Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Chiffonnier de paris (le)

Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 1p. 96-97).

Chiffonnier de Paris (le), drame en cinq actes et douze tableaux dont un prologue, de M. Félix Pyat, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le il mai 1847.

Le prologue nous montre deux chiffonniers se rencontrant le long du quai d’Austerlitz, un soir que le temps est sombre^, le pavé boueux, et que, des lanternes vacillantes, il tombe de ces rouges lueurs qui miroitent sur les flaques d’eau et les font ressembler à des mares de sang. Ces deux hommes sont entrés dans la vie d’une façon bien différentes : l’un d’eux n’a pris le crochet et la hotte qu’après avoir dissipé follement son patrimoine ; il a connu les délicatesses et les recherches du luxe : aussi se sent-il épris d’un insurmontable dégoût de la vie, avec laquelle il veut une bonne fois en finir. Au moment où il va se précipiter dans les flots noirs de la Seine qui grondent sous ses pas, son camarade, quoique ivre et se soutenant k peine, se suspend à ses haillons et l’empêche d’accomplir sa fatale résolution. Ce dernier n’a jamais connu autre

chose que la misère, et c’est peut-être à cause de cela qu’il la supporte avec tant de philosophie ; grâce au petit bleu et au fH-en-quatre, les jours s’écoulent pour lui d’une façon supportable. Il raisonne le confrère qu’il vient d’arracher à la mort, et son éloquence bachique réussit auprès du malheureux qui, dans le paroxysme du désespoir, s’écrie pourtant : « Soit, je ne me tuerai pas, mais je tuerai. » En cet instant passe un garçon de recette attardé ; il lui saute à la gorge, l’assassine, le vole et s’enfuit. Le père Jean, c’est ainsi que se nomme l’ivrogne, essaye d’empêcher le crime, mais ses jambes avinées se dérobent sous lui ; le meurtrier, d’un coup de poing, l’envoie rouler à quelques pas, et quand, dégrisé par cette horrible scène, il parvient à reprendre l’équilibre, la victime râle dans le ruisseau ; le bruit d’une patrouille se fait entendre, et il se sauve à son tour, de crainte d’être pris pour le coupable. Lorsque la toile se relève, vingt ans se sont écoulés. Le père Jean, chiffonnier vertueux et rangé, n’a pas trempé ses lèvres dans le vin depuis cette nuit épouvantable dont le souvenir le poursuit comme un cauchemar. Il a juré de ne plus boire ; car, s’il eût été dans son état normal, au lieu d’être réduit à l’inertie par l’ivresse, il eût pu empêcher l’assassinat du pont d’Austerlitz. Comme expiation de cette faute, il s’est imposé la tâche de veiller sur la fille de la victime, Marie Didier, restée seule au monde et sans secours. Marie Didier habite près du toit une mansarde assez nue et vit difficilement de son travail, et n’ayant d’autre distraction que les visites de son voisin, le père Jean, dont nous pouvons, grâce à la division par compartiments du théâtre, voir également le logis. Etrange logis, éclairé péniblement par une fenêtre à tabatière qui n’offre aux yeux du vieillard qui l’occupe que la perspective des tuyaux de cheminées. On y serait mal dans ce grenier, même à vingt ans, n’en déplaise au chantre de Lisette. Les murailles sont délabrées et moisies par les infiltrations du toit : le moyen d’y charbonner des vers I Une toile d’emballage, fenestrêe plus que de raison, voile de son canevas grossier le mince grabat du chiffonnier. Une mauvaise table boiteuse, un tabouret percé à jour, une cruche égueulée, composent tout le mobilier. Pendant que chez elle Marie Didier veille et achève une robe de bal pour une de ses pratiques, le chiffonnier endosse sa hotte et descend de sa mansarde. Au dehors, la rue est pleine de rires, de chansons et de lueurs. C’est îa dernière nuit du carnaval. « Le faubourg est en train ce soir, » dit le chiffonnier, qui, frappant sur sa hotte, s’écrie : « Voilà mon domino à moi… » Mardi-Gras fait tinter ses grelots et s’épuise dans son cornet à bouquin. Marie, tout en cousant, rêve aux plaisirs que va goûter sous cette soyeuse parure qu’elle achève la dame pour qui elle travaille ; puis, par un mouvement de coquetterie enfantine, elle essaye si dans l’étroit corsage tiendrait sa taille fine et souple ; comme elle tâche de saisir son profil dans le miroir étoile cloué à la muraille, une folle boutfée de grisettes s’engouffre dans l’escalier, et vient tourbillonner autour de la chambrette ; ce sont les compagnes de Marie déguisées en pierrettes, en hussards, en débardeurs, et qui, au risque de n’avoir pas de pain, pendant le carême, sacrifient au démon du carnaval. Riant, chantant, dansant, elles veulent entraîner Marie au bal. Marie n’a pas de costume : qu’elle garde celui de sa pratique ! On l’entoure, moitié de gré, moitié de force, on l’habille en un chird’œil ; elle est emmenée, toute timide dans sa belle robe, par ses amies Mazagran et Turlurette. Le père Jean, qui la croit endormie paisiblement dans son lit virginal, revient au petit jour, le cœur content, de son expédition nocturne, et se livre à un examen philosophique de sa récolte. Cette scène, si pittoresquement rendue par l’inimitable Frédérick-Lemaïtre, est restée célèbre. Elle a été, avec celle de l’ivresse (huitième tableau), un des grands succès de curiosité de la pièce. Aussi ne résistons-nous pas au plaisir de la reproduire ici dans son entier : « Vidons l’écrin !… vidons le panier aux ordures, et faisons l’inventaire de ma nuit 1… dit le père Jean, renversant sa hotte… Voyons si j’aivraiment fait une grasse journée… si je trouverai quelque chose de bon dans ce résidu de Parisl… C’est peu de chose que Paris vu dans la hotte d’un chiffonnier… Dire que j’ai tout Paris, le monde, là, dans cet osier… Mon Dieu, oui, tout y passe, la feuille de rose et la feuille de papier… Tout finit là tôt ou tard… à la hotte ! (Remuant le tas du pied.) L’amour, la gloire, la puissance, la richesse, a la hotte ! à la hotte !… Toutes les épluchures !… Tout y vient, tout y tient, tout y tombe… Tout est chiffon, haillon, tesson, chausson, guenillon !… Voyons… (Il s’assied sur le vieux tabouret entre le tas et la hotte, prend un papier et lit.) « Société pour l’exploitation générale des mines d’or de l’Auvergne et des chemins de fer du Pérou… Baron Hoffmann et Compagnie. Capital social deux cents millions,. Action de

