Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Claire d’Albe


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Claire d’Albe, début de Mme Cottin qui lui assura un rang distingué parmi les écrivains de sentiment. Publié en 1799, ce roman se ressent de l’impression pénible qu’avaient faite sur l’esprit de l’auteur les scènes grandioses, mais terribles, de la Révolution française. À la suite d’épreuves douloureuses qu’elle subit avec courage, son caractère prit une teinte sombre qui se refléta dans ses écrits, et devint la source d’une sensibilité rare et profonde, peut-être exagérée. C’est là, en effet, le côté saillant de Claire d’Albe. Jeune, belle, spirituelle et vertueuse, Claire a épousé M. d’Albe, vieillard de soixante ans qu’elle croit aimer et pour lequel elle n’a conçu qu’une estime bien fondée. L’amour, la passion avec toutes ses fureurs, elle n’apprendra que trop tôt à les connaître. Son mari a recueilli un orphelin, et ce jeune homme, cet enfant de dix-neuf ans, d’autant plus séduisant qu’il ignore sa puissance de séduction, devient le commensal de la maison. Élevé dans les montagnes, Frédéric étonne Claire par son agreste originalité, l’intéresse par la nouveauté piquante de sa nature primitive, qui s’épanouit sous ses regards comme une fleur champêtre aux rayons du soleil. De l’intérêt à l’amour entre une jeune femme de vingt-deux ans et un jeune homme de dix-neuf ans, la transition est insensible, et, longtemps avant de s’en douter, Claire et Frédéric s’aiment. Cette métamorphose de sentiments, dont Claire ne se rend pas compte, n’échappe pas à l’affection clairvoyante d’une amie dont la perspicacité excite presque un mouvement de colère chez Mme d’Albe. Pleine de confiance en sa vertu, elle s’indigne de se voir soupçonner ; puis, peu à peu, à mesure que le trait dont elle est blessée pénètre plus profondément, elle commence à avoir peur d’elle-même et finit par sentir que sa plaie est incurable. Un mutuel aveu échappé dans un moment d’entraînement redouble le danger. Frédéric vénère M. d’Albe comme son père, Claire préfère la mort au déshonneur ; pour conjurer le péril qu’ils redoutent, les deux amants prennent la résolution de se séparer. Frédéric part, et M. d’Albe, qui avait deviné les sentiments de sa femme, essaye de la consoler ; mais, si l’absence peut calmer les sens, elle ne fait que rendre plus fortes les passions profondes. Espérant guérir Claire, M. d’Albe lui fait croire à l’infidélité de Frédéric ; la ruse semble d’abord réussir, mais elle a de terribles résultats, car Mme d’Albe en mourra. Le chagrin la mine et bientôt elle est obligée de garder le lit. Frédéric, qui, lui aussi, avait été sur le point de succomber au désespoir, apprend dans une soirée l’état de Claire. Il s’élance, renverse tous ceux qui tentent de l’arrêter, vole à la demeure de son amante et la trouve sans forces, brisée par la mélancolie et le chagrin. Éperdu de douleur, fou d’amour, il oublie tout et triomphe presque par force de la malheureuse Claire, qui meurt après avoir langui quelques heures sous le poids de sa faute. Frédéric se tue pour ne pas survivre à celle dont il a involontairement causé la mort.

Tel est le fond de ce drame intime, dont la couleur sombre est tempérée par une noble et féminine délicatesse, une faiblesse gracieuse et pleine de charme. Claire d’Albe est une sœur de Werther par les sentiments, et, malgré le but moral de l’auteur, il a peint avec tant de vivacité sa passion coupable qu’il y a presque du danger à voir représenter sous des couleurs si séduisantes les égarements de la passion. Mais Mme Cottin a déployé un art infini dans la composition de son roman et a réussi, jusqu’à un certain point, à racheter, par la combinaison des moyens, l’inconvenance inhérente au fond du sujet. Ainsi l’intérêt n’est pas excité par la faute de Claire ; on la plaint, mais on la condamne. Subjuguée par degrés et sans s’en apercevoir, elle lutte courageusement contre elle-même, et son plus grand tort est son imprudente confiance en l’inflexibilité de sa vertu. L’imprudence, qui semble le défaut de tous les personnages, est bien moins excusable chez son mari, qui, malgré l’expérience de l’âge, favorise comme à plaisir l’intimité de sa femme et de Frédéric. Une seconde faute, qui diminue de beaucoup l’intérêt pour son caractère, présenté d’abord sous des dehors si généreux, c’est le mensonge auquel il a recours pour arracher du cœur de Claire l’image de Frédéric. Ce procédé de mari de comédie est indigne de M. d’Albe. On pardonne plus aisément à Frédéric son crime commis dans un transport aveugle et si chèrement expié.

Ce roman est écrit sous forme de lettres, procédé qui d’ordinaire jette une certaine froideur dans les événements, un récit ne pouvant jamais reproduire l’animation des faits qui se passent sous les yeux. Aussi le meilleur morceau est-il celui de la mort de Claire, à laquelle le lecteur assiste. « On se sent, dit M. Sainte-Beuve, profondément ému du pathétique de la situation, de l’élévation des sentiments et de la sincérité du repentir de l’infortunée Claire. » On verse des larmes à son lit de mort et on oublie le tableau un peu trop expressif du moment où elle devient coupable. Sa faute est, du reste, naturellement amenée par le jeu des caractères et des événements et par les situations supérieurement développées. Que de scènes attendrissantes, de détails enchanteurs, quelle variété dans le ton et les couleurs, quelle flexibilité de pinceau ! C’est le caractère distinctif du style de Mme Cottin : de la chaleur, et surtout de la variété avec une élégance soutenue, qualités qui rendent le lecteur charmé indulgent pour les exagérations de sentiment.