mari ; elle-même se mit à faire des portraits dans l’entre-sol, au-dessus du magasin. Chaque matin elle arrivait, à pied, d’Auteuil ; et, le soir, quand la nuit était venue, elle gagnait le faubourg Saint-Germain, se glissait jusqu’à la rue Servandoni, derrière Saint-Sulpice, et entrait, en se cachant, dans la maison d’une dame Vernet qui recevait quelques pensionnaires. C’est là qu’elle retrouvait son mari. Elle le consolait, l’encourageait ; sa sollicitude s’étendait aux soins du corps à la fois et à ceux de l’âme. Voyant que le malheureux se consumait à écrire sa propre apologie et sa défense politique, elle détourna ses idées vers un sujet plus paisible, mais attachant et sérieux au même degré. Elle lui fit écrire son Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Cependant l’hiver s’était écoulé, et rien ne changeait dans la situation politique. Condorcet était dominé par une amère pensée : sa vie, il y tenait peu, mais celle de sa jeune femme ! n’était-elle pas compromise chaque jour par ses visites rue Servandoni ? Tant de dévouement allait-il aboutir à l’échafaud ? Il résolut d’en finir en s’échappant de Paris. Un matin, il trompa la surveillance de la personne qui lui avait donné l’hospitalité et gagna la campagne : mais il fut bientôt arrêté et échappa à l’échafaud en buvant le poison que lui avait donné Cabanis et qu’il portait toujours sur lui.

Mme de Condorcet fut arrêtée presque immédiatement, jetée en prison, et n’en sortit qu’à la chute de Robespierre.

Après avoir été une des plus belles femmes de son temps, Mme de Condorcet est restée jusqu’à son dernier jour une des meilleures. Il est encore quelques-uns de nos contemporains à qui il a été donné de la connaître dans la sérénité de sa vieillesse, — en cette retraite de Passy, ouverte à tous ceux qui avaient gardé le culte des grandes doctrines de son mari, dont l’esprit vivait avec elle. Ils ont pu voir cette admirable femme, aussi bonne qu’aimable, incessamment préoccupée des questions généreuses qui touchent au bien-être universel du genre humain, sans mélange d’aucune de ces croyances surnaturelles qui en entravent et en retardent l’avènement. La persécution qu’elle-même avait eu à subir pendant la proscription de son mari, la fin infortunée de celui-ci, dont l’âme avait passé dans la sienne, laissèrent intactes en elle les fermes et généreuses convictions qui avaient été en lui. La prison n’avait pas non plus altéré ou réprimé l’élan de sa pensée ; elle en était sortie plus dévouée que jamais à ces grandes vérités morales et politiques, source de tant de consolations pour qui ne vit pas seulement en soi, mais aussi en autrui. Le reste de sa vie s’écoula dans l’étude, les nobles travaux de l’esprit, et dans la pratique de la plus active bienfaisance. « La fin de sa vie, a dit d’elle l’auteur de la notice qui annonçait sa mort dans la Revue encyclopédique, a donné de nouvelles preuves de l’heureuse influence de cette philosophie pure et sublime dont elle était pénétrée. Malgré les douleurs aiguës de sa longue et dernière maladie, les besoins et le sort de ceux qu’elle secourait l’occupaient sans cesse ; et, dit M. Jullien, lors même que sa voix devint embarrassée, c’étaient les noms de ces personnes que sa langue articulait le mieux et le plus souvent. Le même sentiment de philanthropie lui a fait exiger d’être inhumée de la manière la plus simple. » En effet, en mourant, elle exprima sa ferme volonté de ne donner par rien, pas même par l’éclat de funérailles que l’état devenu florissant de sa fortune eût permis de rendre pompeuses, un démenti aux doctrines généreuses et aux sentiments qui l’animaient et qui avaient animé son mari.

Mme de Condorcet ne s’était pas bornée à professer ces doctrines et à pratiquer ces sentiments dans sa vie privée, du vivant et après la mort de Condorcet ; elle les avait exprimés en de remarquables ouvrages, rendus publics. Elle avait écrit sur tous les objets qui lui paraissaient intéresser l’humanité. On doit à Mme de Condorcet un important et remarquable ouvrage intitulé : Théorie des sentiments moraux, ou Essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions ; suivi d’une Dissertation sur l’origine des langues ; traduit de l’anglais d’Adam Smith, sur la septième et dernière édition (Paris, 1798, 2 vol. in-8o). C’est un ouvrage de la plus haute et de la plus ingénieuse philosophie, et qui prouve que l’étude de l’économie politique n’avait en rien gêné l’expansion du sentiment humain chez l’éminent économiste anglais. D’ailleurs, Mme de Condorcet, en le traduisant, fait son plus bel éloge. On trouve, à la fin de cette traduction élégante et fidèle, huit Lettres sur la sympathie, adressées à Cabanis. Ces Lettres, qui appartiennent en propre à l’auteur français et ne sont pas son moins remarquable ouvrage, ont été imprimées à part. Mme de Condorcet avait l’esprit solide et sérieux da son mari, et tout ce qui pouvait être utile à l’humanité avait pour elle de l’intérêt, quelque sévère et rigoureuse qu’en fût la forme. Elle a été l’éditeur à ce titre, cinq ans après la mort de Condorcet, d’un écrit très-simple et très-utile, intitulé : Moyens d’apprendre à compter sûrement et avec facilité (Paris, an VII-1799, in-12), dont elle a donné une seconde édition quelques années avant sa mort (Paris, Eymery, 1818, in-18). C’est un ouvrage posthume de son mari, dont la mémoire lui fut toujours sacrée, et à la gloire duquel elle ne croyait pas nuire en publiant ce modeste écrit d’un grand esprit, destiné uniquement à l’instruction du peuple.