IV.

CHIP

« cinquante francs… » Chiffon !..’. (Prenant une affiche et lisant.) </Concert au célèbre pianiste Octave Six-Mains, donné au profit des sourdsmuets, dans la salle des Menus-Plaisirs. » (Prenant une assiette cassée.) Tesson !… (Prenant une autre affiche et lisant.) « Ouverture du grand bal des Quatre-Saisons, avec valses et quadrilles nouveaux. » (Prenant une savate.) Chausson !.,. (Piquantun morceau d’uniforme brodé.) Habits, galons !.. : (unnœudde boutonnière.) Ruban ! guenillon I (un rouleau de papier.) Roman, feuilleton !… (Prenant une petite brochure et lisant.) « Discours de réception à l’Académie française… » (Prenant une perruque.) Gazon !… (Prenant une affiche et lisant.) « Ordonnance de police. Il est défendu aux chiffonniers d’enlever les affiches… » Quelle vengeance !… (Lisant un petit billet.) t Cher ange, mon sang, ma vie, mon âme, je donnerai tout pour toi… • (Il s’arrête.) An I il y a un pâté, et qui n’est pas d’encre… (Le mettant dans la hotte.) À la hotte 1 à la hotte !… comme le reste… Et dire que tout cela refera du beau papier à poulet, de belles étoffes à grandes dames, et que ça reviendra là encore et ainsi de suite jusqu’à extermination. O folies d’hier… ô superbes rogatons… c’est là votre humiliation !… C’est le rendez-vous général, c’est la fosse commune, c’est la fin du monde… C’est plus que lamort, c’est l’oubli !… Qu’est-ce qui reste après le père Jean, je vous le demande un peu ? — Rien, un os, comme celuilà ! … (Il prend l’os.) Comme c’est nettoyé, disséqué ça ; c’était un jambon !… Le maître y a passé, puis le valet, puis peut-êtré le chien… Et moi après tout le monde. Aussi il n’y a plus rien… Allons, mangeons mon pain sec… (Il tire un morceau de pain de sa poche.) Un morceau de pain à manger et un morceau de journal à lirai Les deux nourritures… Le repas et la lecture, comme au restaurant. Que veux-tu de plus ? Trop heureux chiffonnier, qui trouve son pain dans le fumier et son instruction dans l’ordure ! (Il va à la table, pose son pain, tire un journal de la poche de son tablier et mange, puis se verse de l’eau dans un bol et boit. Il lit.) « Messieurs les souscrip■ teurs dont l’abonnement expire sont priés… » (S’arrêtant.) Ils commencent toujours par là… Mais cela ne me regarde pas, moi ; je reçois mon journal gratis… Voyons ce qu’il chante, celui-là. (Il lit tout bas et finit par s’endormir. Se réveillant en sur saut.) Ces diables de journaux, ’, ça me fait toujours cet effet-là… Ne disons pas de mal des imprimés… C’est le plus clair de mon bien. Vive la liberté de la presse !… à Tout à coup une liasse de papiers minces frappe la vue du père Jean. Ce sont des billets de mille francs. Il en compte dix. « Pauvre diable qui les a perdus ! > s’écrie le chiffonnier avec un accent sublime. L’idée de" s’approprier cette trouvaille ne lui vient même pas. « S’il y a une récompense honnête se dit-il, j’achèterai une hotte neuve. ■ En attendant il serre avec soin les dix billets, de peur qu’on ne les lui prenne. Il ne dormira plus jusqu’à ce qu’il ait découvert le propriétaire de cette somme dont il trouve déjà la possession malsaine, puisqu’elle lui donne la fièvre… la fièvre de la peur.

Mais revenons à Marie. Nous voici dans un cabinet de la Maison dorée, somptueusement décoré. De joyeux compagnons de plaisir enterrent autour d’une table étincelante de bougies et de cristaux le célibat de leur camarade Henri Berville, qui doit se marier bientôt. Henri résiste seul à la gaieté générale, il ne boit ni ne mange, et c’est vainement que le champagne crépite dans les verres et envoie ses bouchons au plafond, jamais poste élégiaque n’eut la mine plus allongée. Tout à coup, la porte s’ouvre ; Mazagran, Turlurette et la bande pétulante des grisettes font irruption dans le salon, sur un mouvement de polka, en criant les ohé ! sacramentels, cri vulgaire qui correspond sans qu’elles s’en doutent assurément à YEoohé des antiques bacchanales. Marie les suit, mais honteuse et éperdue, croisant les mains sur son masque, comme si son masque ne la cachait pas suffisamment. Ses compagnes n’y mettent pas tant de façons, elles découvrent à qui les veut voir leurs petits nez retroussés et leurs yeux bleus ou noirs. Un des convives s’attache à Marie, et pousse l’insolence jusqu’à lui arracher son masque. La pauvre enfant, toute confuse, se débat ; en échappant aux mains qui la violentent, elle déchire un peu de cette précieuse robe qu’une année de son travail ne suffirait pas à payer. Henri s’interpose, il reproche en termes assez vifs à son ami la conduite qu’il tient ; l’ami riposte, un duel devient inévitable. Marie, pendant ce temps, à demi folle de honte et de désespoir, s’entuit. En son absence, une femme mystérieuse a pénétré chez elle et déposé sur le lit un enfant roulé dans une étoffe dont on a coupé la marque. Cette femme a été payée pour tuer l’innocente créature, mais elle a reculé devant un crime aussi grand et se contente de l’abandonner au hasard. Elle a reçu dix mille francs. Ce sont ces dix mille francs que le chiffonnier a trouvés au bout de son crochet ; dans sa précipitation à accomplir sa triste mission, elle les a perdus. Marie rentre dans sa mansarde, traînant les morceaux de sa robe comme une colombe blessée qui traîne l’aile, et tout émue encore de l’affront qu’elle a reçu. Il est vrai que, si elle a été grossièrement insultée, elle a été aussi bien noblement défendue. Autant l’un des jeunes gens était

lâche, autant l’autre était généreux et brave ! L’ouvrière sent tressaillir dans son cœur le

CHIF

germe d’un amour impossible, tandis que mille pensées, mille regrets tourbillonnent dans sa pauvre tête qui se perd. Comment remplacer cette robe ainsi déchirée ?… Désespérée, elle veut mettre fin à ses jours. Déjà le réchaud est allumé et dégage sa vapeur délétère, lorsqu’un vagissement plaintif se fait entendre. Elle se traîne jusqu’au lit, et aperçoit l’enfant. Aussitôt une résolution nouvelle s’empare d’elle, et, quand le père Jean paraît, il trouve sa pupille berçant le nouveau-né qu elle prétend adopter. Jusqu’à présent, rien ne paraît rattacher l’action au prologue ; mais patience ! Entrons à l’hôtel du Baron Hoffmann sur les pas de Marie qui vient avec son mémoire chez M’iç Claire Hoffmann. Ses ressources sont épuisées:depuis un mois l’enfant qu’elle a adopté est à sa charge. On la reçoit fort mal ; elle s’excuse de son insistance en en disant les motifs, qui troublent fort la tille et irritent violemment le père. À la pâleur de Mlle Hoffmann, à son attitude brisée et contrainte, on devine tout de suite une jeune personne dont l’ingénuité a reçu quelques écorniflures. La vérité est que M’1 » Hoffmann en sait long sous sa robe d’un gris de pénitent. Le mariage que son père veut lui faire contracter avec Henri Berville ne lui apprendrait rien, pas même les travaux de Lucine. L’enfant déposé chez Marie par une main inconnue est du fait de cette demoiselle, qui n’aime pas l’époux que son père lui destine. Elle a avoué son péché à son père, qui en a un bien plus terrible sur la conscience. C’est lui qui se trouve être l’auteur de l’assassinat du quai d’Austerlitz; le gilet à chaîne d’or du baron Hoffmann cache un cœur bourrelé de craintes. La raison pour laquelle l’ex-chiffonnier tient tant au mariage de sa fille avec Henri Berville est celle-ci:Henri est le fils du banquier dont il a tué l’employé, et dont il est devenu plus tard l’associé ; il a toujours peur que son crime ne se découvre, et, pour neutraliser les poursuites, il veut rendre communs ses intérêts et ceux d’Henri. Le jeune homme n’a pas plus de sympathie pour la fille d’Hoffmann que celle-ci n’en montre pour lui. En outre, depuis qu’il connaît Marie, il s’est pris pour la pauvre et chaste ouvrière d’une passion réelle. Par le récit de Marie, qui ne soupçonnerait jamais dans Mlle Hoffmann la mère de l’enfant déposé chez elle,.rex-chiffonnier comprend que son petit-fils n’est pas mort. La femme qui déjà a reçu dix mille francs reçoit une somme égale et s’acquitte cette fois de sa mission à la lettre. Elle s’introduit de nouveau chez Marie, trouve l’enfant seul et le tue. Marie, accusée d’infanticide, est mise en prison, et le père Jean jure de découvrir le vrai coupable. Le hasard le sert à souhait. En reportant à la femme qui les a perdus les dix mille francs qu’il a trouvés, le trouble, l’embarras, la cupidité de cette misérable le frappent. Avec beaucoup d’habileté il obtient d’elte un aveu et une lettre compromettante. Muni de preuves accusatrices, il

s’en va chez Hoffmann, qui, le reconnaissant, le fait enivrer par ses laquais. Une abstinence de vingt ans a pu maîtriser, mais non tuer tout à fait son penchant à l’ivrognerie. Le père Jean succombe, et c’est vainement que ses mains tremblantes cherchent à écarter les doigts du baron, qui tirent de sa poche les papiers redoutables. D’accusateur, il devient accusé, et Hoffmann le fait arrêter comme coupable de l’assassinat du garçon de caisse. Débarrassé de ce témoin dangereux, le baron va trouver à Saint-Lazare Marie qui y est détenue, lui fait croire qu’elle sera cause de la ruine de Henri en empêchant le mariage de celui-ci avec M’e Claire Hoffmann. Marie, que Berville a juré d’épouser, et qu’elle aime éperdument, comprime les élans de son cœur; par un sacrifice sublime, elle consent à s’avouer mensongërement coupable, et signe une déclaration qui lui est présentée. Chez le commissaire, le père Jean n’a qu’une idée : c’est de prouver l’innocence de Marie. Il parle avec tant d’éloquence et de douleur, il trouve des accents si vrais, si déchirants, que le magistrat ébranlé consent à tenter une épreuve que le chiffonnier propose, à Prêtez-moi trente mille francs ! • s’écrie-t-il. À cette demande singulière, tout le monde croit le bonhomme complètement fou, excepté Berville, qui donne ces trente mille francs. Au moyen de cette somme, le père Jean obtient de la femme qui a tué l’enfant de Claire la preuve du crime du baron et de l’innocence de Marie. Hoffmann est arrêté, et sa fille assiste au bonheur de Henri Berville et de Marie, dont le mariage sera prochainement célébré. « Comment reconnaître un semblable dévouement ? » disent les deux jeunes gens au père Jean. Et lui, philosophe jusqu’au bout, répond : Donnez-moi une hotte neuve. • Diogène ne se fût pas montré moins exigeant.

Cette pièce, dont le principal rôle fut une remarquable création de Frédérick-Lemaïtre, respirait un parfum démocratique qui ne contribua pas peu à son immense succès. Elle est Eleine de couleur et de sentiment. Les scènes, ien étudiées, sont fortement conçues ; le souffle de l’idée y circule librement et puissamment. Les intentions sociales de l’auteur dramatique font pressentir l’homme politique et ie futur exilé dont le temps n’a pas éteint l’audace impétueuse. » Le style, dit M. Matharel, est vif et nerveux, quoique parfois un peu tendu ; les pensées sont honnêtes, dignes, élevées. C’est là de la bonne tragédie popufaire, et l’on reconnaît l’œuvre d’un écrivain démocrate et consciencieux. » On a exagéré

CHIP

97

beaucoup en attribuant au Chiffonnier de-Paris, sur les événements de Février, une portée à laquelle il faut bien se garder de croire entièrement. Nous savons à quoi nous en tenir

sur l’influence des livres et des drames. Elle est malheureusement moins grande que ne voudraient nous le prouver d’excellents fonctionnaires décorés du titre de censeurs, et un peu trop portés par état à s’écrier : « C’est la faute à. Voltaire ! ■ ou « c’est la faute à Rousseau ! t Ce que l’on peut dire de ce drame, c’est qu’il est venu à son heure, ni trop tôt ni trop tard. Il était un symptôme. Le père Jean, espèce de Diogène parisien, éclairant de sa lanterne les sottises et les ridicules dont sa hotte recueillait chaque soir les échantillons, personnifiait la probité, le dévouement, la misère courageusement, subie des classes laborieuses ; le baron Hoffmann représentait l’hypocrisie, la lâcheté, la corruption d’une catégorie d’individus à qui tous les moyens de faire fortune sont bons. Frédérick-Lemaïtre prêtait la vie, l’animation, l’intérêt, l’attendrissement, le rire et les larmes au personnage du père Jean. Les traits d’observation, en passant par sa bouche, prenaient une incroyable valeur et une étonnante profondeur. On oubliait les longueurs et les invraisemblances de la pièce en voyant l’impétueux artiste se montrer si multiple et si grand. L’énergie populaire trouvait en lui son plus magnifique interprète. « Quelle étonnante vérité dans l’habillement, la tenue et les gestes du chiffonnier, au premier acte ! écrivait M. Théophile Gautier. Quelle ironie dans la revue des chiffons ! Quel profond amour dans les scènes avec Marie ! Quelle adorable gaucherie paternelle quand il endort le petit enfant ! Mais ce qui surpasse tout, c’est la grande scène de l’ivresse… Quel réveil quand il s’aperçoit qu’on lui a pris le portefeuille qui assurait sa vengeance 1 Comme il repousse violemment son ivresse, qui se re.cule effrayée ainsi qu’un esclave pris en faute ! De quel geste superbe et digne d’un héros des Niebelungen qui s’aperçoit qu’il vient d’assister à un repas empoisonné, il renverse la table avec ses bouteilles, ses seaux de glace, ses verres, son argenterie ! En ce moment, ce vieux chiffonnier en haillons a l’air d’un Titan foudroyé par Jupiter, et qui se relève en jetant deux ou trois montagnes de côté. Jamais acteur n’a été accueilli avec de pareils applaudissements. C’était du fanatisme, de la

frénésie. Frédérick a été rappelé trois fois, d’acte en acte, et à la fin de la pièce. » Le succès du Chiffonnier de Paris faisait son tour de France loisqu’éclata la révolution de Février. M. Félix Pyat vit son œuvre solenniser la réouverture théâtrale. Une représentation en fut donnée gratis, le samedi 26 février, à deux heures de l’après-midi. La manière dont Frédérick-Lemaïtre marqua et accentua toutes les intentions de son rôle en accrut encore l’effet devant.le public populaire tout frémissant de sa victoire, et qui était convié, portes ouvertes, à cette fête 5e joyeux avènement. ■ Dans la scène où le chiffonnier vide sa hotte et fait l’inventaire du contenu, avec accompagnement de réflexions philosophiques, une

couronne, rapporte M. Théodore Muret, fut ajoutée aux épaves ramenées dans la nocturne récolte. Ce trait en action et le mot qui la commentait ne furent pas perdus pour les spectateurs. » On se rappela alors cette parole prophétique du maréchal Bugeaud : « Lorsque le peuple se presse à de tels ouvrages, les nuages précurseurs de la foudre révolutionnaire s’agitent dans l’air. »

Acteurs qui ont créé le Chiffonnier de Paris •• Frédérick-Lemaïtre, le père Jean ; Jemma, Pierre Garousse, sous le nom du baron Hoffmann ; Clarenee, Henri Berville ; Mmes Clarisse Miroy, Marie Didier ; d’Harville, Claire Hoffmann, etc.